La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
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Apprendre à être vulnérable

Posted in Articles on mai 31st, 2024 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée le 23/052024 dans le cadre du 11ème congrès de la Société de Philosophie des Sciences de Gestion qui s’est déroulé à l’ IAE Lille . Merci à Lidwine Maizeray , Fabrice Caudron, à tous les étudiants de l’I.A.E. et aux membres de la S.PS.G.pour l’organisation de ces journées enrichissantes et conviviales.

 


Apprendre à être vulnérable

Pourquoi devons-nous apprendre à être vulnérable ? Pas parce que nous ne le sommes pas, mais parce que nous ne savons pas l’être. Nombre de nos contemporains ont été éduqués avec l’idée qu’il ne faut pas montrer ses faiblesses, qu’il faut savoir se sortir seul des difficultés que la vie nous impose, qu’il faut être autonome et ne pas trop soucier du sort d’autrui parce que nous vivons dans un univers dans lequel nous sommes tous en concurrence et qu’il faut savoir lutter pour s’en sortir. Cette manière d’appréhender les choses, même si elle commence à être remise en question, est encore très présente dans le monde du travail et de l’entreprise.

Comme l’écrit Kevin André dans sa thèse consacrée à l’éthique du care dans l’enseignement en gestion :

L’attention sensible et empathique aux difficultés des autres est généralement considérée comme néfaste pour les affaires. On entend souvent que pour réussir dans les affaires, il vaut mieux être dur, rationnel et ne pas montrer ses émotions, encore moins prendre en compte celles des autres.

Cette vision des choses qui est induite par le régime économique et social dans lequel nous évoluons ne semble pourtant pas en adéquation avec ce qui fait notre humanité.

Apprendre à être vulnérable, cela ne signifie pas acquérir une qualité, une capacité ou une compétence, car vulnérable, nous le sommes et cette caractéristique constitue une dimension foncière de la condition humaine. Aussi, ce qu’il nous faut apprendre, ce qui nous manque, c’est plutôt de savoir être vulnérable, c’est-à-dire qu’il nous faut acquérir une certaine manière d’être qui s’appuie sur l’aptitude à assumer notre vulnérabilité. Le problème se situe, en effet, à ce niveau : nous sommes vulnérables, mais nous ne savons pas l’être parce que nous avons été éduqués pour nier cette vulnérabilité comme si le fait d’accepter celle-ci en augmentait la portée et les conséquences. Mais n’est-ce pas plutôt à la situation inverse que nous sommes confrontés ? N’est-ce pas plutôt le refus ou le déni de vulnérabilité qui nous rend plus fragiles et plus faibles ? Alors que consentir à notre vulnérabilité foncière pourrait nous permettre d’augmenter notre puissance d’agir pour mieux travailler en bonne intelligence les uns avec les autres.

Avant toute chose, il convient de définir plus précisément ce que nous entendons ici par vulnérabilité. En effet, « être vulnérable » signifie au sens littéral, être exposé à une possible altération, voire à la destruction de soi. Ainsi, certains animaux pendant la période de mue sont plus vulnérables puisqu’ils n’ont plus la protection naturelle qui leur permet de se protéger des prédateurs. Ils sont donc contraints à se cacher tant qu’ils n’ont pas renouvelé leur carapace parce qu’ils sont vulnérables.

Ce qui rend l’être humain vulnérable, c’est le fait qu’il ne peut vivre seul et qu’il ne peut se suffire à lui-même. En tant qu’animal social, et pour reprendre la fameuse formule d’Aristote, en tant qu’animal politique, c’est-à-dire en tant qu’animal social devant s’accorder avec ses semblables pour établir les règles qui vont régir les sociétés dans lesquelles il va vivre, chaque être humain dépend de tous les autres. Cependant, bien que foncièrement dépendants les uns des autres, nous baignons dans une culture qui fait l’éloge de l’autonomie, surtout d’une autonomie conçue sur le mode de l’indépendance, et qui nous incite à refouler notre vulnérabilité et ne la considérer que comme un caractère propre aux personnes déficientes. En effet, nous avons aujourd’hui tendance à ne considérer comme vulnérables que les personnes qui se trouvent dans une situation d’extrême dépendance, le nouveau-né, la personne âgée, malade ou en situation de précarité. De ce fait, nous excluons tous les autres êtres humains de la catégorie des personnes vulnérables. Comme si ces dernières n’étaient pas, elles aussi, en situation de dépendance.

Nous savons pourtant bien, au plus profond de nous-mêmes, qu’il n’en va pas ainsi et que nous avons tous besoin les uns des autres pour vivre. Pour reprendre la comparaison avec l’animal qui se protège grâce à sa carapace, nous pouvons dire que nous recourons tous à la présence et à l’action d’autrui pour former cette carapace sans laquelle nous serions en permanence exposés avec beaucoup plus de dureté aux difficultés de la vie.

C’est par l’entraide que les êtres humains parviennent à se maintenir en vie, même s’il est vrai également que leurs relations peuvent être fréquemment conflictuelles. Mais n’est-ce pas aussi pour répondre à cette conflictualité que nombre d’entre eux développent leur capacité d’entraide et prennent soin les uns des autres ? Il faut donc assumer sa vulnérabilité pour pouvoir y remédier par une assistance réciproque qui permet de vivre autant que possible en bonne intelligence les uns avec les autres.

Cette conception de la vulnérabilité comme dépendance a été principalement développée par les éthiques du care, ce mouvement philosophique venu initialement des États-Unis avec les travaux de Carol Gilligan – Une voix différente – ou de Joan Tronto – Un monde vulnérable.

Ainsi, Joan Tronto remet-elle en question une certaine conception de l’autonomie en prenant d’ailleurs un exemple emprunté à la vie d’une entreprise :

Un employé de bureau ne se sent pas vulnérable face à l’agent d’entretien qui, chaque jour, enlève les déchets et nettoie les bureaux. Mais si ces services devaient cesser, la vulnérabilité de l’employé se révélerait.

La question se pose donc de savoir pourquoi nous avons encore du mal à assumer notre vulnérabilité et pourquoi il nous faut apprendre à être vulnérable. Une explication possible de cette situation pourrait venir de la manière dont s’est constituée notre modernité.

En effet, cette dernière s’est essentiellement bâtie sur l’idée d’autonomie.

Cette évolution a incontestablement joué un rôle émancipateur dans l’histoire humaine dans la mesure où elle a permis aux êtres humains de se détacher de leur assujettissement face à de nombreux pouvoirs qui s’exerçaient de telle sorte qu’ils maintenaient la majorité des hommes dans la minorité et la soumission. Cependant, si ce progrès vers l’autonomie, dont Kant fut l’un des promoteurs par son fameux texte Qu’est-ce que les Lumières ?, a permis une avancée considérable dans la marche vers une plus grande liberté, il a également donné lieu à l’occultation d’une dimension essentielle de la condition humaine qui est la vulnérabilité.

En effet, cette promotion de l’autonomie individuelle, en mettant fin à juste titre à de nombreuses formes de dépendances qui étaient de l’ordre de la soumission, nous a conduit à négliger d’autres formes de dépendances qui donnent lieu à des comportements et des conduites qui sont plutôt de l’ordre de l’entraide, de la solidarité et de l’attention accordée à autrui comme à soi-même. C’est ce caractère foncier de la condition humaine qui a été mis en lumière par les éthiques du care qui insistent sur l’importance à accorder à certains sentiments moraux comme la sollicitude ou l’empathie que les théories morales fondées sur l’autonomie – et l’on retrouve à nouveau ici la pensée kantienne – ont eu tendance à mettre de côté, voire à rejeter, sous prétexte que les sentiments ne pouvaient nous orienter de manière fiable vers une attitude authentiquement morale, tandis qu’une approche plus « rationnelle » conduirait à l’observation de règles universelles et nécessaires.

Cette manière d’appréhender la condition humaine s’est également traduite sur le plan politique avec les théories du contrat qui ont pensé la constitution des sociétés sous la forme d’un engagement mutuelle et réciproque des individus les uns envers les autres. Approche que l’on retrouve chez certains penseurs du XXe siècle comme John Rawls dans sa Théorie de la justice. Or, ce qu’ont mis en avant les éthiques du care, c’est le fait que les êtres humains sont dépendants les uns des autres, ainsi que de leur environnement, et qu’en ce sens, ils sont vulnérables et d’autant plus vulnérables qu’ils n’assument pas ou qu’ils nient cette vulnérabilité. Cela fait, qu’aussi paradoxal que cela puisse paraître, la promotion de la notion d’autonomie, dont la fonction était de rendre les hommes plus libres, a eu pour conséquence de produire de nouvelles formes d’aliénation et a fait de l’être humain « le tyran de lui-même et de la nature » pour reprendre l’expression utilisée par Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

Cela s’est traduit dans le monde du travail par ce que l’on pourrait appeler un passage de la servitude à l’aliénation avec la naissance du salariat qui se base sur des liens contractuels supposant des sujets contractants libres et égaux, c’est-à-dire autonomes. Ce qui n’a pas fait obstacle à la naissance du taylorisme dans la mesure où l’on considérait que l’ouvrier avait choisi librement ses conditions de travail en s’engageant librement envers l’employeur.

Cette perception de l’être humain comme un être par définition autonome est aussi à l’origine des problèmes environnementaux qu’il n’est pas possible de dissocier totalement des tensions sociales et des rapports de domination qui structurent le monde du travail. L’être humain, en se percevant « dans la nature, comme un empire dans un empire » [Spinoza], a objectivé celle-ci au point d’oublier qu’il en faisait partie et qu’il en était dépendant. Ainsi, une fois de plus en occultant certaines dépendances et en niant sa vulnérabilité, il s’est rendu d’autant plus vulnérable.

Il semble donc urgent de changer de paradigmes pour construire le monde de demain, si l’on veut que celui-ci soit plus juste et plus durable, si l’on aspire à un monde plus humain, non pas au sens où l’être humain s’imaginerait être en son centre, mais au sens où il vivrait en n’oubliant pas les liens qui constituent son humanité. Il nous faut donc apprendre à être vulnérable, apprendre à assumer notre vulnérabilité pour faire en sorte que l’on puisse un jour habiter un monde – et c’est là le véritable sens de l’éthique – dans lequel chacun se percevra comme une personne vulnérable collaborant avec d’autres personnes vulnérables.

Cet apprentissage nécessite donc une prise de conscience à laquelle seule l’expérience [J. Dewey] peut nous permettre d’accéder par la perception des conséquences néfastes pour l’humanité d’une telle vision de la place de l’être humain dans le monde. Ainsi, l’exemple cité plus haut et emprunté à Joan Tronto montre bien en quoi l’expérience de l’absence de l’autre dont nous avons besoin pour agir, pour vivre et travailler, peut être une manière d’apprendre la vulnérabilité en découvrant notre dépendance. Et le mot découvrir est ici à prendre dans son sens littéral, car le plus souvent, notre vulnérabilité est recouverte par un voile qui rend invisibles nos dépendances. Nous pouvons ainsi constater que le plus souvent les agents d’entretien qui contribuent à faire en sorte que nous puissions travailler dans des conditions satisfaisantes font partie de ces travailleurs invisibles qui œuvrent la nuit sans que l’on puisse jamais les croiser et reconnaître la valeur de leur travail. C’est d’ailleurs souvent la condition des travailleurs du care, ceux qui prennent soin des autres et qui sont les plus indispensables (ce sont principalement ceux qui ont continué à travailler durant le confinement). C’est pourquoi, il serait salutaire de généraliser autant que faire se peut les initiatives de certaines entreprises qui font en sorte que l’entretien des locaux soit effectué pendant les heures de travail des autres employés, afin que chacun prenne la mesure de l’importance de ce travail et fasse l’expérience de la vulnérabilité.

Cette expérience de la vulnérabilité, parce qu’elle est expérience de la dépendance, doit être menée de telle sorte qu’elle donne lieu à un travail sur les affects. En effet, nous ne sommes pas seulement vulnérables parce que nous sommes dépendants les uns des autres, nous le sommes également parce que nous sommes dépendants de tout un environnement aussi bien matériel que psychologique qui exerce une action sur nous et nous modifie – c’est d’ailleurs là le premier sens du verbe affecter. Parce que tout ce qui nous environne nous modifie, nous devons être à l’écoute de nos affects, des nôtres et de ceux d’autrui, afin d’en dégager ce qu’ils peuvent nous apprendre de notre condition. Nous avons trop longtemps été habitués à étouffer nos affects et à les faire taire pour laisser la place à une rationalité qui se prétend objective. Cependant, comme l’avait déjà démontré Spinoza et comme cela est aujourd’hui avéré par les travaux de certains spécialistes des neurosciences comme Antonio Damasio, qui se réclame d’ailleurs de Spinoza, une raison totalement désincarnée et coupée des affects ne produit rien de très raisonnable et donne plutôt lieu à une certaine forme de déshumanisation. Les méthodes de management se prétendant scientifique comme le taylorisme se targuent d’être rationnelles, on peut néanmoins s’interroger sur leur caractère raisonnable. Il est donc temps de prendre conscience de la manière dont nous sommes affectés et dont nous affectons le monde qui nous entoure pour mettre en place une dynamique de réelle bienveillance au cœur des entreprises et des organisations.

Pour que cette expérience puisse donner lieu à une démarche réflexive permettant de développer une plus grande empathie de la part des managers, il serait peut-être judicieux de mettre en place au cours de leur formation une initiation à la démarche narrative de manière à pouvoir, en faisant le récit d’expérience vécue lors de période d’immersion dans le monde de l’entreprise, prendre conscience de leur vulnérabilité ainsi que de celle de ceux qu’ils devront accompagner lorsqu’ils seront pleinement insérés dans la vie professionnelle. Apprendre à se raconter et à écouter et interpréter le récit de l’autre, ainsi qu’apprendre à traiter les affects qu’engendrent ces récits pourrait donner lieu à une prise de conscience permettant de mieux prendre en charge la vulnérabilité humaine dans le monde de l’entreprise.

Cette prise de conscience s’est déjà produite chez certains entrepreneurs qui, en s’inscrivant dans le courant des entreprises à impact ou des entreprises à mission, s’efforce de contribuer à l’édification d’un monde du travail plus respectueux de la personne humaine et de l’environnement. Ces entreprises contribuent donc d’une certaine manière à l’apprentissage de la vulnérabilité dans la mesure où elles peuvent exercer une fonction d’exemplarité en montrant qu’un autre monde est possible, un monde où le travail fait réellement sens parce qu’il ne consiste plus à exploiter les hommes et la nature pour en tirer un profit excessif, mais à privilégier le « travailler dans » et le « travailler avec » par rapport au « travailler sur » qui est trop souvent oublieux de son impact humain et environnemental.

Apprendre à être vulnérable consiste donc également à apprendre à collaborer, apprendre à travailler avec ses semblables dans un environnement que l’on préserve et que l’on s’efforce de réparer (cf. Les travaux de Joan Tronto et ceux de Corine Pelluchon). Cela suppose donc que l’on apprenne à percevoir le travail autrement, sur le mode du care, c’est-à-dire de l’utilité réciproque. Travailler ce n’est pas simplement gagner sa vie ou viser le profit comme une finalité, c’est d’abord produire des biens et des services utiles aux autres, c’est-à-dire pour parler comme Spinoza susceptible d’augmenter leur puissance d’agir. En ce sens, le travail peut s’inscrire dans une démarche proche de celle du care telle qu’elle est définie par Joan Tronto :

Une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre «monde» de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie.

Ainsi, pourrons-nous peut-être vaincre l’hubris auquel nous a conduit le culte de l’autonomie humaine qui nous a fait perdre de vue les dépendances qui nous construisent et élaborer une nouvelle forme d’autonomie. Il faudrait donc passer de l’autonomie-indépendance à une autonomie plus solidaire, une autonomie fondée sur l’intelligence de la dépendance réciproque ne réduisant pas l’être humain à une individualité séparée, mais intégrant des notions comme celles d’entraide et de sollicitude.

Éric Delassus

Le sens du travail

Posted in Articles on mai 31st, 2024 by admin – Commentaires fermés

Conférence prononcée le 29 mai 2024 au CHU de Reims lors la deuxième édition des rencontres de l’encadrement proposées par la Direction des Ressources Humaines et la Direction des Soins Infirmiers et de Rééducation et Médico-techniques. Merci à THIERRY BRUGEAT, Jeannine Leonard, Capucine Gremion, Isabelle Daligault, Sandrine COURROUX, Yannick BOMY, Axelle Bringard, Elodie Garin et Carole Etiennot de m’avoir invité à participer à cette journée.

 


Il y a quelques années des jeunes étudiants d’une école prestigieuse ont, lors de la cérémonie de remise des diplômes, remis publiquement en question les principes en fonction desquels ils avaient été formés durant leur cursus.

On peut trouver incongru ou déplacé la manière dont s’est manifestée cette remise en question, mais indépendamment de tout jugement de valeur, cette attitude est significative d’une aspiration qui anime une grande partie de notre jeunesse qui cherche à redonner du sens au travail et qui considère que cette activité ne peut se réduire à gagner, voire à bien gagner sa vie. Pour beaucoup de nos contemporains, le travail n’est plus en lui-même une valeur, il est plutôt appréhendé comme l’activité qui ne prend tout son sens que si elle contribue à promouvoir les valeurs dans lesquelles on se reconnaît. Certes, pour encore de trop nombreuses personnes, le travail n’est avant tout que le seul moyen de gagner péniblement sa vie en exerçant une activité que l’on n’a pas nécessairement choisie. Pour d’autres qui ont la possibilité de choisir le métier qu’ils vont exercer, la seule valeur qui les intéresse est l’argent et le profit à court terme. Néanmoins, pour une certaine frange de la jeunesse qui a apparemment tendance à augmenter considérablement, l’existence humaine est riche de bien autre chose et elle doit prendre un sens qui dépasse les intérêts égoïstes et c’est cela qui les motive. Aussi, dans la mesure où le travail est une activité qui occupe une bonne partie de notre vie, il importe que le sens que nous lui trouvons permettent le plein épanouissement de ce qui fait notre humanité.

L’être humain est, en effet, en quête de sens. S’il ne perçoit pas le sens ce qu’il fait, de ce qu’il vit, il dépérit, il ressent un sentiment de vide et a l’impression qu’il perd quelque chose d’essentiel de son humanité. Or, le travail étant une activité difficile, parfois pénible, ingrate et qui, comme on vient de le dire, occupe la majeure partie de notre existence, il est absolument nécessaire qu’il prenne sens pour que nous puissions trouver en nous l’énergie nécessaire pour l’exercer. Si la rémunération est un élément non-négligeable de la motivation au travail, il est clair qu’elle ne suffit pas pour répondre à toutes les aspirations de l’être humain. On peut très bien recevoir un salaire conséquent, ne pas rencontrer de difficultés insurmontables dans l’effectuation des missions que l’on doit remplir et se trouver en situation de détresse et de souffrance au travail, tout simplement parce que l’on ne perçoit plus le sens de ce que l’on fait. C’est ce qu’a magistralement montré le regretté David Graeber dans son fameux livre sur les bullshit-jobs – « les boulots à la con » -, c’est-à-dire ces métiers souvent bien payés, mais qui ne servent à rien et qui donnent l’impression à ceux qui les exercent que le monde tournerait tout aussi bien – ou tout aussi mal – s’il n’avait rien fait. C’est par exemple le lot de ceux à qui l’on demande la rédaction de rapports longs et fastidieux qui, à peine terminés, sont immédiatement archivés sans être lus. On comprend bien le sentiment d’absurdité que doivent ressentir ceux qui sont chargés de telles missions. L’absence de sens leur donne l’impression d’un vide sidéral dans lequel ils ont le sentiment de s’enfoncer et finalement de se dissoudre. Le sens est donc l’un des aliments essentiels de l’être humain, il est aussi nécessaire à notre survie que les aliments que nous mangeons, l’eau que nous buvons et l’air que nous respirons.

Mais que faut-il mettre derrière cette notion de sens ?

Avant d’aborder la question du sens du travail, il importe peut-être de s’interroger tout d’abord sur le sens du sens.

On peut retenir au moins, trois acceptions, trois usages possibles du terme de sens :

Les cinq sens

La direction

La signification

On peut d’ailleurs s’interroger sur les raisons pour lesquelles ce même mot désigne trois choses apparemment aussi différentes. Que peut-il bien y avoir de commun entre elles pour qu’on en arrive à les désigner par le même terme ?

Si nous les prenons un à un et que nous les définissons successivement, nous pouvons mieux percevoir ce qui les réunit.

- Les cinq sens nous permettent d’entrer en relation avec le monde extérieur et aussi d’ailleurs avec nous-mêmes puisque notre corps se perçoit lui-même de manière sensible.

- La direction désigne la relation entre deux points dans l’espace, un point initial et un point d’arrivée.

- Quant à la signification elle désigne la relation entre un signe et ce qu’il désigne ou plus exactement, pour parler comme les linguistes, entre un signifiant et un signifié.

Ainsi, si l’on passe en revue ces trois usages du mot sens, on s’aperçoit qu’ils sont réunis par l’idée de relation. Et, en effet, pour qu’une chose prenne sens, il faut toujours qu’elle entre en relation avec autre chose qu’elle-même ou qu’elle soit en capacité d’entrer en relation avec elle-même. C’est l’une des raisons pour laquelle la notion de sens joue un rôle fondamental dans l’existence humaine, car le degré de conscience de soi de l’être humain est tel qu’il est capable d’établir avec lui-même, les autres et le monde qui l’entoure une relation riche et complexe.

De plus, parce qu’il est conscient, l’être humain est également un être de désir. Il n’a pas seulement des besoins qui sont principalement l’expression d’une nécessité biologique, il a aussi des désirs qui obéissent à un autre type de nécessité. On ne peut pas dire, en effet que le désir aspire à quelque chose de superflu, il obéit plutôt à une nécessité dont on pourrait dire, pour faire bref, qu’elle est de nature psychologique. Le désir est selon Spinoza « l’essence de l’homme », ce qui veut dire que nous sommes avant tout désir et que ce à quoi nous accordons de la valeur pour donner du sens à notre existence, c’est ce que nous désirons. Et le travail, aussi paradoxal que cela puisse sembler peut répondre à notre désir, si précisément, il correspond à une activité qui a suffisamment de sens pour cela.

Comme cela a déjà été évoqué, le travail n’est pas en lui-même une valeur, on ne cherche pas à travailler pour travailler. Le travail n’est pas une fin en soi, il est essentiellement un moyen. Il n’est pas une valeur, mais un moyen de produire de la valeur, de réaliser des choses auxquelles nous allons accorder plus ou moins de valeur.

Selon la philosophe Hannah Arendt, le travail n’est pas une activité par laquelle nous accomplissons pleinement notre humanité dans la mesure où il est encore attaché à notre condition animale étant donné que la plupart des choses que nous produisons par le travail sont destinées à être consommées, c’est-à-dire détruites. Vu sous cet angle, le travail ne répondrait qu’à un besoin. En revanche, une activité ne devient vraiment humaine selon Harendt que lorsque ce qu’elle produit est appelé à durer et dans ce cas, on n’est plus vraiment dans le travail, mais dans l’œuvre. Par conséquent, il me semble que pour que le travail prenne sens, pour qu’il prenne un sens suffisant pour donner du sens à l’existence, il faut qu’il dépasse la seule satisfaction des besoins et qu’il soit l’occasion de créer un certain type de lien avec le monde et avec les autres qui soit suffisamment riche pour que celui qui travaille n’ait pas le sentiment de perdre sa vie à la gagner. Ce fameux slogan du mouvement de mai 68 est intéressant dans la mesure où il joue sur les deux sens du mot vie, d’un côté la vie comme existence et de l’autre la vie au sens biologique. En effet, si je ne travaille que pour obtenir ce qui est nécessaire à ma survie, le sens de mon existence est d’une grande pauvreté et ne permet pas de répondre à des aspirations pleinement humaines. C’est d’ailleurs en ce sens que Marx considérait qu’il y avait quelque chose d’inhumain dans la condition ouvrière du XIXe siècle, puisque le travailleur était utilisé comme une simple force mécanique et n’avait comme seule rémunération que ce qui lui permettait de renouveler sa force de travail. Sous cette forme, le travail est, en effet, pauvre en sens et correspond à l’une de ses significations étymologique possible qui est le trepalium, cet instrument de torture sur lequel on attachait le supplicié. Si ce type de travail est une souffrance, ce n’est pas seulement parce qu’il est pénible, – tout travail, même celui que j’ai choisi et que j’aime, nécessite un effort et de la peine – mais surtout parce qu’il est subi. Or, ce à quoi tout être humain aspire, c’est à être actif, c’est-à-dire à être l’auteur, au moins partiellement, de ce qu’il fait et plus il perçoit le sens de l’activité qu’il exerce, plus il se sent acteur de son travail.

Seulement, parfois, ce sens n’apparaît pas immédiatement et c’est alors à ceux qui exercent des fonctions de management de le révéler. À ce sujet, je soulignerai d’ailleurs que le rôle du manager n’est pas de donner du sens au travail, ce qui sous-entendrait que le travail n’a pas initialement de sens et qu’il faut ensuite lui en donner un. Certes, il peut y avoir des métiers absurdes – les bullshit-jobs dont parle David Graeber (ex. De la fourmi qui travaille et fait vivre 10 personnes qui ne servent à rien) -, mais si une profession n’a pas de sens, celui qu’on lui donnera ne sera qu’apparent et artificiel. En revanche, un métier peut avoir un sens qui n’est pas immédiatement perçu ou perceptible et l’on s’aperçoit que lorsque ce sens apparaît, il est exercé plus efficacement. Pour illustrer cela je prendrai un exemple que j’emprunte au livre Déclic d’Hélène et Philippe Korda.

Il s’agit d’un expérience qui a eu lieu aux États-Unis États-unis auprès d’étudiants travaillant dans un centre d’appel destiné à contacter d’anciens élèves de l’Université du Michigan en vue de collecter des dons pour financer les études de jeunes issus de milieux défavorisés. En raison d’un nombre croissant de refus de dons, les opérateurs se démotivent et deviennent de moins en moins convaincants, ce qui augmente le nombre de refus. Pour sortir de ce cercle vicieux les dirigeant de cet organisme font appel au psychologue Adam Grant, alors doctorant en psychologie, pour trouver le moyen de remotiver le personnel. Tout a été essayé, et même ce qui touche à la rémunération n’aboutit pas à une amélioration des résultats. Grant décide donc de diviser les opérateurs en trois groupes et propose que l’on propose à chacun des groupes de lire un court texte avant de se mettre au travail. Le premier groupe lira un texte extrait d’un manuel de chimie, le second groupe un texte expliquant les bénéfices personnels que pourront tirer les opérateurs de leur travail. À l’issue de cette journée, les résultats des deux premiers groupes n’ont absolument pas augmenté. En revanche, il va tout autrement du troisième groupe auquel il a été demandé de lire un texte dans lequel un ancien étudiant raconte de manière poignante comment, après que ses parents lui aient annoncé qu’ils ne pourraient pas lui payer des études à l’université du Michigan, il a découvert qu’il pouvait bénéficier d’une bourse, ce qui a totalement changé sa vie. Pour ce dernier groupe, les résultats sont deux fois et demi supérieurs à la moyenne. Pour aller plus loin Grant demande à l’ancien étudiant de venir en personne raconter son histoire. Après cette séance, les performances sont multipliées par quatre. Ensuite, pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’une réaction ponctuelle liée à l’émotion, mais qui pourrait ne pas durer, Grant continue de mesurer les performances à plus long terme et s’aperçoit qu’elles ne varient plus. Le déclic s’est produit et ses conséquences s’inscrivent dans la durée.

Cette expérience nous apprend deux choses. D’une part, elle nous enseigne que ce n’est pas l’intérêt personnel qui est le facteur de motivation principal. Ici, c’est en comprenant l’impact qu’un travail peut avoir sur la vie d’autrui que les motivations se sont renforcées. Ce qui ne veut pas dire, bien évidemment, que la rémunération est un facteur négligeable, elle participe de la reconnaissance à laquelle aspire le travailleur et en bonne justice, il est absolument nécessaire que le travailleur soit rémunéré à la mesure de ses efforts. D’autre part, le second enseignement de cette expérience concerne la manière dont le sens apparaît. En effet, ce n’est pas parce que quelqu’un a indiqué aux employés le sens de leur travail que leur motivation s’est accrue, mais c’est plutôt parce qu’en leur permettant de découvrir l’impact réel qu’il peut avoir sur la vie des gens qui en bénéficient, ils ont pu construire par eux-mêmes ce sens et se l’approprier.

Ce que l’on peut voir ici, c’est que le sens se révèle à travers le vécu des uns et des autres et que lorsqu’il est perçu, il renforce le désir de parvenir au résultat que l’on vise.

Comme cela a été souligné précédemment, le sens s’inscrit toujours dans un tissu relationnel et ce que met en évidence cette expérience, c’est que lorsque les personnes qui travaillent dans un domaine parviennent à percevoir la trame de ce tissu, elles se sentent plus motivées et leur désir de bien faire s’en trouve augmenté.

Cette question du désir est réellement au cœur d’une réflexion sur le sens du travail, car si nous ne désirons pas spontanément travailler, le travail peut être l’occasion pour le désir humain de s’affirmer et de se déployer. Le travail peut aussi, bien entendu, être à l’origine d’un étouffement du désir, tout cela dépend de son organisation et de la manière dont il est pratiqué.

Le désir peut être considéré comme le moteur de la vie humaine et pour bien comprendre en quoi il consiste, il suffit de procéder à une expérience de pensée assez simple.

Imaginez qu’un matin vous réveillez sans ressentir aucun désir, pas même celui d’aller vous faire un thé ou un café. Rien ! Cet état à un nom, il se nomme la dépression et il est à l’origine pour ceux et celles qui le vivent d’une intolérable souffrance. Ce que nous apprend cette expérience, c’est que sans désir, il n’y a pas de vie possible. Le désir est le moteur de la vie humaine. Il est la puissance par laquelle nous nous maintenons en vie, pensons et agissons. En ce sens, il est probablement pour l’être humain plus fondamental que le besoin, car s’il disparaît, nous n’avons même plus la force de répondre aux nécessités de la vie. À l’inverse, nous pouvons parfois renoncer à la satisfaction de certains besoins pour satisfaire notre désir. On peut, par exemple se référer aux sacrifices que peuvent faire certains artistes pour parvenir à créer une œuvre.

S’il en va ainsi, c’est que le désir est puissance, puissance d’être, puissance d’agir et de penser. Il est en certain sens une puissance qui vise à augmenter sans cesse et c’est d’ailleurs pourquoi il est source de joie au sens où l’entend Spinoza, c’est-à-dire d’un affect qui exprime une augmentation de puissance. Il faut ici être attentif à ne pas confondre la puissance et le pouvoir, il ne s’agit pas d’exercer une domination sur autrui, mais principalement d’être en mesure d’agir pour se sentir exister et obtenir la reconnaissance d’autrui.

Agir signifie au sens strict produire un effet, être cause d’une modification du monde extérieur et cela est pour l’être humain essentiel, car ce que nous réalisons se présente à nous comme une preuve objective de notre existence. C’est le philosophe allemand Hegel qui a mis ce processus en évidence. Il souligne que l’être humain ne peut se contenter d’une impression subjective d’exister, c’est-à-dire de la conscience réflexive à laquelle il accède par la pensée. L’impression subjective ou intérieure qu’il a d’exister a besoin d’être confirmée par une preuve objective, c’est-à-dire extérieure. Ainsi, lorsque par mon travail, je réalise matériellement ce dont j’ai d’abord eu l’idée, lorsque je contemple le produit de ce travail, je vois devant moi quelque chose qui n’existerait pas si je n’étais pas là, mais qui existe indépendamment de moi. Ainsi, l’artisan qui contemple son ouvrage perçoit dans ce qu’il a réalisé une preuve objective de l’impression subjective qu’il a d’exister.

Il est indispensable, quel que soit le métier que l’on exerce, que l’on s’inscrive d’une manière ou d’une autre dans un tel processus, c’est de cette manière également que le travail prend sens puisqu’il permet d’établir un lien avec le monde extérieur. Cela peut prendre un aspect relativement modeste, mais se rendre compte que l’on agit sur le monde et que l’on a pu contribuer à l’améliorer d’une manière aussi minime soit-elle ne peut qu’enrichir le sens que l’on donne à son travail. Celui qui parvient à en tirer ce type de satisfaction n’aura pas seulement l’impression qu’il ne travaille que pour gagner sa vie, mais en prenant conscience que ce qu’il fait est utile aux autres, il lui trouvera un sens plus riche.

Ainsi, le soignant qui perçoit en quoi il contribue au mieux-être des patients dont il a la charge verra qu’il exerce une action bénéfique sur autrui et en ressentira une intense satisfaction. Bien entendu, cette satisfaction n’est pas toujours au rendez-vous, il y a des échecs, des difficultés parfois insurmontables qui ne permettent pas toujours d’atteindre ses objectifs, mais le simple fait de les viser est déjà une source de sens. Cela dit, il faut, pour que le travail prenne réellement sens, qu’il se fasse dans des conditions qui rendent pleinement possible cette expression de la puissance d’agir humaine. Car ce qui est fréquemment à l’origine d’une grande souffrance au travail de la part des soignants, c’est de voir leur travail perdre son sens initial et aller dans le sens inverse de celui pour lequel ils avaient choisi de l’exercer.

Ainsi, m’est-il arrivé à plusieurs reprises d’entendre des aides-soignant.e.s ou des infirmier.e.s me dire qu’en raison du manque de temps ou de moyens, ils ou elles ont par moment le sentiment d’être maltraitants alors que le choix de ce métier repose de toute évidence sur une intention contraire. Ne pas parvenir à aller dans le sens des valeurs au nom desquelles on a choisi d’exercer une profession peut être une source importante de souffrance au travail et s’il est indispensable que cette profession s’inscrive dans un cadre strictement défini, il ne faut pas que celui-ci soit trop rigide et ne permette pas une souplesse dans l’accomplissement des tâches, ainsi que la possibilité de prendre des initiatives et d’adapter sa manière de faire à la singularité des situations auxquelles on peut se trouver confronter.

Le processus de reconnaissance passe également par autrui, il ne suffit pas de se reconnaître dans ce que l’on fait, il faut également être reconnu par d’autres, ceux avec qui l’on travaille et ceux pour qui l’on travaille. Il faut qu’une autre conscience me renvoie une certaine perception de moi-même et de ce que je fais pour que je puisse me sentir pleinement exister. Comme cela a été précédemment souligné, il n’y a de sens qu’inscrit dans un tissu relationnel et recevoir de la part d’autrui des signes signifiant que ce que l’on fait ne laisse personne indifférent est essentiel même si cette reconnaissance souligne certaines insuffisances. Il est parfois préférable d’envoyer des signes de reconnaissance négatifs plutôt que rien, ce qui est le plus souvent interprété comme du mépris. Cela dit, lorsqu’une personne commet des erreurs dans son travail, voire commet des fautes, il n’est pas nécessaire de la réduire ce qu’elle a fait, à sa dimension négative et il est préférable de lui exprimer les critiques que l’on doit lui adresser comme une invitation à s’améliorer plutôt que comme un jugement définitif et sans appel. C’est une manière de lui révéler le sens et l’importance de ce qu’elle fait.

Si le désir humain est puissance d’agir, il est aussi désir de reconnaissance, c’est-à-dire aspiration à se retrouver dans ce que cette puissance d’agir réalise et dans le regard d’autrui qui accorde une certaine valeur à ce que l’on fait. Il ne faut pas oublier que le travail est une activité essentiellement social et que celle-ci s’exerce avec et pour autrui, c’est-à-dire dans un tissu relationnel. Aussi, parmi les conditions qui contribuent à faire advenir le sens du travail, il y a la confiance, c’est-à-dire la croyance en la capacité de l’autre de bien faire. Il est important ici de souligner en quoi la confiance est une croyance. En effet, l’autre, je ne peux pas le connaître, je ne peux pas savoir « ce qui se passe dans sa tête », je peux que le supposer, c’est en ce sens que la confiance est une croyance, elle désigne littéralement la foi en l’autre. Ce que l’on remarque assez fréquemment, c’est que si l’on montre à une personne que l’on croit en elle, elle aura tendance à vouloir confirmer cette croyance et à s’améliorer, alors qu’à l’inverse celui en qui l’on ne croit pas ne parviendra pas nécessairement à progresser.

Cela signifie d’ailleurs qu’un management bienveillant doit également être un management exigeant, car veiller au bien de l’autre ce n’est pas faire preuve de complaisance à son égard, mais au contraire demander à la personne que l’on accompagne de donner le meilleur d’elle-même, ce qui n’est possible que si l’on croit en elle. Être exigeant envers autrui, c’est nécessairement croire en lui, c’est lui signifier qu’on l’estime capable de progresser. Bien entendu, l’exigence ne doit pas être démesurée, il ne faut pas adopter l’attitude perverse qui consiste à exiger d’autrui ce qu’il est incapable de faire pour le mettre en situation d’échec. Ce qu’il faut surtout lui montrer, c’est qu’il est capable de se rendre utile aux autres, c’est-à-dire de mettre sa puissance d’agir au profit de celle des autres. Travailler consiste, nous l’avons dit, à produire des biens et des services pour autrui et accomplir un travail qui a du sens, c’est également s’inscrire dans cette dynamique d’utilité au sens fort de ce terme. Il ne s’agit pas d’être utile dans un sens purement utilitariste, c’est-à-dire d’être réduit à l’état d’instrument en vue d’une finalité dont on ignore la véritable nature ou pire que l’on réprouve, mais que l’on contribue à réaliser par son travail uniquement pour gagner sa vie. Il s’agit plutôt d’être utile au sens où l’entend un philosophe comme Spinoza qui définit l’utile comme ce qui augmente la puissance d’agir des êtres humains, ce qui les rend actifs, c’est-à-dire capable de vivre activement et donc de ne pas subir leur existence.

En ce sens, toutes les professions qui relèvent du soin, du care, sont porteuses de sens, encore faut-il comme cela a déjà été dit qu’elle puisse s’exercer dans des conditions qui permettent à ce sens d’advenir.

Enfin, pour terminer, j’aimerais insister sur un point qui me tient fort à cœur et qui me semble essentiel pour faire apparaître le sens que nous pouvons donner à notre travail. Je veux parler de notre capacité à accepter ou non notre vulnérabilité et à en faire un critère pour juger du sens du travail que nous accomplissons. Cette notion de vulnérabilité, je l’emprunte aux éthiques du care qui se sont principalement développées à partir des années 80 aux États-Unis sous l’impulsion de femmes comme Carol Gilligan ou Joan Tronto qui ont renouvelé la philosophie morale en en modifiant les paradigmes, c’est-à-dire en partant de l’idée que l’être humain n’est pas un être foncièrement autonome, mais plutôt vulnérable. La vulnérabilité étant ici comprise au sens de dépendance. En effet, nous avons communément tendance à considérer comme vulnérable les personnes que nous jugeons dépendantes, les nourrissons, les enfants, les personnes âgées, malades ou en situation de précarité. Aussi, en conséquence, nous avons également tendance à considérer toutes les personnes qui ne rentrent pas dans ces catégories comme indépendantes, voire invulnérables. En réalité, nous savons tous au plus profond de nous-mêmes que nous sommes tous vulnérables parce que nous avons tous besoin les uns des autres pour vivre et développer ce qui fait notre humanité. C’est en ce sens que les éthiques du care – le care ne se résumant pas au soin, mais désignant également l’importance accordée aux personnes et aux choses, la sollicitude, la solidarité et l’entraide – ont développé une réflexion dans laquelle ce qui compte pour donner du sens à l’existence humaine, c’est précisément de prendre soin de soi et des autres et de contribuer à un épanouissement réciproque de soi et d’autrui. Cela rejoint une idée que l’on retrouve chez un philosophe qui m’est cher comme Spinoza et qui met en évidence dans son éthique, mais aussi dans sa philosophie politique, qu’en contribuant à l’augmentation de la puissance d’agir des autres, je contribue également à l’accroissement de la mienne et réciproquement. Autrement dit, pour développer pleinement notre humanité, pour nous épanouir, nous devons nous efforcer dans le but de faire coïncider l’utile propre et l’utile commun, c’est-à-dire ce qui contribue à l’augmentation de ma puissance d’agir et de celle d’autrui. Ainsi, le monde du soin est un exemple illustrant parfaitement cette idée. Plus un soignant contribue à améliorer les conditions de vie de ses patients, plus il voit sa puissance et la leur augmenter et c’est ce qui pour lui fait sens.

Par conséquent, le meilleur moyen de juger si le métier que j’exerce à un sens qui me permet de m’accomplir en tant qu’être humain, c’est de prendre comme pierre de touche, cette dimension du care. Est-ce que ce que je fais est vraiment utile aux autres, au sens où cela contribue à l’augmentation de leur puissance d’être et d’agir ? Mais pour se poser une telle question, il faut d’abord avoir pris conscience de sa vulnérabilité foncière et être en mesure de l’assumer pleinement.

Selon Paul Ricœur, la visée éthique consiste dans la « visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ». On peut donc en conclure que plus un travail me permet d’avoir le sentiment que je vis une vie qui mérite d’être vécue, une vie pleinement humaine, en collaborant avec mes semblables pour leur permettre également de vivre une vie digne d’un être humain et que ce travail s’exerce dans une société organisée de telle sorte que tous et chacun puissent dispenser et jouir de tous les bienfaits que les êtres humains peuvent produire les uns pour les autres, plus ce travail a de sens.

Éric Delassus

La dimension éthique de la médecine et du soin

Posted in Articles on novembre 24th, 2018 by admin – Commentaires fermés

Conférence à l’ENSA de Bourges le mercredi 28 novembre à 13h30.

https://www.ensa-bourges.fr/index.php/fr/home/action-culturelle/conferences/conferences-2018-2019/7153-conferences-de-philosophie

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QU’EST-CE QUE L’IDEE D’UN CORPS MALADE ?

Posted in Articles on décembre 1st, 2017 by admin – Commentaires fermés

Le sujet de ma communication d’aujourd’hui va porter sur ce qui a été, en un certain sens, le fil directeur d’un travail de recherche que j’ai entamé, il y aura bientôt dix ans et dont l’objectif était de recourir à la philosophie de Spinoza pour penser l’éthique médicale contemporaine et plus particulièrement pour tenter de proposer aux malades et aux soignants une approche de la maladie qui puisse permettre aux premiers de mieux vivre et de mieux affronter ce qui vient bouleverser l’existence de manière parfois cataclysmique et pour les seconds de mieux accompagner les patients dont ils ont la charge. Ce travail m’a permis de soutenir ma thèse de doctorat en mars 2010, thèse qui a donné lieu à un livre intitulé : De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale[1].

Ce qui m’a conduit à choisir Spinoza pour résoudre les problèmes auxquels j’ai pu être confronté pour traiter cette question, c’est, au-delà de la sympathie intellectuelle que j’entretiens avec ce philosophe, la conception qu’il développe des rapports entre le corps et l’esprit. Si tant est que l’on puisse parler de rapport, étant donné que le corps et l’esprit ne sont pas perçus dans la pensée de Spinoza comme deux choses distinctes, mais comme une seule et même chose perçue de deux manières différentes. En effet, Spinoza définit l’esprit comme « idée du corps », ce qui explique le titre de cette intervention : « Qu’est-ce que l’idée d’un corps malade ? ».

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[1] Éric Delassus, De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale, Presses Universitaires de Rennes, 2001.

 

La culture qualité-sécurité liée aux soins : Quel sens donner au terme de culture ?

Posted in Articles on novembre 23rd, 2017 by admin – Commentaires fermés

 

Conférence donnée le 23 novembre 2017 au Centre Hospitalier Jacques Coeur de Bourges dans le cadre d’une Journée Qualité sur le thème : La culture qualité-sécurité liée aux soins au sein des établissements de santé.

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Parler de sa propre voix : être acteur de sa maladie à l’enfance et l’adolescence

Posted in Articles on novembre 19th, 2017 by admin – Commentaires fermés

Conférence donnée lors de la journée de la Société Française de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent du 17 novembre 2017 « De l’adhésion aux soins chez l’enfant et l’adolescent : entre refus et consentement »

La question du consentement est aujourd’hui au cœur d’un bon nombre de problématiques liées à l’éthique médicale, surtout depuis la loi de 2002 sur le droit des patients qui s’appuient sur la nécessité de respecter l’autonomie du patient et de ne lui administrer un soin ou un traitement qu’après avoir obtenu son consentement éclairé. La loi suppose donc un patient autonome toujours susceptible d’entendre le discours médical et de donner ou non son accord après avoir été informé des conséquences des traitements qui lui sont proposés, ainsi que des conséquences que pourrait entraîner un refus de traitement. Cette obligation pour le soignant est ainsi formulée dans la loi à l’article L. 1111-4 :

Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé. Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables. Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. Lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance prévue à l’article L. 1111- 6, ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été consulté.

Pour ce qui concerne les mineurs, c’est-à-dire la population qui concerne notre sujet, la loi considère que ces derniers sont sous la responsabilité des parents ou des tuteurs légaux, mais elle ajoute néanmoins une obligation pour le médecin de rechercher le consentement de l’enfant ou de l’adolescent lorsque ce dernier est en capacité de l’exprimer :

Le consentement du mineur ou du majeur sous tutelle doit être systématiquement recherché s’il est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision.

La présence de la notion de consentement dans une loi sur le droit des patients a pour but de mettre fin à des années de paternalisme médical durant lesquelles le malade était considéré, parce que malade – qu’il s’agisse d’une pathologie organique ou mentale – comme un être mineur incapable de prendre pour lui-même les décisions qui s’imposent.

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Le soin ou l’éthique en acte

Posted in Articles on octobre 6th, 2017 by admin – Commentaires fermés

Conférence donnée le 06 octobre 2017 06 octobre 2017 au centre psychiatrique du Bois de BONDY.

Lorsque j’ai commencé à réfléchir sur ce que j’allais dire durant cette conférence, j’ai d’abord pensé à parler de la dimension éthique du soin, c’était d’ailleurs, initialement, le titre que je pensais donner à mon intervention. Cependant, ce choix ne me satisfaisait qu’à moitié. Parler d’une dimension éthique du soin, cela laisse entendre que cette dimension n’est qu’un aspect du soin, qu’un élément parmi d’autres d’un tout qui contiendrait d’autres composants qui se situeraient au même niveau. Or, s’il est vrai qu’il y a, par exemple, une dimension technique du soin, qui est essentielle, il n’est pas certain que l’éthique relève d’une dimension de même nature. Ne serait-ce que parce qu’on ne peut séparer cette « dimension » éthique du soin des autres déclinaisons qui le concerne. Peut-on imaginer un soin purement technique ou purement social dans lequel serait occulté toute forme d’éthique ? Serait-ce encore du soin ?

Aussi, après avoir remis en question cette première approche, me suis-je dit qu’il serait peut-être plus pertinent et plus judicieux de parler de l’éthique du soin. Mais, cet intitulé ne me satisfaisait pas plus que le premier.

D’une part parce que parler d’une éthique du soin, comme parler d’une éthique des affaires ou d’une éthique du sport, ou de l’éthique de n’importe quel autre domaine de l’activité humaine, pourrait laisser croire que chacun de ces domaines possède son éthique propre qui serait distincte et séparée d’éthiques qui seraient spécifiques à d’autres formes d’activités. Or, une telle conception des choses ne peut que nous conduire à des contradictions insurmontables, voire à nous rendre « schizophrène », dans la mesure où elle nous conduirait à respecter certains principes ou certaines valeurs dans un domaine, mais pas dans un autre. Il me semble donc plus raisonnable de considérer qu’il n’y a qu’une seule et unique éthique et que celle-ci se décline de différentes façons, selon les domaines dans lesquels elle s’applique.

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Coopérer pour (se) soigner

Posted in Articles on juin 30th, 2017 by admin – Commentaires fermés

Éric Delassus

Conférence donnée le 30 juin 2017 lors d’une rencontre organisée par l’association OPPELIA (http://www.oppelia.fr).

« À l’homme rien de plus utile qu’un autre homme », cette formule de Spinoza est certainement celle qui s’accorde le mieux avec le titre du propos que je vais tenir aujourd’hui devant vous. En effet, coopérer signifie au sens littéral « œuvre ensemble », produire ensemble quelque chose. Il y a donc dans l’idée de coopération l’idée d’entraide et de dépendance mutuelle, l’idée d’une utilité réciproque. Le sens du terme coopération me semble d’ailleurs plus riche que celui de collaboration. Collaborer signifie travailler ensemble, partager un labeur dont le sens n’est déterminé que par le résultat de l’action que l’on accomplit, en revanche coopérer, c’est œuvrer ensemble, en d’autres termes produire ensemble une œuvre. Il me semble que pour préciser le sens de cette distinction, il est possible de faire référence à la distinction à laquelle procède Hannah Arendt entre le travail et l’œuvre. Le travail désigne l’activité par laquelle nous produisons les biens nécessaires à notre survie aussi bien en tant qu’individu, qu’en tant qu’espèce. En revanche, l’œuvre désigne la production d’un environnement proprement humain. Or, me semble-t-il, ce que nous produisons lorsque nous coopérons, ce n’est pas simplement un bien ou un service qui va rentrer d’une manière ou d’une autre dans le réseau des échanges, ce que nous produisons par la coopération, c’est également un certain type de lien proprement humain qui s’établit dans cette utilité réciproque à laquelle j’ai fait référence au début de mon propos.

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Analyse critique du principisme en éthique biomédicale

Posted in Articles on mars 12th, 2017 by admin – Commentaires fermés

Le principisme est une théorie morale s’inspirant à la fois de l’utilitarisme et du kantisme, c’est-à-dire d’une morale plutôt conséquentialiste – l’utilitarisme – et d’une morale déontologique fondée sur l’intention – le kantisme. Cette synthèse apparemment paradoxale entre une éthique qui considère que la valeur morale de l’action se juge à ses conséquences et une morale qui juge l’action à ses intentions, c’est-à-dire au respect d’un devoir ou d’une obligation fondée en raison, à donné lieu à une doctrine qui à laquelle il est souvent fait référence aujourd’hui en éthique médicale. Celle-ci a été élaborée par Tom Beauchamp et James Childress dans un ouvrage publié pour la première fois aux États-Unis en 1979 et dont la traduction française est parue en 2007 aux éditions Les Belles Lettres sous le titre Les Principes de l’Éthique Biomédicale.

Cette théorie est constituée de quatre grands principes :

- Autonomie ;

- Non-malfaisance ;

- Bienfaisance ;

- Justice.

Les principes d’autonomie et de justice peuvent être considérés comme étant plutôt d’origine déontologique étant donné que quelles que soient les conséquences de l’acte médical, il est considéré comme étant du devoir du médecin ou du soignant de respecter l’autonomie du patient et de répondre à une certaine exigence de justice dans la manière de prodiguer les soins et les traitements. En revanche, la non-malfaisance et la bienfaisance relèvent plutôt du conséquentialisme dans la mesure où ils invitent à se soucier des effets de l’acte effectué sur la vie et la qualité de vie du patient.

Le choix de ces quatre principes ne repose pas sur une déduction a priori, mais plutôt sur l’étude des jugements moraux tels qu’ils sont portés dans des situations concrètes :

Le fait que les quatre groupes de « principes » moraux soient centraux dans l’éthique biomédicale est la conclusion à laquelle nous sommes parvenus en étudiant les jugements moraux bien pesés et la façon dont les convictions morales se coordonnent entre elles 1.

Nous allons donc examiner ces quatre principes et tenter d’en dégager les capacités et les limites, ainsi que les contradictions qui peuvent traverser le principisme dans sa globalité.

1 Tom L. Beauchamp & James F. Childress, Les principes de l’éthique biomédicale, Les Belles Lettres, Paris, 2007, p. 30-31.

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Le scandale du refus de soin

Posted in Articles on juin 20th, 2015 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée lors de l’Université d’Été de la Société Francophone de Dialyse
Pourquoi parler du scandale du refus de soin ou de traitement ? Si l’on recherche l’étymologie du terme même de « scandale », il renvoie à l’idée d’obstacle, le scandale – du grec skandalon qui a donné le latin scandalum – désigne littéralement ce qui fait trébucher. Autrement dit, le scandale, c’est non seulement ce qui s’oppose à la poursuite d’une trajectoire donnée, mais c’est aussi ce qui fait choir celui qui a choisi de suivre cette direction. La question que l’on est alors en droit de se poser est ici celle de savoir qui est victime d’une chute dans cette affaire, est-ce le malade qui met sa vie en danger, ou est-ce le soignant qui ne peut aller au bout de ce qu’il estime être sa mission ?

LE RAPPORT ENTRE NARRATION ET PERCEPTION DU CORPS PAR LE MALADE

Posted in Articles on décembre 1st, 2014 by admin – Commentaires fermés

Résumé : Si l’on considère avec Spinoza que l’esprit est « l’idée d’un corps en acte », l’une des questions que l’on peut se poser lorsque l’on essaie d’aborder la question du vécu de la maladie est celle de savoir si l’idée d’un corps malade peut être une idée adéquate, c’est-à-dire une idée suffisamment cohérente pour permettre au malade de vivre sa maladie avec une certaine équanimité tout en disposant de la puissance nécessaire pour participer activement aux soins et aux traitements qu’il aura à subir. Dans la mesure où cette conception de l’esprit repose sur la thèse selon laquelle corps et esprit ne participent pas de deux substances distinctes, mais sont plutôt deux expressions distinctes d’une seule et même chose, il ne peut y avoir d’action de l’un sur l’autre, il est donc tout à fait concevable de penser l’idée adéquate d’un corps malade. Dans la mesure où la maladie est une manière, certes, qui ne lui convient pas, pour l’homme d’être uni à la nature, celui qui comprend en quoi consiste cette union sera en mesure d’appréhender la maladie avec une plus grande sagesse. Cependant, cela ne semble être possible que pour celui qui parvient à ce que Spinoza appelle « connaissance du troisième genre », c’est-à-dire connaissance intuitive des choses singulières et de leur union à Dieu. Le problème est donc ici de savoir comment permettre à l’ignorant – c’est-à-dire pour Spinoza au non-philosophe – de parvenir à un vécu de la maladie qui soit en mesure d’évacuer autant qu’il est possible les passions tristes. La connaissance du second genre, la raison telle qu’elle est à l’œuvre dans les sciences ne pouvant suffire du fait de sa trop grande abstraction, il ne reste plus qu’à recourir à la connaissance du premier genre qui est la connaissance imaginative, celle qui présente le défaut d’être à l’origine de nos préjugés et de nos opinions. C’est ici qu’intervient la puissance de la narration, dans la mesure où cette connaissance porte essentiellement sur nos affects tout en ignorant leurs causes et parce que la maladie est généralement perçue comme une rupture dans le cours de l’existence, il est permis de penser qu’en invitant le malade à devenir l’auteur d’un récit de vie dans lequel il introduira sa maladie, on lui offrira la possibilité de reconstruire une représentation plus cohérente de son corps qu’il perçoit comme ne lui appartenant plus du fait de sa maladie. Reconfigurer ainsi l’idée du corps, n’est-ce pas donner au malade les moyens de progresser vers une plus grande santé de l’esprit, malgré la maladie.

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Sagesse de l’homme vulnérable

Posted in Articles on août 26th, 2014 by admin – Commentaires fermés

Vous pouvez désormais trouver la majeure partie de mes articles publiés dans un recueil en deux volumes aux éditions L’Harmattan.

LA PRÉCARITÉ DE LA VIE
Sagesse de l’homme vulnérable (Volume 1)
ISBN : 978-2-343-03871-1 • septembre 2014 • 146 page
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=44324&razSqlClone=1

LA QUÊTE DE LA SAGESSE
Sagesse de l’homme vulnérable (Volume 2)
ISBN : 978-2-336-30711-4 • septembre 2014 • 140 pages
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=44323&razSqlClone=1

Eric Delassus
PHILOSOPHIE

 

Les hommes sont dépendants de la nature toute entière et, par conséquent, ils sont dépendants les uns des autres. Cette dépendance n’est pas un signe de faiblesse. C’est elle qui, lorsqu’elle est bien ordonnée, empêche les hommes de devenir ennemis les uns des autres. Il faut donc à l’homme vulnérable une sagesse pour l’inviter à faire preuve d’autant de sollicitude qu’il est possible envers ses semblables. Que peut bien être la sagesse de l’homme vulnérable ?

 

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La dimension éthique de la médecine et du soin

Posted in Articles on février 6th, 2014 by admin – Commentaires fermés

Bien qu’elle repose sur un savoir scientifique de plus en plus précis et complexe et qu’elle recourt aux technologies les plus sophistiqués, la médecine ne peut se définir uniquement comme une pratique d’ordre techno-scientifique. Comme le soulignait déjà Platon, ce n’est pas la compétence qui fait le médecin, mais l’usage qu’il fait de cette compétence. C’est en ce sens que la médecine ne peut se définir indépendamment de sa dimension éthique essentielle.

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« Une éthique de l’éthique ? » Usages et abus de l’éthique en santé

Posted in Articles on décembre 16th, 2013 by admin – Commentaires fermés

Ecole normale supérieure – 45 rue d’ULM – Paris 75005 Amphithéâtre DUSSANE
20 décembre 2013

0rganisé par le comité de rédaction de la revue, avec la collaboration du Séminaire international d’étude sur le soin du Cirphles (SIES, Cirphles USR 3308 ENS/CNRS) et avec l’aide de l’ERER-Picardie

8h 30 Accueil

Inscription obligatoire. Colloque Gratuit. Nombre de places limité

3 intervenants /45 minutes- 45 minutes de partage avec les participants

8h50 Propos liminaire : Catherine Draperi – Alain de Broca une revue au service de l’éthique 9h00- 10h30 table ronde : Ethique résistance
Modérateur : Grégoire Moutel

Marie Odile Godart, Résistance autour des populations
Jean Guilhem Xerri Une éthique de la personne comme résistance à l’exclusion sociale
Worms Frédéric Une éthique pratique résistante : réunifier le soin autour des deux tensions du care et du cure.

10h30-11h00 pause
11h00 – 12h30 table ronde : Ethique alibi Modérateur : Marc Grassin
Guérin Jean François
Callu Marie France
Sicard Didier

L’alibi éthique à travers l’expérience de la médecine de la reproduction L’alibi éthique a-t-il une place en droit
L’alibi éthique des mots

12h30 – 13h45 repas (à l’ENS)
13h45 – 15h15 table ronde : Ethique pratique Modérateur : Brigitte Tison

Mino Jean Christophe, Copel Marie Laure Délibérer à l’hôpital entre éthique et pratique ? Birmelé Béatrice, Comment la réflexion éthique change la pratique clinique ? Lefève Céline, Pratiquer l’éthique dans les études de médecine

15h15- 15h30 Pause
15h30 – 17h00 table ronde : La publication en éthique Modérateur : Gérard Teboul

Kopp Nicolas, Après 10 années d’ E&S. Courage versus alibi: une lucide incrédulité pour l’avenir Delassus Eric, La santé en question : l’éthique, une pratique
Svandra Philippe, Une revue pour déranger nos certitudes

17h00 – 17H20 Synthèse par George Fauré
17h20-17h30 Remerciements – Fin du colloque Catherine Draperi et Alain de Broca

Programme au format pdf

 

Première rencontre philo-psy samedi 23 novembre 2013 à la faculté de médecine (pôle formation)

Posted in Articles on novembre 22nd, 2013 by admin – Commentaires fermés

Première rencontre philo-psy samedi 23 novembre 2013 à la faculté de médecine (pôle formation)

En quoi la philosophie peut-elle aider nos pratiques soignantes ?

 

L’ACIOS et l’EEHU ont le plaisir de vous inviter à la première rencontre philo-psy

 

La question du corps dans l’éthique de la vulnérabilité

Samedi 23 novembre 2013 de 9h à 13h, à Lille

Télécharger le programme de la rencontreTéléchargez le plan d’accès

Amphithéatre multimédiaPôle Formation de la Faculté de Médecine Henri Warembourg – Lille 2.

Inscription (gratuite) obligatoire (nombre de places limité) : merci de bien vouloir adresser un message àsylvie.vandoolaeghe[at]chru-lille.fr ou téléphoner au 03.20.62.34.43.

 

Les principaux concepts de l’éthique et de la philosophie morale

Posted in Articles on septembre 25th, 2013 by admin – Commentaires fermés

Cours donné à l’IFSI de Vierzon le 25/09/2013.

Télécharger le diaporama.

Les grandes orientations de philosophie morale mises en jeu en bioéthique et en éthique médicale

Posted in Articles on septembre 25th, 2013 by admin – Commentaires fermés

En quoi les grands courants de la philosophie morale sont-ils en mesure d’orienter la pensée éthique contemporaine dans le domaine médical, en fournissant aux praticiens des éléments théoriques leur permettant de formuler, d’une manière peut-être différente de ce qu’ils font habituellement, les problématiques auxquelles ils se trouvent confrontés ?

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Peut-on perdre sa dignité ?

Posted in Articles on septembre 25th, 2013 by admin – Commentaires fermés

Une idée assez répandue aujourd’hui consiste à penser qu’un homme pourrait perdre sa dignité du fait des conditions de son existence. Ainsi dira-ton du SDF qui vit dans la rue qu’il a perdu toute dignité et qu’il faut lui rendre sa dignité ou bien du malade en fin de vie, parce qu’il est devenu incontinent ou qu’il a perdu certaines des facultés qui nous semblent essentielles à l’humanité, qu’il faut lui donner le droit de mourir dans la dignité. Une telle conception de la dignité humaine est souvent défendue par des personnes animées des meilleurs intentions du monde. Mais de telles intentions ne sont pas nécessairement une garantie de vérité et elles doivent susciter notre interrogation, car comme l’expérience nous le montre parfois, elles constitue le matériau principal dont l’enfer est pavé. En effet, dire du SDF ou du malade en fin de vie qu’ils ont perdu leur dignité, n’est-ce pas finalement affirmer qu’ils ne sont plus des êtres humains à part entière et que leur existence n’a plus la valeur qu’elle devrait avoir. Autrement dit, n’est-ce pas affirmer que la vulnérabilité, la fragilité ou la faiblesse nous retrancheraient de l’humanité ? N’est-ce pas en conséquence affirmer qu’il n’y a d’humanité que dans la force, la puissance et par conséquent en conclure que les faibles ne méritent plus de vivre ?

Cours destiné à des étudiants d’IFSI

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Diaporama

L’information dans le contexte médical

Posted in Articles, Billets on août 15th, 2013 by admin – Commentaires fermés

Résumé

La spécificité de l’information dans le contexte médical vient probablement plus de ce que le malade sait déjà ce qu’il va entendre que de ce qu’il ignore le contenu du message qui lui est adressé. La manière de s’adresser à lui est donc ici aussi déterminante, sinon davantage, que le contenu même de l’information qui est transmise. Ce qui importe ici, c’est de dire au malade ce qu’il peut entendre et de lui dire de telle sorte qu’il puisse en entendre plus ensuite. Pour cela, il ne faut pas que l’information soit reçue passivement mais qu’elle résulte d’une construction commune du médecin et du malade.

 

Mots clés : Information, Diagnostic, Pronostic, Autonomie, Vulnérabilité, Vérité

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Refus de traitement : aider le malade à mieux se comprendre

Posted in Billets on juin 15th, 2011 by admin – Commentaires fermés

Le refus de traitement de la part du malade peut confronter les soignants à un dilemme apparemment insoluble opposant principe d’autonomie et principe de bienfaisance. Le souci de respecter la liberté du malade pourrait conduire à abandonner ce dernier à son triste sort tandis que la volonté de lui venir en aide pourrait avoir pour conséquence de le soigner contre son gré. Pour sortir de cette insupportable tension, il apparaît nécessaire d’adopter une démarche compréhensive. S’efforcer de cerner avec le malade les raisons qui déterminent son attitude peut aider ce dernier à effectuer un choix réellement éclairé et peut-être à réorienter sa décision. Il convient cependant de prendre garde à ce que cet accompagnement du malade ne se transforme pas en harcèlement dans le but de le faire changer d’avis à tout prix. Le soignant doit aussi apprendre à accepter de l’autre le refus du bien qu’il veut lui faire.


Article publié dans la revue ÉTHIQUE ET SANTÉ, Volume 8, numéro 2, pages 101-105 (juin 2011)