Spinoza Liberté et déterminisme
Introduction
Dans Les principes de la philosophie, Descartes affirme que « La liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons1 ». On résume parfois cette phrase en affirmant que pour Descartes, la liberté ne se prouve pas, mais s’éprouve. Descartes s’appuie donc sur la conscience pour affirmer la liberté humaine. Il suffit que je sache, lorsque j’effectue un acte, que je pourrais très bien ne pas l’accomplir, pour prendre conscience de ma liberté. Il n’y a là rien d’étonnant chez un penseur comme Descartes qui enracine toute sa démarche philosophique sur la conscience que le sujet a de lui-même. Descartes relie d’ailleurs de manière indissociable l’évidence du cogito à la certitude de la liberté. Toujours dans Les principes de la philosophie, il écrit :
Car, au moment même que nous doutions de tout, et que nous supposions même que celui qui nous a créé employait tout son pouvoir à nous tromper en toutes façons, nous apercevions en nous une liberté si grande, que nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne connaissions pas encore parfaitement bien2.
La conscience étant considérée comme une source de vérité, tout se passe un peu comme si elle ne pouvait pas nous mentir et nous tromper.
Or, c’est précisément ce présupposé que Spinoza va remettre en question, en montrant en quoi la conscience peut être source d’illusion et en montrant que l’illusion principale que génère la conscience consiste principalement en la perception de la liberté sous la forme du libre-arbitre.
En effet, pour Spinoza, la conscience que nous avons de nous-mêmes n’est que partielle, elle ne concerne que nos volitions et non ce qui les produit. Aussi, affirme-t-il dans l’appendice à la première partie de l’Éthique que « si les hommes s’imaginent qu’ils sont libres, c’est parce qu’ils sont conscients de leurs volitions et de leur appétit, sans penser même en songe aux causes qui les disposent à avoir appétit et volition, ignorants qu’ils sont des causes3 ».
Cette affirmation s’enracine dans le déterminisme total dont Spinoza s’efforce de faire la démonstration dans l’Éthique. Ce déterminisme, comme l’énonce la proposition 28 d’Éthique I, affirme que tout dans la nature est soumis à des lois de causalité constantes et nécessaires :
Une chose singulière quelle qu’elle soit, autrement dit toute chose qui est finie et possède une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminée à opérer que si elle est déterminée à exister et à opérer par une autre cause, qui elle aussi est finie et possède une existence déterminée ; et cette cause à son tour ne peut pas elle non plus exister ni être déterminée à opérer sans une autre ; qui elle aussi est finie et possède une existence déterminée, pour la déterminer à exister et à opérer, et ainsi à l’infini4.
En conséquence l’être humain n’échappe pas à ce déterminisme. Il n’est pas dans la nature une exception, il ne s’y trouve pas « comme un empire dans un empire5 » ou comme « un État dans l’État ». Aussi, son comportement est-il déterminé par les lois de la nature au même titre que la trajectoire d’un corps est soumise aux lois du mouvement.
Est-ce à dire pour autant que les chemins de la liberté lui sont fermés à tout jamais ?
Si l’on entend par liberté un libre-arbitre se définissant comme totale indétermination ou comme capacité d’un sujet à agir et penser en étant la cause première de ses actions et des représentations que produit son esprit, il est clair qu’une telle conception de la liberté ayant été posée comme illusoire, elle ne peut plus être, d’une quelconque manière, réintroduite en l’homme.
En revanche, une autre conception de la liberté doit être envisagée. Si l’homme est dans la nature un être comme les autres, parce qu’il est soumis au déterminisme naturel, il n’est pas pour autant un être quelconque. Il dispose d’aptitudes qui lui sont propres et qui peuvent lui permettre de conquérir sa liberté. En effet, « l’homme pense6 » et il est capable par la pensée et la réflexion de progresser dans la connaissance des causes qui le déterminent. Cette connaissance ne l’affranchit pas de l’action de ces causes, mais dans la mesure où cette connaissance le transforme, elle peut modifier certains des effets que ces causes produisent en lui et lui permettre d’appréhender plus rationnellement et plus raisonnablement son existence. Ainsi, lorsqu’il parvient à être guidé par la raison, c’est-à-dire par la perception sous l’attribut de la pensée des lois nécessaires de la nature, l’être humain progresse vers une plus grande liberté. Mais vers une liberté qui ne se définit pas comme libre-arbitre, mais comme libre nécessité, c’est-à-dire comme une liberté qui n’entre pas en conflit avec le déterminisme, mais qui lui est totalement intégrée. On peut d’ailleurs considérer que toute l’œuvre de Spinoza, et principalement l’Éthique, est le fruit d’un effort pour penser la liberté à l’intérieur du déterminisme et c’est la démarche qui accompagne cet effort que nous allons tenter de développer ici.