La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

À quoi sert la philosophie ?

Posted in Articles on mars 22nd, 2022 by admin – Commentaires fermés

Lorsque l’on me pose cette question, j’ai souvent envie de répondre, un peu par provocation, il est vrai : à rien. Ce n’est pas totalement faux d’ailleurs. On peut très bien vivre sans philosopher. Cela dit, il n’est pas certain, comme le faisait remarquer Vladimir Jankélévitch, que l’on puisse bien vivre sans philosopher.

Ce qu’il y a de quelque peu agaçant dans cette question tient en ce qu’elle contient le présupposé que la philosophie ne devrait être qu’un moyen, un instrument au service d’une finalité qui n’aurait, quant à elle, rien de philosophique.

Néanmoins, je suis parfois tout autant agacé par ceux qui voudraient maintenir la philosophie dans sa tour d’ivoire ou qui, parce qu’ils se targuent d’être philosophes, ne daignent regarder la réalité qu’en adoptant une position de surplomb, sans jamais se risquer à agir autrement qu’en manifestant leur indignation ou leur révolte et en proposant des solutions dont le caractère utopique n’a d’égal que le ridicule dont elles font preuve. Cette attitude est d’ailleurs d’autant plus dommageable qu’elle nourrit toutes les critiques adressées à la philosophie d’être totalement inutile et aux philosophes de n’être que de doux rêveurs perdus dans leurs spéculations intellectuelles et totalement déconnectés du monde réel. Cette critique parfois injuste – ce fut celle adressée par Aristophane dans sa comédie Les Nuées à Socrate, alors que ce dernier était fortement investi dans la vie de sa cité – n’en est pas moins parfois justifiée lorsqu’elle s’adresse à des penseurs qui ne sont jamais sortis de leur bureau ou de leur bibliothèque et qui n’ont jamais soumis le fruit de leur réflexion à l’épreuve du réel.

Mais alors, en quoi pourrait donc bien consister l’utilité de la philosophie ? Si la philosophie ne doit pas être instrumentalisée pour servir des fins qui lui serait totalement étrangères, elle doit principalement poursuivre des objectifs qui lui seraient propres, mais qui ne se limiteraient pas pour autant à la seule spéculation intellectuelle. Quelles peuvent donc être ces fins et comment les identifier ?

Pour répondre à cette question, peut-être suffit-il d’interroger l’étymologie du mot philosophie, en prenant celle-ci au sérieux? La philosophie est l’amour de la sagesse, c’est-à-dire le désir de connaître, de comprendre, mais aussi d’atteindre une certaine forme de vertu. Le sage n’est pas simplement le savant ou l’érudit, il est celui qui possède un savoir qui n’est pas sans effet sur sa manière d’être, sur ce que les Grecs appelaient l’éthos, qui a donné en français « éthique ». Par conséquent, si la philosophie peut présenter une certaine utilité ou, plus exactement, un certain intérêt, cela vient de ce qu’elle ne peut être dissociée de la recherche d’une certaine manière de vivre, comme l’a magistralement montré le philosophe Pierre Hadot.

Comme le préconisaient Socrate, Platon ou Aristote, mais aussi les épicuriens, les stoïciens ainsi que les cyniques et comme aussi au XVIIe siècle nous inviteront à le comprendre Descartes et Spinoza, la philosophie doit aussi déboucher sur l’action et la vie. Si philosopher doit servir à quelque chose, c’est avant tout à mieux vivre en s’efforçant comme le souligne André Comte-Sponville à penser sa vie pour vivre sa pensée.

Philosopher consiste d’abord à rechercher ce que les Anciens appelaient la vie bonne, c’est-à-dire la vie qui mérite d’être vécue, la vie pleinement humaine, celle que seul un être pensant peut mener.

Aussi, la philosophie ne doit-elle pas se confiner dans la théorie, mais aussi s’investir dans la vie et l’action. Il faut donc que les philosophes ne limitent pas leur champ de recherche à l’histoire de la philosophie ou à des spéculations gratuites, mais qu’ils s’attachent, à l’instar de Socrate, à interroger les pratiques des uns et des autres, à interroger les présupposés de ces pratiques et à ainsi aider à réformer nos manières d’être et d’agir.

C’est pourquoi, la philosophie à toute sa place dans la vie, dans la vie personnelle, mais aussi dans la vie sociale, dans le monde politique, dans des domaines comme ceux de la santé ou de l’écologie, dans le monde de l’entreprise, car elle est là pour nous faire réfléchir et nous faire progresser vers une plus grande sagesse, c’est-à-dire pour nous aider chaque jour à devenir un peu plus humain que nous le sommes.

Éric Delassus

Matthieu – Ricard Carnets d’un moine errant

Posted in Articles on mars 20th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Il pourrait sembler étrange, voire contradictoire, qu’un moine bouddhiste rédige son autobiographie. Ce genre littéraire incite aisément à la glorification dont le bouddhisme souligne cependant la vacuité et le caractère illusoire. La croyance en une réalité substantielle de l’ego est l’une des causes de cette souffrance dont le bouddhisme s’efforce de nous libérer. Néanmoins, une lecture attentive de ce livre nous fait découvrir tout autre chose et nous comprenons rapidement que la posture de l’auteur n’est en rien narcissique, bien au contraire. Loin d’être un récit tournant essentiellement autour de la personne de son auteur, ce livre se présent plutôt comme une galerie de portraits. Si Matthieu Ricard relate son parcours dans ce livre, c’est toujours à travers les autres qu’il le fait, afin de montrer en quoi c’est tout d’abord grâce à eux qu’il a pu emprunter les chemins qui se sont présentés à lui au cours de son existence et réaliser le destin qui est le sien. Ainsi évoque-t-il ses parents : sa mère, la peintre, mais également nonne bouddhiste, Yahne Le Toumelin, ainsi que son père, le philosophe et journaliste Jean-François Revel avec qui il a co-écrit le livre qui le fit connaître, Le moine et le philosophe. Il nous dresse également un portrait emprunt de gratitude pour le professeur François Jacob qui dirigea sa thèse de doctorat en génétique. Mais ce sont également les récits des rencontres et des échanges qu’il entretint avec les maîtres spirituels qui lui prodiguèrent leur enseignement, Kangyour Rinpoché et Dilgo Khyentsé Rinpoché, qui sont au cœur de ce livre et qui nous font découvrir comment un jeune Français d’abord destiné à embrasser une carrière scientifique décide de se réorienter dans une autre voie, celle de l’éveil que propose le bouddhisme et choisit la tradition tibétaine pour tenter d’y parvenir.

Ce parcours n’a rien à voir avec le caprice d’un occidental en mal d’exotisme ou d’un quelconque bricolage spirituel à la mode new-age. L’impression que nous donne ce livre est celle d’un réel désir de sagesse qui ne se limite pas à l’exercice de la méditation solitaire, mais qui s’accomplit également dans l’action. Matthieu Ricard alterne, en effet, les périodes de retraite et les voyages au cours desquels il est toujours habité par le souci de se rendre utile aux autres hommes. Ainsi, embrasse-t-il la cause tibétaine et devient-il l’un des traducteurs officiel du Dalaï-Lama. Il va également s’engager pour la cause animale – en relation avec le Dr Jane Goodall – et créer une Assocoiation humanitaire – Karuna-Shechen – financée initialement par les droits de ses livres. Matthieu Ricard ne renie pas non plus son passé de scientifique, puisqu’il a participé à de nombreuses recherches – entre autres avec le célèbre neurobiologiste chilien Francisco Varella dans le cadre du Mind and Life Institute – sur les effets de la méditation sur le cerveau humain. Il va également publié une série d’entretien avec l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan.

Matthieu Ricard nous fait également partager dans ce livre sa passion pour la photographie et nous décrit avec une grande poésie son admiration pour les merveilles de la nature, principalement celle qu’il peut contempler depuis son ermitage himalayen.

Ce livre peut donc être interprété comme une illustration de son Plaidoyer pour l’altruisme, puisqu’il est, en un certain sens, la preuve par l’exemple que nous ne sommes des personnes humaines que par les liens que nous tissons avec les autres sans lesquels nous ne pouvons nous accomplir.

Éric Delassus

Identité et médecine narrative. Permettre au malade de vivre en bonne intelligence avec lui-même

Posted in Articles on mars 17th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Résumé

Parce que la maladie peut être vécue comme une atteinte à l’identité de celui qui en est atteint, il est nécessaire, lors de la prise en charge d’un patient, de remédier à cette souffrance supplémentaire qui s’impose à lui. La médecine narrative peut jouer ce rôle dans la mesure où elle invite le malade à intégrer la maladie dans son récit de vie et à percevoir différemment son identité, non plus en essentialisant sa personne, mais en s’appréhendant d’abord comme une histoire qui se constitue et prend sens par le récit qui en est fait.

Summary

Because disease can be experienced as an attack on the identity of the sufferer, it is necessary when caring for a patient to remedy this additional suffering that is imposed on him. Narrative medicine can play this role insofar as it invites the patient to integrate the disease into the overview of his life and to perceive his identity differently, no longer by essentializing his person, but by first understanding himself as a story that is constituting and takes on meaning through the telling that is made of it.

Libre accès à cet article pendant jusqu’au 28 avril 2022

Découvrir Spinoza par la BD

Posted in Articles on février 25th, 2022 by admin – Commentaires fermés

La pensée de Spinoza est réputée ardue et la manière dont elle est exposée rebute souvent ceux qui souhaiteraient s’aventurer à sa découverte. Il est vrai que, si l’on s’attaque directement à l’Éthique, on risque d’être fortement désappointé, voire rapidement découragé. Le titre de ce livre pourrait nous laisser croire que l’on va avoir affaire à un traité abordant la manière de se comporter et d’agir pour accéder à la sagesse, comme ce fut le cas chez les anciens, tels Épictète, Marc-Aurèle ou Sénèque. Or, dès que l’on se plonge dans la première partie de l’ouvrage, on a plutôt l’impression de lire un traité de métaphysique. Il y est question de substance, de modes, d’attribut, d’un Dieu qui serait cause de soi. Bref, pour le non-initié, tout cela paraît presque incompréhensible. D’autant que le mode d’exposition ajoute au caractère déroutant de cette lecture, puisque Spinoza rédige sa philosophie more geometrico – selon l’ordre géométrique – c’est-à-dire à la manière dont Euclide a rédigé ses Éléments. On a donc affaire a une éthique qui apparemment ne parle par immédiatement de questions correspondant à ce que l’on dénomme couramment par ce terme et qui de plus se présente sous forme de définitions, propositions, démonstrations, scolies, lemmes et axiomes. Il y a vraiment de quoi faire renoncer les plus courageux. D’autant que, par-dessus le marché, tout le vocabulaire qu’emploie Spinoza et qu’il emprunte à la métaphysique scolastique ou au cartésianisme, il le redéfinit pour lui donner un tout autre sens que celui qu’on lui accorde généralement. Cependant, même lorsqu’on n’y comprend pas grand-chose, il y a une chose que l’on saisit, c’est que cette pensée contient un trésor d’intelligence et de sagesse. Même si l’on est un peu perdu dans les méandres de ce monument intellectuel qu’est l’Éthique, on peut sentir, et même ressentir, que cette pensée du Dieu-Nature est riche des plus grands bienfaits pour l’esprit qui parvient à en pénétrer la complexité. Reste à disposer des clés pour ouvrir les portes de cet édifice et y entrer.

Ce sont ces clés que nous délivre Philippe Amador dans les deux albums qu’il a publiés aux éditions Dunod et qui proposent des adaptations sous forme de BD de deux ouvrages majeurs de Spinoza : le Traité de la réforme de l’entendement et l’Éthique. Certes, ces deux livres ne dispensent pas de s’attaquer ensuite aux seuls textes, qui sont d’ailleurs en grande partie repris très fidèlement à côté ou à l’intérieur des planches dessinées. Bien au contraire d’ailleurs, ils semblent – et ce n’est pas qu’une apparence – avoir été conçus dans le but de nous inviter à aller plus loin pour mieux saisir toute la complexité et toute la subtilité de l’œuvre de Spinoza.

Dans ces deux albums merveilleux, Philippe Amador réussit l’exploit de faire appel à ce que Spinoza nomme le premièr genre de connaissance, la connaissance imaginative, la connaissance par l’image, qui est le plus souvent à l’origine de nos erreurs et de nos préjugés, pour nous conduire vers les genres supérieurs que sont la connaissance rationnelle et démonstrative et peut-être même nous orienter vers la connaissance du troisième genre, la connaissance intuitive et immédiate de la véritable nature de Dieu qui est source de béatitude.

Une fois donc que l’on a lu ces deux adaptations de Philippe Amador, on est prêt à s’engager dans l’univers de Spinoza et à n’en plus sortir, car cet univers est celui du Dieu-nature dont nous faisons partie de manière indissociable. Ainsi, se trouve-t-on disposé à parfaire notre nature et comprend-on mieux, comme l’écrit d’ailleurs Spinoza au début du Traité de la réforme de l’entendement, « l’union que l’esprit a avec toute la nature ».

Éric Delassus.

Les CMP, une certaine conception de la personne et du soin

Posted in Articles on février 19th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Conférence donnée le 04/02/2022 lors de la journée des Carrefours de la Pédopsychiatrie : « Le CMP, comment ça soigne ? ».

Résumé :

En quoi les Centres Médico Psychologiques peuvent-ils faire l’objet d’un traitement philosophique ?

Dans la mesure où les CMP supposent une prise en charge de l’enfant et de l’adolescent sous tous ses aspects et dans un cadre interdisciplinaire, il est permis de considérer que leur fonctionnement est sous-tendu par une certaine conception de la personne et du soin qui s’appuie sur plusieurs principes d’ordre épistémologique, anthropologique et éthique. Ce sont ces principes que nous allons tenter de faire émerger dans cette communication.

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En quoi les CMP peuvent-ils faire l’objet d’un traitement philosophique ?

Dans la mesure où les CMP sont des structures dont la mission est la prévention et le suivi personnalisé des troubles psychologiques et psychiatriques dans un cadre pluridisciplinaire, leur mode de fonctionnement ne peut être pensé sans que soit pris en compte un certain nombre de présupposés explicites ou implicites qui n’échappent pas à un regard philosophique. Défini par Bernard Odier comme « des plateformes et des plateaux techniques permettant la mise en œuvre de traitements multidisciplinaires complexes », ils semblent mettre en œuvre une démarche qui ne peut qu’être sous-tendue par une certaine conception de la personne et du soin dont les enjeux sont multiples.

Traiter les enfants et les adolescents souffrant de troubles psychiatriques à partir d’une approche pluridisciplinaire n’est pas sans présupposés épistémologiques, anthropologiques et éthiques. En effet, adoptez une telle position face au soin et plus particulièrement face au soin psychiatrique suppose déjà que l’on considère que la connaissance du patient ne peut être unidimensionnelle, mais qu’elle relève plutôt d’une méthode s’appuyant sur le principe de complexité tel qu’il a pu être théorisé par un penseur comme Edgar Morin. En effet, le patient n’est pas un simple individu qui pourrait être appréhendé indépendamment de tout le réseau d’instances qui interagissent pour constituer son individualité, c’est pourquoi l’approche du patient telle qu’elle est mise en place dans le cadre des CMP est certainement la plus complète qui puisse exister. À la différence de la consultation en tête-à-tête du patient et du thérapeute, telle qu’elle se déroule dans un contexte de médecine libérale, la prise en charge dans le cadre des CMP semble reposer sur une vision plus holistique du patient.

Si l’on reprend les trois principes de la complexité tels qu’ils sont énoncés par Edgar Morin dans sa Méthode, il peuvent, me semble-t-il, être appliqués à la manière dont le patient est appréhendé dans un CMP.

  • Le premier principe est le principe dialogique, qu’il faut différencier du principe dialectique hégélien qui veut que toute contradiction puisse être dépassée et résolue par une synthèse. Ici, il est plutôt question de prendre en considération dans une réalité la présence de principes antagonistes qui tout en se contredisant sont indissociables et doivent nécessairement cohabiter. N’est-ce pas l’une des finalités de toute thérapie portant sur le psychisme que d’aider l’autre à vivre avec ses contradictions et à les assumer tout en sachant qu’elles ne pourront peut-être jamais être résolues ?
  • Le second principe concerne la réciprocité du rapport entre le tout et les parties, principe qualifié d’hologrammique par E. Morin. Selon ce principe, non seulement les parties constituent le tout, mais le tout est présent à l’intérieur de chaque partie. Ainsi, en biologie, la totalité du patrimoine génétique d’un organisme est présente dans chacune de ses cellules. On pourrait d’ailleurs rapprocher ce principe de la théorie de l’expression dans la philosophie de Spinoza qui considère que chaque chose singulière est l’expression de la puissance de la nature toute entière et que cette même nature s’exprime en totalité dans ses différentes manières d’être que sont les choses singulières. La partie exprime le tout comme le tout exprime la partie. N’est-ce pas finalement cette approche qui est mise en œuvre dans les CMP, qui plutôt que de privilégier le seul point de vue du psychothérapeute, s’attachent à prendre en considération les différentes dimensions de la personne pour mieux la cerner ? Ainsi, écoutera-t-on également le point de vue des travailleurs sociaux, de l’orthophoniste, de l’éducateur et de tous ceux qui gravitent autour du patient et interagissent avec lui. Chacun rend compte d’une partie ou d’un aspect du patient, mais en même temps de la totalité de sa personne. Cette totalité s’exprime dans chaque aspect du sujet et de son comportement, mais chacun de ces aspects exprime également cette totalité. La totalité s’exprime dans les parties et chaque partie exprime la totalité. L’intérêt de cette approche en CMP me semble principalement tenir en ce qu’elle se fait de manière horizontale et non verticale, il ne s’agit pas de considérer que certains praticiens jouent un rôle secondaire et sont au service du pédopsychiatre, mais il s’agit véritablement de faire se rencontrer les poins de vue pour construire une perception complète du patient, avec le patient lui-même.
  • Le troisième principe, le principe récursif, qui s’inspire de la notion de feed-back elle-même issue de la cybernétique, consiste à penser que le processus de causalité n’est pas purement linéaire, mais plutôt circulaire, les effets pouvant être la cause de ce qui les produit. Ainsi, si une société produit un certain type d’individus, les individus qu’elle produit génèrent le type de société dans lequel ils vivent. Ce principe peut également s’appliquer aux CMP qui ne se contentent pas d’examiner le patient, enfant ou adolescent, comme un individu coupé de tout contexte social et culturel, mais qui, au contraire semble accorder une importance considérable aux interactions avec l’environnement sous tous ses aspects.

Cette manière d’appréhender le patient fait qu’il n’est plus considéré comme un individu au sens étymologique de ce terme, c’est-à-dire comme un être indivis, on pourrait presque dire mono-bloque, mais comme un être composé et composant, comme le centre d’un réseau d’interactions internes et externes qui produisent l’individu dans sa singularité.

C’est pourquoi, d’un point de vue épistémologique, on peut considérer que la connaissance de la personne n’est pas ici envisagée dans une relation de sujet à objet, ni même d’ailleurs dans une simple rencontre entre deux sujets, mais plutôt comme une exploration s’inscrivant dans un processus de subjectivation de la personne considérée essentiellement comme un être relié et comme une construction collective interagissant avec le patient.

Fabienn Roos-Weil cite dans un article la formule de Gaston Bachelard : « Rien n’est donné, tout est construit ». Par cette formule, Bachelard veut nous faire comprendre que la connaissance n’est pas extraite d’emblée de l’expérience, mais qu’elle est le fruit d’une élaboration par la pensée d’une théorie, d’un modèle explicatif nécessitant ensuite tout un dispositif expérimental pour permettre sa validation. Pour Bachelard, la connaissance n’est jamais le fruit d’un esprit vierge, elle doit d’abord se constituer à partir de l’opposition à des modèles explicatifs antérieurs qui doivent être questionnés. Il n’y a de connaissance que là où il y a question. Et c’est certainement à un questionnement collectif que se livrent tous les intervenants d’un CMP lorsqu’ils entrent pour la première fois en relation avec un enfant ou un adolescent qu’ils doivent suivre et accompagner.

Autrement dit, ce n’est pas de l’expérience première qu’est tirée la connaissance, bien au contraire, cette dernière a tendance à nous tromper et à constituer ce que Bachelard nomme un « obstacle épistémologique ». Il ne faut pas se fier aux apparences, ce sont elles qui sont à la source de nos opinions, qui sont tout le contraire de la pensée. Comme l’écrit dans le même ouvrage Gaston Bachelard, « l’opinion pense mal, elle ne pense pas », elle est soumission à l’expérience immédiate et à notre tendance à la simplification. Or, comme le dit encore Bachelard, « il n’y a rien de simple, il n’y a que du simplifié » et le réel est toujours complexe.

Si cette référence à l’idée bachelardienne selon laquelle toute connaissance est une construction de la pensée peut s’appliquer à la manière dont le suivi du patient, enfant ou adolescent, est mis en place dans les CMP, c’est que, du fait de leur interdisciplinarité et de leur transversalité, ces structures font se rencontrer de multiples points de vue, afin de faire se confronter différentes approches de manière à élaborer un diagnostic et à mettre en place un accompagnement adapté à la singularité du patient. Cette construction peut être qualifiée de co-construction puisqu’elle n’est pas le fait d’un seul esprit, mais de la conjugaison de plusieurs pensées qui chacune, parce qu’elle fait ressortir un aspect du profil psychique de la personne, permet de l’appréhender de façon globale.

Ici d’ailleurs, la difficulté est certainement plus grande que dans la démarche à caractère essentiellement scientifique, car il ne s’agit pas de connaître un simple objet que l’on étudiera ensuite, mais d’aider un sujet à se construire. L’enfant, l’adolescent sont en effet des sujets en construction, et plus précisément pour ceux d’entre eux qui sont conduits à faire appel à un CMP, des sujets qui rencontrent des difficultés pour tenter de faire tenir ensemble tous les éléments qui feront d’eux des personnes à part entière. Le plus souvent leurs difficultés sur le plan psychologique ne sont pas étrangères à une certaine précarité sociale ou à un environnement familial difficile et toute la difficulté pour ces personnes en formation consiste, pour parler de manière un peu triviale, à « recoller les morceaux », ce qu’ils ne peuvent faire seuls. Ils ont besoin pour cela d’un soutien et c’est certainement ce que rend possible l’organisation de la prise en charge dans un CMP. C’est pourquoi je serais tenté de modifier quelque peu la formule bachelardienne pour affirmer que pour ces jeunes ainsi que pour les intervenants des CMP, le principe n’est pas « rien n’est donné, tout est construit », mais plutôt « rien n’est donné, tout est à construire ». Aussi, pour que puisse se faire cette construction, faut-il que se croisent différents regards, que les diverses perspectives des multiples praticiens de disciplines différentes se rencontrent pour apporter chacun leur brique à l’édifice. C’est par la convergence des points de vue que l’on parvient à aider le jeune patient à se construire.

Ici, la notion de point de vue est d’ailleurs essentielle. Cette expression renvoie, en effet, à une métaphore, à une image. Le point de vue, c’est d’abord le lieu où je me situe pour observer quelque chose et selon le point de vue en fonction duquel je me place, je ne verrai pas la même chose. Je viserai le même objet, mais je ne verrai pas la même chose. Il faut d’ailleurs que j’examine l’objet selon une multiplicité de point de vue si je veux en produire une représentation la plus fidèle possible et justement ne pas me laisser abuser par les apparences qui peuvent être en trompe-l’œil. Le trompe-l’œil ne me trompe que tant que je l’observe selon un certain point de vue, mais il suffit que je me déplace, ne serait que de quelques mètres, pour que l’illusion soit dissipée. Ce qui montre bien que même notre perception est construite. Ainsi, le philosophe Alain explique bien ce phénomène en prenant l’exemple d’un cube dont je ne perçois jamais au maximum que trois faces. Aussi, si je veux être certain que j’ai bien affaire à un vrai cube et non à une apparence de cube, il faut que je l’examine sous tous les points de vue et qu’ensuite je reconstruise mentalement ce volume.

On retrouve, en un certain sens ici, la formule bachelardienne appliquée à la perception « Rien n’est donné. Tout est construit ». Mais comme nous l’avons dit précédemment pour le sujet qui nous préoccupe, tout n’est pas construit, mais à construire, car ce que l’on observe, ce que l’on cherche à comprendre et surtout à aider, c’est un être en mouvement. Autrement dit, il n’y a pas seulement à prendre en compte le point de vue du praticien, mais aussi celui du patient qui est changeant et variable. Il s’agit donc de procéder à une variation autour de différents points de vue dont au moins l’un d’entre eux est toujours lui aussi en train de varier ou de se diversifier.

Cette variation, qui consiste à multiplier les points de vue est donc celle à laquelle doivent se livrer toutes les parties-prenantes d’un CMP dans le suivi d’un enfant ou d’un adolescent ? Chacun des points de vue est l’expression d’une perception de son vécu psychique et social. Chacun (le psychologue, le pédopsychiatre, l’orthophoniste, le travailleur social, etc.) traite de la même personne, mais ne dit pas la même chose et c’est en conjuguant ces différents points de vue que l’on parvient à élaborer un diagnostic et un suivi adapté, suivi qui sera en mesure d’évoluer en fonction des apports de chacun. Ici, le feed-back doit également jouer un rôle considérable, le suivi et l’accompagnement du jeune patient pouvant produire des effets qui auront eux-mêmes pour conséquence la modification des dispositifs mis en place.

D’un point de vue plus « anthropologique », il est par conséquent permis de considérer que se dégage du mode de fonctionnement des CMP, une certaine conception de la personne humaine considérée comme un être relié. En effet, alors que la consultation en tête-à-tête avec le thérapeute peut avoir tendance à appréhender le patient comme un individu au centre du faisceau de liens qui le relie à son contexte d’existence, la prise en charge en CMP tout mettant au centre la singularité du patient a tendance à le considérer non plus comme ce qui est d’abord présent avant d’être placé au cœur de ce faisceau de lien, mais plutôt comme étant le produit de ces liens. Pour aider à mieux comprendre ce que signifie cette distinction, l’image du carrefour est peut-être la plus éclairante. Est-ce que le carrefour est un point dans l’espace qui existe en lui-même et où se rejoignent ensuite différentes voies de circulation ou le carrefour n’est-il pas plutôt le point de rencontre de ces différents chemins ? Il me semble que la conception de la personne humaine sous-tendue par le suivi thérapeutique mis en place dans les CMP relève de la seconde réponse. La personne humaine se constitue comme le point de rencontre d’une multiplicité de facteurs (psychiques, corporels, biologiques, sociaux, culturels, familiaux, linguistiques,…) et de ce réseau de liens émerge une personne singulière dont les différents constituants ont souvent du mal à coexister, à cohabiter, parce que les instances qui interagissent en elle peuvent entrer en contradiction et qu’il est extrêmement difficile à la personne seule d’y voir claire et, sinon de résoudre, au moins d’assumer ces contradictions sans le vivre comme des blessures qui jamais ne se referment.

On peut donc, par conséquent, déduire du mode de fonctionnement des CMP une certaine conception du soin dont l’éthique se rapproche fortement des éthiques du care qui s’appuient sur ce que j’appellerais le principe de vulnérabilité. Par vulnérabilité, il ne faut pas entendre ici faiblesse ou fragilité, mais avant tout dépendance. En effet, l’idée qui est au fondement même de ces éthiques est que l’être humain n’est pas fondamentalement autonome, mais dépendant en ce sens qu’il a toujours besoin du secours des autres pour être lui-même. L’enfant qui vient au monde a besoin d’être éduqué, l’adulte dans son travail ne peut accomplir la tâche qui est la sienne qu’en collaborant avec d’autres, dans sa vie sentimentale ou familiale, il est également en permanence relié à ses semblables et au crépuscule de sa vie, il lui faut être accompagné pour quitter ce monde dans des conditions humainement satisfaisantes.

C’est pourquoi ne sont pas simplement dépendantes et vulnérables, les personnes en situation de précarité. Nous sommes tous vulnérables, car nous sommes des êtres reliés et avons besoin les uns des autres pour vivre pleinement notre singularité qui est, comme nous l’avons souligné précédemment, le produit de ces liens.

Par conséquent, l’éthique du soin qui se dégage du mode d’organisation et de fonctionnement des CMP, de la manière dont sont pris en charge les patients, entre en résonance avec les éthiques du care qui placent le soin et la sollicitude au cœur de l’action éthique et qui accordent une place considérable à la notion de lien.

Tout d’abord, la question centrale est celle du soin, il ne s’agit pas simplement de traiter une maladie, mais de prendre soin d’une personne. Comme l’écrit Bernard Odier :

La maladie mentale s’inscrit dans le parcours de soins du patient, mais elle est interrogée aussi dans son lien avec l’existence du patient, son histoire et ses crises. Certes la maladie est traitée, mais le patient est d’abord soigné, et ceci se passe dans un tressage du traitement et du soin, du care et du cure.

Dans le cadre d’un soin psychiatrique, il semble donc que le soin fasse partie du traitement et qu’il ne soit pas simplement soin de la personne, mais aussi soin des liens par lesquels cette dernière est imbriquée dans un contexte familial, social et culturel, c’est pourquoi l’implication des travailleurs sociaux dans le suivi du patient est ici fondamentale. À la  différence de ce qui peut parfois se passer dans le cadre de la psychiatrie libérale, le patient n’est pas appréhendé en privilégiant sa dimension individuelle, mais en le considérant comme cet être relié dont nous avons parlé plus haut. Le patient est une personne faite de tous les liens qui l’unissent au monde, mais aussi de tous les liens qui se tissent en lui. Aussi, la thérapie mise en place dans les CMP apparaît plutôt comme une thérapie du lien, du lien social, mais aussi du lien intérieur, c’est pourquoi, par exemple, la places du psychomotricien ou celle de l’orthophoniste sont fondamentale, car elle contribue à retisser les liens entre toutes les parties du corps, à réunifier le somatique et le psychisme tant dans le geste que dans la parole.

 

Ainsi, en privilégiant une certaine forme de collaboration horizontale entre tous les intervenants dans le suivi du patient, les CMP s’inscrivent dans une démarche consistant à appréhender le patient en tenant compte de la complexité dans laquelle il s’inscrit et à co-construire diagnostic, dispositif de prévention ou de suivi, d’accompagnement et de traitement. Cette manière de fonctionner collectivement repose sur une certaine conception de la personne humaine envisagée non pas comme un individu, mais comme un être relié produit par les relations qui se tissent aussi bien en lui qu’avec les différentes instances externes qui constituent le contexte dans lequel il évolue. Cette conception de la personne est au principe d’une certaine éthique du soin s’appuyant sur la prise en compte de la vulnérabilité comme donnée fondamentale de la condition humaine et visant principalement à accompagner l’autre pour augmenter ses capabilités de manière à ce qu’il puisse assumer du mieux qu’il est possible cette vulnérabilité foncière de la personne humaine.

Bernard Odier, « L’odyssée des centres médico-psychologiques : penser le futur », L’Information psychiatrique • vol. 92, n ◦ 7, août-septembre 2016, p. 534.

Fabienne Roos-Weil, « CMP infanto-juvéniles : modèles, contraintes, malaise et vitalité », L’Information psychiatrique • vol. 92, n ◦ 7, août- septembre 2016, p. 525.

Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1947, p. 14

Ibid., p. 14.

Bernard Odier, « L’odyssée des centres médico-psychologiques : penser le futur », L’Information psychiatrique • vol. 92, n ◦ 7, août-septembre 2016, p. 528.

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Désir, motivation et leadership

Posted in Articles on décembre 30th, 2021 by admin – Commentaires fermés

Introduction

Expérience de pensée : imaginer que vous vous réveillez un matin et que vous ne ressentez plus aucun désir. Cet état s’appelle dépression. Preuve vivante que le désir est le moteur de la vie.

Qu’est-ce que le désir ?

L’ambivalence du désir

Aspect négatif : on désire toujours ce que l’on n’a pas, le désir se manifeste sous la forme du manque (Platon, Le Banquet).

Aspect positif : le désir est puissance, puissance d’être et d’agir. Il est le moteur de la vie et de l’action (Spinoza).

Même si Platon définit principalement le désir comme manque, il perçoit cette ambivalence dans le récit mythique de la naissance d’Éros (amour, mais aussi désir), fils de la déesse de la pauvreté Penia et du dieu de la ressource Poros. Il est donc toujours riche de ce qu’il n’a pas et animé par la quête du beau et du bien.

Lequel du manque ou de la puissance a la primauté ?

Selon Spinoza, le désir est d’abord puissance, il est l’expression de l’effort par lequel nous persévérons dans l’être (le conatus), il est puissance d’agir. C’est pourquoi il affirme que « le désir est l’essence de l’homme ». En d’autres termes, l’être humain est désir.

Nous percevons généralement le désir sous la forme du manque, car le plus souvent, notre désir, par absence de lucidité sur lui-même, se trompe d’objet et confond les fins et les moyens de se satisfaire. C’est donc lorsque le désir échoue que nous le percevons comme manque, mais il est originellement puissance d’agir.

Ex : celui qui s’imagine pouvoir se satisfaire par la seule possession de richesses matérielles ne sera jamais heureux, car il s’imaginera toujours qu’il pourrait être plus heureux s’il possédait plus de richesses. Ce qui ne signifie pas qu’il faille mépriser les biens matériels, mais cela signifie que ces biens doivent être recherchés comme des moyens contribuant à la satisfaction du désir et non comme les fins ultimes de l’existence humaine.

Toute la question est donc ici de savoir ce que désire vraiment le désir.

Que désire le désir ?

Le désir et les désirs

De nombreux désirs traversent notre existence, des plus futiles au plus essentiels – désirer le dernier iPhone, une belle voiture ou fonder une famille et faire son bonheur, accomplir un projet professionnel, etc.

Les désirs sont donc des déclinaisons du désir dans ce qu’il a de plus fondamental. Toute la question est donc de savoir ce que nous désirons, lorsque nous visons ces objets et pourquoi l’obtention de certains d’entre eux nous déçoivent et pas d’autres.

En effet, la satisfaction que nous procure la réalisation de certains désirs est souvent de courte durée, le smartphone dernier cri ou la belle voiture ne nous satisfont que tant qu’il présente l’attrait de la nouveauté, mais très vite notre désir se fixe sur d’autres objets et le manque renaît. En revanche, la réalisation de désirs plus profonds nous procure une plus grande satisfaction. Cette satisfaction entretient le désir, non sous la forme du manque, mais plutôt comme tendance à persévérer dans l’être et à maintenir et augmenter sa puissance d’agir.

Le désir est désir de puissance

La puissance n’est pas le pouvoir :D ire que le désir est désir de puissance (potentia), ce n’est pas dire qu’il est désir de pouvoir (potestas). Désirer la puissance consiste à désirer agir, c’est-à-dire produire des effets sur soi et hors de soi, réaliser un projet, créer une œuvre ou tout simplement bien faire son travail. Désirer le pouvoir consiste à désirer exercer une domination sur autrui principalement pour le contraindre et lui imposer de faire ce qu’il ne désire pas. Le goût du pouvoir est donc plus un signe d’impuissance que de puissance, dans la mesure où il consiste à chercher à se sentir fort, non pas en augmentant sa puissance, mais en diminuant celle de l’autre.

Ce qui ne signifie pas que le pouvoir ou l’autorité sont en eux-mêmes condamnables, mais ils ne sont légitimes et efficaces que s’ils sont considérés comme moyen et non comme fin. Le véritable leadership ne consiste pas à contrarier le désir de l’autre, mais au contraire à le susciter. Il ne s’agit pas de diminuer la puissance d’autrui, mais au contraire de faire en sorte de contribuer à son augmentation dans le cadre de la réalisation d’un projet collectif, d’une cause qui devient commune parce que chacun désire contribuer à son aboutissement.

EX : différence entre le maître (dominus) dans la relation maître/esclave et le maître (magister) dans la relation maître/élève. Le premier cherche à diminuer l’autre, le second à le faire progresser.

Le désir se désire lui-même

Si le désir est puissance et que le désir est désir de puissance, cela signifie qu’en un certain sens le désir se désire lui- même. Ce que nous désirons, c’est continuer à désirer, c’est-à-dire continuer à être animé par cette puissance d’agir qui nous maintient dans l’être et qui anime notre existence. C’est d’ailleurs ce qui fait la différence entre le désir et le besoin. Le besoin obéit à une nécessité d’ordre biologique et dès qu’il est satisfait, il s’apaise, il est essentiellement manque et lorsque le manque est comblé, il se tait jusqu’à ce que le manque réapparaisse. Ainsi en va-t-il de la faim et de la soif, un fois que j’ai mangé et bu, je n’ai plus faim ni soif. En revanche, le désir est insatiable, ce n’est pas parce qu’il est satisfait qu’il disparaît, bien au contraire, il continue de se faire sentir. Une fois un projet réalisé, je me lance à nouveau et peut-être avec d’autant plus de vigueur dans la réalisation d’un autre projet, car désirer, c’est désirer désirer. Désirer, c’est désirer se sentir exister et produire des preuves de son existence dans ce qu’on peut réaliser par l’action. Désirer, c’est désirer se reconnaître dans ce que l’on fait et dans le regard de l’autre.

Le désir est désir de reconnaissance

Reconnaissance : connaître une seconde fois (re-connaître). Chacun se connaît subjectivement, intérieurement, mais cette connaissance a besoin d’être confirmée par une preuve objective, c’est ce que Hegel nomme la prise de conscience pratique de soi, la prise de conscience de soi par l’action. Ainsi, lorsque je produis un objet par mon travail, dans la mesure où cet objet n’existerait pas si je n’existais pas, il est donc la preuve, le signe objectif de mon existence. Je me reconnais dans le fruit de mon travail.

Je me reconnais aussi dans le regard de l’autre qui me reconnaît dans les produits de mon action et qui me renvoie une image positive de moi-même.

Remise en cause de la théorie de Maslow

 

Si l’on se réfère à la pensée de Hegel, une théorie comme celle d’Abraham Maslow s’avère discutable dans la mesure où la satisfaction des besoins considérés comme inférieurs n’est pas nécessairement la condition de celle de besoins jugés supérieurs. En effet, le besoin de reconnaissance peut conduire un être humain à renoncer à ses besoins primaires pour parvenir à sentir réellement exister. C’est précisément parce que l’homme est un être de désir qu’il peut être conduit à renoncer à la satisfaction de ses besoins pour répondre à son désir et principalement à son désir de reconnaissance.

La distinction entre désir et besoin est floue. Il n’y a pas d’un côté les besoins qui relèvent du nécessaire et de l’autre les désirs qui seraient de l’ordre du superflu. Nous avons aussi besoin de désirer, il y a aussi une nécessité du désir. Les désirs ne seraient-ils pas des besoins propres aux êtres conscients ? des besoins de la conscience ? Mais, comme nous l’avons souligné précédemment, à la différence des besoins considérés comme primaires, ces besoins sont insatiables puisqu’ils se manifestent sous la forme du désir de désirer.

Le désir est producteur de sens

Les différentes acceptions du terme de sens

Les cinq sens ==> lien avec le monde extérieur ;

la direction ==> lien entre un point et un autre dans l’espace ;

la signification ==> lien entre un signifiant et un signifié.

Ce qui réunit ces trois acceptions du terme de sens est la notion de relation.

Le désir de reconnaissance est producteur de sens, car il nous met en relation avec le monde et avec autrui.

Désir et leadership

Qu’entend-on par leadership ?

Il s’agit d’une capacité à entraîner avec soi une équipe, un groupe d’individus dans une direction qui sera reconnue par tous, vers un but commun. Être leader signifie donc être en capacité de fédérer les désirs des uns et des autres vers un objectif commun. Reste à définir dans quelles conditions ce leadership peut s’exercer en étant à la fois efficace et acceptable sur le plan éthique. Il ne s’agit pas, en effet, de manipuler l’autre, de lui donner l’illusion qu’il fait librement ce qu’on lui impose de faire. Il ne s’agit pas non plus de faire preuve d’autoritarisme, ce qui n’a rien à voir avec une réelle autorité. Il s’agit plutôt de cerner le désir de l’autre et de lui proposer une voie pour se satisfaire. Ici intervient une faculté qui a été très bien décrite et analysée par Aristote et qui est la phronesis, c’est-à-dire la sagesse du singulier. Prudence ou sagacité, la phronesis, à la différence de la sophia (sagesse au sens de science) qui est toujours science du général ou de l’universel, désigne la capacité à saisir d’une manière intuitive ce qui convient pour bien conduire son action au bon moment (le kairos), il s’agit d’une sagesse pratique. Un commentateur d’Aristote définit la phronesis comme « l’habileté des vertueux ». Il s’agit, en effet, de la capacité à comprendre le singulier (qui se distingue du particulier dans la mesure où le singulier désigne ce qui n’a pas son pareil) et, pour se concerne le leadership, à faire en sorte de fédérer et de solidariser des singularités pour qu’elles contribuent toutes à la réalisation d’un projet commun.

Le leader, est donc celui qui parvient à saisir dans la singularité du désir de l’autre ce qui peut être sollicité pour la réalisation d’un projet commun et qui parvient également, par ce que l’on peut appeler son charisme, à faire découvrir à l’autre les ressources qui sont en lui, les possibilités que lui offre son propre désir avec lequel il n’est pas nécessairement au clair.

Manager : savoir susciter le désir de l’autre

Aussi, motiver l’autre, est-ce faire usage de cette habileté qu’est la phronesis qui s’acquiert principalement par l’expérience, pour trouver dans le désir de l’autre ce qui peut coïncider avec le projet auquel on souhaite l’associer. Dans l’idée de motivation, on trouve l’idée de mouvement (du latin movere qui a donné « mouvoir », « déplacer »), motiver consiste donc à initier un mouvement, à l’orienter, à saisir sa direction naturelle pour l’infléchir dans un sens qui convient aussi bien au désir de l’autre qu’au projet commun que l’on contribue à mettre en œuvre. En clair, le désir étant le moteur de la vie et de l’action, être motivé, c’est avoir le désir de faire ce que l’on fait.

Il ne s’agit pas d’imposer à l’autre son propre désir, mais de faire converger les désirs. Créer les conditions pour que l’homme au travail ne travaille pas simplement pour gagner sa vie, mais aussi pour se sentir reconnu et trouver du sens à son activité.

Nécessité pour le manager de manifester un réel désir de faire progresser l’autre et créer les conditions pour que son désir nourrisse le désir de l’autre. Si le manager montre qu’il aime son travail, il est plus en mesure de transmettre son désir à ceux qu’il a pour mission d’accompagner. L’exemplarité joue ici une rôle déterminant.

Phénomène de l’imitation des affects souligné par Spinoza :

De ce que nous imaginons une chose semblable à nous, et que nous n’avons poursuivie d’aucun affect, affectée d’un certain affect, nous sommes par là même affectés d’un affect semblable. (Éthique III).

Le managé sera d’autant plus disposé à ressentir de la joie au travail que le manager manifeste également une certaine forme de joie à accomplir les tâches qui sont les siennes.

Créer les conditions de la joie au travail

Plutôt parler de joie au travail que de bonheur au travail. Le bonheur est un état difficilement accessible et difficilement définissable, il fait intervenir tous les aspects de la vie d’un individu (vie personnelle et vie professionnelle). La joie est plutôt un affect qui exprime une augmentation de puissance, de créativité ou d’activité. La joie n’est pas la manifestation d’un état, mais l’expression d’un passage d’un degré de puissance à un autre. Le sentiment du travail bien fait, la réussite d’un projet sont des sources de joie.

Par joie j’entendrai donc, dans la suite, un affect par lequel l’esprit passe à une plus grande perfection. (Spinoza, Éthique III)

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. (Bergson, Énergie spirituelle

Le leader, révélateur de sens

Accompagner l’homme au travail, le guider, c’est aussi lui faire comprendre l’intérêt de son travail, son utilité sociale. Montrer en quoi le travail est créateur de lien, donc de sens. Cela implique de faire en sorte que le travail ne se limite pas au labeur, à la tâche répétitive dont il ne reste rien une fois le produit du travail consommé. Il faut qu’il y ait dans le travail quelque chose qui relève de l’œuvre ou de l’action qui produit un effet dans et sur la société. Rien de plus motivant que d’avoir le sentiment que par son travail on parvient à changer le monde, même modestement, mais avoir le sentiment que l’on apporte sa pierre à l’édifice.

Créer les conditions d’une réelle reconnaissance du travail de l’autre

Faire en sorte que le managé se sente reconnu, pas simplement en lui transmettant des signes de gratification (félicitations, remerciements, etc.), mais en lui permettant de se reconnaître dans le produit de son travail et d’y voir la preuve objective de son existence et de l’expression de sa puissance d’agir ==> créer les conditions de la joie au travail.

Conclusion

Si le désir est l’essence de l’homme, c’est en cultivant son désir que l’homme s’accomplit. Pour que cette culture du désir produise des effets positifs, il faut que le désir puisse être au clair avec lui-même, c’est-à-dire qu’il soit en mesure de prendre conscience de ce qu’il désire vraiment.

Le désir en tant que puissance qui s’auto-entretient est le moteur de la vie et de l’action. Il est donc ce que le manager doit susciter et entretenir, afin que l’être humain au travail sente augmenter sa puissance d’agir et soit en capacité de saisir le sens de ce qu’il fait et puisse y trouver une certaine forme de joie.

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Éthique du désir et morale du devoir

Posted in Articles on décembre 24th, 2021 by admin – Commentaires fermés

Résumé :

La notion d’éthique fait partie de celles qui sont régulièrement employées dans les divers discours que diffusent les médias, au point que sa signification semble aller de soi. Ainsi parlera-t-on d’une éthique du soin, du sport, des affaires, de l’environnement. On nous demande aujourd’hui de travailler de manière éthique, d’adopter un mode de consommation éthique, etc. Mais que met-on derrière ce mot ? S’agit-il d’un retour déguisé de la bonne vieille morale ou s’agit-il d’une nouvelle manière d’appréhender les problèmes concernant notre manière d’agir et d’établir notre rapport au monde ? Le mot éthique résonne en nous de manière plus positive que celui de morale qui semble plus austère, plus rigide et coercitif. Ainsi, l’éthique serait mieux à même de prendre en considération les singularités individuelles ou collectives, les particularités culturelles et les différences. La question se pose donc de savoir si l’éthique peut au même titre que la morale prétendre à une certaine universalité ou si elle est relative aux différentes cultures. Pourtant, si l’on se réfère à l’étymologie de ces deux termes, ils veulent dire à l’origine la même chose. L’un vient du Grec ancien, l’autre du latin, mais ils renvoient tout deux aux mœurs et à la manière de se conduire dans l’existence. Faut-il voir dans l’usage contemporain du terme d’éthique, une manière un peu plus séduisante de désigner la morale ou la signification de ce terme est-elle le fruit d’une réelle évolution sémantique qui nous offre la possibilité de penser autrement les liens qui nous unissent les uns aux autres et plus largement au monde que nous habitons ?

Introduction

L’éthique a aujourd’hui le vent en poupe. Que ce soit dans le domaine médical, dans le monde du sport ou des affaires, on entend de plus en plus parler d’éthique. Cela pourrait sembler rassurant et inaugurer une ère nouvelle, ère dans laquelle le souci de l’autre et du bien commun prendrait le pas sur l’égoïsme et la loi du plus fort.

Une telle perspective serait fort enthousiasmante, si l’expérience ne nous avait appris que lorsqu’un thème fait l’objet de nombreux discours, c’est trop souvent une manière de masquer son absence plutôt qu’une réelle affirmation de sa présence. On pourrait d’ailleurs s’interroger quant à savoir si ceux qui n’ont de cesse d’évoquer l’éthique savent réellement de quoi il parle.

Que mettons-nous derrière le mot éthique ?

S’agit-il d’une simple étiquette qui viendrait rafraîchir la vieille idée de morale, ou faut-il voir dans cet engouement pour l’éthique, au-delà de tous les faux-semblants, l’occasion de repenser notre manière d’être au monde et de penser notre rapport aux autres, aux autres êtres humains, mais aussi aux autres êtres vivants et peut-être même à la nature tout entière dont nous avons trop longtemps oublié que nous faisions partie ?

Ce n’est pas une mince affaire que de tenter de caractériser l’éthique et d’essayer de la différencier de la morale. En effet, même si de nos jours, l’éthique est mieux tolérée que la morale, qui est souvent perçue comme plus rigide et plus austère, mais aussi comme plus contraignante, il n’empêche qu’à l’origine, ces deux termes – il est toujours bon de le rappeler – signifient exactement la même chose. L’un vient du Grec ancien ethos, et l ’autre du latin mores, mais tous deux désignent les mœurs, la manière d’être en société, la manière dont nous nous comportons dans le monde et avec ceux qui nous considérons comme nos semblables.

Cela étant dit, il importe de prendre en considération le fait que le sens des mots évolue en fonction de l’usage que nous en faisons. Ainsi, aujourd’hui, si le terme d’éthique évoque toujours l’idée d’une certaine probité, il est souvent perçu comme à la fois plus souple et plus riche que celui de morale qui est connoté différemment. Par morale, nous sommes plutôt enclins à entendre un ensemble de règles inflexibles qui s’imposeraient à notre conscience sous la forme d’obligations avec lesquelles il serait impossible de transiger.

Dans une certaine mesure, on pourrait voir dans la morale un système de règles générales qu’il faudrait appliquer de manière impérative aux situations particulières, alors que l’éthique procéderait de manière inverse. Le recours à l’éthique consisterait plutôt à prendre en compte la singularité des situations et à s’efforcer d’en dégager la meilleure conduite à tenir. En d’autres termes, alors que la loi morale serait perçue comme un impératif obéissant à une autorité perçue comme transcendante, l’éthique serait plus immanente et résulterait de la complexion singulière des situations que nous avons à affronter dans l’existence. Paul Ricœur a parfaitement défini cette distinction en plaçant la morale du côté de la norme et en caractérisant l’éthique comme la visée de la vie bonne. Par « vie bonne », il faut entendre la vie qui mérite d’être vécue, la vie pleinement humaine, la vie accomplie. Si le respect de certaines normes morales peut s’inscrire dans cette recherche, il semble ne pas suffire, voire parfois s’y opposer. D’où, un certain embarras parmi nos contemporains à se réclamer de la morale, perçue justement comme moralisante ou moralisatrice, des adjectifs qui tout en renvoyant à la morale présente une connotation péjorative. La morale serait excessive, inappropriée, culpabilisante et contribuerait finalement plus à restreindre notre champ d’action, à limiter nos possibilités d’expression et d’épanouissement, plutôt qu’à permettre un libre développement de la personne humaine.

Quelle éthique pour les droits culturels ?

Posted in Articles on décembre 18th, 2021 by admin – Commentaires fermés

Conférence donnée à Rennes le 02/12/2021 lors d’une rencontre sur les droits culturels organisée par Bretagne Culture Diversité et le laboratoire LIRIS de l’université Rennes2 dans le cadre des Rencontres & Débats proposés par l’Association des Trans Musicales.

L’être humain est un être culture. Que faut-il entendre par là ? Il faut d’abord, me semble-t-il comprendre par là que l’être humain ne peut accéder à l’humanité que parce que d’autres ont auparavant pris soin de lui et lui ont transmis un certain éthos, c’est-à-dire une certaine manière d’être en société qui va constituer la base de son identité. Ces manières d’être sont diverses et multiples et nous montrent qu’il n’y a pas qu’une seule manière d’être humain, mais qu’il y en a de multiples et que cette multiplicité constitue toute la richesse de l’humanité.

Cependant, tous les êtres humains n’ont pas conscience de cette richesse et ont souvent tendance à percevoir la différence de l’autre comme une menace ou à vouloir retrancher l’autre de l’humanité en raison de sa différence. De nombreuses cultures ont une fâcheuse tendance à l’ethnocentrisme, c’est-à-dire à se poser comme la norme absolue de l’humanité et à considérer que ceux qui ne partagent pas leurs ethos, comme inférieurs ou comme devant être civilisés, c’est-à-dire comme devant rejeter leur manière d’être au monde pour en adopter lune autre correspondant mieux à ce que devrait être un être humain.

Cette attitude est à l’origine de l’intolérance, du racisme et de tous les crimes qui ont pu être commis par les différentes entreprises de colonisation qui jalonnent l’histoire de l’humanité. Et si aujourd’hui une certaine reconnaissance de la diversité culturelle permet de faire valoir un certain nombre de droits culturels, nous voyons bien que la tâche est encore immense et qu’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir avant que droit à la différence soit universellement reconnu. On peut, certes, le déplorer et condamner ceux qui ne font pas preuve d’ouverture et de respect envers l’altérité de ceux qui leur sont différents, mais cela ne ferait pas beaucoup avancer les choses.

Il me semble que si l’on veut réellement faire évoluer les comportements en la matière, il nous faut d’abord essayer de comprendre les raisons qui peuvent conduire de nombreux êtres humains à rejeter ce qui fait leur richesse au lieu de l’accueillir et d’en faire un facteur de progrès. Comme l’écrit Spinoza, il ne faut pas « déplorer les actions des hommes, encore moins les maudire, mais seulement les comprendre ».

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Justice et intelligence artificielle

Posted in Articles on décembre 14th, 2021 by admin – Commentaires fermés

Merci à la Compagnie des Experts Près la Cour D’Appel de Bourges de m’avoir invité pour aborder la question de l’Intelligence Artificielle en matière de Justice.

Dans la lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, Descartes affirme que ce qui nous permet de faire la distinction entre un automate (c’est-à-dire une machine autonome) et un être humain doué de pensée, c’est la capacité que possède le second de parler et de s’exprimer « à propos », c’est-à-dire de tenir un discours qui soit en phase avec celui d’un autre sujet conscient, de tenir un propos dont le sens entre en résonance avec la signification de celui tenu par une autre personne.

Au XXe siècle, Alan Turing, l’un des pères de l’informatique moderne, considère que l’on pourra considérer que l’intelligence d’une machine aura atteint un niveau comparable à l’intelligence humaine, lorsqu’un être humain dialoguant avec une machine ne sera pas en capacité de savoir s’il a affaire à un programme d’IA ou à l’un de ses semblables.

Il semblerait qu’aujourd’hui le progrès des nouvelles technologies invalide la thèse cartésienne et que le test de Turing confirme que la confusion est possible entre une IA et une IH. Les possibilités de l’IA sont tellement étendue désormais qu’un programme de ce type est capable d’apprendre (deep-learning, machine-learning) et de se corriger, voire de prendre des décisions, comme c’est le cas dans les domaines médicaux (diagnostic, prescription) ou juridique (avec entre autres ce que certains nomment la justice prédictive). On est donc en droit de s’interroger quant à savoir si l’IA ne va pas finir par remplacer l’IH et si nous n’allons pas devoir, à plus ou moins long terme, nous soumettre à sa logique et à son mode de fonctionnement.

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L’autorité contre le pouvoir

Posted in Articles on octobre 16th, 2021 by admin – Commentaires fermés

ÉRIC DELASSUS

Journée d’études du 14 octobre 2021

« Autoriser, s’autoriser, être autorisé, qu’est-ce qui fait autorité ? »

Centre Hospitalier Théophile Roussel de Montesson.

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Avant toute chose, il convient de procéder à une précision d’ordre sémantique. Le titre de cette communication peut laisser penser que l’autorité n’a rien à voir avec le pouvoir et qu’elle ne constitue pas, dans son exercice réel, un véritable pouvoir. En réalité – mais le caractère nécessairement concis d’un titre ne permet pas de telles nuances – j’entends et j’entendrai tout au long de cette communication, par autorité un pouvoir non-coercitif et à l’opposé, je désignerai par pouvoir, toute force contraignante pouvant imposer à une ou plusieurs personnes d’agir contre leur gré, que cette contrainte soit perçue consciemment ou non, sur ceux sur qui elle s’exerce. Ainsi, le pouvoir du guru qui manipule les consciences de ses disciples n’a, selon moi, rien à voir avec une autorité véritable, il s’agit d’un pouvoir qui contraint insidieusement les individus sur lesquels il s’exerce. Je m’efforcerai donc de défendre ici la thèse selon laquelle l’exercice de l’autorité libère et s’oppose à l’exercice du pouvoir qui n’a d’autre but que de contraindre.

Cela étant dit, je préciserai aussi que le contenu de cette communication n’est rien de plus que le fruit d’une réflexion inachevée, car je me suis vite aperçu au cours de celle-ci et de mes lectures que le problème est, comme toujours, bien plus complexe qu’il n’y parait. Il s’agit plutôt d’une succession de réflexions et d’interrogations que j’ai tenté de mettre en ordre et de justifier tant bien que mal. Je ne suis donc pas certain que mon propos fera autorité. J’espère que pour le moins, il ne vous ennuiera pas.

Il est courant de parler aujourd’hui d’une crise de l’autorité. C’est même devenu une « tarte à la crème » dès que l’on aborde cette question. Celle-ci ne serait plus reconnue ni respectée et il serait donc nécessaire de la restaurer. Il est vrai qu’aujourd’hui ceux qui sont censés la détenir sont parfois en difficulté par rapport à ceux envers lesquels ils devraient l’exercer. Les parents, les enseignants, les forces de l’ordre et tous les représentants de la puissance publique sont parfois bien en peine de faire reconnaître leur légitimité face à certaines populations qui les perçoivent plus comme des agresseurs que comme des protecteurs. Il ne faut certes pas noircir le tableau à l’excès et il y a encore parmi nos contemporains bon nombre de personnes qui savent encore reconnaître une autorité légitime, mais il est vrai également que celle-ci est parfois difficile à exercer et que sa légitimité est difficile à justifier. On peut également souligner que l’exercice de l’autorité est parfois difficile à assumer et qu’il est parfois ingrat de faire preuve d’autorité. Ainsi, certains parents ont parfois du mal à assumer leur rôle et à exercer leur autorité, de peur d’être mal perçus par leurs enfants et de ne plus être aimés par eux. On a tous connu des parents-copains qui au bout d’un certain temps se trouvent dépassés par leur progéniture, parce qu’ils ne sont pas parvenus à exercer cette autorité. Autorité souvent réclamée par l’enfant qui a besoin de repères et qui veut savoir jusqu’où il peut aller, parfois jusqu’où il peut aller trop loin. L’absence d’autorité peut alors être perçue comme une forme de mépris ou comme la manifestation d’un manque d’affection ou d’une affection qui ne parvient pas à s’exprimer de manière adéquate.

Il semble donc nécessaire pour y voir plus clair de commencer par définir plus précisément ce qu’est l’autorité, afin de pouvoir la reconnaître et l’exercer de manière plus judicieuse. Au nom de quoi obéit-on à une autorité et de quel droit s’autorise-t-on à faire preuve d’autorité ? Ce sont ces deux questions que nous allons nous efforcer de traiter ici, afin de montrer principalement que l’autorité n’est pas le pouvoir au sens où faire preuve d’autorité, ce n’est pas être autoritaire ou faire preuve d’autoritarisme, mais bien au contraire agir pour permettre à la liberté de l’autre de s’exprimer, pour augmenter sa puissance et non pour la soumettre et la réduire.

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Innovations & management des structures de santé en France

Posted in Articles on octobre 4th, 2021 by admin – Commentaires fermés

Très heureux d’annoncer la parution de cet ouvrage collectif auquel j’ai participé.

Accompagner la transformation de l’offre de soins sur le territoire

Un ouvrage de référence pluridisciplinaire réunissant 54 auteurs pour penser l’avenir du système de santé en France

Préface par : Jacques Lucas

Sous la direction de : Jean-Luc Stanislas

Avec la contribution de : Florence AmbrosinoKarim AmriBernard AnselemOlivier BabinetJean-Marie BarbotAlexis BatailleAnne BeinierDalila BelhamraSandra BertezeneDenis BismuthSamuel BottaroRodolphe BourretYann BubienJean-Michel BudetMarie Calvo-BallesterJean-Baptiste CapgrasEnrique CasalinoBernard CastellsPhilippe ColombatNicole DauvergneÉric DelassusPascal ForcioliMélodie FortierMarc FrachetteÉric GarciaCarole GleyzesInès GraveyDavid GrusonAdèle GuardiolaMichèle Guillaume-HofnungJan-Cédric HansenJulien HussonDelphine JaafarAmah KoueviÉmilie Lebée-ThomasClaude LeicherPatrice LombardoMichelle MacauxLoïc MartinNada NadifChristophe PascalAlain PhilibertThérèse PsiukNadia Péoc’hRégine RocheMatthieu SibéPierre SimonFrédéric SpinhirnyOlivier TomaMichel TsimaratosLydwine VaillantLucile Véran

Parution : octobre 2021

Éthique et médecine

Posted in Articles on juillet 5th, 2021 by admin – Commentaires fermés


Conférence donnée le 1er Juillet 2021 dans le cadre des 800 ans de la faculté de médecine de Montpellier

 

Suivre la totalité du colloque

Une économie au service de l’être humain

Posted in Articles on novembre 26th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Mettre l’économie au service de l’être humain et non l’être humain au service de l’économie, tel est le défi que tente de relever l’Économie Sociale et Solidaire. Non en entrant en concurrence avec l’économie classique à laquelle il est souvent reproché de mettre l’homme à son service, mais plutôt en se présentant comme une manière complémentaire d’envisager la production et les échanges et probablement aussi comme une source d’inspiration pour les autres formes que peut prendre l’économie. En effet, en plaçant l’utilité sociale et la solidarité au cœur de la vie économique, l’ESS contribue à lui redonner un sens qui lui manque parfois cruellement et qui est souvent réduit à la seule recherche du profit pour lui-même. Il ne s’agit pas ici de remettre totalement en question la notion de profit et de considérer avec une naïveté coupable que la recherche de ce dernier ne joue aucun rôle moteur dans la prospérité d’une société. En revanche, l’ESS nous invite à nous interroger sur la place qu’il doit jouer dans la vie économique à côté de la poursuite d’une autre finalité qui est l’utilité sociale.

Sur ce point, il me semble qu’il est important d’opérer une distinction entre les fins et les conséquences, c’est-à-dire entre les objectifs poursuivis et les effets qui sont produits par la poursuite de ces objectifs. Qu’une activité économique puisse générer du profit, il n’y a là rien d’illégitime, à la seule condition que ce profit soit la conséquence de la production et de la mise sur le marché d’un produit ou d’un service de qualité qui puisse satisfaire le consommateur ou qui présente une réelle utilité sociale, car c’est cela qui donne sens à cette activité et qui devrait constituer sa seule et véritable finalité.

En ce sens, il est permis de considérer que l’ESS peut être à l’origine d’une éthique de l’économie qui ne la concernerait pas seulement, mais qui pourrait être bénéfique pour d’autres secteurs et contribuer au développement d’une économie plus humaine qui s’accorderait avec la liberté et l’esprit d’entreprise. Car il est important d’insister sur le fait que l’ESS est toujours l’expression de la libre volonté des individus qui la font vivre. Reposant sur la notion de libre association, l’ESS génère une solidarité volontaire et librement consentie de tous ceux qui contribuent à son développement.

L’intérêt de l’ESS tient tout d’abord dans sa dimension sociale qui permet de penser l’être humain autrement que comme un homo-economicus, c’est-à-dire comme un individu atomisé qui n’existerait que par lui-même et pour lui-même et qui ne mettrait sa raison qu’au seul service de ses intérêts particuliers. Elle permet plutôt de penser les êtres humains comme des êtres reliés, reliés les uns aux autres, mais aussi reliés à la nature dont ils font partie et qu’ils doivent protéger pour se protéger eux-mêmes. Autrement dit, cette manière d’envisager l’économie nous invite à mieux comprendre que notre vie n’a de sens que si nous nous efforçons de nous rendre utiles les uns aux autres, par notre travail et par toutes les activités par lesquelles nous pouvons contribuer au bien de nos semblables, c’est-à-dire leur permettre de mener une vie vraiment humaine, une vie qui mérite d’être vécue.

Cette dimension sociale appelle également l’autre valeur de l’ESS qui est la solidarité et qui est indissociable de la dimension sociale de l’existence humaine.

En quoi la solidarité est-elle une valeur fondamentale pour la vie en société ?

Tout d’abord, il faut distinguer la solidarité de la générosité qui suppose toujours une asymétrie entre celui qui donne et celui qui reçoit, entre le sujet et l’objet de la générosité. Dans la solidarité, chacun est sujet, chacun est actif, elle suppose réciprocité et action au service d’un intérêt commun. En ce sens, la solidarité constitue ce qui permet à tous les membres d’un groupe, mais plus largement d’une société, de se soutenir et de faire tenir ensemble tous les membres qui la constituent. Des personnes sont solidaires lorsqu’elles sont liées par une responsabilité et des intérêts communs. Cela n’est pas seulement valable pour des groupes particuliers, mais cela vaut également pour une société dans son ensemble, voire pour l’humanité tout entière. On peut d’ailleurs s’autorise à affirmer que tout dysfonctionnement social résulte d’une manière ou d’une autre d’un manque de solidarité. Ainsi, en physique, on considère qu’une structure ne peut tenir debout et fonctionner correctement que si tous les éléments qui la constituent sont solidaires, c’est-à-dire se conviennent et se tiennent les uns aux autres. La solidarité désigne alors le caractère de ce qui est solide, de ce qui tient debout par les liens qui unissent chaque élément de la structure. Ainsi, dans un mécanisme, les pièces qui le composent sont dites solidaires lorsqu’elles sont liées dans un même mouvement. Il en va de même pour une société.

Une société du « chacun pour soi » est nécessairement une société fragile, parce qu’elle oppose les forces qui la constituent au lieu de faire en sorte qu’elles se joignent en vue du bien commun. Concevoir une société comme fonctionnant selon des rapports de force ne signifie pas nécessairement que ces forces s’opposent ou s’affrontent, elles peuvent aussi se conjuguer et coopérer en vue du bien commun.

C’est cette conjugaison des forces sociales en vue du bien commun que vise l’ESS, c’est pourquoi elle est un incontournable facteur de solidarité qui peut insuffler une dynamique positive à tous les secteurs de la vie économique – le souci de la RSE est peut-être le signe d’un frémissement orientant les choses en ce sens -, afin que celle-ci nous permette de mieux tenir ensemble, de mieux vivre les uns avec les autres en étant unis par des liens solides et durables. Pour reprendre une formule empruntée au philosophe Paul Ricœur, on peut s’autoriser à penser que la visée de l’ESS s’accorde avec la visée éthique qui consiste en « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ».

Éric Delassus

 

Manager pour prendre soin

Posted in Articles on octobre 16th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Merci à l’A.F.D.N. de m’avoir invité lors de son congrès annuel à intervenir pour aborder la question du management des personnels soignants.

Il peut sembler incongru de mettre en lien le management et le soin. D’un côté on a le sentiment d’être dans le monde de la rentabilité et de la gestion, tandis que de l’autre on entre dans un domaine dans lequel l’humain est au centre et où la sollicitude est au cœur de toutes les pratiques. Mais cette apparente opposition ne mérite-t-elle pas d’être analysée et remise en question ? Surtout, lorsqu’il s’agit de manager des personnels soignants. Dans le contexte des établissements de soins et de santé la rationalisation d’inspiration fordienne ou taylorienne, l’expérience le montre, ne peut que produire des effets dévastateurs, tant sur les patients que sur les soignants. Aussi, est-il urgent de penser le management autrement et une réflexion sur le management des personnels soignants peut être fondatrice d’une autre forme de management en général. Le management n’est pas de la pure gestion, on administre pas les êtres humains de la même manière que les choses. Les soignants on aussi besoin que l’on prenne soin d’eux, car ils sont confrontés chaque jour à ce qui fait la dimension tragique de la condition humaine, la souffrance et la mort. Aussi, si leurs métiers sont souvent pour eux l’occasion de joies immenses, ils les conduisent également à devoir porter un lourd fardeau. La crise sanitaire que nous venons de traverser l’a d’ailleurs confirmé chaque jour. Les personnels soignants ont donc besoin d’être accompagnés dans cette belle, mais lourde tâche qui est la leur. C’est pourquoi je tenterai de montre qu’il n’est possible de bien manager le soin qu’en introduisant le soin dans le management. Il faut prendre soin des soignants pour leur permettre de bien prendre soin de leurs patients. Il faut donc manager pour prendre soin.

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Eric Delassus : “Le leadership de demain sera basé sur la vulnérabilité.”

Posted in Articles on octobre 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Depuis le confinement, les entreprises ont dû adapter leurs façons de travailler. Pour certaines, il a fallu parier sur le télétravail. Ce dernier a permis aux salariés de jouir d’une plus grande autonomie mais, relève le philosophe et chercheur Eric Delassus, cette tendance est aussi à “double tranchant”. Elle peut induire une perte de repères et, par conséquent, pousser les salariés à s’investir excessivement dans leur travail.

Ce constat illustre bien les bénéfices et risques qui peuvent découler d’un management prenant en considération la vulnérabilité. “Il ne faut pas voir la notion de vulnérabilité en général, et dans le management en particulier, comme une faiblesse ou une fragilité mais plutôt comme une idée de dépendance”, explique Eric Delassus. “Cette notion s’inspire des éthiques du ​care​, venues des États-Unis. Ce terme, intraduisible en français, renvoie à quelque chose qui va bien au-delà du soin. Les éthiques du care remettent en question l’idée de la perception que l’être humain est un individu autonome”. Dans le monde du travail, on les appelle ​self-made man ou ​self-made woman, ces gens dont on prétend qu’ils se sont faits et ont réussi tout seul.

La dépendance à autrui : une force insoupçonnée

Mais selon Eric Delassus, dans la vie comme au travail, “nous sommes tous et toutes dépendantes les uns des autres”. Être vulnérable, c’est s’opposer à ce mythe de la ​self-made personne​ et reconnaître sa dépendance aux autres pour la voir comme “une force et une capacité à enrichir les liens qu’on entretient avec les autres et leur permettre d’être créatifs et innovants. La prise en compte de la vulnérabilité est une source d’enrichissement humain”, souligne le philosophe.

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Qu’est-ce qu’un monde vraiment humain ?

Posted in Articles on octobre 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Le propre de l’être humain est de transformer le monde dans lequel il vit pour se sentir chez lui. Même les peuples, dont le mode de vie nous semble plus proche de la nature que le nôtre, organisent leur espace selon un ordre qui est le leur et à l’intérieur duquel ils se sentent réellement chez eux. Ainsi en va-t-il du village ou même du campement, où tout s’organise autour d’un centre ou d’un type de relation entre les différents éléments qui le composent qui n’est autre que la réalisation d’une idée, une mise en forme du réel dans lequel l’être humain reconnaît la concrétisation de sa pensée. Un monde humain, c’est avant tout cela, un monde dans lequel l’humain se reconnaît. Mettez un être humain au milieu d’une nature restée vierge de toute présence humaine, en plein cœur d’une forêt tropicale par exemple, il ne se sentira pas chez lui. Il pourra même avoir le sentiment de vivre dans un environnement inhumain. En effet, le climat (top chaud, trop froid ou trop humide), les insectes, les prédateurs et tout un ensemble de facteurs qu’il jugera comme hostiles, l’inciteront à se ménager un espace structuré selon un ordre qu’il aura pensé au préalable et dans lequel, non seulement, il se sentira protégé, mais qui lui donnera également le sentiment d’être chez lui parce que dans cet espace, et surtout dans la manière dont il l’a ordonné, il retrouvera la forme de sa pensée. Un monde de pure nature pourrait donc apparaître à beaucoup d’entre nous comme un monde inhumain, comme un monde totalement inadapté aux aspirations légitimes de toute personne humaine.

À l’inverse, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, un monde de pur artifice pourrait également être vécu et perçu comme inhumain. Imaginez un monde qui ne serait constitué que de matériaux de synthèse (béton, métaux résultant d’alliages complexes, plastique, etc.), un monde dans lequel toute trace de nature aurait quasiment disparu : pas un brin d’herbe, pas un oiseau qui chante, pas la moindre présence d’un de ces êtres que nous qualifions couramment de naturel.

Ce sentiment d’inhumanité proviendrait certainement de l’absence de toute autre forme de vie que celle de l’être humain en ce monde. Il s’agirait d’un monde froid, sans âme et sans saveur, d’un univers dans lequel l’être humain aurait le sentiment de n’être pas non plus chez lui, bien qu’il soit pourtant dans un environnement où tout aurait été pensé et fabriqué par l’esprit humain.

Ni pure nature, ni pur artifice, tel doit être le monde adapté à la constitution de l’être humain. Il lui faut un monde dans lequel il reconnaît la marque qu’il imprime aux choses, mais auquel il est aussi attaché par des racines qui lui rappelle qu’il est aussi un vivant parmi les autres et qu’il est issu d’une nature dont il ne peut nier qu’il lui est lié de manière indéfectible.

Pourtant, n’est-ce pas ce monde inhumain que nous risquons de léguer à nos enfants ? Un monde où la vie s’appauvrit du fait de la réduction de la biodiversité, où les ressources naturelles diminuent parce qu’elles sont corrompues par les effets de l’activité humaine, un monde où les conditions matérielles de la vie elle-mêmes risquent de ne plus être remplies.

Les humains ont transformé la nature, ce qu’ils sont certainement poussés à faire en raison de leur propre nature, mais en oubliant qu’ils doivent aussi tenir compte des liens qui les unissent à la nature dans sa totalité. Ils ont cru que leur disposition à la technique et leur désir de se reconnaître dans leur environnement faisait de ce dernier un monde qui leur était totalement étranger, totalement extérieur, un monde d’objet face à eux, les humains, qui se perçoivent comme sujet surplombant le monde. Aussi, ne nous faut-il pas revoir la représentation que nous nous faisons de notre place dans la nature pour tenter de sauver notre monde et de le rendre plus humain qu’il n’est tout en nous rendant nous-mêmes plus humains que nous ne sommes.

Être humain, faire preuve d’humanité, ce n’est pas seulement appartenir à une espèce, c’est aussi s’efforcer de réaliser et de laisser s’exprimer toutes les dispositions qui sont en chaque homme, sans en oublier aucune, sans en éluder aucune. Or, notre civilisation a surtout mis en exergue un certain type de rationalité, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas toujours raisonnable. Cette rationalité purement technique et instrumentale a surtout eu pour souci de rendre plus performant les moyens que nous utilisons pour transformer notre environnement sans véritablement s’inquiéter de la pertinence des fins poursuivies et surtout des conséquences que pouvait entraîner la poursuite de ces fins, conséquences sur l’environnement, mais aussi sur l’être humain lui-même. En effet, en transformant la nature, l’être humain se transforme également. Plus exactement, il se transforme en modifiant son rapport au monde, en laissant se développer une conscience du monde qui lui fait percevoir celui-ci différemment.

En transformant la nature, l’être humain finit par oublier qu’il en est issu. Il occulte donc une part de lui-même, ce qui l’empêche de voir le caractère délétère, voire mortifère de certaines de ces actions.

La station debout n’est certainement pas étrangère à cette perception de la nature comme « monde extérieur », comme objet – étymologiquement ce qui est jeté devant – face à un sujet. En effet, en se relevant l’être humain a modifié sa perception des choses et son monde est devenu différent. Qu’est-ce qu’un monde ? Sinon un horizon de sens, c’est-à-dire une certaine conscience circonscrite et orientée en fonction d’une multitude de points de repères spatiaux, temporels, mais aussi corporels. Par conséquent, le monde humain a changé quand de primate qu’il était, encore penché vers la terre, l’être humain s’est redressé et a pu adopter par rapport au reste de la nature une position de surplomb. Ses mains s’en sont trouvées libérées et ainsi il a pu s’attaquer à la transformation de la nature, à son humanisation. Il s’est alors senti capable de s’extraire de la nature et a donc éprouvé progressivement un sentiment de supériorité vis-à-vis de celle-ci, au point de ne plus percevoir par quelles attaches il lui était lié. Se percevant comme sujet, il a fait de la nature son objet. C’est de cette manière de percevoir les choses qu’il faudrait aujourd’hui nous affranchir pour mieux penser notre rapport à la nature. Ne plus nous penser comme des sujets agissant sur un objet, mais comme les agents internes d’un ensemble qui nous dépasse et dont nous ne sommes qu’une partie. Ainsi, ne plus agir sur la nature, mais agir dans la nature en ayant toujours conscience que nous sommes cette nature et qu’il nous faut faire preuve d’une grande délicatesse à son égard si nous ne voulons pas nous nuire à nous-mêmes et si nous ne voulons pas vivre dans un monde inhumain. Or, ce monde excessivement anthropocentré dans lequel nous vivons aujourd’hui présente certains caractères inhumains, au sens où il repose sur une représentation d’un homme amputé de lui-même, parce qu’il a oublié les liens par lesquels il est uni à la nature tout entière.

Si l’homme a besoin pour se réaliser de transformer la nature, il a également besoin de se sentir uni à elle. Peut-être est-ce cela « avoir les pieds sur terre », éprouver son rapport à la terre et percevoir les connexions entre toutes les autres formes de vie avec lesquelles nous partageons une origine commune.

 

Aussi, pour mieux habiter le monde, nous faut-il retrouver nos racines terrestres. Pour réconcilier notre nature avec la nature ; il nous faut apprendre à transformer le monde sans l’abîmer et, apprendre en premier lieu à réparer un monde auquel nous n’avons pas su donner le sens qu’il mérite en le faisant vraiment humain. Un monde vraiment humain, au sens éthique que l’on peut donner à ce terme, ce n’est pas un monde dominé par l’être humain, ce n’est pas un monde dans lequel l’être humain se place au centre, c’est un monde auquel il se sent lié parce qu’il sent sa présence dans la totalité de son être. Ce monde, il le reconnaît afin de pouvoir mieux se reconnaître en lui, sans pour autant le nier.

Réapprendre à habiter le monde, c’est cela vouloir entretenir un rapport éthique avec la nature. N’oublions pas que le mot éthique vient d’un mot grec qui désigne les mœurs, mais qui désigne aussi l’habitation, le lieu de nos habitudes. Habituons-nous donc à vivre avec l’idée que nous sommes solidaires d’une nature qui nous englobe et nous redonnerons à notre monde un sens vraiment humain.

Éric Delassus

La joie plutôt que le bonheur au travail

Posted in Articles on juillet 8th, 2020 by admin – Commentaires fermés

« Tous les hommes recherchent le bonheur, jusqu’à ceux qui vont se pendre » écrit Pascal dans ses Pensées. On ne peut mieux formuler ce qui caractérise le bonheur humain qui n’est qu’un idéal qui, comme tout idéal, est inaccessible. Tellement inaccessible d’ailleurs, que ceux qui se rendent compte qu’ils ne peuvent l’atteindre finissent par n’avoir d’autre solution que d’aller le chercher au bout d’une corde. Pourquoi en est-il ainsi ? Il me semble qu’il en va ainsi parce que le bonheur n’est qu’un horizon, un point focal qu’il faut viser et qui nous sert de point de repère, mais qui s’éloigne toujours d’autant qu’on s’approche de lui. La sagesse veut donc que l’on vise toujours le bonheur tout en sachant qu’on ne l’atteindra jamais et c’est peut-être très bien ainsi. Le bonheur, en effet, ne nous convient probablement pas autant qu’on pourrait le croire. Si l’on y réfléchit bien et si l’on se réfère à l’étymologie de ce mot, le bonheur évoque l’idée d’un parfait accord avec soi-même et son environnement social et matériel. Le bonheur, c’est la bonne fortune, l’heureuse rencontre, la parfaite convenance entre toutes les composantes de notre existence. Bref, autant dire que ce bonheur jamais ne se concrétise et quand bien même il se réaliserait, nous nous en lasserions très vite et ne serions pas si heureux que ça d’être heureux. La raison en est que cette idée de bonheur correspond à un état qui est en totale contradiction avec ce qui fait notre humanité. Être en accord avec soi-même, pour un être doué de conscience comme l’être humain, c’est tout simplement impossible, car la conscience et le désir auquel elle est corrélée oblige toujours à être en décalage par rapport à soi, à toujours être autre que ce que l’on est et à toujours désirer transformer le monde qui nous entoure. Ce désir doit, bien entendu, être tempéré, modéré, canalisé pour éviter qu’il ne donne lieu à cette hubris dévastatrice, à cette démesure qui a conduit les humains à violenter leur environnement au point d’y rendre la vie de plus en plus difficile, mais il ne peut non plus être totalement étouffé.

C’est pourquoi d’ailleurs l’idée de bonheur au travail a tendance, pour qui analyse de manière un tant soit peu rigoureuse cette expression, à résonner à ses oreilles comme un oxymore. Si nous travaillons, n’est-ce pas justement parce que nous ne sommes pas heureux en ce monde, parce que ce monde ne nous convient pas tout à fait et que nous avons besoin de le transformer pour viser ce bonheur que nous ne pourrons jamais atteindre. Le travail humain, comme le souligne Marx dans Le Capital, est toujours la réalisation d’un projet, c’est-à-dire un acte par lequel le sujet se projette hors de lui-même pour y produire un effet dans lequel il se reconnaît, parce qu’il est la marque même de son action. Aussi, autant dire que travail et bonheur ne font pas toujours bon ménage, quelles que soient les raisons qui nous poussent à travailler.

Pour beaucoup de nos semblables, le travail n’est rien d’autre qu’une activité qui permet de gagner sa vie, c’est-à-dire de pouvoir se procurer les moyens de sa subsistance. Par conséquent, si tous ceux qui travaillent pour cette seule raison pouvaient vivre sans travailler, il choisirait sans sourciller la première solution. Ce qui se comprend très bien, dans la mesure où ce sont le plus souvent ces derniers qui exercent les professions les plus ingrates et dans lesquelles il est peu fait appel à leur créativité ou leur ingéniosité. Ainsi, l’employé qui constitue les colis dans une centrale d’achat en ligne et qui est soumis à des cadences infernales ne peut qu’être dubitatif, lorsqu’on évoque devant lui le sujet du bonheur au travail. Le travail pour ceux qui ne l’exercent que dans le but de gagner leur vie, ce qui est le propre même du travail aliéné et aliénant, n’est guère différent de l’activité animale, comme le fait remarquer Hannah Arendt qui n’y voit qu’une activité répétitive par laquelle ne sont produit que des biens destinés à être consommées, c’est-à-dire détruit. Ce qui nécessite qu’on les produise à nouveau, et cela indéfiniment. De ce travail, il ne reste jamais rien, son produit ne perdure pas.

Mais cette notion ne vaut pas plus pour ceux qui pratiquent des activités plus gratifiantes et exercent des métiers qu’ils aiment et où ils peuvent mettre en pratique leurs talents et leurs aptitudes. Ces derniers peuvent, certes, tirer de grandes satisfactions de leur travail, qui sur certains points se rapprochent plus de ce que Hannah Arendt range dans la catégorie de l’œuvre, mais ces dernières n’ont qu’un rapport très lointain avec l’idée du bonheur, elles se rapprochent plutôt de la joie qui est une notion plus dynamique que le bonheur qui est toujours statique.

En effet, en quoi la joie se distingue-t-elle du bonheur ?

Si l’on se réfère à la définition que Spinoza donne de la joie dans l’Éthique, celle-ci se définit comme l’affect qui est corrélé à une augmentation de ma perfection, c’est-à-dire de ma puissance d’agir :

La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection1.

Par conséquent, la joie ne suppose pas cet accord parfait avec soi-même et le monde, elle nécessite, en revanche, que je sois en mesure d’agir sur ces derniers. Autrement dit, dès que je suis en mesure de produire des effets tant sur moi que sur ce qui m’est extérieur et que je juge ces effets comme positifs, c’est-à-dire comme susceptibles d’augmenter ma puissance et celle d’autrui, je me sens en joie. Si je réussis ce que j’entreprends, si le résultat de mon travail me satisfait, si je me sens créatif et si j’ai le sentiment de faire preuve d’une efficacité utile tant pour moi que pour les autres, je ressens de la joie. Si, pour employer le vocabulaire de Spinoza, je ressens que mon travail contribue aussi bien à l’utile propre qu’à l’utile commun, je vais ressentir de la joie.

Bergson exprime cela de manière très claire dans un article paru dans le recueil L’énergie spirituelle et dont les accents spinozistes dont indéniables. Dans ce texte, Bergson évoque d’ailleurs le fait que le travail ne rend pas heureux et se trouve même être une activité résultant de la résistance que nous oppose la matière lorsque nous nous efforçons de la transformer, de la modifier :

Ainsi la matière distingue, sépare, résout en individualités et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie. D’autre part, la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort.

Mais cette résistance de la matière, par l’effort que nous effectuons pour la vaincre nous permet de mettre en œuvre toutes nos aptitudes et de voir augmenter notre puissance d’agir. C’est donc dans cette inadéquation initiale avec le monde que va naître la joie, de l’effort que nous accomplissons pour vaincre la résistance de la matière :

L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or, cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification. Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée.

Là, peut se trouver la véritable satisfaction que procure le travail lorsqu’il permet à l’homme au travail de se sentir utile, créatif, lorsque dans l’exercice de son activité, il est en mesure de faire preuve d’initiative. Les exemples que cite Bergson pour illustrer son idée vont d’ailleurs dans ce sens :

Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en – raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi.

Cela étant dit, si le travail peut être source de joie, il ne l’est pas toujours et cela ne regarde d’ailleurs que celui qui travaille. Ce qui est gênant dans l’idéologie qui prône le bonheur au travail, c’est qu’elle laisse entendre que c’est à l’organisation dans laquelle je travaille de s’occuper de mon bonheur. Or, le bonheur est l’affaire de chacun et ce n’est pas nécessairement en vue d’être heureux que chacun travaille. Le bonheur, nous l’avons dit, est un idéal, un horizon qui peut nous servir de point de repère, mais que nous n’atteignons jamais. L’une des raisons qui fait que le bonheur n’est jamais pleinement atteint tient en ce qu’il concerne tous les domaines de l’existence. Ainsi, si je viens de rompre douloureusement une relation amoureuse, je ne serai pas heureux au travail, même si je fais un métier qui me plaît. Le travail pourra être pour moi un dérivatif, je pourrai m’y plonger pour oublier mon malheur, mais je ne serai pas pleinement heureux, et même si mon environnement de travail est agréable, je n’atteindrai pas pour autant la béatitude suprême.

Ce qui montre que la faiblesse de l’idéologie du bonheur au travail, c’est qu’elle a tendance à confondre bonheur et bien-être, au sens où ce qui est le plus souvent mis en place sous prétexte de rendre les salariés heureux, ce sont les conditions extérieures dans lesquelles s’exerce le travail, indépendamment de l’activité qui est exercée. C’est certainement très sympathique de travailler dans un environnement aménagé selon les critères du design dernier cri, dans une ambiance conviviale – encore faut-il que celle-ci ne soit pas feinte – et en ayant la possibilité d’aller faire un peu de sport pendant ses temps de pause, mais si cela rend moins pénible le temps passé au travail, cela ne fait pas du travail en lui-même une activité qui rend heureux. On est donc en droit de s’interroger sur la véritable signification de cette idéologie et surtout sur du succès dont elle bénéficie.

Il y a dans cette tendance à vouloir instaurer le bonheur au travail, quelque chose qui serait de l’ordre d’une injonction à être heureux qui peut très rapidement prendre des allures totalitaires. Si la direction de votre entreprise ou de votre administration fait tout pour que vous soyez heureux au travail, vous n’avez plus le droit de dire les jours où vous n’êtes pas très en forme que vous auriez préféré rester chez vous sous la couette, plus le droit de dire que certaines tâches, certes nécessaires, vous ennuie prodigieusement et que vous ne les accomplissez que parce que vous ne pouvez pas faire autrement. Une telle attitude serait le signe de la plus totale ingratitude envers ceux qui ne pensent qu’à votre bien. Elle ne pourrait être interprétée que comme la manifestation d’un esprit négatif qui pourrait d’ailleurs porter atteinte à l’ambiance qui règne dans l’organisation pour laquelle vous devez le meilleur de vous-mêmes, puisqu’elle fait tout pour vous rendre heureux.

On est bien là dans une logique totalitaire : qui n’est pas avec nous est contre nous. Le propre du totalitarisme consiste en ce qu’un pouvoir s’érige en autorité suprême pour administrer ou gérer tous les aspects de la vie des individus et considère comme hostile à l’organisation tous ceux qui ne se plient pas aux injonctions qu’il énonce. On peut donc s’autoriser à qualifier de totalitaire une organisation qui s’estime légitime pour prendre en charge le bonheur des individus. En conséquence, on peut soupçonner l’idéologie du bonheur au travail de servir de caution morale et intellectuelle à une entreprise de contrôle généralisé des individus dans les organisations, une manière insidieuse de renforcer le pouvoir de ces dernières sur les individus en faisant en sorte que ce soit l’individu lui-même qui d’autocontrôle en s’imposant d’avoir l’air heureux. Ce système que la sociologue Eva Illouz et le psychologue Edgar Cabans désignent par le terme d’happycratie2 est d’une redoutable efficacité puisqu’en introduisant le pouvoir de contrôle dans l’intériorité même du sujet, elle en fait le seul responsable des dysfonctionnements auxquels il peut se trouver confronté à l’intérieur de l’organisation. En clair, s’il y a des choses qui ne vont pas dans votre boulot, vous en êtes le seul responsable, puisque votre direction fait tout pour que vous soyez heureux au travail. Si des choses ne vont pas, c’est parce que vous n’adoptez pas une attitude positive. Si vous n’êtes pas heureux avec tout ce qu’on fait pour vous, c’est que vraiment vous y mettez de la mauvaise volonté.

On voit bien ici comment se referme très vite le piège du bonheur au travail chez les employés d’une organisation à quelque niveau que ce soit, du simple exécutant au cadre exerçant des responsabilités managériales, tous sont responsables de leur bonheur et du bonheur de chacun. Par conséquent, c’est à eux de se remettre en question et non à l’organisation de revoir ses structures ou son mode de fonctionnement. Cette idéologie est donc un poison qu’il faut chasser du monde du travail et de la pensée managériale. Mon bonheur ne regarde que moi, il est l’horizon de ma vie et pas plus l’État que l’entreprise n’a à s’en mêler. Certes, les conditions de travail sont une condition de mon bonheur, mais elles n’en sont pas la seule et unique condition. Que l’on ménage de bonnes conditions de travail à chacun pour qu’il puisse être efficace, innovant, inventif dans son travail, mais que l’on n’aille pas plus loin dans la préoccupation de son bonheur. Chacun est bien assez grand pour le faire tout seul.

Ce qu’oublie, ou ce que cherche à dissimuler, l’idéologie du bonheur au travail, c’est le caractère ambivalent du travail, qui est à la fois contrainte et condition de ma liberté. C’est ce qui fait d’ailleurs que, bien que pénible, le travail, lorsqu’il fait sens et qu’il est effectué dans de bonnes conditions peut aussi être source de grandes joies. Aussi, pour vivre pleinement et authentiquement la condition de l’être humain au travail, il faut nécessairement que les deux aspects de celui-ci apparaissent clairement. Mais ce n’est certainement pas dans l’univers aseptisé et « Bisounours » de certaines startups ou des GAFAM dans lesquels règnent en maître les chief happiness officer que l’on y parviendra. Aussi, incontestablement, le travail peut être source de grande joie, mais la joie n’est pas le bonheur et le bonheur n’est l’affaire que des individus et pas des organisations. Que l’on s’efforce donc de réaliser les conditions pour permettre, quand cela est possible, la joie au travail, sans que, pour autant, on en fasse une obligation. Il suffit pour cela de donner à chacun les moyens de faire correctement son travail dans un contexte dans lequel il se sent reconnu et respecté. Mais qu’on laisse chacun se « débrouiller » avec son bonheur, qui n’est l’affaire de personne d’autre que de l’individu lui-même.

 


1 Spinoza, Éthique III, Définition 2 des affects.

2 Edgar Cabans et Eva Illouz, Happycratie – Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.

Philosopher avec les managers

Posted in Articles on juin 21st, 2020 by admin – Commentaires fermés

Les managers ont-ils besoin des philosophes et, si c’est le cas, que peuvent-ils leur apporter ?
Certainement pas de leur apprendre leur métier. Ce serait de la part du philosophe faire preuve d’une incommensurable outrecuidance que de vouloir donner des leçons de management, alors qu’il n’a peut-être lui-même jamais eu à accomplir des tâches de cet ordre. En revanche, si le philosophe n’est pas là pour donner des leçons de management, il peut aider le manager à interroger et à penser sa pratique en lui donnant les outils intellectuels pour le faire.
Le matériau que travaille le philosophe, ce sont les concepts. Son travail consiste à les analyser et à en élucider le sens, voire à les créer pour tenter de penser ce qui ne l’a encore jamais été. Aussi, dans le cadre d’un dialogue entre philosophes et managers peut s’élaborer un travail d’analyse conceptuelle permettant de préciser le sens de la pratique managériale et des concepts qu’elle met en œuvre. Que signifie, par exemple, le management par la bienveillance ? Que faut-il mettre derrière ces termes pour ne pas tomber dans la démagogie ou le laxisme ? Peut-on concevoir le management des personnels autrement que comme un pur travail de gestion des ressources humaines ? Un management éthique est-il possible ? Ce sont des questions de cet ordre que tente de traiter ce livre qui rassemble de nombreux articles ou conférences rédigés par l’auteur au cours des dix dernières années.

Télécharger gratuitement ce livre aux éditions Atramenta

La troisième partie de L’Éthique – Une géométrie des affects

Posted in Articles on juin 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

La théorie des affects, telle qu’elle est exposée dans Éthique III, occupe dans l’économie globale de l’œuvre une position cardinale dans la mesure où, non seulement elle constitue la partie centrale de l’œuvre, mais aussi et surtout parce qu’elle permet le passage de ce qui peut apparaître initialement comme un traité de métaphysique vers un ouvrage dont la signification est essentiellement éthique. C’est, en effet, la théorie des affects qui va permettre de comprendre comment il est possible à l’homme, qui est une partie de ce système de lois qu’est la nature, de conquérir à l’intérieur du déterminisme auquel il est soumis, une liberté qui ne relève pas d’un libre-arbitre illusoire.

https://www.atramenta.net/lire/la-troisieme-partie-de-lethique–une-geometrie-des-affects/81768

La foire aux « pourquoi? »​

Posted in Articles, Billets on mai 26th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Mon dernier livre en libre accès, n’hésitez-pas à télécharger, aimer et partager.

Un petit avant-goût avec le texte d’introduction :

Pourquoi dire « pourquoi ? »

« Pourquoi », ce mot est l’un de ceux que prononcent fréquemment les enfants et qui initie la plupart de leurs questions. Pourquoi le ciel est bleu ? Pourquoi les oiseaux chantent ? Pourquoi faut-il dire bonjour et merci ? Ces questions auxquelles les adultes peuvent parfois répondre de bonne grâce finissent parfois par les agacer au point qu’ils en arrivent souvent à répondre finalement aux enfants « parce que c’est comme ça », laissant entendre qu’il faut se résigner et se soumettre au monde tel qu’il est et ne pas trop se poser de questions. Pourtant, tous ces « pourquoi » méritent certainement d’être toujours pris au sérieux, car ils sont la manifestation d’un étonnement face au monde qui est la source même de la pensée.

Cet étonnement n’est autre que l’étonnement philosophique, c’est-à-dire l’attitude de l’esprit qui considère que rien ne va de soi et qu’il est nécessaire pour bien vivre en ce monde d’expliquer et de comprendre ce que l’on y rencontre. Cet étonnement a été à l’origine des grandes théories philosophiques et de nombreuses découvertes scientifiques. Il est donc nécessaire de le cultiver et non de l’étouffer dans l’œuf, comme trop d’adultes ont parfois tendance à le faire.

Dans une certaine mesure, tous les enfants sont naturellement philosophes et l’erreur de nombreux adultes est d’avoir laissé mourir en eux leurs interrogations premières et leur curiosité, de s’être laissés happés par les nécessités de la vie au point d’en oublier leurs questions d’enfant. Le philosophe, et c’est certainement pour cela qu’il passe parfois pour un extra-terrestre, est au contraire celui qui n’a pas réduit au silence cette soif de connaître et de savoir et pour qui rien n’est évident. En ce sens il est resté enfant, mais pas pour vivre dans un monde coupé du réel, loin de là ! Le philosophe entretient avec la réalité un rapport qui est proche de celui qu’établit avec lui l’enfant par ses « pourquoi », il veut être au plus près du réel et, pour cela, il veut le comprendre et en saisir le sens et la nature.

« Pourquoi » peut, en effet, se comprendre de deux manières. Il peut signifier « dans quel but ? », demander à quelqu’un pourquoi il accomplit une action consiste à lui demander de préciser l’objectif qu’il poursuit en agissant ainsi. Quelle est son intention ? En d’autres termes quel est le sens de son action.

En revanche, se demander pourquoi l’eau bout à 100° peut signifier  : « quelle est la cause de ce phénomène ? ».

Il est d’ailleurs parfois difficile de faire la part entre ces deux significations du mot « pourquoi » et nous avons fréquemment tendance à poser les deux questions en même temps, recherchant à la fois la cause et le sens d’une chose. C’est dans de telles conditions que la rigueur philosophique est indispensable, car elle nous oblige avant de rechercher une réponse à réfléchir au sens de la question que nous posons. Aussi, à chaque fois que nous posons la question « pourquoi ceci ? » ou « pourquoi cela ? », nous devons toujours nous interroger sur le sens que nous donnons au mot « pourquoi ». Signifie-t-il « dans quel but ? », « dans quelle intention ? » ou « en fonction de quelle cause ? » ?

Et nous pouvons réunir les deux questions en faisant appel à ce qu’Aristote appelait la cause finale, c’est-à-dire en supposant que c’est la finalité de la chose qui est la cause de son existence. Ainsi, à la question « pourquoi avons-nous des yeux ? », on peut répondre  : « pour voir ». Cette réponse sous-entend que la vue est la cause de la présence des yeux, que les yeux auraient été conçus en fonction d’une fin qui serait la vue et qui expliquerait leur existence. Tout cela laisserait entendre qu’il y a dans la nature une intelligence organisatrice à l’œuvre. Mais le phénomène de la vue peut être envisagé tout autrement et l’on peut aussi poser la question « pourquoi voyons-nous ? » et y répondre ainsi  : « parce que nous avons des yeux ». Autrement dit, ici, ce n’est plus la vue qui est la cause de la présence des yeux, mais l’existence des yeux qui est la cause de la vue. Ainsi, la cause et l’effet se trouvent inversés selon la manière dont la question est posée.

Mais la question fondamentale est certainement celle de savoir pourquoi cette question « pourquoi ? » vient si spontanément à l’esprit de l’enfant et pourquoi l’adulte a trop souvent tendance à l’évacuer.

Nous pourrions, en effet, ne pas nous soucier du pourquoi des choses et prendre le monde comme il est, sans se poser de questions. Mais il faudrait pour cela que nous collions totalement à ce monde, que nous ne fassions qu’un avec lui au point de ne pouvoir nous en distancier. Or, il n’en va pas ainsi pour l’être humain. Parce qu’il est doué de conscience, parce qu’il sait qu’il existe dans ce monde avec d’autres être humains, eux aussi doués de conscience, il est en mesure de prendre un certain recul par rapport au monde et par rapport à lui-même. C’est dans cet écart que creuse la conscience humaine que naît le désir de connaître et de comprendre et que s’éveille la pensée. Mais prenons garde à ce que cet éveil ne soit que passager et évitons de retomber dans la torpeur des choses sans conscience. Aussi, devons-nous pour cela cultiver l’étonnement et la réflexion, cultiver la pensée qui est aussi nécessaire à la vie de l’esprit que l’est la respiration pour celle du corps. Vivre humainement, c’est vivre en s’interrogeant, en s’étonnant et en confrontant sa pensée à celle des autres hommes. Cette tâche est celle de la philosophie, qui n’est pas seulement une discipline réservée à des spécialistes. Elle est aussi une manière de vivre et d’appréhender le monde.

L’objet de ce livre est de faire en sorte que ne s’endorme pas ou que se réveille cet étonnement source d’un rapport fécond au monde. C’est par le traitement d’une trentaine de questions commençant toute par « pourquoi ? » que tentera de s’accomplir cette initiation à la philosophie. Chaque texte ne prétend pas, bien entendu, donner une réponse définitive aux questions posées, mais il montre néanmoins que si philosopher signifie s’étonner et donc questionner, cela signifie également s’efforcer de trouver des réponses. Si Socrate affirmait que son seul savoir était de se savoir ignorant (« je sais que je ne sais rien »), il ne prétendait pas que la philosophie devait en rester là. Il considérait que par le dialogue et la réflexion, il est possible de progresser vers des réponses possibles. Le but de cet ouvrage est donc d’initier une réflexion que le lecteur pourra poursuivre à sa guise. Le livre peut être lu dans son intégralité, mais il n’y a pas d’ordre obligé, chaque texte est indépendant et rien n’interdit au lecteur de vagabonder d’un chapitre à l’autre au gré de sa fantaisie ou de ses préoccupations du moment.

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