La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Tisser un monde commun

La plupart de ceux qui s’interrogent sur la situation que traversent aujourd’hui la plupart des civilisations humaines s’accordent pour considérer que notre monde traverse une crise profonde. Cette situation, si nous n’essayons pas de la comprendre, si nous ne nous efforçons pas d’en identifier les causes et d’en saisir le sens pourrait conduire à un effondrement tragique que nous ne pourrions que subir et qui occasionnerait malheur et souffrance pour les plus faibles et les plus fragiles d’entre nous. Cependant, étant par définition une remise en question, une crise peut aussi être l’occasion d’évolutions déterminantes et permettre une renaissance des idéaux dont nous voyons l’aura s’éteindre doucement au fur et à mesure que les problèmes se présentent à nous. Les aspirations à une plus grande justice, à plus de liberté, mais aussi à plus de générosité et de responsabilité vis-à-vis d’autrui sont trop souvent écartées au profit d’une idéologie prétendant que le principe de réalité consiste à faire avec les défaillances de ce monde en mettant de côté des principes et des valeurs qui sont fondateurs de notre humanité et qui dessinent l’horizon par lequel prend sens notre présence au monde. Il nous faut donc nous interroger sur ce que remet en cause cette situation critique, afin de repenser notre rapport au monde pour éviter le pire et redonner vie à ce sans quoi l’humanité risque fort de se perdre.

Nous avons traversé au cours des dernières décennies une multitude de crises qui peuvent être interprétées comme les symptômes d’une problématique beaucoup plus générale et qui pourrait se résumer par le diagnostic suivant : à l’origine de toutes les difficultés que rencontre notre monde contemporain, il y a en premier lieu une crise de la relation. Crise de la relation à autrui, crise de la relation que nous entretenons avec l’environnement dans lequel nous évoluons, crise de la manière dont ces relations se tissent dans la société en s’appuyant sur des institutions qui semblent ne plus remplir leur rôle de manière satisfaisante. On peut même aller jusqu’à penser que cette crise de la relation et aussi crise de la relation à soi, comme le manifestent aujourd’hui toutes les revendications identitaires qui sont les signes d’une difficulté que rencontrent nombre de nos contemporains à assumer leur singularité et à se trouver une place significative dans une société à l’intérieur de laquelle ils ne se sentent pas toujours reconnus. Cette crise se manifeste aussi dans le monde du travail par une remise en question de l’autorité et de la manière dont elle s’exerce dans les organisations. À une autorité qui s’exerçait traditionnellement de manière verticale, on voudrait voir se mettre en place un mode de fonctionnement plus horizontal et collaboratif. Mais en même temps, on peut voir se développer des formes de comportement très individualistes qui font barrage à tout ce qui pourrait contribuer à l’accomplissement d’un tel changement. On peut constater également qu’en réaction à ces aspirations d’une partie de l’humanité, une autre partie se réfugie dans des idéologies autoritaires dont les tenants n’hésitent pas à recourir au culte de la personnalité pour s’imposer. Comme le monter l’évolution politique de nombreux États aujourd’hui la démocratie est vouloir la défendre est pour certains un signe de faiblesse.

Si les problèmes se posent en ces termes, probablement est-ce en raison de la difficulté que rencontrent beaucoup de nos contemporains pour se sentir appartenir à un monde commun. On a parfois le sentiment que nombre de nos contemporains ne savent plus vraiment qui ils sont, tant sur le plan individuel que collectif, ce qui peut expliquer la diversité et l’hétérogénéité des thématiques identitaires qui traversent notre société. Qu’il s’agisse d’identité nationale, d’identité de genre ou d’identité ethnique et culturelle, beaucoup se cherchent un point d’ancrage pour redonner sens à leur existence au point d’en perdre de vue un élément fondamental de notre humanité qui est la singularité de chaque personne à l’intérieur d’un monde partagé. Cette difficulté à se lier à soi, aux autres et aussi à la terre qui est notre sol commun, pourrait, si l’on n’y prend garde, nous mener à ce qu’Hannah Arendt nomme la désolation qu’elle définit précisément comme la conséquence de la perte d’un monde commun.

Cette incapacité à se penser soi-même, en pensant les liens qui nous font être, tient certainement à l’inadéquation de nos systèmes de représentations avec une nouvelle configuration du monde pour laquelle nous n’avons pas encore trouvé un mode de pensée nous offrant la possibilité de reformuler les termes de notre appartenance à la communauté humaine et, au-delà même d’une vision trop anthropocentrée, à celle du monde vivant dont nous nous sommes progressivement désolidarisés.

Notre vision de monde s’est longtemps appuyée sur une approche duale de la réalité. Partant de la dualité corps – esprit, qui traverse l’histoire de la pensée de Platon à Descartes et au-delà, notre civilisation a construit un mode de représentation reposant sur ce modèle en concevant le monde à partir de divisions en instances passives et actives. Ainsi, avons-nous séparé la nature de la culture, le sujet et l’objet,… En pensant l’homme dans la nature « comme un empire dans un empire », pour reprendre l’expression de Spinoza, nous avons laissé se détériorer les liens qui permettent aux existants que nous sommes de maintenir une solidarité à la fois humaine et cosmique.

Cette approche duale du réel n’est pas sans impact sur le fonctionnement de la société et des organisations puisqu’elle a contribué à l’instauration d’un système hiérarchique pouvant être d’une extrême verticalité et pour cette raison également d’une extrême brutalité.

L’hypothèse qu’il nous faut désormais examiner consiste à supposer que cette manière de percevoir ne fournit plus une grille de lecture satisfaisante pour comprendre le monde d’aujourd’hui et pour définir les cadres de l’action humaine. Un changement de paradigmes s’avère donc nécessaire pour que nous puissions nous sentir unis dans un monde commun, c’est-à-dire dans un monde constituant pour chacun de nous un horizon de sens partagé.

Cette transformation ne peut se traduire dans le monde du travail que par une remise en question de la subordination et du type d’autorité à laquelle elle est rattachée. Par remise en question, il ne faut pas, bien évidemment, n’entendre que ce qui correspond à sa phase négative, il faut également y voir une démarche beaucoup plus positive et constructive consistant dans la mise en place des conditions rendant possible une nouvelle forme de gouvernance dont le but est de gérer ou d’administrer des relations entre égaux. Pour tenter d’y parvenir, il nous faudra recourir à la notion de régulation afin de penser l’instauration de règles communes permettant la participation de chacun à la prise de décision à partir d’une démarche délibérative.

Ainsi pourra-t-on sortir du « travailler sur » – travailler sur les êtres humains, sur notre environnement – au « travailler dans » et au « travailler avec ». Le « travailler sur » nous a conduit sur le plan environnemental à l’anthropocène qui est la conséquence de l’aliénation d’une nature perçue comme un objet extérieur et sur le plan social à l’aliénation de l’homme par l’homme. Le « travailler dans » et le « travailler avec » nous permettront peut-être de mieux saisir le fonctionnement immanent du monde auquel nous sommes liés par une appartenance commune et d’y préserver les conditions pour que s’y épanouisse une vie pleinement humaine. Cette vie pleinement humaine n’est autre que la vie bonne des anciens dont Paul Ricœur a fait l’objet de la visée éthique : « visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ».

 

Éric Delassus

 

 

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