La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

À quoi sert la philosophie ?

Lorsque l’on me pose cette question, j’ai souvent envie de répondre, un peu par provocation, il est vrai : à rien. Ce n’est pas totalement faux d’ailleurs. On peut très bien vivre sans philosopher. Cela dit, il n’est pas certain, comme le faisait remarquer Vladimir Jankélévitch, que l’on puisse bien vivre sans philosopher.

Ce qu’il y a de quelque peu agaçant dans cette question tient en ce qu’elle contient le présupposé que la philosophie ne devrait être qu’un moyen, un instrument au service d’une finalité qui n’aurait, quant à elle, rien de philosophique.

Néanmoins, je suis parfois tout autant agacé par ceux qui voudraient maintenir la philosophie dans sa tour d’ivoire ou qui, parce qu’ils se targuent d’être philosophes, ne daignent regarder la réalité qu’en adoptant une position de surplomb, sans jamais se risquer à agir autrement qu’en manifestant leur indignation ou leur révolte et en proposant des solutions dont le caractère utopique n’a d’égal que le ridicule dont elles font preuve. Cette attitude est d’ailleurs d’autant plus dommageable qu’elle nourrit toutes les critiques adressées à la philosophie d’être totalement inutile et aux philosophes de n’être que de doux rêveurs perdus dans leurs spéculations intellectuelles et totalement déconnectés du monde réel. Cette critique parfois injuste – ce fut celle adressée par Aristophane dans sa comédie Les Nuées à Socrate, alors que ce dernier était fortement investi dans la vie de sa cité – n’en est pas moins parfois justifiée lorsqu’elle s’adresse à des penseurs qui ne sont jamais sortis de leur bureau ou de leur bibliothèque et qui n’ont jamais soumis le fruit de leur réflexion à l’épreuve du réel.

Mais alors, en quoi pourrait donc bien consister l’utilité de la philosophie ? Si la philosophie ne doit pas être instrumentalisée pour servir des fins qui lui serait totalement étrangères, elle doit principalement poursuivre des objectifs qui lui seraient propres, mais qui ne se limiteraient pas pour autant à la seule spéculation intellectuelle. Quelles peuvent donc être ces fins et comment les identifier ?

Pour répondre à cette question, peut-être suffit-il d’interroger l’étymologie du mot philosophie, en prenant celle-ci au sérieux? La philosophie est l’amour de la sagesse, c’est-à-dire le désir de connaître, de comprendre, mais aussi d’atteindre une certaine forme de vertu. Le sage n’est pas simplement le savant ou l’érudit, il est celui qui possède un savoir qui n’est pas sans effet sur sa manière d’être, sur ce que les Grecs appelaient l’éthos, qui a donné en français « éthique ». Par conséquent, si la philosophie peut présenter une certaine utilité ou, plus exactement, un certain intérêt, cela vient de ce qu’elle ne peut être dissociée de la recherche d’une certaine manière de vivre, comme l’a magistralement montré le philosophe Pierre Hadot.

Comme le préconisaient Socrate, Platon ou Aristote, mais aussi les épicuriens, les stoïciens ainsi que les cyniques et comme aussi au XVIIe siècle nous inviteront à le comprendre Descartes et Spinoza, la philosophie doit aussi déboucher sur l’action et la vie. Si philosopher doit servir à quelque chose, c’est avant tout à mieux vivre en s’efforçant comme le souligne André Comte-Sponville à penser sa vie pour vivre sa pensée.

Philosopher consiste d’abord à rechercher ce que les Anciens appelaient la vie bonne, c’est-à-dire la vie qui mérite d’être vécue, la vie pleinement humaine, celle que seul un être pensant peut mener.

Aussi, la philosophie ne doit-elle pas se confiner dans la théorie, mais aussi s’investir dans la vie et l’action. Il faut donc que les philosophes ne limitent pas leur champ de recherche à l’histoire de la philosophie ou à des spéculations gratuites, mais qu’ils s’attachent, à l’instar de Socrate, à interroger les pratiques des uns et des autres, à interroger les présupposés de ces pratiques et à ainsi aider à réformer nos manières d’être et d’agir.

C’est pourquoi, la philosophie à toute sa place dans la vie, dans la vie personnelle, mais aussi dans la vie sociale, dans le monde politique, dans des domaines comme ceux de la santé ou de l’écologie, dans le monde de l’entreprise, car elle est là pour nous faire réfléchir et nous faire progresser vers une plus grande sagesse, c’est-à-dire pour nous aider chaque jour à devenir un peu plus humain que nous le sommes.

Éric Delassus

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