La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Singularité et altérité

Conférence prononcée le 15 avril 2023 Lors de la séance inaugurale de l’IRISA : De la méthodologie de l’art aux méthodologies de l’être

Qu’est-ce qu’un autre ? Qui est autrui ? Parmi les réponses possibles à cette question, il y a celle qui consiste à définir autrui comme notre semblable. Ce qui n’est pas totalement faux. Je ne vais pas qualifier d’autrui ce qui est tout autre. Une chose, un objet matériel inanimé est tout autre que moi, c’est autre chose, c’est d’ailleurs tellement autre chose que je ne vais pas pouvoir le qualifier d’autrui. En revanche, dès que je vais avoir affaire à une réalité avec laquelle je possède quelque chose en commun, la question va devenir plus complexe. Ainsi, en va-t-il du vivant. Pour ce qui concerne le végétal, j’ai le sentiment de ne pas avoir suffisamment de points communs avec lui pour ne pas le considérer comme un autre, j’ai l’impression qu’il est trop autre pour être un autre. Néanmoins, certaines découvertes récentes nous montrent que nous partageons plus que nous pensions avec le monde végétal.

Ainsi, les travaux du botaniste Francis Halé, nous ont permis de découvrir que les arbres communiquaient et qu’ils étaient capables de se reconnaître, autrement dit de percevoir ce qui fait la singularité de leurs semblables. Est-ce assez pour le considérer comme un autre ? La question reste en suspens, mais elle souligne en quoi la question de l’altérité est certainement beaucoup plus complexe qu’il n’y parait.

Pour ce qui concerne l’animal, la question est peut-être encore plus difficile, car il est évident que je ne peux le considérer comme tout autre, même s’il m’est difficile de le considérer comme mon semblable. Mais est-ce que je possède suffisamment en commun avec lui pour le considérer comme un autre ? Je sens bien qu’il y a quelque chose en moi de l’animal, je partage avec certains d’entre eux des organes identiques. Certainement, sommes-nous d’ailleurs nous aussi des animaux, des animaux singuliers, mais des animaux quand même !

J’ai l’impression de pouvoir communiquer avec certains d’entre eux. Certains mêmes sont parvenus à s’adapter à la vie humaine, à l’environnement de l’être humain. On peut même se demander pour certains d’entre eux, les chats par exemple, si ce sont les humains qui les ont domestiqués ou si ce sont eux qui ont colonisé l’environnement humain.

Quoi qu’il en soit, nous hésitons encore à ranger l’animal dans la catégorie « autrui », même si comme l’ont montré de nombreux travaux scientifiques en éthologie, ainsi qu’une réflexion philosophique comme celle développée par Vinciane Despret, les comportements animaux ne sont pas purement instinctifs, mais peuvent sur de nombreux points se rapprocher de ceux des humains.

L’intérêt de cette brève entrée en matière est de nous montrer en quoi réduire l’autre à n’être que notre semblable a tendance à pouvoir être source d’exclusion dans la mesure où moins l’autre me ressemble, moins j’ai tendance à le considérer comme un autre, mais plutôt à le considérer comme tout autre et à ne plus m’interroger sur la nature des liens qu’il me faut entretenir avec lui.

On pourrait croire qu’entre les humains les choses pourraient être plus simples, mais l’histoire, et même l’actualité, ont vite fait de tordre le cou à une telle croyance. Le racisme, l’intolérance, le rejet de l’autre sont malheureusement des preuves par l’exemple qu’il n’en va pas du tout ainsi.

On citera, par exemple, la fameuse controverse de Valladolid au cours de laquelle des théologiens s’affrontèrent, afin de déterminer si les Indiens des Amériques pouvaient être considérés comme des êtres humains à part entière, ce qui décida du sort des populations africaines et de leur déportation pour les réduire en esclavage. Pas suffisamment semblables, trop autres pour nous, elles furent mises en marge de l’humanité. Preuve qu’à trop considérer l’autre comme semblable, nous sommes conduits à nier l’altérité de ceux qui ne nous ressemblent pas assez.

S’il en va ainsi, c’est que nous avons trop souvent tendance à confondre le semblable et l’identique et que ce qui nous fait peur, c’est précisément l’écart qui sépare le semblable de l’identique. Et cela est vrai tant pour les peuples que pour les individus. En réalité, ce qui inquiète, c’est la singularité de l’autre, c’est-à-dire ce qui fait qu’il n’a pas son pareil et qu’il s’écarte de la singularité dominante qui ne se perçoit pas comme singulière et s’érige en norme qui devrait s’imposer à tous. Revendiquer et défendre la valeur de la singularité, c’est affirmer la valeur de l’irremplaçable, du non-substituable. C’est ce qui fait d’ailleurs la distinction entre le singulier et le particulier. Dans un ensemble, tous les éléments qui le constituent sont particuliers, mais ils ne sont pas nécessairement singuliers, car ils peuvent tous être identiques. En revanche, le singulier est par définition ce qui n’a pas son pareil, parce qu’il possède ce « je ne sais quoi » qui le distingue de tous les autres et qui peut nous sembler étrange ou étranger. C’est en ce sens que le singulier peut inquiéter et, pour qui n’assume pas cette inquiétude, donner lieu à des comportements de rejet ou d’exclusion.

Si les êtres humains ont parfois, pour ne pas dire souvent, tendance à se comporter de manière intolérante ou discriminante, cela vient de leur difficulté à admettre la singularité de l’autre qui est pleinement constitutive de son altérité. En effet, admettre la différence d’autrui, conduit nécessairement à une remise en question de sa propre singularité. Celui qui est différent de moi remet en question ma manière d’être humain en me signifiant qu’il n’y a pas une seule manière d’être humain et que la mienne n’est pas la seule possible et encore moins la meilleure. Aussi, si je ressens cette remise en question comme une fragilisation de mon être, je vais rejeter l’autre hors de l’humanité et ne plus le considérer comme mon semblable, je le considérerai comme non-humain ou moins humain que moi et en le percevant ainsi inférieur, je sauverai ce que je crois être mon humanité, alors que je me comporterai en réalité de la manière la plus inhumaine qui soit.

Faut-il pour éviter un tel dévoiement, privilégier la différence aux dépens de la similitude ? Plutôt que de considérer l’autre comme mon semblable, ne serait-il pas plus judicieux de le percevoir uniquement comme différent ?

Cette manière de voir les choses risque fort de m’emmener vers une autre impasse, car si je ne perçois l’autre que comme radicalement différent, le risque n’est-il pas grand d’oublier ce que je possède en commun avec lui et de ne plus le considérer comme prochain ?

Aussi, le respect de l’autre nécessite-t-il que l’on tienne les deux bouts de la chaîne afin d’être en mesure de concilier similitude et différence en évitant de confondre le semblable et l’identique, le différent et le radicalement autre. Et c’est certainement en appréhendant l’autre dans sa singularité que l’on peut y parvenir, car cette singularité est constitutive de ce qui fait l’altérité de l’autre.

Cette expression « altérité de l’autre » peut sembler pléonastique, au même titre que la circularité du cercle, mais en fait elle ne l’est pas, car l’altérité ne désigne pas l’essence de l’autre, mais sa singularité, une singularité toujours complexe et, sous certains aspects, mystérieuse. Elle est ce que je ne peux connaître véritablement, si ce n’est par ses manifestations extérieures, elle est ce qui résulte, pour parler comme Spinoza de la complexion propre de tout individu.

Je me réfère ici à Spinoza, car celui-ci est certainement l’un des grands penseurs de la singularité. En effet, selon lui, les modes ou manières d’être qui constituent la nature, qui sont l’expression de la puissance d’être du Dieu-Nature, sont principalement des choses singulières et les notions de genre ou d’espèce ne sont que des êtres de raison, c’est-à-dire des manières commodes de se représenter des choses qui possèdent des caractéristiques communes sans que pour autant, elles présentent une quelconque réalité sur le plan ontologique. Les seules réalités qui vaillent sont, dans une certaine mesure singulière et individuelle. Mais ce ne sont pas des individualités repliées sur elles-mêmes, car chaque chose singulière exprime la puissance de Dieu tout entière. Ce qui fait d’ailleurs dire à Spinoza dans la proposition XXIV de la cinquième partie de l’Ethique que « plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu » Pour Spinoza, un individu n’est pas, comme pourrait le laisser penser l’étymologie de ce terme, un être indivis, il est bien au contraire toujours composant et composé. Ainsi, je suis un corps composé d’autre corps eux-mêmes de corps plus petit, mais je suis moi-même composant d’un corps plus grand que moi qui est la cité à laquelle j’appartiens, ce qui permet au passage de souligner la dimension politique de la singularité. La politique ne devrait-elle pas être, en un certain sens, l’art de faire coexister les singularités, au lieu d’être une entreprise de normalisation et d’uniformisation ?

Ce que nous permet donc de mettre en évidence Spinoza, c’est que toute singularité est toujours relationnelle, on n’est jamais singulier tout seul et comprendre sa singularité consiste, comme l’écrit Spinoza dans son Traité de la réforme de l’entendement, à comprendre de quelle manière nous sommes reliés à la nature tout entière et donc reliés les uns aux autres. Cette complexion propre à chaque chose singulière est le fruit d’un tissu de relations internes et externes. La singularité de chacun résulte de la manière dont se conjuguent les différentes parties qui le composent et de la manière dont il est relié à la totalité dont il fait partie. Par conséquent, pour les êtres humains, la manière dont nous sommes reliés aux autres hommes est essentielle. Non seulement, nous produisons ces relations, mais nous en sommes également le produit. En fait, une personne singulière n’existe pas en elle-même et par elle-même, mais en tant qu’elle est un carrefour où se rejoigne de multiples déterminations d’ordres différents : culturelles, sociales, psychique, biologiques… Je ne puis donc me comprendre, c’est-à-dire connaître ce qui fait ma singularité qu’en m’intéressant aux autres avec lesquels je vis et en m’efforçant de comprendre leur altérité, c’est-à-dire leur singularité.

« Deviens ce que tu es ». Nietzsche, dans son Zarathoustra, emprunte cette formule au poète Pindare et le paradoxe qu’elle contient peut tout à fait s’éclairer à la lumière de Spinoza en qui Nietzsche avait d’ailleurs vu un précurseur. Il ne s’agit pas ici de faire coïncider mon existence avec une essence qui se situerait dans on ne sait quel arrière-monde. Il s’agit plutôt ici de s’efforcer de comprendre pourquoi on est ce que l’on est présentement, c’est-à-dire de mieux saisir ce qui fait notre singularité pour y adhérer pleinement de manière, pour reprendre une expression spinoziste, à être et agir selon la seule nécessité de sa nature. Nature qui n’est pas une essence immuable, mais plutôt un système de rapport, de relation dont la compréhension s’inscrit dans un processus de subjectivation par lequel l’individu se libère de la servitude envers les causes externes et devient soi-même en augmentant sa puissance et en comprenant plus clairement le tissu relationnel à l’intérieur duquel il s’inscrit.

C’est en ce sens que, comme l’affirme Spinoza « rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme », car augmenter sa puissance d’agir ce n’est pas accroître son pouvoir sur les autres hommes, mais au contraire s’ouvrir à leur singularité pour s’en nourrir et collaborer avec eux.

La puissance n’est pas le pouvoir. Le pouvoir exercé pour lui-même est plutôt un signe d’impuissance. Il consiste à réprimer la singularité d’autrui, c’est-à-dire à diminuer sa puissance d’être et d’agir pour se donner l’illusion de la puissance. Celui qui exerce le pouvoir par goût du pouvoir, plutôt que de chercher à s’affirmer en développant ses aptitudes singulières et en exploitant ses propres ressources, ne fait que se donner l’impression d’être fort en rendant les autres plus faibles. Il reste donc englué dans la servitude et l’aliénation.

En revanche, celui qui cultive sa singularité en se nourrissant de la singularité d’autrui s’inscrit dans un jeu d’échange par lequel les puissances s’augmentent réciproquement. Autrement dit, plus ma puissance d’agir augmente, plus je contribue à l’augmentation de celle d’autrui et plus celle d’autrui augment plus la mienne se développe.

C’est certainement le cas de l’artiste qui développe sa puissance créatrice, parce qu’il se nourrit de la singularité d’autrui. Ainsi, parce qu’il s’inspire de ses pairs, qu’il s’ouvre à d’autres cultures ou à d’autres disciplines que la sienne, il offre aux autres hommes une œuvre qui leur donne la possibilité d’enrichir leur singularité et donc de développer leur puissance d’être, de penser et d’agir.

Un tel enrichissement mutuel des singularités ne pourrait se produire si l’on se contentait de réduire l’autre à n’être que notre semblable, ce qui condamne au repli sur soi et empêche toute ouverture à l’altérité de l’autre, c’est-à-dire à sa singularité. Mais il ne pourrait non plus avoir lieu si l’autre était considéré comme radicalement différent, puisque dans ces conditions, il n’y aurait aucune terre commune sur laquelle se situer pour réussir à communiquer.

Cultiver sa singularité et contribuer à l’épanouissement de la singularité d’autrui – mais comme nous venons de le voir, l’un ne va pas sans l’autre – peut certainement nous aider à sortir des impasses vers lesquelles pourrait conduire aujourd’hui le culte de l’identité. Non pas qu’il faille nier les différences culturelles, de genre ou de tout autre nature, cela entrerait d’ailleurs en contradiction avec l’intérêt que nous portons à la singularité, mais il faut néanmoins éviter de se laisser enfermer ou réduire dans une identité. Dans l’idée d’identité, il y a celle d’identique, c’est-à-dire l’idée d’une adhésion à soi, d’une coïncidence à soi qui peut vite devenir réductrice et justement empêcher de devenir soi-même. Je ne suis pas ce que je suis, ce qui fait ma singularité, c’est peut-être aussi que je suis un autre pour moi-même et que je suis fait d’une multiplicité d’identités fluctuantes et parfois contradictoires. Affirmer sa singularité, n’est-ce pas aussi assumer cette diversité intérieure, accepter cette altérité de soi envers soi-même. Non seulement, si je veux respecter la singularité de l’autre et son altérité, je ne peux le limiter à n’être que mon semblable, mais si je veux respecter ma propre singularité, je ne peux moi non plus me considérer comme n’étant que mon semblable ou pire m’installer dans une identité à soi qui pourrait devenir mortifère.

C’est d’ailleurs ce refus de l’identité à soi pour soi-même et pour autrui qui est la condition même de l’éveil et de l’affirmation de la singularité de chacun. Car si l’on peut établir un parallèle entre identité et singularité, ce n’est pas à cette identité qui se rapproche de ce que Paul Ricœur appelle l’identité-mêmeté qu’il faut se référer, mais plutôt à ce qu’il nomme ipséité et qui relève d’une identité narrative. Ce qui fait ma singularité, c’est aussi et surtout mon histoire et c’est parce que je suis une personne s’inscrivant dans une trame narrative singulière que mon identité est diverse et fluctuante. Néanmoins ce qui fait que je sais que, bien que n’étant plus le même que dans le passé, il y a en moi quelque chose qui subsiste malgré tous les changements qui ont pu traverser mon existence et qui ont contribué à l’élaboration de ma singularité, c’est cette capacité que j’ai à pouvoir me raconter et à être sujet du récit de mon existence singulière.

 

Aussi, à la question posée initialement, qu’est-ce qu’un autre, il est permis de répondre que l’autre est avant tout une singularité qui ne peut se manifester à mes yeux que si je ne le réduis pas à n’être que mon semblable sans pour autant le confiner dans une différence qui nierait toute communauté avec lui. Pour prendre en compte l’altérité de l’autre, il est nécessaire que je tienne compte de ce qui en lui m’échappe et parfois m’inquiète, c’est-à-dire de ce qui le rend irremplaçable, de ce qui fait sa différence et constitue sa singularité. Mais l’autre est aussi une histoire, une histoire dont il peut faire le récit et c’est cette identité narrative qui le caractérise également. L’autre, c’est aussi cette singularité susceptible de se raconter. Il est une histoire singulière qu’il faut entendre et c’est par l’intérêt que chacun porte à son histoire et à l’histoire d’autrui que les singularités multiples peuvent échanger et s’enrichir les unes les autres. Cette histoire constitutive de toute singularité, chacun peut la raconter à sa manière, elle peut être réelle ou imaginaire, la sienne comme celle d’autrui, elle est toujours l’histoire d’une singularité qui en s’exprimant se constitue comme ouverture vers autrui.

Eric Delassus

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