La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

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Singularité, altérité, créativité

Posted in Articles on octobre 16th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée lors du séminaire de l’ IRISA Institut des 14 et 15 octobre 2023.

Pour bien comprendre ce que signifie la notion de singularité, il convient de la distinguer de celle de particularité avec laquelle on a parfois tendance à la confondre. En effet, une chose peut très bien être particulière sans être singulière. Un ensemble peut être composé d’éléments tous identiques, chacun est particulier en tant qu’il est une partie d’une totalité qu’il compose, mais il n’est pas singulier dans la mesure où il n’y a rien qui le distingue des autres éléments de l’ensemble. Le singulier désigne par définition ce qui n’a pas son pareil, ce qui est unique et qui se distingue de ce qui lui est semblable, mais pas identique.

C’est en ce sens que la singularité est constitutive de l’altérité. Ce qui fait l’altérité de l’autre, ce qui fait qu’il n’est pas simplement mon semblable, mais qu’il y a en lui quelque chose qui lui est propre et qui m’échappe, c’est justement ce qui fait sa singularité. Cette singularité fait qu’aucune personne humaine n’est substituable à une autre, qu’elle ne peut être équivalente d’une autre. Même si elle doit être considérée comme égale aux autres d’un point de vue moral ou politique, elle ne lui est pas équivalente au sens où elle ne peut en remplacer une autre ou être remplacée par elle. La singularité fait le mystère de l’autre, ce que je peux saisir totalement, ce dont je ne peux avoir qu’une vague intuition, ce qui fait sa personnalité et dont une partie ne peut être saisie que de manière progressive, diffuse sans faire l’objet d’une véritable connaissance, mais plutôt d’une expérience qui me révèle en permanence des aspects nouveaux que parfois je ne soupçonnais pas. La singularité est donc ce qui fait à la fois le mystère et la richesse d’autrui.

Cette singularité, nous pouvons la cultiver comme nous pouvons l’étouffer. Nous sommes même parfois enclins à faire taire notre singularité, par le conformisme, le désir de se fondre dans la masse et de ne pas se faire remarquer. Il est parfois, pour ne pas dire souvent, difficile d’assumer sa singularité, car si la singularité est constitutive de l’altérité, il n’est pas toujours évident de l’exposer au regard de l’autre dont nous pouvons craindre le jugement. Nous aspirons à ce que notre singularité soit reconnue par autrui, mais nous pouvons craindre en même temps qu’elle soit jugée négativement, rejetée ou tournée en dérision.

C’est pourquoi il est essentiel de développer une culture de la singularité, c’est-à-dire de faire en sorte que chacun puisse assumer, développer et enrichir sa singularité tout en apprenant à accepter la singularité de l’autre et à laisser s’exprimer sa créativité dans le processus par lequel nous nous ouvrons à de nouvelles manières d’être, nous laissons s’épanouir librement toutes nos aptitudes.

Cette culture de la singularité passe certainement par un apprentissage qui lui-même repose sur l’acte d’adopter une certaine disposition du corps et de l’esprit. Apprendre tout d’abord à observer pour se rendre compte que la nature produit finalement peu d’uniformité, mais s’accomplit pleinement et fait naître toute sa richesse de la diversité en donnant le jour à des choses toujours singulières. Regarder, par exemple, deux roses d’un même rosier, deux fruits d’un même arbre, aucun n’est parfaitement identique à l’autre, ils possèdent tous leur singularité. Vu sous cet angle, on peut affirmer qu’il y a une sorte de créativité de la nature dans son aptitude à produire de la singularité. C’est un peu, d’ailleurs, ce qu’avait bien vu Spinoza pour qui il n’existe en réalité que des choses singulières qui sont l’expression de la puissance de Dieu ou de la nature. Les termes génériques ne sont pour lui que des êtres de raison, des termes commodes pour désigner des choses possédant de nombreux points communs, mais la réalité est toujours constituée de singularités. C’est pourquoi, on peut parler à ce sujet, d’un nominalisme de Spinoza puisqu’il n’accorde pas de réalité substantielle aux termes généraux. Ainsi, le mot « arbre » ne désigne pas une réalité en soi, « l’arbre » n’existe pas, ce qui existe, ce sont des choses singulières que l’on nomme ainsi parce qu’elles possèdent de nombreux points communs, mais qui en réalité possèdent toutes leur singularité. Vous ne verrez jamais deux arbres, même d’une espèce identique, parfaitement indiscernables. Il y aura toujours quelques détails qui les distingueront.

Ainsi, même si pour Spinoza la nature est un système de lois constantes – Spinoza s’appuie, entre autres, sur la physique galiléenne pour élaborer ce qu’il entend par Dieu ou la nature et les lois de la physique sont les mêmes de toute éternité – la complexité de ce système est telle, et les interactions causales qu’il produit sont d’une telle multiplicité, qu’il ne peut produire que des choses singulières. Mais des choses singulières qui sont toutes reliées à la totalité de la nature dont elles sont l’expression de la puissance. C’est d’ailleurs ce qui explique cette formule de Spinoza : « plus je comprends les choses singulières, plus je comprends Dieu ».

C’est cette complexité du réel qui rend possible ce lien entre singularité et créativité. La nature est, en quelque sorte créative, dans la mesure où elle produit sans cesse de la singularité et toute singularité est, dans une certaine mesure, créative dans la mesure où ce qu’il y a de singulier en elle agit sur le réel de telle sorte qu’elle contribue à faire émerger sans cesse de la nouveauté. Certes, toute singularité n’est pas systématiquement créative, mais on peut dire que toute singularité assumée, développée l’est. C’est pourquoi, il est essentiel pour développer sa créativité de cultiver sa singularité. C’est lorsque la singularité est étouffée, inhibée et aliénée que la créativité s’étiole et se trouve comme bâillonnée par les conventions sociales et le conformisme ambiant. En revanche, lorsque pour parler comme Spinoza, un être laisse s’exprimer la seule nécessité de sa nature, il va pouvoir plus facilement laisser s’exprimer sa créativité. Que ce soit dans le domaine artistique, technique, scientifique ou tout simplement dans la vie quotidienne et les relations sociales en inventant des manières d’être nouvelles et parfaitement adaptées aux situations qu’il est en train de vivre.

Au sujet de la notion de création, il convient d’ailleurs d’apporter ici quelques précisions concernant la définition que l’on peut donner de ce terme qui appartient autant au vocabulaire artistique que théologique. Peut-être est-ce d’ailleurs à partir de sa signification théologique que s’est formée sa signification artistique ? En effet, créer signifie d’abord donner l’être. Faire être à partir de rien. Le terme de création au sens fort signifie nécessairement création ex nihilo. Il s’agit d’un acte qui relève du miracle. Et si l’on parle de création artistique, n’est-ce pas parce que l’on est tenté de penser ou de croire que l’artiste est comme un dieu par rapport à ce qu’il produit. Il ne s’agit, certes, que d’une analogie, mais d’une analogie qui donne à penser, d’autant que la création qu’elle soit divine ou artistique a quelque chose à voir avec le langage. En effet, la Bible nous dit qu’au commencement était le verbe, c’est-à-dire la parole de Dieu dont la puissance apparaît comme créatrice. Indépendamment de toute conviction religieuse, on peut interpréter cette formule de manière métaphorique ou allégorique exprimant la créativité du langage quelle que soit la forme qu’il prenne, qu’il s’agisse du langage des mots ou de celui des images et des formes. Le langage nourrit l’imagination créatrice et actualise des potentialités singulières dans l’esprit de celui qui crée. Si l’on prend l’exemple de la création littéraire, on peut dire que chaque œuvre est singulière et qu’elle consiste dans l’émergence d’une potentialité contenue dans la langue de l’auteur et qui voit le jour grâce à sa puissance créatrice.

Il peut néanmoins sembler curieux de s’inspirer de la philosophie de Spinoza pour penser la création et la créativité dans la mesure où sa métaphysique n’est en rien créationniste. En effet, le Dieu de Spinoza n’est pas un dieu créateur puisqu’il est assimilé à la nature, raison pour laquelle d’ailleurs Spinoza fut à son époque accusé d’athéisme et qui explique qu’aujourd’hui certains athées se réclame de sa philosophie. Dieu n’a pas créé la nature, il est la nature, qui existe de toute éternité. Il n’y a donc pas, à proprement parler, dans sa philosophie de création puisque créer signifie faire être ce qui n’était pas. C’est pourquoi, l’idée de création au sens fort de ce terme possède un caractère totalement irrationnel et suppose une émergence, une venue à l’existence totalement ex nihilo, c’est-à-dire un passage du non-être à l’être dont la raison ne peut rendre compte. L’idée de création au sens fort s’oppose aussi bien au principe d’identité qu’au principe de non-contradiction qui sont tous deux issus de l’ontologie parménidienne et sont présents aux fondements de la logique aristotélicienne. Si l’on se réfère à la mythologie grecque, il n’est d’ailleurs jamais question de création. Au commencement, il y a quelque chose, une singularité informe, indéterminée qui va produire le monde en donnant naissance à Gaia la terre qui produira Ouranos le ciel puis de leur union naîtront d’autres divinités. Si on lit le Timée de Platon, on se trouve dans une configuration similaire, il y a la matière informe d’un côté et le monde intelligible de l’autre, monde des formes et le démiurge, dieu ordonnateur, met en forme le monde sensible en prenant modèle sur les idées du monde intelligible. À aucun moment, il n’est question de création.

Avec Spinoza, qui, d’une certaine façon concilie la mobilité héraclitéenne (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. ») et l’ontologie parménidienne (l’être est toujours identique à lui-même) la problématique de la création se pose également. Dans une perspective spinoziste, il serait plus juste de parler de production plutôt que de création, puisque Dieu produit à partir de sa propre puissance des manières d’être qui sont les choses singulières. Comment rendre compte, dans ces conditions, de la création artistique ?

Il ne s’agit pas alors d’une création ex-nihilo, mais il s’agit quand même d’un acte qui a à voir avec la création dans la mesure où il consiste à faire venir au monde une réalité absolument nouvelle, une réalité singulière qui n’aurait pas été si celui qui l’a réalisé n’avait pas été emporté par l’élan créateur qui lui a donné le jour. On peut donc considérer que tout créateur, par exemple un artiste, joue un peu un rôle de médiateur à l’intérieur même de la nature pour faire être des manières d’êtres, des choses singulières dont l’idée est de toute éternité présente dans l’entendement divin et que la puissance d’agir de Dieu ou de la nature a rendu réel en prenant comme médiateur l’imagination et le corps de l’artiste. La puissance de l’artiste est ici une expression, une manière d’être de la puissance de la nature qui s’exprime par la production de choses singulières.

Créer consiste donc ici à faire émerger des manières d’être, des modalités de la puissance de la nature à travers une puissance singulière. C’est à partir de cette manière de voir les choses qu’il faut comprendre la formule de Spinoza « plus je comprends les choses singulières plus je comprends Dieu », car chaque chose singulière contient en elle-même toute la puissance de la nature dont elle est l’expression. Il suffit donc de laisser parler notre nature pour que notre singularité, en s’exprimant, devienne créative. Cette singularité créative, parce qu’elle est l’expression de ce à quoi nous sommes intrinsèquement reliés, parce qu’elle n’est pas le fruit d’une singularité dissociée des autres singularités, mais qu’elle exprime leurs interactions ne peut que s’ouvrir aux autres. Parce qu’elle est expression, elle est nécessairement projection hors de soi vers autrui, car cette puissance créatrice n’est autre que le désir.

La notion de désir est fondamentale dans la pensée de Spinoza qui va jusqu’à affirmer que le désir est l’essence de l’homme. Autrement dit, ce que veut nous signifier ici Spinoza, c’est que l’être humain est désir et que ce désir le fait être. De plus, Spinoza analyse le désir en mettant en évidence sa dimension essentiellement positive, puisqu’il le définit comme puissance, ce qui est tout à fait original si on se réfère aux autres théories du désir qui l’ont précédé. En effet, depuis Platon, le désir est le plus souvent défini comme manque, comme désir d’un objet que l’on ne possède pas. Or, pour Spinoza, le désir va principalement se présenter comme désir d’être et puissance d’agir. Le désir est ici le moteur de la vie, il est l’expression de ce que Spinoza nomme en latin, le conatus, c’est-à-dire « l’effort pour persévérer dans l’être » qui se manifeste en toute chose, mais qui prend la forme de l’appétit chez les êtres vivants et du désir chez l’être humain chez qui il se définit comme « l’appétit avec la conscience de l’appétit ». Il faut ici être prudent sur le sens à donner au terme d’effort qui est la traduction littérale du terme latin conatus, mais qui ne relève pas de cette tension de la volonté, à laquelle nous faisons habituellement référence lorsque nous utilisons ce terme. Il y a en fait deux interprétations du terme de conatus à proscrire si l’on veut éviter les contresens. Le conatus n’est ni à prendre dans un sens volontariste ni en lui donnant une signification vitaliste. Il ne s’agit pas plus d’une tension de la volonté que d’une énergie vitale, le conatus résulte de la manière dont s’agence les différents constituants d’un individu et plus ces éléments constitutifs sont en convenance plus le conatus de l’individu est puissant. Ce qu’il faut bien comprendre ici, c’est que chez Spinoza un individu n’est pas, comme le sens étymologique et littéral de ce terme pourrait le laisser croire, une chose indivise, mais une réalité composée et composante, composée de parties qui possèdent d’ailleurs chacune leur conatus et composante d’un individu plus grand que lui. C’est lorsque ces parties s’agencent pour le mieux que la puissance d’être d’une chose singulière augmente. En revanche, si la structure d’une individualité est fragilisée par l’action d’une cause externe, sa puissance diminue.

Ainsi, ce qui fait la singularité d’un individu résulte de l’interaction entre structure interne et causalité externe. Ce jeu de l’interne et de l’externe constitue ce que Spinoza désigne par le terme de complexion. La complexion d’un individu renvoie à sa structure interne ainsi qu’aux relations qu’il entretient avec son environnement. Ainsi, une pierre, si elle se situe dans un environnement dans lequel elle n’est pas exposée à l’érosion ou à des chocs qui pourraient la briser, persévérera dans son être autant qu’il est en elle et maintiendra sa structure à l’identique. Mais la complexion de la pierre est relativement simple. Il n’en va pas de même pour les êtres vivants dont la complexion est plus grande et, parmi eux, l’être humain est certainement celui qui dépasse tous les autres en complexité. En effet, sa structure interne est d’une grande richesse, mais de plus, il possède une grande aptitude à affecter le monde extérieur et à être affecté par lui. En effet, un être humain est le produit de son hérédité biologique, de son environnement social et affectif, de son histoire personnelle et des événements qui ont traversé sa vie. Aussi, dans la mesure où tout être humain est le produit de cette multiplicité d’interactions d’origines diverses, il sera toujours singulier. Aucun de nous n’a la même histoire, n’a vécu dans les mêmes conditions et chaque individu apparaît donc comme une expression singulière de la puissance de la nature et plus il assumera cette singularité, plus il la comprendra, plus il pourra être créatif. Car cette singularité caractérisera aussi son désir et sera en lui source de joie, c’est-à-dire d’une augmentation de puissance.

Par conséquent, cultiver sa singularité consiste à développer toutes les aptitudes qui sont inhérentes à notre structure interne qui est animée par une dynamique positive et qui ne peut voir diminuer sa puissance que par l’action de facteurs externes qui viennent la déstructurer et qui produisent de la tristesse. Il faut donc faire en sorte que les conditions externes dans lesquelles nous évoluons soient favorables au développement de ces aptitudes créatives dans tous les domaines. Dans le domaine artistique, mais également sur le plan social, culturel, économique, technique, il faut que chacun prenne soin de sa créativité et de la créativité de l’autre pour que nous nous sentions pleinement exister en voyant notre puissance d’agir augmenter. Comme nous sommes des individus composés et composants (nous composons ces grands individus complexes que sont les sociétés humaines), comme nous sommes de singularités reliées, nous ne pouvons nous développer seuls. Il nous faut donc agir de manière à faire en sorte que la puissance d’agir des autres hommes augmentent, car cette augmentation de la puissance d’agir des autres et la condition de l’augmentation de la mienne et réciproquement. Si je suis entouré d’individus noyés dans la tristesse, l’expression de leurs passions tristes (la haine, l’envie, la jalousie, etc.) m’affaiblira nécessairement.

En revanche, une véritable culture de la joie ne peut que contribuer à l’expansion de la puissance de chacun. La puissance qui n’est pas le pouvoir, car le pouvoir peut lorsqu’il est exercé pour lui-même générer de la tristesse. En effet, le pouvoir (en latin potestas) renvoie à la capacité d’agir sur autrui et son exercice, lorsqu’il est le fait de personne animé par le goût du pouvoir – et c’est souvent le cas – s’avère le plus souvent un signe d’impuissance plutôt que la manifestation d’une réelle puissance. Lorsque le pouvoir n’est pas exercé pour lui-même, mais pour le bien d’autrui, il est une expression de la puissance d’agir de celui qui l’exerce. En revanche, lorsque le pouvoir est exercé pour lui-même, par goût du pouvoir, il est une marque d’impuissance, parce qu’il est le fait d’un être qui ne parvient pas à tirer sa force de ses propres ressources et qui, pour se sentir fort, ne voit pas d’autre moyen que de réduire la puissance de l’autre. C’est d’ailleurs à ce niveau que se situe la différence entre l’autorité et l’autoritarisme. L’autorité véritable consiste en l’exercice d’un pouvoir en vue du bien d’autrui, tandis que l’autoritarisme consiste dans l’exercice d’un pouvoir afin de satisfaire un désir de puissance inassouvi en soumettant l’autre. En un certain sens, celui qui exerce un pouvoir par goût du pouvoir ne parvient pas assumer à la fois sa singularité et celle de l’autre et ne peut se sentir singulier qu’en l’écrasant. Mais n’est-ce pas là une fausse singularité, une singularité mutilée et aliénée qui reste prisonnière de sa propre impuissance et qui confond singularité et culte de l’ego.

Car la singularité n’est pas culte du moi ou repli sur soi, elle est ouverture à l’autre pour accueillir sa singularité et mieux affirmer la sienne.

Il y a donc une dimension éthique à la culture de la singularité et une anthropologie de la singularité ne peut que déboucher sur l’émergence d’un éthos de la singularité. Savoir être singulier, c’est cultiver la puissance d’être soi en prenant soin de la puissance d’être soi de l’autre, c’est se créer chaque jour pour soi et pour autrui et offrir à l’autre une invitation à exprimer la créativité qui est en lui.

Eric Delassus

L’amour peut-il être intellectuel ?

Posted in Articles on juillet 15th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Dans l’Éthique Spinoza parle d’un amour intellectuel de Dieu et va jusqu’à affirmer que cet amour conduit à la béatitude, c’est-à-dire à la joie suprême. Cette expression « amour intellectuel » peut sembler étrange à beaucoup d’entre nous puisque nous ne sommes pas accoutumés à relier nos sentiments et notre intellect. Nous avons plutôt l’habitude de les séparer, voire de considérer qu’ils se limitent réciproquement. Selon notre manière courante de voir les choses, nous avons plutôt tendance à penser que l’intelligence conduit à la froideur et que les affects troublent notre jugement et notre manière de raisonner. Aussi, pour bien comprendre ce que Spinoza entend par cette formule, il nous faut revenir aux définitions que donne Spinoza des termes qui la composent. En premier lieu, il faut préciser que l’objet de cet amour n’est pas un Dieu caché et mystérieux et encore moins un Dieu anthropomorphe et personnel. Il ne faut jamais oublier que lorsque Spinoza parle de Dieu, il parle de la nature qu’il faut comprendre comme un système de lois, c’est-à-dire de rapports complexes, mais constants, entre tous les éléments qui la composent. Par conséquent, plus on comprend cette nature, par la philosophie, la science, par toutes les formes de perception que nous en avons, plus nous connaissons Dieu. Ensuite, il nous faut préciser ce qu’est l’amour et Spinoza en donne une définition on ne peut plus claire : « L’Amour est une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure », mais qui nécessite pour être comprise que l’on se réfère également à la définition qu’il donne de la joie : « La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection ». Par perfection, Spinoza entend ici puissance, puissance d’être, puissance d’agir, puissance de penser. Pour dire encore les choses différemment, plus nous nous sentons capables de faire des choses, plus nous nous sentons joyeux. Par conséquent, si nous percevons une chose extérieure comme contribuant à augmenter nos capacités, nous l’aimons. Bien entendu, nous pouvons nous tromper, nous pouvons imaginer qu’une chose augmente notre puissance, alors qu’en réalité, elle fait tout le contraire. Dans ces conditions, l’amour est passif et repose sur une idée erronée, ce que Spinoza appelle une idée inadéquate. Dans ce cas d’ailleurs je ne me sentirai pas véritablement plus puissant en présence de la chose aimée, j’aurai simplement peur de me sentir plus faible, moins capable, en son absence.

En revanche, lorsque je comprends clairement l’effet que produit sur moi la chose aimée, je vais ressentir un amour plus actif et plus intense. On pourrait objecter que toute compréhension d’une chose n’entraîne pas nécessairement une modification de nos affects. Ainsi, si une personne m’a causé un tort, on n’aura beau m’expliquer les raisons qui l’ont conduit à agir comme elle l’a fait, on aura beau m’expliquer qu’elle bénéficie de nombreuses circonstances atténuantes ou qu’elle n’était pas lucide au moment où elle a agi et qu’elle n’était pas responsable de ses actes, cela ne m’empêchera pas de ressentir de la haine envers elle, c’est-à-dire une tristesse accompagnée de la représentation de cette personne.

Il faut donc, pour bien comprendre ce que veut dire Spinoza, s’interroger sur le mode de compréhension auquel il fait référence, lorsqu’il parle d’amour intellectuel. L’intellect auquel il fait référence n’est pas la raison purement démonstrative et finalement abstraite et désincarnée. Cette dernière est fort utile dans les sciences et nous aide grandement à mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, mais elle n’aboutit qu’à des généralités. Elle permet, par exemple en physique, de découvrir les lois générales du mouvement, ce qui est déjà beaucoup, mais n’est pas suffisant pour modifier en profondeur notre ressenti.

L’intellect dont il est question, lorsque l’on parle de l’amour intellectuel de Dieu, relève d’une pensée plus intuitive et plus incorporée, il concerne une perception plus fine des liens qui nous unissent à la nature. Spinoza précise d’ailleurs dans le Traité de la réforme de l’entendement que cette joie suprême à laquelle il aspire ne peut venir que de la compréhension des liens par lesquels « notre esprit est uni à la nature tout entière ». Et quand on sait que pour Spinoza l’esprit et le corps ne sont qu’une seule et même chose on saisit mieux en quoi l’intellect dont il est ici question ne peut pas être désincarné et pourquoi l’amour peut être intellectuel. Il n’y a pas d’un côté les sentiments qui s’enracineraient dans le corps qui serait l’instance sensible de l’être humain et de l’autre l’intellect qui relèverait de l’esprit. L’unité du corps et de l’esprit fait que l’intellect et la raison sont autant sensible que la sensibilité peut faire preuve d’intelligence. Il s’agit donc de comprendre les choses dans leur singularité, toute chose singulière étant l’expression de la puissance de la nature et comme cette compréhension consiste en une augmentation de puissance, elle ne peut être que source de joie. Par conséquent l’amour étant une joie accompagnée de l’idée de sa cause, plus je comprends une chose de cette manière plus je vais l’aimer et comme toute chose exprime la puissance de Dieu ou de la nature, plus je comprends une chose plus j’aime Dieu. Comprendre prend alors ici tout son sens, il s’agit de prendre avec soi ou plutôt de découvrir en soi tout ce qui nous relie à la totalité de la nature. Comprendre une chose consiste à comprendre de quelle manière celle-ci est comprise dans une nature qui me comprend également, c’est donc progresser dans la saisie intuitive des liens qui nous unissent à la nature.

Un amour intellectuel est donc possible, il est même la forme la plus élevé de l’amour, sa forme la plus active, mais il nécessite pour pouvoir s’exprimer et se manifester que l’on dépasse la conception réductrice et borné que nous avons de l’intellect qui n’est pas une puissance de pensée froide et désincarnée, mais l’expression d’un esprit vivant qui ne fait qu’un avec le corps. S’efforcer de comprendre l’autre, c’est donc toujours s’efforcer de l’aimer et cet amour ne peut passer que par la compréhension des liens qui nous unissent à lui.

Éric Delassus

Singularité et altérité

Posted in Articles on avril 17th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Conférence prononcée le 15 avril 2023 Lors de la séance inaugurale de l’IRISA : De la méthodologie de l’art aux méthodologies de l’être

Qu’est-ce qu’un autre ? Qui est autrui ? Parmi les réponses possibles à cette question, il y a celle qui consiste à définir autrui comme notre semblable. Ce qui n’est pas totalement faux. Je ne vais pas qualifier d’autrui ce qui est tout autre. Une chose, un objet matériel inanimé est tout autre que moi, c’est autre chose, c’est d’ailleurs tellement autre chose que je ne vais pas pouvoir le qualifier d’autrui. En revanche, dès que je vais avoir affaire à une réalité avec laquelle je possède quelque chose en commun, la question va devenir plus complexe. Ainsi, en va-t-il du vivant. Pour ce qui concerne le végétal, j’ai le sentiment de ne pas avoir suffisamment de points communs avec lui pour ne pas le considérer comme un autre, j’ai l’impression qu’il est trop autre pour être un autre. Néanmoins, certaines découvertes récentes nous montrent que nous partageons plus que nous pensions avec le monde végétal.

Ainsi, les travaux du botaniste Francis Halé, nous ont permis de découvrir que les arbres communiquaient et qu’ils étaient capables de se reconnaître, autrement dit de percevoir ce qui fait la singularité de leurs semblables. Est-ce assez pour le considérer comme un autre ? La question reste en suspens, mais elle souligne en quoi la question de l’altérité est certainement beaucoup plus complexe qu’il n’y parait.

Pour ce qui concerne l’animal, la question est peut-être encore plus difficile, car il est évident que je ne peux le considérer comme tout autre, même s’il m’est difficile de le considérer comme mon semblable. Mais est-ce que je possède suffisamment en commun avec lui pour le considérer comme un autre ? Je sens bien qu’il y a quelque chose en moi de l’animal, je partage avec certains d’entre eux des organes identiques. Certainement, sommes-nous d’ailleurs nous aussi des animaux, des animaux singuliers, mais des animaux quand même !

J’ai l’impression de pouvoir communiquer avec certains d’entre eux. Certains mêmes sont parvenus à s’adapter à la vie humaine, à l’environnement de l’être humain. On peut même se demander pour certains d’entre eux, les chats par exemple, si ce sont les humains qui les ont domestiqués ou si ce sont eux qui ont colonisé l’environnement humain.

Quoi qu’il en soit, nous hésitons encore à ranger l’animal dans la catégorie « autrui », même si comme l’ont montré de nombreux travaux scientifiques en éthologie, ainsi qu’une réflexion philosophique comme celle développée par Vinciane Despret, les comportements animaux ne sont pas purement instinctifs, mais peuvent sur de nombreux points se rapprocher de ceux des humains.

L’intérêt de cette brève entrée en matière est de nous montrer en quoi réduire l’autre à n’être que notre semblable a tendance à pouvoir être source d’exclusion dans la mesure où moins l’autre me ressemble, moins j’ai tendance à le considérer comme un autre, mais plutôt à le considérer comme tout autre et à ne plus m’interroger sur la nature des liens qu’il me faut entretenir avec lui.

On pourrait croire qu’entre les humains les choses pourraient être plus simples, mais l’histoire, et même l’actualité, ont vite fait de tordre le cou à une telle croyance. Le racisme, l’intolérance, le rejet de l’autre sont malheureusement des preuves par l’exemple qu’il n’en va pas du tout ainsi.

On citera, par exemple, la fameuse controverse de Valladolid au cours de laquelle des théologiens s’affrontèrent, afin de déterminer si les Indiens des Amériques pouvaient être considérés comme des êtres humains à part entière, ce qui décida du sort des populations africaines et de leur déportation pour les réduire en esclavage. Pas suffisamment semblables, trop autres pour nous, elles furent mises en marge de l’humanité. Preuve qu’à trop considérer l’autre comme semblable, nous sommes conduits à nier l’altérité de ceux qui ne nous ressemblent pas assez.

S’il en va ainsi, c’est que nous avons trop souvent tendance à confondre le semblable et l’identique et que ce qui nous fait peur, c’est précisément l’écart qui sépare le semblable de l’identique. Et cela est vrai tant pour les peuples que pour les individus. En réalité, ce qui inquiète, c’est la singularité de l’autre, c’est-à-dire ce qui fait qu’il n’a pas son pareil et qu’il s’écarte de la singularité dominante qui ne se perçoit pas comme singulière et s’érige en norme qui devrait s’imposer à tous. Revendiquer et défendre la valeur de la singularité, c’est affirmer la valeur de l’irremplaçable, du non-substituable. C’est ce qui fait d’ailleurs la distinction entre le singulier et le particulier. Dans un ensemble, tous les éléments qui le constituent sont particuliers, mais ils ne sont pas nécessairement singuliers, car ils peuvent tous être identiques. En revanche, le singulier est par définition ce qui n’a pas son pareil, parce qu’il possède ce « je ne sais quoi » qui le distingue de tous les autres et qui peut nous sembler étrange ou étranger. C’est en ce sens que le singulier peut inquiéter et, pour qui n’assume pas cette inquiétude, donner lieu à des comportements de rejet ou d’exclusion.

Si les êtres humains ont parfois, pour ne pas dire souvent, tendance à se comporter de manière intolérante ou discriminante, cela vient de leur difficulté à admettre la singularité de l’autre qui est pleinement constitutive de son altérité. En effet, admettre la différence d’autrui, conduit nécessairement à une remise en question de sa propre singularité. Celui qui est différent de moi remet en question ma manière d’être humain en me signifiant qu’il n’y a pas une seule manière d’être humain et que la mienne n’est pas la seule possible et encore moins la meilleure. Aussi, si je ressens cette remise en question comme une fragilisation de mon être, je vais rejeter l’autre hors de l’humanité et ne plus le considérer comme mon semblable, je le considérerai comme non-humain ou moins humain que moi et en le percevant ainsi inférieur, je sauverai ce que je crois être mon humanité, alors que je me comporterai en réalité de la manière la plus inhumaine qui soit.

Faut-il pour éviter un tel dévoiement, privilégier la différence aux dépens de la similitude ? Plutôt que de considérer l’autre comme mon semblable, ne serait-il pas plus judicieux de le percevoir uniquement comme différent ?

Cette manière de voir les choses risque fort de m’emmener vers une autre impasse, car si je ne perçois l’autre que comme radicalement différent, le risque n’est-il pas grand d’oublier ce que je possède en commun avec lui et de ne plus le considérer comme prochain ?

Aussi, le respect de l’autre nécessite-t-il que l’on tienne les deux bouts de la chaîne afin d’être en mesure de concilier similitude et différence en évitant de confondre le semblable et l’identique, le différent et le radicalement autre. Et c’est certainement en appréhendant l’autre dans sa singularité que l’on peut y parvenir, car cette singularité est constitutive de ce qui fait l’altérité de l’autre.

Cette expression « altérité de l’autre » peut sembler pléonastique, au même titre que la circularité du cercle, mais en fait elle ne l’est pas, car l’altérité ne désigne pas l’essence de l’autre, mais sa singularité, une singularité toujours complexe et, sous certains aspects, mystérieuse. Elle est ce que je ne peux connaître véritablement, si ce n’est par ses manifestations extérieures, elle est ce qui résulte, pour parler comme Spinoza de la complexion propre de tout individu.

Je me réfère ici à Spinoza, car celui-ci est certainement l’un des grands penseurs de la singularité. En effet, selon lui, les modes ou manières d’être qui constituent la nature, qui sont l’expression de la puissance d’être du Dieu-Nature, sont principalement des choses singulières et les notions de genre ou d’espèce ne sont que des êtres de raison, c’est-à-dire des manières commodes de se représenter des choses qui possèdent des caractéristiques communes sans que pour autant, elles présentent une quelconque réalité sur le plan ontologique. Les seules réalités qui vaillent sont, dans une certaine mesure singulière et individuelle. Mais ce ne sont pas des individualités repliées sur elles-mêmes, car chaque chose singulière exprime la puissance de Dieu tout entière. Ce qui fait d’ailleurs dire à Spinoza dans la proposition XXIV de la cinquième partie de l’Ethique que « plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu » Pour Spinoza, un individu n’est pas, comme pourrait le laisser penser l’étymologie de ce terme, un être indivis, il est bien au contraire toujours composant et composé. Ainsi, je suis un corps composé d’autre corps eux-mêmes de corps plus petit, mais je suis moi-même composant d’un corps plus grand que moi qui est la cité à laquelle j’appartiens, ce qui permet au passage de souligner la dimension politique de la singularité. La politique ne devrait-elle pas être, en un certain sens, l’art de faire coexister les singularités, au lieu d’être une entreprise de normalisation et d’uniformisation ?

Ce que nous permet donc de mettre en évidence Spinoza, c’est que toute singularité est toujours relationnelle, on n’est jamais singulier tout seul et comprendre sa singularité consiste, comme l’écrit Spinoza dans son Traité de la réforme de l’entendement, à comprendre de quelle manière nous sommes reliés à la nature tout entière et donc reliés les uns aux autres. Cette complexion propre à chaque chose singulière est le fruit d’un tissu de relations internes et externes. La singularité de chacun résulte de la manière dont se conjuguent les différentes parties qui le composent et de la manière dont il est relié à la totalité dont il fait partie. Par conséquent, pour les êtres humains, la manière dont nous sommes reliés aux autres hommes est essentielle. Non seulement, nous produisons ces relations, mais nous en sommes également le produit. En fait, une personne singulière n’existe pas en elle-même et par elle-même, mais en tant qu’elle est un carrefour où se rejoigne de multiples déterminations d’ordres différents : culturelles, sociales, psychique, biologiques… Je ne puis donc me comprendre, c’est-à-dire connaître ce qui fait ma singularité qu’en m’intéressant aux autres avec lesquels je vis et en m’efforçant de comprendre leur altérité, c’est-à-dire leur singularité.

« Deviens ce que tu es ». Nietzsche, dans son Zarathoustra, emprunte cette formule au poète Pindare et le paradoxe qu’elle contient peut tout à fait s’éclairer à la lumière de Spinoza en qui Nietzsche avait d’ailleurs vu un précurseur. Il ne s’agit pas ici de faire coïncider mon existence avec une essence qui se situerait dans on ne sait quel arrière-monde. Il s’agit plutôt ici de s’efforcer de comprendre pourquoi on est ce que l’on est présentement, c’est-à-dire de mieux saisir ce qui fait notre singularité pour y adhérer pleinement de manière, pour reprendre une expression spinoziste, à être et agir selon la seule nécessité de sa nature. Nature qui n’est pas une essence immuable, mais plutôt un système de rapport, de relation dont la compréhension s’inscrit dans un processus de subjectivation par lequel l’individu se libère de la servitude envers les causes externes et devient soi-même en augmentant sa puissance et en comprenant plus clairement le tissu relationnel à l’intérieur duquel il s’inscrit.

C’est en ce sens que, comme l’affirme Spinoza « rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme », car augmenter sa puissance d’agir ce n’est pas accroître son pouvoir sur les autres hommes, mais au contraire s’ouvrir à leur singularité pour s’en nourrir et collaborer avec eux.

La puissance n’est pas le pouvoir. Le pouvoir exercé pour lui-même est plutôt un signe d’impuissance. Il consiste à réprimer la singularité d’autrui, c’est-à-dire à diminuer sa puissance d’être et d’agir pour se donner l’illusion de la puissance. Celui qui exerce le pouvoir par goût du pouvoir, plutôt que de chercher à s’affirmer en développant ses aptitudes singulières et en exploitant ses propres ressources, ne fait que se donner l’impression d’être fort en rendant les autres plus faibles. Il reste donc englué dans la servitude et l’aliénation.

En revanche, celui qui cultive sa singularité en se nourrissant de la singularité d’autrui s’inscrit dans un jeu d’échange par lequel les puissances s’augmentent réciproquement. Autrement dit, plus ma puissance d’agir augmente, plus je contribue à l’augmentation de celle d’autrui et plus celle d’autrui augment plus la mienne se développe.

C’est certainement le cas de l’artiste qui développe sa puissance créatrice, parce qu’il se nourrit de la singularité d’autrui. Ainsi, parce qu’il s’inspire de ses pairs, qu’il s’ouvre à d’autres cultures ou à d’autres disciplines que la sienne, il offre aux autres hommes une œuvre qui leur donne la possibilité d’enrichir leur singularité et donc de développer leur puissance d’être, de penser et d’agir.

Un tel enrichissement mutuel des singularités ne pourrait se produire si l’on se contentait de réduire l’autre à n’être que notre semblable, ce qui condamne au repli sur soi et empêche toute ouverture à l’altérité de l’autre, c’est-à-dire à sa singularité. Mais il ne pourrait non plus avoir lieu si l’autre était considéré comme radicalement différent, puisque dans ces conditions, il n’y aurait aucune terre commune sur laquelle se situer pour réussir à communiquer.

Cultiver sa singularité et contribuer à l’épanouissement de la singularité d’autrui – mais comme nous venons de le voir, l’un ne va pas sans l’autre – peut certainement nous aider à sortir des impasses vers lesquelles pourrait conduire aujourd’hui le culte de l’identité. Non pas qu’il faille nier les différences culturelles, de genre ou de tout autre nature, cela entrerait d’ailleurs en contradiction avec l’intérêt que nous portons à la singularité, mais il faut néanmoins éviter de se laisser enfermer ou réduire dans une identité. Dans l’idée d’identité, il y a celle d’identique, c’est-à-dire l’idée d’une adhésion à soi, d’une coïncidence à soi qui peut vite devenir réductrice et justement empêcher de devenir soi-même. Je ne suis pas ce que je suis, ce qui fait ma singularité, c’est peut-être aussi que je suis un autre pour moi-même et que je suis fait d’une multiplicité d’identités fluctuantes et parfois contradictoires. Affirmer sa singularité, n’est-ce pas aussi assumer cette diversité intérieure, accepter cette altérité de soi envers soi-même. Non seulement, si je veux respecter la singularité de l’autre et son altérité, je ne peux le limiter à n’être que mon semblable, mais si je veux respecter ma propre singularité, je ne peux moi non plus me considérer comme n’étant que mon semblable ou pire m’installer dans une identité à soi qui pourrait devenir mortifère.

C’est d’ailleurs ce refus de l’identité à soi pour soi-même et pour autrui qui est la condition même de l’éveil et de l’affirmation de la singularité de chacun. Car si l’on peut établir un parallèle entre identité et singularité, ce n’est pas à cette identité qui se rapproche de ce que Paul Ricœur appelle l’identité-mêmeté qu’il faut se référer, mais plutôt à ce qu’il nomme ipséité et qui relève d’une identité narrative. Ce qui fait ma singularité, c’est aussi et surtout mon histoire et c’est parce que je suis une personne s’inscrivant dans une trame narrative singulière que mon identité est diverse et fluctuante. Néanmoins ce qui fait que je sais que, bien que n’étant plus le même que dans le passé, il y a en moi quelque chose qui subsiste malgré tous les changements qui ont pu traverser mon existence et qui ont contribué à l’élaboration de ma singularité, c’est cette capacité que j’ai à pouvoir me raconter et à être sujet du récit de mon existence singulière.

 

Aussi, à la question posée initialement, qu’est-ce qu’un autre, il est permis de répondre que l’autre est avant tout une singularité qui ne peut se manifester à mes yeux que si je ne le réduis pas à n’être que mon semblable sans pour autant le confiner dans une différence qui nierait toute communauté avec lui. Pour prendre en compte l’altérité de l’autre, il est nécessaire que je tienne compte de ce qui en lui m’échappe et parfois m’inquiète, c’est-à-dire de ce qui le rend irremplaçable, de ce qui fait sa différence et constitue sa singularité. Mais l’autre est aussi une histoire, une histoire dont il peut faire le récit et c’est cette identité narrative qui le caractérise également. L’autre, c’est aussi cette singularité susceptible de se raconter. Il est une histoire singulière qu’il faut entendre et c’est par l’intérêt que chacun porte à son histoire et à l’histoire d’autrui que les singularités multiples peuvent échanger et s’enrichir les unes les autres. Cette histoire constitutive de toute singularité, chacun peut la raconter à sa manière, elle peut être réelle ou imaginaire, la sienne comme celle d’autrui, elle est toujours l’histoire d’une singularité qui en s’exprimant se constitue comme ouverture vers autrui.

Eric Delassus

L’homme, animal politique ou le pouvoir des mots Modifier l’article

Posted in Articles on février 7th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Aristote définit l’être humain comme un animal politique. Par-là, il n’entend pas seulement que l’être humain est un animal social. Il existe une multitude d’animaux qui tout en étant sociaux ne sont pas politiques. C’est, par exemple, le cas des abeilles auxquelles fait d’ailleurs référence Aristote. L’homme est un animal politique, parce que justement, il n’a pas vraiment d’instinct social. Certes, il ne peut faire autrement que vivre en société, mais il n’y a pas pour lui une seule manière possible de le faire. Il ne sait pas spontanément quelles sont les règles qu’il doit suivre pour vivre en bonne intelligence avec ses semblables. Par conséquent, il doit faire en sorte que la société dans laquelle il vit se constitue en cité (polis), c’est-à-dire en une société régie par des lois. Des lois qui ne sont pas définies à l’avance pour lui, mais qu’il doit élaborer lui-même en délibérant avec les autres êtres humains, c’est-à-dire en discutant avec eux du juste et de l’injuste. C’est cette capacité de discussion et de dialogue qui est, selon Aristote, à la racine même du caractère politique de l’être humain. En effet, toujours selon Aristote, l’être humain est le seul à disposer de la parole. Par-là, il n’entend pas seulement un moyen de communication et de transmission d’informations, dont les animaux disposent par ce qu’il nomme « la voix », mais un pouvoir de dialoguer, c’est-à-dire également de raisonner, de réfléchir et d’échanger le produit de ces réflexions. C’est cette puissance dialogique qui fait de l’être humain un animal politique. Dia / loguer, c’est comme j’ai pu l’indiquer dans un billet précédent, se situer à travers (dia) le logos, c’est-à-dire se situer ensemble sur le terrain du langage et d’une rationalité qui se constitue par l’échange et la réflexion commune.

Cette puissance est à cultiver au sein de toute organisation humaine, elle est essentielle, car elle est un rempart contre l’incompréhension, la haine et la violence. Là où les mots n’ont plus le pouvoir, il n’y a plus que la force brutale et violente qui règne. Cette force ne s’exerce pas simplement de manière physique, elle trouve le plus souvent des manières plus insidieuses pour réduire au silence ceux qui souhaiteraient parler et mettre en place un dialogue fructueux source de changement, d’innovation et d’amélioration. Cette force violente pourra se manifester sous la forme du mépris, du harcèlement, de l’acharnement, de l’absence d’encouragement… Elle fera régner la crainte et l’autoritarisme au lieu d’exercer une réelle autorité bienveillante et constructive.

Elle pourra aussi se manifester par un usage pervers des mots, en corrompant leur véritable sens. En cela, elle reprendra les techniques des sophistes. C’est ainsi que l’on parlera de transparence pour s’autoriser à faire intrusion dans l’intimité des acteurs du fonctionnement de cette organisation ou que l’on qualifiera d’open-space des espaces de travail dont la finalité n’est pas la convivialité, mais la surveillance et le contrôle de ceux qui y travaillent.

Si les mots ont un pouvoir, il peut être à double tranchant, il faut distinguer le discours qui persuade – qui obtient l’assentiment de l’autre par tous les moyens sans faire appel à son pouvoir de réflexion – du discours qui convainc, c’est-à-dire qui repose essentiellement sur cette rationalité commune et partagée à laquelle il a été fait référence précédemment.

Un tel mode de fonctionnement ne relève pas à proprement parler d’une réelle politique, car la politique consiste justement dans l’art de mettre fin à la violence dans les rapports sociaux par le langage. Ce qui ne veut pas dire mettre fin aux conflits, mais les traiter autrement que par la loi du plus fort. Pour ce faire, le fonctionnement démocratique apparaît comme le mieux à même de traiter les antagonismes qui peuvent fragiliser une structure sociale, car le fonctionnement démocratique met précisément le dialogue au cœur même de la vie sociale pour en évincer la violence et permettre aux êtres humains de vivre en bonne intelligence, c’est-à-dire en essayant de se comprendre les uns les autres, même lorsqu’ils sont en désaccord. Tâche éminemment difficile, car le recours à la force sous toutes ses formes reste une tentation à laquelle nous sommes souvent prêts à céder, le plus souvent d’ailleurs en utilisant l’espace du débat pour manquer de loyauté envers l’adversaire et le discréditer sans s’attaquer au fond des problèmes qui font l’objet de la discussion – la petite phrase qui tue, la caricature et la déformation de ses arguments, etc.

Aussi, faire fonctionner une organisation suppose une grande attention au pouvoir des mots. Pouvoir positif, lorsqu’ils permettent le débat et le dialogue, pouvoir mortifère lorsque leur usage sophistique empêche tout échange fructueux. À ceux qui reprochent aux hommes politiques et aux dirigeants de toute sorte de trop parler et de ne pas suffisamment agir, il faut montrer en quoi ceux qui agissent sans jamais parler pour se justifier sont dangereux. Si une parole qui n’est pas suivie d’actes est souvent creuse, des actes qui ne sont pas justifiés par une parole, elle-même issue d’un authentique dialogue entre toutes les parties concernées, sont la négation même de toute politique et par conséquent de la liberté humaine.

« Ce ne sont que des mots » entend-on parfois, sous-entendant que les mots ne sont que du vent. Mais les mots ont un pouvoir, un pouvoir qui lorsque l’on en fait un bon usage est facteur de paix et de respect mutuel. Pour reprendre ce que disait le chanteur et poète québécois Gilles Vigneault « la violence, c’est un manque de vocabulaire ». Aussi, si pour reprendre la formule de Clausewitz selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », on peut aussi dire avec Michel Foucault qui retourne la formule que « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens », ces autres moyens sont les mots par lesquels nous tentons de continuer la guerre pour y mettre fin.

Éric Delassus

Manager en confiance

Posted in Articles on octobre 9th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Merci au réseau ICARE de Michelin à Clermont-Ferrand de m’avoir invité mardi pour parler avec François Silva de la responsabilisation et de la confiance.

Dans son livre Un monde vulnérable, la philosophe américaine Joan Tronto, qui appartient au courant des éthiques du care, prend l’exemple du cadre d’entreprise qui arrive un matin au bureau et découvre que le ménage n’a pas été fait pendant la nuit. Pourquoi prend-elle cet exemple ? Si elle s’y réfère, c’est pour mettre en évidence notre vulnérabilité. Par vulnérabilité, il ne faut pas entendre ici faiblesse ou fragilité, mais tout d’abord et surtout dépendance. Cette anecdote révèle notre vulnérabilité foncière, nous pouvons nous imaginer que nous sommes des personnes autonomes et que nous n’avons besoin de personne pour nous épanouir dans notre vie personnelle ou professionnelle, mais cela n’est qu’une vue de l’esprit. En réalité, c’est faux. Nous voulons croire que ne sont vulnérables que les personnes en situation de faiblesse, les enfants, les vieillards, les malades et les personnes en situation de précarité, mais ce n’est qu’une illusion que nous cultivons pour nous faire croire que nous sommes forts et puissants. En fait, nous nous mentons à nous-mêmes. Il y a dans ce déni de notre vulnérabilité foncière une incommensurable mauvaise foi. Nous croyons que la puissance est synonyme d’invulnérabilité, alors qu’en réalité, elle consiste dans une vulnérabilité assumée. Il nous faut donc accepter d’être tous vulnérables et ce jusque dans le monde de l’entreprise. Il nous faut changer de paradigmes et cesser de nous représenter l’entreprise comme une jungle dans laquelle des individualités totalement atomisées seraient en permanence en concurrence. Surtout, il nous faut cesser de penser que c’est là que ce situe le moteur de l’entreprise. En effet, une organisation dans laquelle tout le monde est en concurrence est une structure à l’intérieur de laquelle règne principalement la méfiance, car l’autre y est toujours perçu comme une limite à l’expression de ma puissance d’être et d’agir. Il est donc nécessairement perçu comme un ennemi potentiel. C’est pourquoi l’émulation est préférable à la concurrence. L’émulation consiste à faire en sorte que ceux qui réussissent attirent dans leur sillage ceux qui rencontrent des difficultés, elle est basée sur l’entraide et le désir de permettre à l’autre d’augmenter ses capacités et de développer ses aptitudes. À l’inverse, la concurrence devient vite perverse et incite à affaiblir l’autre, au lieu d’essayer de devenir meilleur en s’efforçant de développer ses compétences avec l’aide des autres, on est vite tenté de réduire la puissance d’agir de l’autre pour le supplanter. En résumé, là où règne la concurrence, je suis tenté de supplanter l’autre en diminuant sa puissance d’agir, alors que là où règne l’émulation, je suis conduit à faire en sorte qu’en augmentant ma puissance d’agir, je contribue à augmenter celle des autres, ce qui contribue également à augmenter la mienne. En ce sens, l’interdépendance n’est pas signe de faiblesse, mais de puissance, d’une puissance réciproque et partagée. La puissance (potentia) doit ici se distinguer du pouvoir (potestas). Il ne s’agit pas d’exercer un ascendant sur une personne en vue de la soumettre. La puissance désigne ici la capacité d’agir, d’entreprendre, d’innover, de produire autour de soi des effets positifs qui profitent à tous.

C’est là que se situe toute la différence entre l’autorité et l’autoritarisme, entre la personne qui fait autorité et la personne autoritaire. Être autoritaire, c’est avoir le goût du pouvoir et aimer jouir de l’ascendant que l’on exerce sur autrui, c’est donc systématiquement chercher à l’affaiblir. En revanche, faire autorité, c’est inspirer confiance, car l’autre sait que tout ce que fait celui qui exerce cette autorité, il le fait en vue du bien de tous. En conséquence, dans une organisation, un management autoritaire est un management finalement contre-productif puisqu’il restreint la capacité des acteurs à développer leurs aptitudes au service de l’organisation. En revanche, le manager qui fait autorité inspire la confiance, car ceux qu’il accompagne ont le sentiment qu’il met cette autorité au service du bien commun.

En résumé, là où règne la concurrence et l’autoritarisme règne la méfiance, là où s’exerce l’autorité et l’émulation règne la confiance. La confiance, c’est-à-dire la foi en l’autre et aussi en soi-même. En effet, la confiance est avant tout une affaire de foi, de croyance en l’autre. L’autre, je ne peux pas le connaître – et l’on pourrait certainement en dire autant de soi-même. Je ne peux savoir, comme je sais que 2+2=4 ou que l’eau bout à 100°, ce qui se passe « dans la tête » d’autrui, ce qu’il pense ou ce qu’il ressent. Je ne peux, et c’est tant mieux d’ailleurs, faire intrusion dans l’intériorité et la conscience d’autrui. Par conséquent, je suis dans l’obligation de supposer ce qu’il pense ou ressent, en me fiant à des signes extérieurs, son attitude, ses propos ou ses actes, mais il y a toujours un doute. C’est d’ailleurs là le propre de la foi, elle est toujours liée au doute. Croire, ce n’est pas savoir, car la foi consiste à admettre comme vrai, ce qui n’est ni évident, ni démontrable. Ainsi, l’existence de Dieu ne pouvant être démontrée, croire ou ne pas croire en Dieu, c’est supposer comme vrai que Dieu existe ou qu’il n’existe pas. En ce sens, l’athée est aussi un croyant. Ce n’est pas qu’il ne croit pas, il croit que Dieu n’existe pas. C’est pourquoi, un philosophe comme Pascal pense la foi sur le registre du pari, croire en Dieu, c’est faire un pari sur Dieu. On pourrait dire la même chose au sujet d’autrui. Faire confiance en l’autre, c’est parier sur lui, croire en soi, ce n’est pas « être sûr de soi », mais parier sur soi. Ce qui est une manière de traiter positivement le doute qui est indissociable de la croyance. En fait, en ce domaine, deux possibilités s’offrent relativement au doute. Soit on se laisse totalement submergé par le doute, ce qui conduit à faire régner la méfiance dans toutes nos relations, soit on assume ce doute, on l’accepte en lui donnant sa juste place et ainsi, sans pour autant faire une confiance aveugle, on prend le risque de croire en l’autre et le plus souvent ce risque est suivi d’effets, car la confiance engendre la confiance. C’est d’ailleurs là le sens de l’expression « faire confiance ». Dans cette expression, c’est le mot « faire » qui est central. Il ne s’agit pas simplement de donner ou d’accorder sa confiance, mais de la faire, c’est-à-dire de la construire par le type de relation que je mets en place avec autrui. « Faire confiance », cela signifie que la confiance résulte d’une démarche active et constructive au cours de laquelle s’instaure également la véritable autorité qu’il ne faut pas confondre avec l’autoritarisme. L’autoritarisme s’appuie sur la méfiance et la crainte, il consiste dans l’exercice d’un pouvoir sur l’autre dans la but de le rabaisser et de limiter sa liberté et sa puissance d’agir. La véritable autorité consiste au contraire à donner à celui sur qui on l’exerce la possibilité de s’accomplir et de se réaliser. La véritable autorité autorise, c’est-à-dire qu’elle s’exerce par une action qui constitue l’autre comme auteur de ses actes. Elle signifie donc qu’on lui fait confiance et que l’on croit en sa capacité de réussir ou, en tout cas, de donner le meilleur de lui-même pour s’efforcer et tenter de réussir. C’est de cette manière que celui en qui l’on croit finit aussi par croire en lui et parvient à développer ses aptitudes. Il y a un très beau texte du philosophe Alain qui expose très clairement cette idée dans le domaine pédagogique, mais celle-ci est tout-à-fait transposable dans celui du management :

« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux; mais elles vont leur train. D’où je vois bien que ma prière est d’un nigaud. Mais quand il s’agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l’amour, de même. Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j’aime, des vertus qu’elle n’a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable; estimez-le, il s’élèvera. La défiance a fait plus d’un voleur; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d’abord. ».

Dans le monde des choses, il est préférable de ne pas prendre ses désirs pour des réalités, mais dans celui des hommes, il en va tout autrement, car le désir peut-être producteur de réalité et surtout d’humanité, car sans la confiance, il n’y a ni autorité ni humanité, il n’y a que ce qu’Hannah Arendt appelle la désolation. Dans une entreprise, un management qui ne se ferait pas en confiance risque fort de créer un climat proprement désolant pour tout le monde. La désolation selon Arendt se distingue de la solitude. Dans la solitude, la personne peut se ressourcer et réfléchir, la solitude est propice à la méditation et permet d’entrer en connexion avec soi-même. Dans la solitude, la personne se dédouble et se distancie d’elle-même. En revanche, dans la désolation, l’individu est isolé au point d’être coupé de lui-même, il n’est plus en mesure de se remettre en question et de s’interroger sur le bien-fondé de ce qu’il fait. Ne pouvant plus dialoguer avec autrui, il n’est plus en mesure de dialoguer avec lui-même. Il est totalement déresponsabilisé, il n’est plus en mesure de répondre de ses actes. C’est cet état de désolation dans lequel se sont trouvés les individus vivant dans les régimes totalitaires. Dans ces régimes, chacun s’y méfie de chacun et même de soi et c’est ainsi que s’établit ce que Arendt nomme la banalité du mal qui résulte de l’absence de pensée. Il nous faut prendre garde à ce que cette banalité ne vienne pas s’immiscer dans le monde des entreprises et des organisations par un management qui ne s’appuierait que sur la méfiance. En revanche, la confiance responsabilise. Le « faire confiance » dont nous parlions précédemment, est un acte, un « faire » et il consiste principalement dans l’acte de rendre responsable, il est un acte de responsabilisation. Responsabilisation réciproque du manager et du managé. Chacun est responsable de la confiance qu’il accorde et de celle que l’autre lui accorde. Cette confiance n’est pas purement formelle et contractuelle, elle passe aussi par le rapport charnel que j’entretiens avec l’autre. C’est pourquoi, il est important que manager et managé se rencontrent, se côtoient et se voient. Comme l’a très pertinemment remarqué Emmanuel Levinas, c’est par la rencontre du visage de l’autre que l’exigence éthique se fait sentir. Le visage d’autrui m’oblige à être responsable de lui. Levinas va jusqu’à écrire que le visage de l’autre exprime le commandement « tu ne tueras point ». On peut certainement dire la même chose à propos du mensonge. En effet, si je ne peux percer le secret de l’intériorité d’autrui, il y a néanmoins une chose par laquelle peuvent se révéler, se manifester nos sentiments et nos pensées, c’est notre corps et plus particulièrement notre visage. C’est de la que vient la difficulté de mentir. S’il est aisé de dissimuler et de travestir la vérité par les mots, il est plus difficile de la faire par le visage. Il faut être un excellent comédien pour dissimuler à l’autre qu’on lui ment. Difficile, en effet, de mentir en regardant celui à qui l’on ment dans les yeux.

Manager par la confiance, c’est donc instaurer un climat dans lequel s’exerce une autorité qui libère, une autorité qui reconnaît sa propre vulnérabilité ainsi que celle d’autrui, qui rend chacun responsable de lui-même et de l’autre et qui permet à chacun, quelle que soit sa place dans l’organisation, de regarder l’autre dans les yeux sans crainte et sans honte.

Éric Delassus

 

Conatus et organisations

Posted in Articles on octobre 3rd, 2022 by admin – Commentaires fermés

Conatus et organisations

Dans son Éthique, Spinoza affirme que toute chose persévère dans son être grâce à ce qu’il appelle le conatus. Ce terme latin est souvent traduit par « effort », « effort pour persévérer dans l’être ». Cependant, si le conatus peut être considéré comme la force par laquelle une chose singulière maintient autant qu’elle peut sa structure de manière à conserver aussi longtemps que possible son unité et son individualité, il faut éviter les contresens concernant ce terme d’effort et principalement se garder d’une interprétation vitaliste ou volontariste. En effet, le conatus n’a rien à voir avec une quelconque force vitale qui animerait les êtres vivants et qui serait un principe uniquement présent dans le vivant. D’une part, parce que le conatus ne concerne pas que les êtres vivants. Une pierre se maintient aussi dans l’être grâce à son conatus. D’autre part, parce que Spinoza ne considère pas qu’il y a une différence de nature entre le vivant et le non-vivant, il n’y a qu’une différence de degré quant à la complexité de leur organisation.

Il ne s’agit pas non plus d’un effort de volonté, c’est-à-dire d’une force produite par une intention qui émanerait de la chose même qui en serait comme la cause première. Spinoza remettant en question l’existence du libre-arbitre, cette interprétation serait nécessairement erronée.

Ce qui caractérise le conatus, c’est que, comme tout ce qui est dans la nature, il est autant effet que cause. Il est cause de la persévérance dans l’être de toute chose singulière, mais il est l’effet de la structure même de cette chose. Pour bien comprendre cela, il faut préciser ce qu’est un individu pour Spinoza. Contrairement à l’étymologie de ce terme, un individu, dans le vocabulaire spinoziste, n’est pas une réalité indivise, bien au contraire, il est à la fois composant et composé. Ainsi, chaque organe de mon corps est un individu qui possède son propre conatus et qui est composé de parties plus petites, mais il est également composant de ce corps qui est le mien et il faut que toutes les parties de mon corps se conviennent et s’agencent de telle sorte que celui-ci maintienne son unité. C’est donc cette convenance entre toutes les parties d’un individu qui lui permet de maintenir son unité et de persévérer dans l’être. De cette convenance, naît une solidarité entre les éléments constitutifs d’une chose singulière, solidarité qui conserve sa structure tant qu’elle n’est pas altérée par une cause extérieure. C’est pourquoi Spinoza considère qu’aucune chose ne peut se détruire d’elle-même et que la mort n’est pas inscrite dans l’essence d’un être vivant, elle est toujours l’effet d’une cause extérieure. Le vieillissement, l’usure du corps sont dus au fait qu’un être vivant est indissociable d’un milieu qui tout en lui fournissant les moyens de sa survie, l’agresse également et finit par affaiblir cette solidarité entre les parties dont il est constitué et donc son conatus, ce qui le conduit à la mort. On meurt toujours de quelque chose.

C’est aussi pour cette raison que Spinoza affirme que le suicide ne peut pas être considéré comme une manifestation de la liberté. De soi-même, un individu ne peut vouloir sa propre destruction, il ne le peut que s’il y est poussé par une nécessité extérieure dont il peut ne pas avoir conscience. C’est pourquoi comme le dit Gilles Deleuze dans ses cours sur Spinoza, l’idée d’une pulsion de mort est pour Spinoza une idée qu’il qualifie de « grotesque ».

Chez l’être humain, ce conatus se manifeste sous la forme du désir qui est, selon Spinoza, l’essence de l’homme. Ce qui signifie que l’être humain est désir, c’est-à-dire puissance d’être et d’agir, puissance de produire des effets autour de lui et de préférence, car c’est cela qui lui procure de la joie, des effets positifs. C’est pourquoi le désir chez Spinoza ne se définit pas comme manque, mais comme puissance. Il ne se manifeste sous la forme du manque que lorsqu’il échoue à se satisfaire.

Mais si le conatus de l’être humain et donc sa puissance résulte du degré de solidarité qui caractérise les parties qui le constituent et le composent, de quoi est-il composant ? La réponse est simple, il est composant d’autres individualités qui sont des individualités sociales. Une société est un individu qui possède un conatus qui procède de la solidarité entre tous les membres qui la composent. Plus cette solidarité sera élevée, moins les risques de dislocation du corps social seront grands. En revanche, lorsqu’y règne l’injustice et que la liberté n’y est pas respectée, les dysfonctionnements y sont nombreux et les conflits rencontrent de nombreuses difficultés pour se résoudre.

On peut dire la même chose pour une organisation, telle une entreprise, cette structure complexe possède son propre conatus, mais elle ne peut persévérer dans son être qu’à la condition que toutes les parties prenantes puissent s’agencer de telle sorte qu’elle puisse gagner en puissance selon la seule nécessité de sa nature. Ce qui ne signifie pas qu’il faille occulter toutes les tensions et tous les conflits qui peuvent s’y produire. Il est naturel que dans une structure humaine des discordances se fassent sentir et que certains intérêts divergent. Les rapports humains sont par nature des rapports de force, mais rapports de force ne signifie pas que ces forces soient nécessairement antagonistes, elles peuvent aussi se conjuguer. Il est donc nécessaire que des procédures existent à l’intérieur de l’organisation pour rendre possibles le dialogue et la négociation afin de permettre aux parties prenantes de trouver un terrain d’entente permettant de conjuguer les intérêts des uns et des autres pour tous et pour chacun. C’est certainement le rôle des managers dans une entreprise de contribuer à faire se conjuguer les forces en présence, ce qui ne peut se faire ni par la contrainte ni par la manipulation (qui est aussi une forme de contrainte insidieuse). La contrainte peut parfois donner l’illusion de maintenir une certaine unité dans une individualité sociale, mais ce n’est que faux-semblant. Les tensions y restent larvés et la violence toujours présente, prête à déferler à la moindre occasion. Comme l’écrit Spinoza, d’un État dont les membres ne se révoltent pas parce qu’ils y vivent en étant dominés par la crainte, on ne peut pas dire qu’il est en paix, on peut juste considérer qu’il n’est pas en guerre. Le meilleur moyen de contribuer à l’unité d’un corps social, quel qu’il soit, c’est de faire en sorte que chacun ressente le désir d’en faire partie et perçoivent qu’en contribuant à l’augmentation de la puissance d’agir de cette structure, il contribue également à un accroissement de sa propre perfection. C’est ce qui correspond à la rencontre de l’utile propre et de l’utile commun.

C’est donc en cultivant le désir de chacun, en faisant en sorte que tous les participants à la vie de l’entreprise perçoivent que leurs activités en son sein contribuent à l’augmentation de leur puissance d’agir et au développement de leurs capabilités que celle-ci pourra se développer. Ainsi, une pensée comme celle de Spinoza nous fournit des outils intellectuels pour penser l’entreprise, non pas comme la soumission de la plupart de ses membres au désir d’un seul ou d’une minorité, mais comme une structure collaborative et une conjugaison de désirs multiples et complémentaires.

 

Qu’est-ce qu’un établissement de soin ?

Posted in Articles on septembre 9th, 2022 by admin – Commentaires fermés

 

Conférence prononcée lors d’une réunion organisée dans le cadre de l’élaboration du projet social d’établissement du Centre Hospitalier Jacques Cœur.

 

L’objet de cette réunion est, si j’ai bien compris, de mener une réflexion afin d’avancer dans l’élaboration de votre projet social d’établissement. La première question que je me suis posé relativement à ma participation à cette rencontre, c’est bien entendu celle de savoir ce que je peux apporter en tant que philosophe à cette réflexion. Aussi, comme un philosophe est d’abord quelqu’un dont le métier est de travailler les concepts, c’est-à-dire d’interroger les termes que nous utilisons pour parler de ce que nous vivons, afin de tenter de rendre la réalité un peu plus lisible, je me suis dit qu’il pouvait être intéressant d’interroger ces trois termes « projet », « social » et « établissement » et plus particulièrement « établissement de soins et de santé » de façon à mieux saisir la dynamique dans laquelle nous nous situons aujourd’hui.

 

Tout d’abord, l’idée de projet, qui renvoie à l’action de se projeter dans l’avenir, en vue de transformer, de modifier, de faire évoluer les choses, marque une mise en tension entre d’un côté l’institution, c’est-à-dire la structure établie dans laquelle vous évoluer, ici, l’institution hospitalière, et la perception qu’en ont les parties prenantes à son fonctionnement. Dans une certaine mesure, il y a une dimension presque oxymorique de la notion de projet d’établissement, comme si ces deux termes entraient en contradiction. L’idée de projet suppose une évolution, une transformation, tandis que la notion d’établissement, en tant qu’elle désigne ce qui est établi, évoque plutôt la pérennité, voire l’inertie. C’est pourquoi, il est essentiel que l’élaboration de ce projet soit régulièrement réactivée, afin de permettre à l’institution de s’adapter. Il s’agit, en un sens, aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’instituer le changement, afin de réduire la tension entre la nécessité d’évoluer et la résistance au changement de l’institution.

En effet, d’une part, l’institution, par définition, parce qu’elle est instituée, établie, présente une tendance naturelle à maintenir sa structure et à résister à toute forme d’évolution, ne serait-ce qu’en raison de son fonctionnement systémique. Modifier une chose a souvent tendance à se répercuter sur tous les autres rouages qui rendent possible son fonctionnement. Mais d’autre part, il y a le vécu des acteurs et des usagers de cette institution ou de cet établissement. Ces derniers perçoivent plus nettement ses imperfections et ses dysfonctionnements, ils sont en capacité de proposer des améliorations notables, mais n’ont pas toujours les moyens de les mettre en œuvre et de lutter contre cette force d’inertie propre à toute institution. En résumé, il y a d’un côté une processus sans sujet, une sorte de mécanisme structurel propre à l’institution qui génère la résistance au changement et de l’autre des sujets humains, des personnes qui grâce à leur sensibilité et leur réflexion s’efforcent de se projeter dans l’avenir dans le but de rendre ce monde meilleur, même s’il est vrai qu’il peut aussi y avoir une résistance au changement provenant des individus qui ont parfois du mal à sortir de leur zone de confort. Un tel projet ne peut évident être que social puisqu’il concerne l’organisation du vivre-ensemble et surtout du travailler ensemble, d’un « travailler avec et pour » à l’intérieur d’un l’établissement dont la fonction est principalement le soin et dont l’objectif est la santé. Aussi, pour mener à bien un tel projet, il me semble essentiel de conduire une réflexion dans le but de préciser ce qu’est un établissement de soins. La question du soin est, en effet, une question centrale face aux problématiques qui sont les nôtres aujourd’hui. En effet, nous avons longtemps vécu et nous vivons encore selon un modèle social et éthique qui considère le soin comme une pratique non-essentielle ou réparatrice. Nous n’aurions besoin du soin que lorsque les choses vont mal, le soin viendrait en quelque sorte s’ajouter au cours normal de la vie, mais n’en serait pas une donnée fondamentale. Or, ce que nous ont aidé à découvrir les éthiques du care, c’est qu’en réalité le soin est au cœur même de toute vie sociale, qu’il n’y a de vie sociale que dans et par le soin et que nier cette dimension essentielle du soin est destructeur. Moins nous prenons soin les uns des autres, plus la société et le monde se délitent. Si nous ne prenons pas soin de notre environnement, nous risquons de rendre les conditions de vie sur notre planète impossibles. Prendre soin de soi et des autres, prendre soin du monde que nous habitons, c’est donc l’activité essentielle de toute vie qui cherche à se maintenir dans des conditions satisfaisantes.

Le défaut de nos sociétés qui se prétendent développées est d’occulter cette dimension centrale et essentielle du soin dans le but de nourrir le déni d’une des dimensions fondamentales de la condition humaine qui est la vulnérabilité.

Dans son livre Un monde vulnérable, la philosophe américaine Joan Tronto utilise un exemple très éclairant pour illustrer ce que les éthiques du care mettent derrière le terme de « vulnérabilité ». Cet exemple est le suivant : un cadre dans une entreprise arrive un matin dans son bureau et découvre que celui-ci n’a pas été nettoyé durant la nuit. Aussi, ne retrouve-t-il pas son lieu de travail, comme il le redécouvre chaque matin, propre et ordonné de telle sorte qu’il puisse commencer sa journée de travail dans les meilleures conditions. Face à une telle situation, ce cadre peut se sentir découragé, se mettre en colère, bref ressentir un affect négatif qui est le symptôme de sa vulnérabilité, qui n’est rien d’autre que la vulnérabilité foncière de tout être humain. Nous avons tendance à interpréter la vulnérabilité en termes de faiblesse ou de fragilité, mais les éthiques de care, nous apprennent à l’appréhender sous un autre jour, c’est-à-dire sous celui de la dépendance. Être vulnérable, c’est avant tout être dépendant. Il n’y a pas que les enfants, les personnes âgées, malades ou en situation de précarité qui sont vulnérables. Nous le sommes tous, car nous sommes tous dépendants les uns des autres. Cette vulnérabilité est un élément incontournable de la condition humaine et c’est pourquoi nous devrions tous nous soucier les uns des autres. C’est d’ailleurs là le véritable sens de la notion de care, difficilement traduisible en français puisqu’elle ne se réduit pas au soin, mais également à l’importance accordée à autrui, au souci que nous en avons, à la sollicitude. Cependant, si cette vulnérabilité est inséparable de notre condition, notre époque nous a habitué à tout faire pour ne pas la voir, à tout faire pour nous croire autonomes. L’exemple utilisé par Joan Tronto le souligne bien. En effet, les personnes qui travaillent à rendre notre lieu de travail accueillant chaque matin, sont ce que l’on appelle des travailleurs invisibles. Elles prennent soin de nous, mais nous n’en avons pas conscience, car nous ne les voyons pas. Beaucoup d’entre nous retrouvent chaque matin leur espace de travail impeccable, comme si par magie tout avait été remis en ordre après que nous ayons quitté le travail. Prendre conscience de notre vulnérabilité, c’est donc prendre conscience que nous ne pouvons rien faire seuls et que nous devons tous prendre soin les uns des autres.

Cette prise de conscience devrait nous aider à changer de paradigme pour mieux penser le mode de fonctionnement des organisations et par conséquent celui des établissements de soin.

En effet, à la question : « Qu’est-ce qu’un établissement de soin ? », on serait tenté de répondre qu’il s’agit d’une organisation composée de personnes dont la tâche est de prendre soin de ceux qui nécessitent d’être pris en charge. Il y aurait donc d’un côté les sujets du soin (les soignants) et de l’autre les objets du soin (les patients). Les soignants seraient actifs et les patients (comme leur nom l’indique) seraient passifs et subiraient les actes des soignants. Une telle vision des choses est de toute évidence, excessivement simpliste. Comme cela a été souligné précédemment, nous sommes tous des personnes vulnérables. Par conséquent, un établissement de soin est un établissement dans lequel des personnes vulnérables s’occupent d’autres personnes vulnérables, ce qui fait que la vulnérabilité de chacun doit être prise en compte et qu’il ne faut surtout pas que la vulnérabilité des uns viennent recouvrir celle des autres au point d’en arriver à ce que cette dernière soit négligée. C’est pourquoi l’élaboration d’un projet social comme celui qui fait aujourd’hui l’objet de notre réflexion est essentielle. Toute la question étant de savoir sur quelle base, il faut s’appuyer pour structurer une organisation de telle sorte que la qualité de vie de toutes les parties prenantes puisse s’en trouver améliorée.

Dans la version précédente de ce projet, le principe sur lequel s’élabore ce projet consiste à placer le malade au centre du système. Cela semble, en effet, aller de soi. Néanmoins, cela ne présente-t-il pas le risque d’oublier les soignants et tous les autres participants au fonctionnement d’un établissement de soin. Ce principe ne s’inscrit-il pas dans cette vision des rapports humains que nous avons interrogée précédemment et qui sépare l’humanité en d’un côté les sujets du soin et de l’autre les objets du soin, d’un côté des soignants dont la vulnérabilité est occultée et de l’autre les soignés éminemment vulnérables ? Ne serait-il pas plus judicieux de placer plus largement la personne humaine au centre de l’organisation ?

Il est clair que le souci du bien des malades est primordial dans ce type d’organisation, c’est en vue de venir en aide aux malades que de tels établissements existent et c’est cette nécessité qui donne tout son sens à tous les actes qui y sont accomplis.

Néanmoins, il me semble que pour que le malade soit au centre de l’organisation, il ne faut pas qu’il y soit tout seul, car placer la personne humaine au centre de ce système, ce n’est pas relégué le malade au second plan, c’est bien au contraire tout faire pour qu’il puisse bénéficier d’une qualité de soin optimale. Car prendre soin des soignants est la condition pour qu’ils soient en capacité d’exercer au mieux leur tâche et pour que les patients puissent pleinement bénéficier de ce pourquoi un établissement de soin fonctionne.

Un établissement de soin, comme un centre hospitalier est une organisation, un lieu où se rencontrent de multiples tensions qu’il faut gérer avec rigueur et subtilité. Un établissement de soin est en quelque sorte une structure dans laquelle se condense tout ce qui fait à la fois la beauté et la dimension tragique de la condition humaine, ainsi que des exigences qui relèvent de la pure gestion matérielle. Aussi, manager ce type de structure consiste à prendre en compte tous ces éléments pour les faire tenir ensemble dans un équilibre souvent précaire.

Mettre la personne humaine au cœur de ce type d’organisation, c’est justement en faire le centre de gravité de cet équilibre. Car ce qui caractérise principalement la personne humaine, c’est sa dimension relationnelle. Un être n’est une personne qu’à partir du moment où il est reconnu comme tel et un établissement de soin est un lieu où se structure un réseau de reconnaissances multiples et réciproques, reconnaissances qui passent par le soin que chacun dispense envers chacun, car s’il va de soi que les agents d’une telle organisation sont là, de toute évidence, pour prodiguer soin et traitement auprès des patients, il importe aussi de souligner qu’il n’y a pas que les soignants qui sont les sujets du soin. Les malades peuvent aussi prendre soin de leurs soignants et c’est peut-être ce qu’ils font le plus souvent. Les paroles qu’ils s’efforcent d’échanger, les nouvelles dont ils s’enquierent auprès de l’infirmier.e ou de l’aide-soignant.e. Certes, tous ne le font pas, car certains restent prisonniers de cette représentation que nous dénoncions précédemment. Aussi, considère-t-il les soignants comme des sujets du soin qui n’ont pas de raison d’être considérés comme son objet. Or, il est essentiel que les soignants puissent être l’objet du soin des autres, car ils ont parfois tendance à ne pas prendre suffisamment soin d’eux. La crise du covid en fut la preuve, on a pu voir des soignants ne comptant pas leur temps et prêts à se dévouer corps et âme pour les personnes hospitalisées. Si beaucoup de soignants ont parfois tendance à ne pas prendre suffisamment soin d’eux, c’est parce qu’ils sont souvent confrontés à une souffrance face à laquelle ils estiment parfois ne pas avoir le droit de se plaindre. Ils ont souvent le sentiment que leurs difficultés ne sont finalement que de peu de poids par rapport à celles que doivent affronter leurs patients. Aussi, ont-ils parfois tendance à faire taire leur vulnérabilité. Il peut donc y avoir, pour les raisons qui viennent d’être invoquées, un déni de souffrance chez les soignants, déni qui peut parfois devenir destructeur. Il ne faut pas oublier que l’identification de ce que l’on appelle aujourd’hui burn-out a eu lieu dans le domaine du soin. Comme le fait remarquer le philosophe Pascal Chabot dans son livre Global Burn-out nous apprend que le premier à avoir utilisé ce terme et à l’avoir quasiment inventé est un médecin psychanalyste, le Dr Freudenberger, qui était à ce point dévoué auprès de ses patients qu’il ne s’accordait pas le droit de prendre soin de lui. Voilà ce qu’écrit à son sujet Pascal Chabot :

Herbert J. Freudenberger, né en 1926 en Allemagne et réfugié à quinze ans aux États-Unis, travaillait dans les années 1970 dans une free clinic de New York où un personnel, souvent bénévole, accueillait et cherchait à aider des toxicomanes, à prévenir les overdoses et les mauvais trips d’acide. Il est cependant vite apparu que les toxicomanes n’étaient pas les seules personnes fragiles de l’institution. Le personnel soignant montrait aussi des signes d’épuisement émotionnel et mental. Freudenberger, psychiatre et psychanalyste, raconte que de 8 heures à 18 heures il assurait sa consultation médicale à l’hôpital, puis qu’il rejoignait la free clinic jusqu’à la fermeture à 23 heures, après quoi il animait les réunions du staff et rentrait chez lui vers 2 heures du matin. Il a suivi ce rythme pendant des mois, avec toujours la même réponse quand on lui demandait s’il ne travaillait pas trop : « Je devrais en faire beaucoup plus, il y a des centaines d’enfants qui n’ont même plus de toit. ».

Arrivé à un degré d’épuisement total, Freudenberger s’est retrouvé un matin dans l’incapacité de faire quoi que ce soit, pas même de se lever. Après avoir dormi trois jours d’affilés, il s’est livré à des séances d’auto-analyse qui lui ont permis de surmonter cette épreuve et de donner un nom au mal dont il était victime. Il s’est aperçu que son état n’était pas si éloigné que cela de celui des toxicomanes qu’il soignait. Je cite à nouveau Pascal Chabot :

Le terme burn-out, parfois utilisé en anglais pour exprimer l’état des toxicomanes, décrit des patients vaincus par l’usage trop intense de drogues dures. Mais peu à peu, Freudenberger a déplacé son regard : l’état des soignants n’était pas sans analogie avec celui des soignés, à un point tel qu’il a fait glisser le terme de l’un à l’autre.

Il est indispensable, par conséquent, que les patients prennent soin d’eux-mêmes, mais aussi que l’institution s’en charge. Pour cela, il faut que le soignant s’assume comme personne vulnérable et que l’institution reconnaisse cette vulnérabilité comme une donnée structurelle des établissements de soins. En un certain sens, nous pouvons considérer qu’un établissement de soins, c’est aussi un lieu de rencontres des vulnérabilités. Rencontres par lesquelles advient le sens qui est toujours le fruit d’une relation. Or, c’est très souvent le manque de sens qui nuit à la qualité de vie au travail. Certes, ce n’est pas le seul facteur qui entre en jeu, mais on peut dire que c’est autour de cette question du sens que se cristallisent toutes les difficultés que rencontre notre système de soins aujourd’hui. Ce déficit de sens que ressentent parfois les soignants est le plus souvent lié aux difficulté organisationnelles, mais aussi aux contraintes budgétaires et financières auxquelles est soumis l’hôpital. Lorsque l’on doit accomplir un soin dans un temps limité et que l’on a pas le temps d’écouter le patient, d’échanger avec lui, de prendre soin de la personne dans sa totalité, et non du seul organe défaillant, lorsque l’on a l’impression de seulement traiter la maladie sans prendre soin du malade dans sa globalité, on peut avoir le sentiment d’être involontairement maltraitant et de s’écarter du véritable sens du soin. Cette carence du sens peut aussi être la conséquence d’une absence de reconnaissance ou d’une reconnaissance inadéquate. Les rémunérations insuffisantes, le fait que les professions qui relèvent du soin, et plus généralement du care, soient considérées comme subalternes et le plus souvent appréhendées en fonction de ce qu’elles coûtent plutôt que de ce qu’elles rapportent, tout cela conduit à ce que les professionnels du soins et du care ne se sentent pas toujours reconnues pour ce qu’ils font et ressentent une altération du sens qu’ils peuvent donner à leur travail.

 

Aussi, dans le cadre de l’élaboration de votre projet d’établissement, cette question du sens risque fort d’être au rendez-vous. L’une des pistes à explorer pour la traiter pourrait consister à tenter de repenser ce qu’est un établissement de soins en plaçant la personne humaine envisagée sous l’angle de sa vulnérabilité au centre de l’organisation. Donner sens au soin, c’est faire en sorte qu’il consiste en une activité dans laquelle chacun est à la fois sujet et objet ou plutôt pourvoyeur et récepteur de soins de telle sorte que chacun puisse gagner en puissance d’être et d’agir. La puissance, ici, ne doit pas être confondue avec le pouvoir, il ne s’agit pas d’exercer un ascendant sur l’autre, mais de lui permettre de gagner en autonomie tout en assumant sa vulnérabilité. Ce qui signifie que l’on ne considère pas l’autonomie comme une donnée initiale de la condition humaine, mais comme un horizon, comme ce qui doit visée un projet d’existence sans pour autant l’opposer à la vulnérabilité foncière propre à toute forme de vie. En ce sens, un établissement de soins qui fonctionnerait de cette manière pourraient servir de paradigme pour toute forme d’organisation et, pourquoi pas, pour la société tout entière. Il s’agirait d’un lieu où chacun s’efforçant de contribuer à l’augmentation de la puissance d’agir de l’autre verrait la sienne propre augmenter également.

N’est-ce pas ce qui se produit lorsque le soignant perçoit qu’il est parvenu, par les soins qu’il a prodigué, à améliorer la vie de son patient ? De part et d’autre, une certaine joie est présente, joie que Spinoza définit comme l’affect qui accompagne une augmentation de notre puissance d’agir. Chez le malade, il y a la joie qu’il ressent de pouvoir faire un peu plus qu’il ne pouvait auparavant, chez le soignant, il y a celle d’être parvenu à rendre la vie plus supportable à son patient, ce qui fait le sens même de sa profession. S’il fallait retenir une formule pour résumer le projet sur lequel vous allez travailler, je serai tenté de reprendre celle de Paul Ricœur dans son livre soi-même comme un autre lorsqu’il définit ce qu’il nomme la visée éthique qui consiste pour lui dans la recherche d’« une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ». N’est-ce pas finalement ce que vise également la recherche d’une qualité de vie au travail, vivre dans son travail une vie qui mérite d’être vécue, une vie pleine de sens, d’un sens qui se construit par les liens qui nous relient aux autres avec lesquels et pour lesquels nous travaillons ? Mais pour que cette visée puisse se concrétiser, il faut un cadre institutionnel et c’est ce cadre que ce projet a pour but de faire évoluer afin que chacun puisse s’y sentir à sa juste place et reconnu à sa juste valeur.

Éric Delassus

 

Pour en finir avec le dépassement de soi

Posted in Articles, Billets on juin 27th, 2022 by admin – Commentaires fermés

L’idéologie de la performance qui sévit encore trop de nos jours s’appuie le plus souvent sur une culture du dépassement de soi. Il faut « se défoncer », aller au-delà de ses limites, s’investir à deux cents pour cent, si l’on veut s’accomplir totalement et surtout si l’on ne veut pas rester sur le bord de la route. Ceux qui professent un tel ethos, une telle manière d’envisager la vie et l’action, ne se rendent apparemment pas compte de la violence qu’il contient. Cette manière de manager et de motiver les autres est certainement à l’origine de nombreux stress, burn-out et autres formes de souffrance au travail.

Au-delà de l’absurdité logique qu’elle contient, cette aberration sémantique oblige à vivre en permanence dans l’insatisfaction de soi, dans l’insuffisance et l’inaccomplissement. En fait, il faudrait pour s’accomplir avoir le sentiment d’être inaccompli et vivre dans la frustration permanente, conscient qu’on pourrait toujours en faire plus et qu’on en a jamais fait assez. Or, par définition, on ne peut pas faire plus qu’on ne peut. J’irai même jusqu’à dire qu’on ne peut pas faire plus que ce que l’on fait et que mon état présent est toujours l’expression d’un certain état de ma puissance d’agir à un moment T de mon existence.

Prenons l’exemple de la paresse. On stigmatise toujours le paresseux en l’accusant de manquer de volonté, tout en lui reprochant d’ailleurs d’avoir la volonté de ne rien faire. Mais qu’est-ce que la paresse, sinon une impuissance ? Le paresseux n’est pas toujours, voire rarement, satisfait de sa paresse. Il peut s’en donner l’air, mais en réalité, il est habité d’une profonde tristesse, celle de ne pas avoir le désir et la force nécessaire pour agir et ressentir la joie qui s’exprime dans toute action. Certes, il manque en un certain sens de volonté, mais il voudrait bien l’avoir cette volonté, car pour vouloir, il faut vouloir vouloir, il faut plus exactement désirer vouloir. Or, le désir, ça ne se décrète pas et il ne suffit pas de dire aux gens de se dépasser pour que naisse en eux ce désir. Le désir est le plus souvent le produit d’un concours complexe d’une multiplicité de facteurs en interaction. Aussi, si l’on veut aider les autres à progresser et à progresser dans la joie, ce qui importe avant tout, c’est de créer les conditions d’émergence et de croissance du désir.

Cependant, nous rétorquera-t-on, si je ne peux jamais faire plus que ce que je peux, et même plus exactement, si je ne peux jamais faire plus que ce que je fais, comment pouvons-nous progresser ? Comment faire pour que le paresseux ne le soit plus ? Comment donner le désir de faire mieux ? Inciter au « dépassement de soi » peut être efficace parfois, mais le plus souvent, cette manière de procéder est génératrice d’un stress contre-productif et peut entretenir un bon nombre de passions tristes, car la personne soumise à une telle injonction risque fort de rester enfermée dans la frustration et un sentiment d’échec permanent. La question n’est pas de savoir comment demander aux gens de faire plus qu’ils ne peuvent maintenant, mais de se demander comment faire pour qu’il puisse faire plus ensuite que ce qu’ils peuvent maintenant. Aussi, plutôt que de leur demander l’impossible, il est important de faire le nécessaire pour bien connaître les personnes afin de détecter leurs goûts et leurs aptitudes de manière à créer les conditions de leur développement et de leur épanouissement.

La source de la puissance d’agir n’est pas uniquement chez l’individu, elle est aussi dans son environnement et dans les liens qu’il entretient avec lui. Il faut donc, pour motiver les personnes et leur offrir la possibilité de progresser, cultiver leurs aptitudes en travaillant la dimension relationnelle de l’existence humaine. C’est principalement par l’échange et le dialogue que l’on peut créer les conditions d’un réel progrès. C’est en développant une pédagogie de la joie fondée sur le souci de cultiver le désir d’apprendre et de découvrir ses propres ressources et celles de son entourage sans lequel aucun progrès n’est possible que l’on peut aider l’autre à prendre conscience de ses limites et à les repousser. Mais ce n’est certainement pas par un volontarisme forcené fondé sur une idéologie de la performance et de la compétition qui risque fort d’être contre-productive que l’on y parvient au mieux.

 

Éric Delassus

Toxic management

Posted in Articles on juin 16th, 2022 by admin – Commentaires fermés

La lecture de Toxic Management, le livre de Thibaud Brière dans lequel sont dénoncées les dérives de l’entreprise libérée, m’a immédiatement fait penser à une remarque qui m’avait été faite par des étudiants d’une école de management pour laquelle j’avais effectué une intervention. Enthousiasmés par des stages effectués dans ce type d’entreprise, ces étudiants, animés des meilleures intentions dont l’enfer est souvent pavé, me dirent : « C’est formidable, dans ces entreprises, la direction a décidé qu’il n’y aurait plus de hiérarchie ! ». Inutile de préciser que je « tiquais » quelque peu face à la contradiction flagrante que contenait un tel jugement. Mais ce qui m’étonna surtout, c’est que ces étudiants, qui étaient loin d’être totalement idiots, ne l’avaient pas décelée. Elle était là, évidente comme le nez au milieu de la figure, mais ils avaient été à ce point séduits pas le discours managérial qui leur avait été servi qu’ils ne la voyaient pas. C’est là que j’ai pu juger de la puissance de ce discours, puissance de séduction et de persuasion qui parvient à annihiler tout bons sens et tout esprit critique. Ce sont ces processus insidieux d’aliénation que décrit et décortique Thibaud Brière dans son livre qui nous emmène dans un univers situé entre 1984 et Le meilleur des mondes, on y découvre une forme d’entreprise totalement totalitaire bien éloignée des principes libéraux dont se réclament le plus souvent les défenseurs de la liberté d’entreprendre.

Dans cet univers se parle une novlangue par laquelle toute chose semble être désignée par son contraire. Ainsi, l’autonomie devient la capacité d’obéir spontanément sans réfléchir, la transparence justifie l’intrusion des dirigeants dans l’intimité même de tout collaborateur ou subordonné, le manager y devient celui qui doit sonder les cœurs et les reins des managés tout en étant lui-même soumis à un contrôle idéologique permanent de la part de la direction qui catégorise ses cadres en stigmatisant ceux qui, même s’ils appliquent scrupuleusement les directives qui leur sont données, sont soupçonnés de ne pas suffisamment croire en la « philosophie » de l’entreprise et de jouer un double jeu. On se croirait revenu au pire moment du stalinisme, ce qui est pour le moins curieux de la part d’entreprises parfaitement implantées dans l’univers capitaliste. La notion de totalitarisme me paraît tout à fait en adéquation avec une telle forme de gestion. L’entreprise y joue le même rôle que le parti unique auquel il faut tout sacrifier. La distinction entre vie privée et vie publique s’y trouve annihilée et même les principes du droit dont l’État est le garant y sont considérés comme secondaires relativement aux intérêts de la « boite » pour laquelle il faut « se donner à fond ».

Telle qu’elle nous est ici présentée, l’entreprise ressemble à une secte dont les dirigeants seraient les gourous et les salariés des membres lobotomisés. Il faut dire qu’ils n’ont pas trop intérêt à remettre en question l’idéologie dominante de l’entreprise, sinon ils risquent fort d’être accusés de manque d’indépendance et d’incapacité à se remettre eux-mêmes en question. On voit là toute la perversité d’un tel système qui fait de la remise en question, non plus l’instrument d’un véritable esprit critique et d’une pensée libre et indépendante, mais celui de la pus totale soumission puisque celle-ci repose sur le pseudo-consentement de celui qui subit. L’autorité peut donc s’y dispenser d’une structure verticale et lui préférer l’horizontalité, elle n’a plus besoin d’être exercée d’en haut puisqu’elle est présente dans les têtes de ceux qui y sont soumis.

C’est ainsi que fonctionne Gadama inc, l’entreprise que nous décrit ici Thibaud Brière, entreprise qui, malgré un nom fictif, n’est en rien une pure fiction. En effet, ce livre est le compte-rendu d’une expérience vécue par l’auteur qui, après avoir été embauché en tant que « philosophe d’entreprise » pour théoriser les méthodes managériales d’une société comparable, a pris conscience du caractère destructeur et déshumanisant d’un tel fonctionnement et n’a trouvé d’autres solutions pour sortir du piège dans lequel il était tombé que de se muer en lanceur d’alerte.

Il faut donc lire impérativement ce livre qui est probablement le meilleur antidote contre des idéologies managériales en apparence séduisantes, mais en réalité pire que les méthodes ouvertement autoritaires qui, si elles ne sont pas pour autant à recommander, ont au moins le mérite de la clarté.

Éric Delassus

Est-il pertinent d’opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas ?

Posted in Articles on juin 13th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Nous sommes habitués à opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas. On peut d’ailleurs faire remonter cette tendance à Aristote qui dès les premières pages de sa Physique distingue les choses qui existent par nature de celles qui existent par d’autres causes et qu’il qualifie de « produits de l’art », sous-entendant par là que ce qui est produit par l’activité de l’homme n’est pas vraiment naturel, comme si l’homme n’était pas partie prenante de la nature et ne pouvait pas jouer le rôle d’une cause naturelle dans les transformations qu’il produit sur son milieu. Cette distinction a aussi conduit à faire de la nature, ou plus exactement de ce que nous appelons ainsi, une norme et une valeur. Cela a pu donner lieu à des dérives comme la condamnation de certains comportements ou de certains caractères considérés comme déviants. N’a-t-on pas condamné l’homosexualité sous prétexte qu’elle ne serait pas naturelle ?

Mais cette distinction a-t-elle un sens ? Ne serait-il pas plus judicieux de considérer qu’à partir du moment où une chose est possible, elle est naturelle au sens où les lois de la nature n’entrent pas en contradiction avec sa réalisation ? Néanmoins, dans ces conditions, dire qu’une chose est naturelle ne signifie pas qu’elle est nécessairement bonne pour tous les éléments qui composent ce que nous appelons la nature. Ainsi, la nature produit des virus qui ne sont pas bons pour ceux qu’ils infectent et au dépens desquels ils se développent.

De plus, cette distinction entre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, n’est-elle pas à l’origine des problèmes environnementaux que nous connaissons aujourd’hui ?

D’où vient-elle en effet ? De ce que l’être humain, parce qu’il est doué de conscience a pris, principalement dans la civilisation occidentale, ses distances relativement à ce qu’il appelle le monde extérieur et de là est née la distinction sujet / objet. L’être humain se perçoit alors comme « sujet », celui qui agit, et il considère la nature comme son autre, comme son objet –ce qui est jeté devant lui – qui doit subir son action. C’est ainsi que nous avons oublié cette donnée que nous a fort heureusement rappelé Spinoza au XVIIe siècle, mais dont nous n’avons pas encore saisi toute la portée, c’est-à-dire que l’’être humain n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire ». L’être humain n’est pas dans la nature comme un état dans l’état, il n’est pas régi par d’autres lois que celles de la nature elle-même, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a pu agir sur celle-ci au point de produire cette nouvelle ère géologique dans laquelle nous sommes tristement entrés et que certains scientifiques ont appelé anthropocène. L’homme agit comme une cause naturelle sur la nature au point d’en modifier l’évolution au même titre que les forces telluriques ou astronomiques. Cela dit, ce n’est pas parce que l’être humain est une force naturelle que tout ce qu’il fait est bon pour lui et pour les autres vivants auxquels il est indissociablement lié. Au même titre que la collusion d’une météorite avec notre planète pourrait détruire toute forme de vie, les erreurs qu’a pu commettre l’humanité sur le plan technique et technologique pourraient très bien remettre en question, sinon la présence de toute vie sur terre, en tout cas celle de la vie humaine de nombreuses autres formes qu’elle peut prendre. Aussi, puisque son action sur son environnement est consciente, est-il de son devoir, s’il veut préserver les conditions d’une vie valant la peine d’être vécue sur cette planète, qu’il se soucie des conséquences de ses actes et qu’il prenne conscience de la solidarité qui l’unit aux autres vivants.

C’est précisément parce qu’ils ont distingué le naturel du non-naturel que certains êtres humains se sont perçus comme étrangers à la nature et se sont imaginés qu’ils pouvaient la considérer comme un réservoir de ressources inépuisables, sans avoir à subir les conséquences de leurs actions sur celle-ci.

Cessons donc d’opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, cessons de nous penser comme en-dehors de la nature et d’adopter une position de surplomb relativement à l’univers dont nous faisons partie et prenons ainsi conscience de notre responsabilité devant tous les vivants et principalement envers les générations futures auxquelles nous allons léguer ce monde.

Éric Delassus

Tous centaures

Posted in Articles on juin 11th, 2022 by admin – Commentaires fermés

La question de l’identité est aujourd’hui au cœur de nos préoccupations, elle envahit les débats politiques et culturels et donne souvent lieu à des querelles stériles quand ce n’est pas à des affrontements violents qui nourrissent généralement le mépris de l’autre, ou pire, son rejet. Ce culte de l’identité se nourrit d’une culture qui valorise la pureté et l’unité et qui a tendance à oublier ce qui fait la valeur de l’altérité, de l’échange, du dialogue et de la singularité de chacun.

Le livre de Gabrielle Halpern Tous centaures nous propose un antidote contre cette conception réductrice en faisant l’éloge du centaure, cet être mythologique qui nous est ici présenté comme la figure de l’hybridation. Qu’est-ce qu’être hybride ? Ce n’est pas être à la fois une chose et une autre, ce n’est pas être une juxtaposition de caractéristiques propres à des êtres distincts, c’est être une singularité issue d’une rencontre. Ainsi, le centaure ne se réduit pas à être un mélange d’homme et de cheval qui ne serait ni l’un ni l’autre tout en étant un peu des deux, il est autre, il est un être singulier issu de la rencontre du cheval et de l’homme, il est un être hybride. C’est ce qui fait de lui un inclassable, un monstre et c’est pourquoi nous nous en méfions. En effet, nous avons pris l’habitude de tout ranger dans des cases, dans ce qu’Aristote a inventé en définissant des catégories. Aussi, sommes-nous particulièrement hostiles à ce qui échappe à ces catégories, car notre manière de penser et d’appréhender le réel ne nous a pas préparé à accueillir ce qui relève de l’indéterminé, de l’indéfinissable, du non-identifiable. Pourtant, ne faut-il pas voir dans l’hybridation la source de ce qui pourrait sauver nos sociétés en leur permettant d’évoluer vers une cohésion qui ne s’appuierait pas sur l’uniformité et l’homogénéité, mais plutôt sur la rencontre des différences et leur fécondité. Ainsi, les entreprises, les organismes de formation, les universités et toutes les organisations au lieu de fonctionner en silos ou en sections n’auraient-elles pas intérêt à faire se rencontrer des disciplines considérées comme hétérogènes ou étrangères les unes aux autres ? En faisant se rencontrer et les soi-disant « scientifiques » et les soi-disant « littéraires », les « praticiens » et les « théoriciens », les entrepreneurs et les travailleurs sociaux, les artistes et les ingénieurs, en faisant s’hybrider des singularités pour les faire sortir des cadres et des catégories à l’intérieur desquels ils se sont trouvés malgré eux enfermés. Ce chemin est pour Gabrielle Halpern, celui qu’il nous faudra emprunter pour innover et pour résoudre les crises que nous allons devoir affronter en ce siècle. Pour suivre cette voie, il nous faut donc modifier notre manière d’appréhender la réalité pour en saisir toute la richesse et pour y parvenir, il nous faut donc commencer par comprendre ce qui est à l’origine de notre hostilité envers l’hybridation.

C’est donc à une histoire de la raison que nous invite Gabrielle Halpern pour mieux comprendre ce qui nous conduit à rejeter l’hybridation et à nous méfier de l’incertain et de l’imprévisible. Ainsi, de Platon et Aristote jusqu’à l’époque moderne, nous pouvons constater que la manière dont la rationalité a évolué a donné lieu à une sorte d’atrophie de la pensée qui a pu être l’origine d’un usage totalement déraisonnable de certaines formes de rationalité, comme ce fut le cas au XXe siècle avec les deux guerres mondiales et l’apparition des régimes totalitaires et de toutes les horreurs qu’ils ont engendrées.

Toute la question est alors de savoir si ces dérives sont liées à la nature même de notre raison ou à l’usage que nous avons pu en faire. Sommes-nous victimes d’un excès ou d’un manque de raison ?

Quoi qu’il en soit, si nous en restons à une rationalité bornée et dogmatique, à une rationalité qui, plutôt que de chercher à comprendre le réel, s’obstine à vouloir faire rentrer la réalité dans les cadres qu’elle a élaboré abstraitement, nous nous condamnons à limiter notre puissance de penser et d’agir sur le monde. Ainsi, nous risquons fort de faire avorter de nombreuses tentatives d’innovations sous prétexte qu’elles ne correspondent pas à la conception du réel dont cette raison dogmatique ne parvient pas à sortir.

Gabrielle Halpern nous invite donc à faire évoluer notre manière de penser en sortant des principes (identité, non-contradiction, tiers-exclu) auxquels notre esprit a été accoutumé pour en adopter d’autres plus souples, plus féconds et générateurs d’hybridation (altérité, contradiction, tiers-inclus).

Ainsi, parviendrons-nous à sortir de nos conceptions anthropocentrées de la réalité et à mieux appréhender l’imprévisible et l’incertain pour nous projeter efficacement et de manière créative dans l’avenir. Un certain nombre de signes nous montrent que nous sommes capables d’évoluer dans cette direction en évitant les écueils de la fracturation et du relativisme. Il ne s’agit pas d’innover pour innover, mais d’innover pour redonner du sens à nos existences en remplaçant l’identité par la singularité. L’hybridation est ce qui peut permettre de remédier au conflit des identités par la conjugaison des singularités.

Éric Delassus

Libre comme Spinoza – Une introduction à la lecture de L’Éthique – Denis Collin

Posted in Articles on mai 7th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Dans son Éthique, Spinoza nous propose de « nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Âme humaine et de sa béatitude suprême ». C’est dans la continuité de ce projet que se situe l’ouvrage de Denis Collin qui constitue une excellente introduction à la découverte de la pensée spinoziste. On serait tenté à la vue du sous-titre de ce livre – Une introduction à la lecture de Spinoza – de dire : « Une de plus ! ». On connaît l’excellent Que sais-je ? De Pierre-François Moreau, le Spinoza pas à pas d’Ariel Suhami ou les œuvres de Robert Misrahi, mais le livre de Denis Collin offre une présentation différente de l’Éthique et vient enrichir tout ce qui a pu être écrit pour aider à entrer dans cet ouvrage ardu et déroutant. De nombreuses propositions, démonstrations, définitions, axiomes, scolies sont cités et commentés et surtout, ce qui aide grandement à leur compréhension, sont illustrés par des exemples toujours pertinents. Par conséquent, si le livre de Denis Collin ne supplante pas toutes les introductions déjà rédigées, il les complète et offre une nouvelle porte d’entrée dans une œuvre dont, une fois qu’on a pu s’y aventurer, on ne sort jamais vraiment. Par conséquent, on ne saurait trop conseiller la lecture de ce livre pour ceux qui, attirés par la pensée de Spinoza, hésitent à franchir le pas et à lire l’Éthique.

Éric Delassus.

Une économie au service de l’être humain

Posted in Articles on novembre 26th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Mettre l’économie au service de l’être humain et non l’être humain au service de l’économie, tel est le défi que tente de relever l’Économie Sociale et Solidaire. Non en entrant en concurrence avec l’économie classique à laquelle il est souvent reproché de mettre l’homme à son service, mais plutôt en se présentant comme une manière complémentaire d’envisager la production et les échanges et probablement aussi comme une source d’inspiration pour les autres formes que peut prendre l’économie. En effet, en plaçant l’utilité sociale et la solidarité au cœur de la vie économique, l’ESS contribue à lui redonner un sens qui lui manque parfois cruellement et qui est souvent réduit à la seule recherche du profit pour lui-même. Il ne s’agit pas ici de remettre totalement en question la notion de profit et de considérer avec une naïveté coupable que la recherche de ce dernier ne joue aucun rôle moteur dans la prospérité d’une société. En revanche, l’ESS nous invite à nous interroger sur la place qu’il doit jouer dans la vie économique à côté de la poursuite d’une autre finalité qui est l’utilité sociale.

Sur ce point, il me semble qu’il est important d’opérer une distinction entre les fins et les conséquences, c’est-à-dire entre les objectifs poursuivis et les effets qui sont produits par la poursuite de ces objectifs. Qu’une activité économique puisse générer du profit, il n’y a là rien d’illégitime, à la seule condition que ce profit soit la conséquence de la production et de la mise sur le marché d’un produit ou d’un service de qualité qui puisse satisfaire le consommateur ou qui présente une réelle utilité sociale, car c’est cela qui donne sens à cette activité et qui devrait constituer sa seule et véritable finalité.

En ce sens, il est permis de considérer que l’ESS peut être à l’origine d’une éthique de l’économie qui ne la concernerait pas seulement, mais qui pourrait être bénéfique pour d’autres secteurs et contribuer au développement d’une économie plus humaine qui s’accorderait avec la liberté et l’esprit d’entreprise. Car il est important d’insister sur le fait que l’ESS est toujours l’expression de la libre volonté des individus qui la font vivre. Reposant sur la notion de libre association, l’ESS génère une solidarité volontaire et librement consentie de tous ceux qui contribuent à son développement.

L’intérêt de l’ESS tient tout d’abord dans sa dimension sociale qui permet de penser l’être humain autrement que comme un homo-economicus, c’est-à-dire comme un individu atomisé qui n’existerait que par lui-même et pour lui-même et qui ne mettrait sa raison qu’au seul service de ses intérêts particuliers. Elle permet plutôt de penser les êtres humains comme des êtres reliés, reliés les uns aux autres, mais aussi reliés à la nature dont ils font partie et qu’ils doivent protéger pour se protéger eux-mêmes. Autrement dit, cette manière d’envisager l’économie nous invite à mieux comprendre que notre vie n’a de sens que si nous nous efforçons de nous rendre utiles les uns aux autres, par notre travail et par toutes les activités par lesquelles nous pouvons contribuer au bien de nos semblables, c’est-à-dire leur permettre de mener une vie vraiment humaine, une vie qui mérite d’être vécue.

Cette dimension sociale appelle également l’autre valeur de l’ESS qui est la solidarité et qui est indissociable de la dimension sociale de l’existence humaine.

En quoi la solidarité est-elle une valeur fondamentale pour la vie en société ?

Tout d’abord, il faut distinguer la solidarité de la générosité qui suppose toujours une asymétrie entre celui qui donne et celui qui reçoit, entre le sujet et l’objet de la générosité. Dans la solidarité, chacun est sujet, chacun est actif, elle suppose réciprocité et action au service d’un intérêt commun. En ce sens, la solidarité constitue ce qui permet à tous les membres d’un groupe, mais plus largement d’une société, de se soutenir et de faire tenir ensemble tous les membres qui la constituent. Des personnes sont solidaires lorsqu’elles sont liées par une responsabilité et des intérêts communs. Cela n’est pas seulement valable pour des groupes particuliers, mais cela vaut également pour une société dans son ensemble, voire pour l’humanité tout entière. On peut d’ailleurs s’autorise à affirmer que tout dysfonctionnement social résulte d’une manière ou d’une autre d’un manque de solidarité. Ainsi, en physique, on considère qu’une structure ne peut tenir debout et fonctionner correctement que si tous les éléments qui la constituent sont solidaires, c’est-à-dire se conviennent et se tiennent les uns aux autres. La solidarité désigne alors le caractère de ce qui est solide, de ce qui tient debout par les liens qui unissent chaque élément de la structure. Ainsi, dans un mécanisme, les pièces qui le composent sont dites solidaires lorsqu’elles sont liées dans un même mouvement. Il en va de même pour une société.

Une société du « chacun pour soi » est nécessairement une société fragile, parce qu’elle oppose les forces qui la constituent au lieu de faire en sorte qu’elles se joignent en vue du bien commun. Concevoir une société comme fonctionnant selon des rapports de force ne signifie pas nécessairement que ces forces s’opposent ou s’affrontent, elles peuvent aussi se conjuguer et coopérer en vue du bien commun.

C’est cette conjugaison des forces sociales en vue du bien commun que vise l’ESS, c’est pourquoi elle est un incontournable facteur de solidarité qui peut insuffler une dynamique positive à tous les secteurs de la vie économique – le souci de la RSE est peut-être le signe d’un frémissement orientant les choses en ce sens -, afin que celle-ci nous permette de mieux tenir ensemble, de mieux vivre les uns avec les autres en étant unis par des liens solides et durables. Pour reprendre une formule empruntée au philosophe Paul Ricœur, on peut s’autoriser à penser que la visée de l’ESS s’accorde avec la visée éthique qui consiste en « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ».

Éric Delassus

 

Manager pour prendre soin

Posted in Articles on octobre 16th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Merci à l’A.F.D.N. de m’avoir invité lors de son congrès annuel à intervenir pour aborder la question du management des personnels soignants.

Il peut sembler incongru de mettre en lien le management et le soin. D’un côté on a le sentiment d’être dans le monde de la rentabilité et de la gestion, tandis que de l’autre on entre dans un domaine dans lequel l’humain est au centre et où la sollicitude est au cœur de toutes les pratiques. Mais cette apparente opposition ne mérite-t-elle pas d’être analysée et remise en question ? Surtout, lorsqu’il s’agit de manager des personnels soignants. Dans le contexte des établissements de soins et de santé la rationalisation d’inspiration fordienne ou taylorienne, l’expérience le montre, ne peut que produire des effets dévastateurs, tant sur les patients que sur les soignants. Aussi, est-il urgent de penser le management autrement et une réflexion sur le management des personnels soignants peut être fondatrice d’une autre forme de management en général. Le management n’est pas de la pure gestion, on administre pas les êtres humains de la même manière que les choses. Les soignants on aussi besoin que l’on prenne soin d’eux, car ils sont confrontés chaque jour à ce qui fait la dimension tragique de la condition humaine, la souffrance et la mort. Aussi, si leurs métiers sont souvent pour eux l’occasion de joies immenses, ils les conduisent également à devoir porter un lourd fardeau. La crise sanitaire que nous venons de traverser l’a d’ailleurs confirmé chaque jour. Les personnels soignants ont donc besoin d’être accompagnés dans cette belle, mais lourde tâche qui est la leur. C’est pourquoi je tenterai de montre qu’il n’est possible de bien manager le soin qu’en introduisant le soin dans le management. Il faut prendre soin des soignants pour leur permettre de bien prendre soin de leurs patients. Il faut donc manager pour prendre soin.

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Eric Delassus : “Le leadership de demain sera basé sur la vulnérabilité.”

Posted in Articles on octobre 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Depuis le confinement, les entreprises ont dû adapter leurs façons de travailler. Pour certaines, il a fallu parier sur le télétravail. Ce dernier a permis aux salariés de jouir d’une plus grande autonomie mais, relève le philosophe et chercheur Eric Delassus, cette tendance est aussi à “double tranchant”. Elle peut induire une perte de repères et, par conséquent, pousser les salariés à s’investir excessivement dans leur travail.

Ce constat illustre bien les bénéfices et risques qui peuvent découler d’un management prenant en considération la vulnérabilité. “Il ne faut pas voir la notion de vulnérabilité en général, et dans le management en particulier, comme une faiblesse ou une fragilité mais plutôt comme une idée de dépendance”, explique Eric Delassus. “Cette notion s’inspire des éthiques du ​care​, venues des États-Unis. Ce terme, intraduisible en français, renvoie à quelque chose qui va bien au-delà du soin. Les éthiques du care remettent en question l’idée de la perception que l’être humain est un individu autonome”. Dans le monde du travail, on les appelle ​self-made man ou ​self-made woman, ces gens dont on prétend qu’ils se sont faits et ont réussi tout seul.

La dépendance à autrui : une force insoupçonnée

Mais selon Eric Delassus, dans la vie comme au travail, “nous sommes tous et toutes dépendantes les uns des autres”. Être vulnérable, c’est s’opposer à ce mythe de la ​self-made personne​ et reconnaître sa dépendance aux autres pour la voir comme “une force et une capacité à enrichir les liens qu’on entretient avec les autres et leur permettre d’être créatifs et innovants. La prise en compte de la vulnérabilité est une source d’enrichissement humain”, souligne le philosophe.

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Qu’est-ce qu’un monde vraiment humain ?

Posted in Articles on octobre 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Le propre de l’être humain est de transformer le monde dans lequel il vit pour se sentir chez lui. Même les peuples, dont le mode de vie nous semble plus proche de la nature que le nôtre, organisent leur espace selon un ordre qui est le leur et à l’intérieur duquel ils se sentent réellement chez eux. Ainsi en va-t-il du village ou même du campement, où tout s’organise autour d’un centre ou d’un type de relation entre les différents éléments qui le composent qui n’est autre que la réalisation d’une idée, une mise en forme du réel dans lequel l’être humain reconnaît la concrétisation de sa pensée. Un monde humain, c’est avant tout cela, un monde dans lequel l’humain se reconnaît. Mettez un être humain au milieu d’une nature restée vierge de toute présence humaine, en plein cœur d’une forêt tropicale par exemple, il ne se sentira pas chez lui. Il pourra même avoir le sentiment de vivre dans un environnement inhumain. En effet, le climat (top chaud, trop froid ou trop humide), les insectes, les prédateurs et tout un ensemble de facteurs qu’il jugera comme hostiles, l’inciteront à se ménager un espace structuré selon un ordre qu’il aura pensé au préalable et dans lequel, non seulement, il se sentira protégé, mais qui lui donnera également le sentiment d’être chez lui parce que dans cet espace, et surtout dans la manière dont il l’a ordonné, il retrouvera la forme de sa pensée. Un monde de pure nature pourrait donc apparaître à beaucoup d’entre nous comme un monde inhumain, comme un monde totalement inadapté aux aspirations légitimes de toute personne humaine.

À l’inverse, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, un monde de pur artifice pourrait également être vécu et perçu comme inhumain. Imaginez un monde qui ne serait constitué que de matériaux de synthèse (béton, métaux résultant d’alliages complexes, plastique, etc.), un monde dans lequel toute trace de nature aurait quasiment disparu : pas un brin d’herbe, pas un oiseau qui chante, pas la moindre présence d’un de ces êtres que nous qualifions couramment de naturel.

Ce sentiment d’inhumanité proviendrait certainement de l’absence de toute autre forme de vie que celle de l’être humain en ce monde. Il s’agirait d’un monde froid, sans âme et sans saveur, d’un univers dans lequel l’être humain aurait le sentiment de n’être pas non plus chez lui, bien qu’il soit pourtant dans un environnement où tout aurait été pensé et fabriqué par l’esprit humain.

Ni pure nature, ni pur artifice, tel doit être le monde adapté à la constitution de l’être humain. Il lui faut un monde dans lequel il reconnaît la marque qu’il imprime aux choses, mais auquel il est aussi attaché par des racines qui lui rappelle qu’il est aussi un vivant parmi les autres et qu’il est issu d’une nature dont il ne peut nier qu’il lui est lié de manière indéfectible.

Pourtant, n’est-ce pas ce monde inhumain que nous risquons de léguer à nos enfants ? Un monde où la vie s’appauvrit du fait de la réduction de la biodiversité, où les ressources naturelles diminuent parce qu’elles sont corrompues par les effets de l’activité humaine, un monde où les conditions matérielles de la vie elle-mêmes risquent de ne plus être remplies.

Les humains ont transformé la nature, ce qu’ils sont certainement poussés à faire en raison de leur propre nature, mais en oubliant qu’ils doivent aussi tenir compte des liens qui les unissent à la nature dans sa totalité. Ils ont cru que leur disposition à la technique et leur désir de se reconnaître dans leur environnement faisait de ce dernier un monde qui leur était totalement étranger, totalement extérieur, un monde d’objet face à eux, les humains, qui se perçoivent comme sujet surplombant le monde. Aussi, ne nous faut-il pas revoir la représentation que nous nous faisons de notre place dans la nature pour tenter de sauver notre monde et de le rendre plus humain qu’il n’est tout en nous rendant nous-mêmes plus humains que nous ne sommes.

Être humain, faire preuve d’humanité, ce n’est pas seulement appartenir à une espèce, c’est aussi s’efforcer de réaliser et de laisser s’exprimer toutes les dispositions qui sont en chaque homme, sans en oublier aucune, sans en éluder aucune. Or, notre civilisation a surtout mis en exergue un certain type de rationalité, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas toujours raisonnable. Cette rationalité purement technique et instrumentale a surtout eu pour souci de rendre plus performant les moyens que nous utilisons pour transformer notre environnement sans véritablement s’inquiéter de la pertinence des fins poursuivies et surtout des conséquences que pouvait entraîner la poursuite de ces fins, conséquences sur l’environnement, mais aussi sur l’être humain lui-même. En effet, en transformant la nature, l’être humain se transforme également. Plus exactement, il se transforme en modifiant son rapport au monde, en laissant se développer une conscience du monde qui lui fait percevoir celui-ci différemment.

En transformant la nature, l’être humain finit par oublier qu’il en est issu. Il occulte donc une part de lui-même, ce qui l’empêche de voir le caractère délétère, voire mortifère de certaines de ces actions.

La station debout n’est certainement pas étrangère à cette perception de la nature comme « monde extérieur », comme objet – étymologiquement ce qui est jeté devant – face à un sujet. En effet, en se relevant l’être humain a modifié sa perception des choses et son monde est devenu différent. Qu’est-ce qu’un monde ? Sinon un horizon de sens, c’est-à-dire une certaine conscience circonscrite et orientée en fonction d’une multitude de points de repères spatiaux, temporels, mais aussi corporels. Par conséquent, le monde humain a changé quand de primate qu’il était, encore penché vers la terre, l’être humain s’est redressé et a pu adopter par rapport au reste de la nature une position de surplomb. Ses mains s’en sont trouvées libérées et ainsi il a pu s’attaquer à la transformation de la nature, à son humanisation. Il s’est alors senti capable de s’extraire de la nature et a donc éprouvé progressivement un sentiment de supériorité vis-à-vis de celle-ci, au point de ne plus percevoir par quelles attaches il lui était lié. Se percevant comme sujet, il a fait de la nature son objet. C’est de cette manière de percevoir les choses qu’il faudrait aujourd’hui nous affranchir pour mieux penser notre rapport à la nature. Ne plus nous penser comme des sujets agissant sur un objet, mais comme les agents internes d’un ensemble qui nous dépasse et dont nous ne sommes qu’une partie. Ainsi, ne plus agir sur la nature, mais agir dans la nature en ayant toujours conscience que nous sommes cette nature et qu’il nous faut faire preuve d’une grande délicatesse à son égard si nous ne voulons pas nous nuire à nous-mêmes et si nous ne voulons pas vivre dans un monde inhumain. Or, ce monde excessivement anthropocentré dans lequel nous vivons aujourd’hui présente certains caractères inhumains, au sens où il repose sur une représentation d’un homme amputé de lui-même, parce qu’il a oublié les liens par lesquels il est uni à la nature tout entière.

Si l’homme a besoin pour se réaliser de transformer la nature, il a également besoin de se sentir uni à elle. Peut-être est-ce cela « avoir les pieds sur terre », éprouver son rapport à la terre et percevoir les connexions entre toutes les autres formes de vie avec lesquelles nous partageons une origine commune.

 

Aussi, pour mieux habiter le monde, nous faut-il retrouver nos racines terrestres. Pour réconcilier notre nature avec la nature ; il nous faut apprendre à transformer le monde sans l’abîmer et, apprendre en premier lieu à réparer un monde auquel nous n’avons pas su donner le sens qu’il mérite en le faisant vraiment humain. Un monde vraiment humain, au sens éthique que l’on peut donner à ce terme, ce n’est pas un monde dominé par l’être humain, ce n’est pas un monde dans lequel l’être humain se place au centre, c’est un monde auquel il se sent lié parce qu’il sent sa présence dans la totalité de son être. Ce monde, il le reconnaît afin de pouvoir mieux se reconnaître en lui, sans pour autant le nier.

Réapprendre à habiter le monde, c’est cela vouloir entretenir un rapport éthique avec la nature. N’oublions pas que le mot éthique vient d’un mot grec qui désigne les mœurs, mais qui désigne aussi l’habitation, le lieu de nos habitudes. Habituons-nous donc à vivre avec l’idée que nous sommes solidaires d’une nature qui nous englobe et nous redonnerons à notre monde un sens vraiment humain.

Éric Delassus

Philosopher avec les managers

Posted in Articles on juin 21st, 2020 by admin – Commentaires fermés

Les managers ont-ils besoin des philosophes et, si c’est le cas, que peuvent-ils leur apporter ?
Certainement pas de leur apprendre leur métier. Ce serait de la part du philosophe faire preuve d’une incommensurable outrecuidance que de vouloir donner des leçons de management, alors qu’il n’a peut-être lui-même jamais eu à accomplir des tâches de cet ordre. En revanche, si le philosophe n’est pas là pour donner des leçons de management, il peut aider le manager à interroger et à penser sa pratique en lui donnant les outils intellectuels pour le faire.
Le matériau que travaille le philosophe, ce sont les concepts. Son travail consiste à les analyser et à en élucider le sens, voire à les créer pour tenter de penser ce qui ne l’a encore jamais été. Aussi, dans le cadre d’un dialogue entre philosophes et managers peut s’élaborer un travail d’analyse conceptuelle permettant de préciser le sens de la pratique managériale et des concepts qu’elle met en œuvre. Que signifie, par exemple, le management par la bienveillance ? Que faut-il mettre derrière ces termes pour ne pas tomber dans la démagogie ou le laxisme ? Peut-on concevoir le management des personnels autrement que comme un pur travail de gestion des ressources humaines ? Un management éthique est-il possible ? Ce sont des questions de cet ordre que tente de traiter ce livre qui rassemble de nombreux articles ou conférences rédigés par l’auteur au cours des dix dernières années.

Télécharger gratuitement ce livre aux éditions Atramenta

La troisième partie de L’Éthique – Une géométrie des affects

Posted in Articles on juin 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

La théorie des affects, telle qu’elle est exposée dans Éthique III, occupe dans l’économie globale de l’œuvre une position cardinale dans la mesure où, non seulement elle constitue la partie centrale de l’œuvre, mais aussi et surtout parce qu’elle permet le passage de ce qui peut apparaître initialement comme un traité de métaphysique vers un ouvrage dont la signification est essentiellement éthique. C’est, en effet, la théorie des affects qui va permettre de comprendre comment il est possible à l’homme, qui est une partie de ce système de lois qu’est la nature, de conquérir à l’intérieur du déterminisme auquel il est soumis, une liberté qui ne relève pas d’un libre-arbitre illusoire.

https://www.atramenta.net/lire/la-troisieme-partie-de-lethique–une-geometrie-des-affects/81768

La foire aux « pourquoi? »​

Posted in Articles, Billets on mai 26th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Mon dernier livre en libre accès, n’hésitez-pas à télécharger, aimer et partager.

Un petit avant-goût avec le texte d’introduction :

Pourquoi dire « pourquoi ? »

« Pourquoi », ce mot est l’un de ceux que prononcent fréquemment les enfants et qui initie la plupart de leurs questions. Pourquoi le ciel est bleu ? Pourquoi les oiseaux chantent ? Pourquoi faut-il dire bonjour et merci ? Ces questions auxquelles les adultes peuvent parfois répondre de bonne grâce finissent parfois par les agacer au point qu’ils en arrivent souvent à répondre finalement aux enfants « parce que c’est comme ça », laissant entendre qu’il faut se résigner et se soumettre au monde tel qu’il est et ne pas trop se poser de questions. Pourtant, tous ces « pourquoi » méritent certainement d’être toujours pris au sérieux, car ils sont la manifestation d’un étonnement face au monde qui est la source même de la pensée.

Cet étonnement n’est autre que l’étonnement philosophique, c’est-à-dire l’attitude de l’esprit qui considère que rien ne va de soi et qu’il est nécessaire pour bien vivre en ce monde d’expliquer et de comprendre ce que l’on y rencontre. Cet étonnement a été à l’origine des grandes théories philosophiques et de nombreuses découvertes scientifiques. Il est donc nécessaire de le cultiver et non de l’étouffer dans l’œuf, comme trop d’adultes ont parfois tendance à le faire.

Dans une certaine mesure, tous les enfants sont naturellement philosophes et l’erreur de nombreux adultes est d’avoir laissé mourir en eux leurs interrogations premières et leur curiosité, de s’être laissés happés par les nécessités de la vie au point d’en oublier leurs questions d’enfant. Le philosophe, et c’est certainement pour cela qu’il passe parfois pour un extra-terrestre, est au contraire celui qui n’a pas réduit au silence cette soif de connaître et de savoir et pour qui rien n’est évident. En ce sens il est resté enfant, mais pas pour vivre dans un monde coupé du réel, loin de là ! Le philosophe entretient avec la réalité un rapport qui est proche de celui qu’établit avec lui l’enfant par ses « pourquoi », il veut être au plus près du réel et, pour cela, il veut le comprendre et en saisir le sens et la nature.

« Pourquoi » peut, en effet, se comprendre de deux manières. Il peut signifier « dans quel but ? », demander à quelqu’un pourquoi il accomplit une action consiste à lui demander de préciser l’objectif qu’il poursuit en agissant ainsi. Quelle est son intention ? En d’autres termes quel est le sens de son action.

En revanche, se demander pourquoi l’eau bout à 100° peut signifier  : « quelle est la cause de ce phénomène ? ».

Il est d’ailleurs parfois difficile de faire la part entre ces deux significations du mot « pourquoi » et nous avons fréquemment tendance à poser les deux questions en même temps, recherchant à la fois la cause et le sens d’une chose. C’est dans de telles conditions que la rigueur philosophique est indispensable, car elle nous oblige avant de rechercher une réponse à réfléchir au sens de la question que nous posons. Aussi, à chaque fois que nous posons la question « pourquoi ceci ? » ou « pourquoi cela ? », nous devons toujours nous interroger sur le sens que nous donnons au mot « pourquoi ». Signifie-t-il « dans quel but ? », « dans quelle intention ? » ou « en fonction de quelle cause ? » ?

Et nous pouvons réunir les deux questions en faisant appel à ce qu’Aristote appelait la cause finale, c’est-à-dire en supposant que c’est la finalité de la chose qui est la cause de son existence. Ainsi, à la question « pourquoi avons-nous des yeux ? », on peut répondre  : « pour voir ». Cette réponse sous-entend que la vue est la cause de la présence des yeux, que les yeux auraient été conçus en fonction d’une fin qui serait la vue et qui expliquerait leur existence. Tout cela laisserait entendre qu’il y a dans la nature une intelligence organisatrice à l’œuvre. Mais le phénomène de la vue peut être envisagé tout autrement et l’on peut aussi poser la question « pourquoi voyons-nous ? » et y répondre ainsi  : « parce que nous avons des yeux ». Autrement dit, ici, ce n’est plus la vue qui est la cause de la présence des yeux, mais l’existence des yeux qui est la cause de la vue. Ainsi, la cause et l’effet se trouvent inversés selon la manière dont la question est posée.

Mais la question fondamentale est certainement celle de savoir pourquoi cette question « pourquoi ? » vient si spontanément à l’esprit de l’enfant et pourquoi l’adulte a trop souvent tendance à l’évacuer.

Nous pourrions, en effet, ne pas nous soucier du pourquoi des choses et prendre le monde comme il est, sans se poser de questions. Mais il faudrait pour cela que nous collions totalement à ce monde, que nous ne fassions qu’un avec lui au point de ne pouvoir nous en distancier. Or, il n’en va pas ainsi pour l’être humain. Parce qu’il est doué de conscience, parce qu’il sait qu’il existe dans ce monde avec d’autres être humains, eux aussi doués de conscience, il est en mesure de prendre un certain recul par rapport au monde et par rapport à lui-même. C’est dans cet écart que creuse la conscience humaine que naît le désir de connaître et de comprendre et que s’éveille la pensée. Mais prenons garde à ce que cet éveil ne soit que passager et évitons de retomber dans la torpeur des choses sans conscience. Aussi, devons-nous pour cela cultiver l’étonnement et la réflexion, cultiver la pensée qui est aussi nécessaire à la vie de l’esprit que l’est la respiration pour celle du corps. Vivre humainement, c’est vivre en s’interrogeant, en s’étonnant et en confrontant sa pensée à celle des autres hommes. Cette tâche est celle de la philosophie, qui n’est pas seulement une discipline réservée à des spécialistes. Elle est aussi une manière de vivre et d’appréhender le monde.

L’objet de ce livre est de faire en sorte que ne s’endorme pas ou que se réveille cet étonnement source d’un rapport fécond au monde. C’est par le traitement d’une trentaine de questions commençant toute par « pourquoi ? » que tentera de s’accomplir cette initiation à la philosophie. Chaque texte ne prétend pas, bien entendu, donner une réponse définitive aux questions posées, mais il montre néanmoins que si philosopher signifie s’étonner et donc questionner, cela signifie également s’efforcer de trouver des réponses. Si Socrate affirmait que son seul savoir était de se savoir ignorant (« je sais que je ne sais rien »), il ne prétendait pas que la philosophie devait en rester là. Il considérait que par le dialogue et la réflexion, il est possible de progresser vers des réponses possibles. Le but de cet ouvrage est donc d’initier une réflexion que le lecteur pourra poursuivre à sa guise. Le livre peut être lu dans son intégralité, mais il n’y a pas d’ordre obligé, chaque texte est indépendant et rien n’interdit au lecteur de vagabonder d’un chapitre à l’autre au gré de sa fantaisie ou de ses préoccupations du moment.

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Sur la précarité de la vie

Posted in Articles on avril 24th, 2020 by admin – Commentaires fermés

La crise sanitaire que nous sommes en train de vivre nous fait redécouvrir une dimension de notre existence que nous étions tentés d’occulter jusqu’à ces dernières semaines, celle de la précarité de la vie. Nous nous étions imaginés que le progrès des sciences et des techniques allait nous sauver de ce que la nature peut engendrer de forces pouvant nous être néfastes. Nous avions oublié que cette puissance, que l’on appelle la nature, s’exerce en produisant et détruisant ce qui la constitue. Cette puissance ne s’exprime que par l’engendrement de formes diverses, qui naissent de la destruction d’autres formes. C’est ce qui explique l’impermanence des choses.

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