La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

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L’homme, animal politique ou le pouvoir des mots Modifier l’article

Posted in Articles on février 7th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Aristote définit l’être humain comme un animal politique. Par-là, il n’entend pas seulement que l’être humain est un animal social. Il existe une multitude d’animaux qui tout en étant sociaux ne sont pas politiques. C’est, par exemple, le cas des abeilles auxquelles fait d’ailleurs référence Aristote. L’homme est un animal politique, parce que justement, il n’a pas vraiment d’instinct social. Certes, il ne peut faire autrement que vivre en société, mais il n’y a pas pour lui une seule manière possible de le faire. Il ne sait pas spontanément quelles sont les règles qu’il doit suivre pour vivre en bonne intelligence avec ses semblables. Par conséquent, il doit faire en sorte que la société dans laquelle il vit se constitue en cité (polis), c’est-à-dire en une société régie par des lois. Des lois qui ne sont pas définies à l’avance pour lui, mais qu’il doit élaborer lui-même en délibérant avec les autres êtres humains, c’est-à-dire en discutant avec eux du juste et de l’injuste. C’est cette capacité de discussion et de dialogue qui est, selon Aristote, à la racine même du caractère politique de l’être humain. En effet, toujours selon Aristote, l’être humain est le seul à disposer de la parole. Par-là, il n’entend pas seulement un moyen de communication et de transmission d’informations, dont les animaux disposent par ce qu’il nomme « la voix », mais un pouvoir de dialoguer, c’est-à-dire également de raisonner, de réfléchir et d’échanger le produit de ces réflexions. C’est cette puissance dialogique qui fait de l’être humain un animal politique. Dia / loguer, c’est comme j’ai pu l’indiquer dans un billet précédent, se situer à travers (dia) le logos, c’est-à-dire se situer ensemble sur le terrain du langage et d’une rationalité qui se constitue par l’échange et la réflexion commune.

Cette puissance est à cultiver au sein de toute organisation humaine, elle est essentielle, car elle est un rempart contre l’incompréhension, la haine et la violence. Là où les mots n’ont plus le pouvoir, il n’y a plus que la force brutale et violente qui règne. Cette force ne s’exerce pas simplement de manière physique, elle trouve le plus souvent des manières plus insidieuses pour réduire au silence ceux qui souhaiteraient parler et mettre en place un dialogue fructueux source de changement, d’innovation et d’amélioration. Cette force violente pourra se manifester sous la forme du mépris, du harcèlement, de l’acharnement, de l’absence d’encouragement… Elle fera régner la crainte et l’autoritarisme au lieu d’exercer une réelle autorité bienveillante et constructive.

Elle pourra aussi se manifester par un usage pervers des mots, en corrompant leur véritable sens. En cela, elle reprendra les techniques des sophistes. C’est ainsi que l’on parlera de transparence pour s’autoriser à faire intrusion dans l’intimité des acteurs du fonctionnement de cette organisation ou que l’on qualifiera d’open-space des espaces de travail dont la finalité n’est pas la convivialité, mais la surveillance et le contrôle de ceux qui y travaillent.

Si les mots ont un pouvoir, il peut être à double tranchant, il faut distinguer le discours qui persuade – qui obtient l’assentiment de l’autre par tous les moyens sans faire appel à son pouvoir de réflexion – du discours qui convainc, c’est-à-dire qui repose essentiellement sur cette rationalité commune et partagée à laquelle il a été fait référence précédemment.

Un tel mode de fonctionnement ne relève pas à proprement parler d’une réelle politique, car la politique consiste justement dans l’art de mettre fin à la violence dans les rapports sociaux par le langage. Ce qui ne veut pas dire mettre fin aux conflits, mais les traiter autrement que par la loi du plus fort. Pour ce faire, le fonctionnement démocratique apparaît comme le mieux à même de traiter les antagonismes qui peuvent fragiliser une structure sociale, car le fonctionnement démocratique met précisément le dialogue au cœur même de la vie sociale pour en évincer la violence et permettre aux êtres humains de vivre en bonne intelligence, c’est-à-dire en essayant de se comprendre les uns les autres, même lorsqu’ils sont en désaccord. Tâche éminemment difficile, car le recours à la force sous toutes ses formes reste une tentation à laquelle nous sommes souvent prêts à céder, le plus souvent d’ailleurs en utilisant l’espace du débat pour manquer de loyauté envers l’adversaire et le discréditer sans s’attaquer au fond des problèmes qui font l’objet de la discussion – la petite phrase qui tue, la caricature et la déformation de ses arguments, etc.

Aussi, faire fonctionner une organisation suppose une grande attention au pouvoir des mots. Pouvoir positif, lorsqu’ils permettent le débat et le dialogue, pouvoir mortifère lorsque leur usage sophistique empêche tout échange fructueux. À ceux qui reprochent aux hommes politiques et aux dirigeants de toute sorte de trop parler et de ne pas suffisamment agir, il faut montrer en quoi ceux qui agissent sans jamais parler pour se justifier sont dangereux. Si une parole qui n’est pas suivie d’actes est souvent creuse, des actes qui ne sont pas justifiés par une parole, elle-même issue d’un authentique dialogue entre toutes les parties concernées, sont la négation même de toute politique et par conséquent de la liberté humaine.

« Ce ne sont que des mots » entend-on parfois, sous-entendant que les mots ne sont que du vent. Mais les mots ont un pouvoir, un pouvoir qui lorsque l’on en fait un bon usage est facteur de paix et de respect mutuel. Pour reprendre ce que disait le chanteur et poète québécois Gilles Vigneault « la violence, c’est un manque de vocabulaire ». Aussi, si pour reprendre la formule de Clausewitz selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », on peut aussi dire avec Michel Foucault qui retourne la formule que « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens », ces autres moyens sont les mots par lesquels nous tentons de continuer la guerre pour y mettre fin.

Éric Delassus

Manager en confiance

Posted in Articles on octobre 9th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Merci au réseau ICARE de Michelin à Clermont-Ferrand de m’avoir invité mardi pour parler avec François Silva de la responsabilisation et de la confiance.

Dans son livre Un monde vulnérable, la philosophe américaine Joan Tronto, qui appartient au courant des éthiques du care, prend l’exemple du cadre d’entreprise qui arrive un matin au bureau et découvre que le ménage n’a pas été fait pendant la nuit. Pourquoi prend-elle cet exemple ? Si elle s’y réfère, c’est pour mettre en évidence notre vulnérabilité. Par vulnérabilité, il ne faut pas entendre ici faiblesse ou fragilité, mais tout d’abord et surtout dépendance. Cette anecdote révèle notre vulnérabilité foncière, nous pouvons nous imaginer que nous sommes des personnes autonomes et que nous n’avons besoin de personne pour nous épanouir dans notre vie personnelle ou professionnelle, mais cela n’est qu’une vue de l’esprit. En réalité, c’est faux. Nous voulons croire que ne sont vulnérables que les personnes en situation de faiblesse, les enfants, les vieillards, les malades et les personnes en situation de précarité, mais ce n’est qu’une illusion que nous cultivons pour nous faire croire que nous sommes forts et puissants. En fait, nous nous mentons à nous-mêmes. Il y a dans ce déni de notre vulnérabilité foncière une incommensurable mauvaise foi. Nous croyons que la puissance est synonyme d’invulnérabilité, alors qu’en réalité, elle consiste dans une vulnérabilité assumée. Il nous faut donc accepter d’être tous vulnérables et ce jusque dans le monde de l’entreprise. Il nous faut changer de paradigmes et cesser de nous représenter l’entreprise comme une jungle dans laquelle des individualités totalement atomisées seraient en permanence en concurrence. Surtout, il nous faut cesser de penser que c’est là que ce situe le moteur de l’entreprise. En effet, une organisation dans laquelle tout le monde est en concurrence est une structure à l’intérieur de laquelle règne principalement la méfiance, car l’autre y est toujours perçu comme une limite à l’expression de ma puissance d’être et d’agir. Il est donc nécessairement perçu comme un ennemi potentiel. C’est pourquoi l’émulation est préférable à la concurrence. L’émulation consiste à faire en sorte que ceux qui réussissent attirent dans leur sillage ceux qui rencontrent des difficultés, elle est basée sur l’entraide et le désir de permettre à l’autre d’augmenter ses capacités et de développer ses aptitudes. À l’inverse, la concurrence devient vite perverse et incite à affaiblir l’autre, au lieu d’essayer de devenir meilleur en s’efforçant de développer ses compétences avec l’aide des autres, on est vite tenté de réduire la puissance d’agir de l’autre pour le supplanter. En résumé, là où règne la concurrence, je suis tenté de supplanter l’autre en diminuant sa puissance d’agir, alors que là où règne l’émulation, je suis conduit à faire en sorte qu’en augmentant ma puissance d’agir, je contribue à augmenter celle des autres, ce qui contribue également à augmenter la mienne. En ce sens, l’interdépendance n’est pas signe de faiblesse, mais de puissance, d’une puissance réciproque et partagée. La puissance (potentia) doit ici se distinguer du pouvoir (potestas). Il ne s’agit pas d’exercer un ascendant sur une personne en vue de la soumettre. La puissance désigne ici la capacité d’agir, d’entreprendre, d’innover, de produire autour de soi des effets positifs qui profitent à tous.

C’est là que se situe toute la différence entre l’autorité et l’autoritarisme, entre la personne qui fait autorité et la personne autoritaire. Être autoritaire, c’est avoir le goût du pouvoir et aimer jouir de l’ascendant que l’on exerce sur autrui, c’est donc systématiquement chercher à l’affaiblir. En revanche, faire autorité, c’est inspirer confiance, car l’autre sait que tout ce que fait celui qui exerce cette autorité, il le fait en vue du bien de tous. En conséquence, dans une organisation, un management autoritaire est un management finalement contre-productif puisqu’il restreint la capacité des acteurs à développer leurs aptitudes au service de l’organisation. En revanche, le manager qui fait autorité inspire la confiance, car ceux qu’il accompagne ont le sentiment qu’il met cette autorité au service du bien commun.

En résumé, là où règne la concurrence et l’autoritarisme règne la méfiance, là où s’exerce l’autorité et l’émulation règne la confiance. La confiance, c’est-à-dire la foi en l’autre et aussi en soi-même. En effet, la confiance est avant tout une affaire de foi, de croyance en l’autre. L’autre, je ne peux pas le connaître – et l’on pourrait certainement en dire autant de soi-même. Je ne peux savoir, comme je sais que 2+2=4 ou que l’eau bout à 100°, ce qui se passe « dans la tête » d’autrui, ce qu’il pense ou ce qu’il ressent. Je ne peux, et c’est tant mieux d’ailleurs, faire intrusion dans l’intériorité et la conscience d’autrui. Par conséquent, je suis dans l’obligation de supposer ce qu’il pense ou ressent, en me fiant à des signes extérieurs, son attitude, ses propos ou ses actes, mais il y a toujours un doute. C’est d’ailleurs là le propre de la foi, elle est toujours liée au doute. Croire, ce n’est pas savoir, car la foi consiste à admettre comme vrai, ce qui n’est ni évident, ni démontrable. Ainsi, l’existence de Dieu ne pouvant être démontrée, croire ou ne pas croire en Dieu, c’est supposer comme vrai que Dieu existe ou qu’il n’existe pas. En ce sens, l’athée est aussi un croyant. Ce n’est pas qu’il ne croit pas, il croit que Dieu n’existe pas. C’est pourquoi, un philosophe comme Pascal pense la foi sur le registre du pari, croire en Dieu, c’est faire un pari sur Dieu. On pourrait dire la même chose au sujet d’autrui. Faire confiance en l’autre, c’est parier sur lui, croire en soi, ce n’est pas « être sûr de soi », mais parier sur soi. Ce qui est une manière de traiter positivement le doute qui est indissociable de la croyance. En fait, en ce domaine, deux possibilités s’offrent relativement au doute. Soit on se laisse totalement submergé par le doute, ce qui conduit à faire régner la méfiance dans toutes nos relations, soit on assume ce doute, on l’accepte en lui donnant sa juste place et ainsi, sans pour autant faire une confiance aveugle, on prend le risque de croire en l’autre et le plus souvent ce risque est suivi d’effets, car la confiance engendre la confiance. C’est d’ailleurs là le sens de l’expression « faire confiance ». Dans cette expression, c’est le mot « faire » qui est central. Il ne s’agit pas simplement de donner ou d’accorder sa confiance, mais de la faire, c’est-à-dire de la construire par le type de relation que je mets en place avec autrui. « Faire confiance », cela signifie que la confiance résulte d’une démarche active et constructive au cours de laquelle s’instaure également la véritable autorité qu’il ne faut pas confondre avec l’autoritarisme. L’autoritarisme s’appuie sur la méfiance et la crainte, il consiste dans l’exercice d’un pouvoir sur l’autre dans la but de le rabaisser et de limiter sa liberté et sa puissance d’agir. La véritable autorité consiste au contraire à donner à celui sur qui on l’exerce la possibilité de s’accomplir et de se réaliser. La véritable autorité autorise, c’est-à-dire qu’elle s’exerce par une action qui constitue l’autre comme auteur de ses actes. Elle signifie donc qu’on lui fait confiance et que l’on croit en sa capacité de réussir ou, en tout cas, de donner le meilleur de lui-même pour s’efforcer et tenter de réussir. C’est de cette manière que celui en qui l’on croit finit aussi par croire en lui et parvient à développer ses aptitudes. Il y a un très beau texte du philosophe Alain qui expose très clairement cette idée dans le domaine pédagogique, mais celle-ci est tout-à-fait transposable dans celui du management :

« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux; mais elles vont leur train. D’où je vois bien que ma prière est d’un nigaud. Mais quand il s’agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l’amour, de même. Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j’aime, des vertus qu’elle n’a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable; estimez-le, il s’élèvera. La défiance a fait plus d’un voleur; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d’abord. ».

Dans le monde des choses, il est préférable de ne pas prendre ses désirs pour des réalités, mais dans celui des hommes, il en va tout autrement, car le désir peut-être producteur de réalité et surtout d’humanité, car sans la confiance, il n’y a ni autorité ni humanité, il n’y a que ce qu’Hannah Arendt appelle la désolation. Dans une entreprise, un management qui ne se ferait pas en confiance risque fort de créer un climat proprement désolant pour tout le monde. La désolation selon Arendt se distingue de la solitude. Dans la solitude, la personne peut se ressourcer et réfléchir, la solitude est propice à la méditation et permet d’entrer en connexion avec soi-même. Dans la solitude, la personne se dédouble et se distancie d’elle-même. En revanche, dans la désolation, l’individu est isolé au point d’être coupé de lui-même, il n’est plus en mesure de se remettre en question et de s’interroger sur le bien-fondé de ce qu’il fait. Ne pouvant plus dialoguer avec autrui, il n’est plus en mesure de dialoguer avec lui-même. Il est totalement déresponsabilisé, il n’est plus en mesure de répondre de ses actes. C’est cet état de désolation dans lequel se sont trouvés les individus vivant dans les régimes totalitaires. Dans ces régimes, chacun s’y méfie de chacun et même de soi et c’est ainsi que s’établit ce que Arendt nomme la banalité du mal qui résulte de l’absence de pensée. Il nous faut prendre garde à ce que cette banalité ne vienne pas s’immiscer dans le monde des entreprises et des organisations par un management qui ne s’appuierait que sur la méfiance. En revanche, la confiance responsabilise. Le « faire confiance » dont nous parlions précédemment, est un acte, un « faire » et il consiste principalement dans l’acte de rendre responsable, il est un acte de responsabilisation. Responsabilisation réciproque du manager et du managé. Chacun est responsable de la confiance qu’il accorde et de celle que l’autre lui accorde. Cette confiance n’est pas purement formelle et contractuelle, elle passe aussi par le rapport charnel que j’entretiens avec l’autre. C’est pourquoi, il est important que manager et managé se rencontrent, se côtoient et se voient. Comme l’a très pertinemment remarqué Emmanuel Levinas, c’est par la rencontre du visage de l’autre que l’exigence éthique se fait sentir. Le visage d’autrui m’oblige à être responsable de lui. Levinas va jusqu’à écrire que le visage de l’autre exprime le commandement « tu ne tueras point ». On peut certainement dire la même chose à propos du mensonge. En effet, si je ne peux percer le secret de l’intériorité d’autrui, il y a néanmoins une chose par laquelle peuvent se révéler, se manifester nos sentiments et nos pensées, c’est notre corps et plus particulièrement notre visage. C’est de la que vient la difficulté de mentir. S’il est aisé de dissimuler et de travestir la vérité par les mots, il est plus difficile de la faire par le visage. Il faut être un excellent comédien pour dissimuler à l’autre qu’on lui ment. Difficile, en effet, de mentir en regardant celui à qui l’on ment dans les yeux.

Manager par la confiance, c’est donc instaurer un climat dans lequel s’exerce une autorité qui libère, une autorité qui reconnaît sa propre vulnérabilité ainsi que celle d’autrui, qui rend chacun responsable de lui-même et de l’autre et qui permet à chacun, quelle que soit sa place dans l’organisation, de regarder l’autre dans les yeux sans crainte et sans honte.

Éric Delassus

 

Conatus et organisations

Posted in Articles on octobre 3rd, 2022 by admin – Commentaires fermés

Conatus et organisations

Dans son Éthique, Spinoza affirme que toute chose persévère dans son être grâce à ce qu’il appelle le conatus. Ce terme latin est souvent traduit par « effort », « effort pour persévérer dans l’être ». Cependant, si le conatus peut être considéré comme la force par laquelle une chose singulière maintient autant qu’elle peut sa structure de manière à conserver aussi longtemps que possible son unité et son individualité, il faut éviter les contresens concernant ce terme d’effort et principalement se garder d’une interprétation vitaliste ou volontariste. En effet, le conatus n’a rien à voir avec une quelconque force vitale qui animerait les êtres vivants et qui serait un principe uniquement présent dans le vivant. D’une part, parce que le conatus ne concerne pas que les êtres vivants. Une pierre se maintient aussi dans l’être grâce à son conatus. D’autre part, parce que Spinoza ne considère pas qu’il y a une différence de nature entre le vivant et le non-vivant, il n’y a qu’une différence de degré quant à la complexité de leur organisation.

Il ne s’agit pas non plus d’un effort de volonté, c’est-à-dire d’une force produite par une intention qui émanerait de la chose même qui en serait comme la cause première. Spinoza remettant en question l’existence du libre-arbitre, cette interprétation serait nécessairement erronée.

Ce qui caractérise le conatus, c’est que, comme tout ce qui est dans la nature, il est autant effet que cause. Il est cause de la persévérance dans l’être de toute chose singulière, mais il est l’effet de la structure même de cette chose. Pour bien comprendre cela, il faut préciser ce qu’est un individu pour Spinoza. Contrairement à l’étymologie de ce terme, un individu, dans le vocabulaire spinoziste, n’est pas une réalité indivise, bien au contraire, il est à la fois composant et composé. Ainsi, chaque organe de mon corps est un individu qui possède son propre conatus et qui est composé de parties plus petites, mais il est également composant de ce corps qui est le mien et il faut que toutes les parties de mon corps se conviennent et s’agencent de telle sorte que celui-ci maintienne son unité. C’est donc cette convenance entre toutes les parties d’un individu qui lui permet de maintenir son unité et de persévérer dans l’être. De cette convenance, naît une solidarité entre les éléments constitutifs d’une chose singulière, solidarité qui conserve sa structure tant qu’elle n’est pas altérée par une cause extérieure. C’est pourquoi Spinoza considère qu’aucune chose ne peut se détruire d’elle-même et que la mort n’est pas inscrite dans l’essence d’un être vivant, elle est toujours l’effet d’une cause extérieure. Le vieillissement, l’usure du corps sont dus au fait qu’un être vivant est indissociable d’un milieu qui tout en lui fournissant les moyens de sa survie, l’agresse également et finit par affaiblir cette solidarité entre les parties dont il est constitué et donc son conatus, ce qui le conduit à la mort. On meurt toujours de quelque chose.

C’est aussi pour cette raison que Spinoza affirme que le suicide ne peut pas être considéré comme une manifestation de la liberté. De soi-même, un individu ne peut vouloir sa propre destruction, il ne le peut que s’il y est poussé par une nécessité extérieure dont il peut ne pas avoir conscience. C’est pourquoi comme le dit Gilles Deleuze dans ses cours sur Spinoza, l’idée d’une pulsion de mort est pour Spinoza une idée qu’il qualifie de « grotesque ».

Chez l’être humain, ce conatus se manifeste sous la forme du désir qui est, selon Spinoza, l’essence de l’homme. Ce qui signifie que l’être humain est désir, c’est-à-dire puissance d’être et d’agir, puissance de produire des effets autour de lui et de préférence, car c’est cela qui lui procure de la joie, des effets positifs. C’est pourquoi le désir chez Spinoza ne se définit pas comme manque, mais comme puissance. Il ne se manifeste sous la forme du manque que lorsqu’il échoue à se satisfaire.

Mais si le conatus de l’être humain et donc sa puissance résulte du degré de solidarité qui caractérise les parties qui le constituent et le composent, de quoi est-il composant ? La réponse est simple, il est composant d’autres individualités qui sont des individualités sociales. Une société est un individu qui possède un conatus qui procède de la solidarité entre tous les membres qui la composent. Plus cette solidarité sera élevée, moins les risques de dislocation du corps social seront grands. En revanche, lorsqu’y règne l’injustice et que la liberté n’y est pas respectée, les dysfonctionnements y sont nombreux et les conflits rencontrent de nombreuses difficultés pour se résoudre.

On peut dire la même chose pour une organisation, telle une entreprise, cette structure complexe possède son propre conatus, mais elle ne peut persévérer dans son être qu’à la condition que toutes les parties prenantes puissent s’agencer de telle sorte qu’elle puisse gagner en puissance selon la seule nécessité de sa nature. Ce qui ne signifie pas qu’il faille occulter toutes les tensions et tous les conflits qui peuvent s’y produire. Il est naturel que dans une structure humaine des discordances se fassent sentir et que certains intérêts divergent. Les rapports humains sont par nature des rapports de force, mais rapports de force ne signifie pas que ces forces soient nécessairement antagonistes, elles peuvent aussi se conjuguer. Il est donc nécessaire que des procédures existent à l’intérieur de l’organisation pour rendre possibles le dialogue et la négociation afin de permettre aux parties prenantes de trouver un terrain d’entente permettant de conjuguer les intérêts des uns et des autres pour tous et pour chacun. C’est certainement le rôle des managers dans une entreprise de contribuer à faire se conjuguer les forces en présence, ce qui ne peut se faire ni par la contrainte ni par la manipulation (qui est aussi une forme de contrainte insidieuse). La contrainte peut parfois donner l’illusion de maintenir une certaine unité dans une individualité sociale, mais ce n’est que faux-semblant. Les tensions y restent larvés et la violence toujours présente, prête à déferler à la moindre occasion. Comme l’écrit Spinoza, d’un État dont les membres ne se révoltent pas parce qu’ils y vivent en étant dominés par la crainte, on ne peut pas dire qu’il est en paix, on peut juste considérer qu’il n’est pas en guerre. Le meilleur moyen de contribuer à l’unité d’un corps social, quel qu’il soit, c’est de faire en sorte que chacun ressente le désir d’en faire partie et perçoivent qu’en contribuant à l’augmentation de la puissance d’agir de cette structure, il contribue également à un accroissement de sa propre perfection. C’est ce qui correspond à la rencontre de l’utile propre et de l’utile commun.

C’est donc en cultivant le désir de chacun, en faisant en sorte que tous les participants à la vie de l’entreprise perçoivent que leurs activités en son sein contribuent à l’augmentation de leur puissance d’agir et au développement de leurs capabilités que celle-ci pourra se développer. Ainsi, une pensée comme celle de Spinoza nous fournit des outils intellectuels pour penser l’entreprise, non pas comme la soumission de la plupart de ses membres au désir d’un seul ou d’une minorité, mais comme une structure collaborative et une conjugaison de désirs multiples et complémentaires.

 

Qu’est-ce qu’un établissement de soin ?

Posted in Articles on septembre 9th, 2022 by admin – Commentaires fermés

 

Conférence prononcée lors d’une réunion organisée dans le cadre de l’élaboration du projet social d’établissement du Centre Hospitalier Jacques Cœur.

 

L’objet de cette réunion est, si j’ai bien compris, de mener une réflexion afin d’avancer dans l’élaboration de votre projet social d’établissement. La première question que je me suis posé relativement à ma participation à cette rencontre, c’est bien entendu celle de savoir ce que je peux apporter en tant que philosophe à cette réflexion. Aussi, comme un philosophe est d’abord quelqu’un dont le métier est de travailler les concepts, c’est-à-dire d’interroger les termes que nous utilisons pour parler de ce que nous vivons, afin de tenter de rendre la réalité un peu plus lisible, je me suis dit qu’il pouvait être intéressant d’interroger ces trois termes « projet », « social » et « établissement » et plus particulièrement « établissement de soins et de santé » de façon à mieux saisir la dynamique dans laquelle nous nous situons aujourd’hui.

 

Tout d’abord, l’idée de projet, qui renvoie à l’action de se projeter dans l’avenir, en vue de transformer, de modifier, de faire évoluer les choses, marque une mise en tension entre d’un côté l’institution, c’est-à-dire la structure établie dans laquelle vous évoluer, ici, l’institution hospitalière, et la perception qu’en ont les parties prenantes à son fonctionnement. Dans une certaine mesure, il y a une dimension presque oxymorique de la notion de projet d’établissement, comme si ces deux termes entraient en contradiction. L’idée de projet suppose une évolution, une transformation, tandis que la notion d’établissement, en tant qu’elle désigne ce qui est établi, évoque plutôt la pérennité, voire l’inertie. C’est pourquoi, il est essentiel que l’élaboration de ce projet soit régulièrement réactivée, afin de permettre à l’institution de s’adapter. Il s’agit, en un sens, aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’instituer le changement, afin de réduire la tension entre la nécessité d’évoluer et la résistance au changement de l’institution.

En effet, d’une part, l’institution, par définition, parce qu’elle est instituée, établie, présente une tendance naturelle à maintenir sa structure et à résister à toute forme d’évolution, ne serait-ce qu’en raison de son fonctionnement systémique. Modifier une chose a souvent tendance à se répercuter sur tous les autres rouages qui rendent possible son fonctionnement. Mais d’autre part, il y a le vécu des acteurs et des usagers de cette institution ou de cet établissement. Ces derniers perçoivent plus nettement ses imperfections et ses dysfonctionnements, ils sont en capacité de proposer des améliorations notables, mais n’ont pas toujours les moyens de les mettre en œuvre et de lutter contre cette force d’inertie propre à toute institution. En résumé, il y a d’un côté une processus sans sujet, une sorte de mécanisme structurel propre à l’institution qui génère la résistance au changement et de l’autre des sujets humains, des personnes qui grâce à leur sensibilité et leur réflexion s’efforcent de se projeter dans l’avenir dans le but de rendre ce monde meilleur, même s’il est vrai qu’il peut aussi y avoir une résistance au changement provenant des individus qui ont parfois du mal à sortir de leur zone de confort. Un tel projet ne peut évident être que social puisqu’il concerne l’organisation du vivre-ensemble et surtout du travailler ensemble, d’un « travailler avec et pour » à l’intérieur d’un l’établissement dont la fonction est principalement le soin et dont l’objectif est la santé. Aussi, pour mener à bien un tel projet, il me semble essentiel de conduire une réflexion dans le but de préciser ce qu’est un établissement de soins. La question du soin est, en effet, une question centrale face aux problématiques qui sont les nôtres aujourd’hui. En effet, nous avons longtemps vécu et nous vivons encore selon un modèle social et éthique qui considère le soin comme une pratique non-essentielle ou réparatrice. Nous n’aurions besoin du soin que lorsque les choses vont mal, le soin viendrait en quelque sorte s’ajouter au cours normal de la vie, mais n’en serait pas une donnée fondamentale. Or, ce que nous ont aidé à découvrir les éthiques du care, c’est qu’en réalité le soin est au cœur même de toute vie sociale, qu’il n’y a de vie sociale que dans et par le soin et que nier cette dimension essentielle du soin est destructeur. Moins nous prenons soin les uns des autres, plus la société et le monde se délitent. Si nous ne prenons pas soin de notre environnement, nous risquons de rendre les conditions de vie sur notre planète impossibles. Prendre soin de soi et des autres, prendre soin du monde que nous habitons, c’est donc l’activité essentielle de toute vie qui cherche à se maintenir dans des conditions satisfaisantes.

Le défaut de nos sociétés qui se prétendent développées est d’occulter cette dimension centrale et essentielle du soin dans le but de nourrir le déni d’une des dimensions fondamentales de la condition humaine qui est la vulnérabilité.

Dans son livre Un monde vulnérable, la philosophe américaine Joan Tronto utilise un exemple très éclairant pour illustrer ce que les éthiques du care mettent derrière le terme de « vulnérabilité ». Cet exemple est le suivant : un cadre dans une entreprise arrive un matin dans son bureau et découvre que celui-ci n’a pas été nettoyé durant la nuit. Aussi, ne retrouve-t-il pas son lieu de travail, comme il le redécouvre chaque matin, propre et ordonné de telle sorte qu’il puisse commencer sa journée de travail dans les meilleures conditions. Face à une telle situation, ce cadre peut se sentir découragé, se mettre en colère, bref ressentir un affect négatif qui est le symptôme de sa vulnérabilité, qui n’est rien d’autre que la vulnérabilité foncière de tout être humain. Nous avons tendance à interpréter la vulnérabilité en termes de faiblesse ou de fragilité, mais les éthiques de care, nous apprennent à l’appréhender sous un autre jour, c’est-à-dire sous celui de la dépendance. Être vulnérable, c’est avant tout être dépendant. Il n’y a pas que les enfants, les personnes âgées, malades ou en situation de précarité qui sont vulnérables. Nous le sommes tous, car nous sommes tous dépendants les uns des autres. Cette vulnérabilité est un élément incontournable de la condition humaine et c’est pourquoi nous devrions tous nous soucier les uns des autres. C’est d’ailleurs là le véritable sens de la notion de care, difficilement traduisible en français puisqu’elle ne se réduit pas au soin, mais également à l’importance accordée à autrui, au souci que nous en avons, à la sollicitude. Cependant, si cette vulnérabilité est inséparable de notre condition, notre époque nous a habitué à tout faire pour ne pas la voir, à tout faire pour nous croire autonomes. L’exemple utilisé par Joan Tronto le souligne bien. En effet, les personnes qui travaillent à rendre notre lieu de travail accueillant chaque matin, sont ce que l’on appelle des travailleurs invisibles. Elles prennent soin de nous, mais nous n’en avons pas conscience, car nous ne les voyons pas. Beaucoup d’entre nous retrouvent chaque matin leur espace de travail impeccable, comme si par magie tout avait été remis en ordre après que nous ayons quitté le travail. Prendre conscience de notre vulnérabilité, c’est donc prendre conscience que nous ne pouvons rien faire seuls et que nous devons tous prendre soin les uns des autres.

Cette prise de conscience devrait nous aider à changer de paradigme pour mieux penser le mode de fonctionnement des organisations et par conséquent celui des établissements de soin.

En effet, à la question : « Qu’est-ce qu’un établissement de soin ? », on serait tenté de répondre qu’il s’agit d’une organisation composée de personnes dont la tâche est de prendre soin de ceux qui nécessitent d’être pris en charge. Il y aurait donc d’un côté les sujets du soin (les soignants) et de l’autre les objets du soin (les patients). Les soignants seraient actifs et les patients (comme leur nom l’indique) seraient passifs et subiraient les actes des soignants. Une telle vision des choses est de toute évidence, excessivement simpliste. Comme cela a été souligné précédemment, nous sommes tous des personnes vulnérables. Par conséquent, un établissement de soin est un établissement dans lequel des personnes vulnérables s’occupent d’autres personnes vulnérables, ce qui fait que la vulnérabilité de chacun doit être prise en compte et qu’il ne faut surtout pas que la vulnérabilité des uns viennent recouvrir celle des autres au point d’en arriver à ce que cette dernière soit négligée. C’est pourquoi l’élaboration d’un projet social comme celui qui fait aujourd’hui l’objet de notre réflexion est essentielle. Toute la question étant de savoir sur quelle base, il faut s’appuyer pour structurer une organisation de telle sorte que la qualité de vie de toutes les parties prenantes puisse s’en trouver améliorée.

Dans la version précédente de ce projet, le principe sur lequel s’élabore ce projet consiste à placer le malade au centre du système. Cela semble, en effet, aller de soi. Néanmoins, cela ne présente-t-il pas le risque d’oublier les soignants et tous les autres participants au fonctionnement d’un établissement de soin. Ce principe ne s’inscrit-il pas dans cette vision des rapports humains que nous avons interrogée précédemment et qui sépare l’humanité en d’un côté les sujets du soin et de l’autre les objets du soin, d’un côté des soignants dont la vulnérabilité est occultée et de l’autre les soignés éminemment vulnérables ? Ne serait-il pas plus judicieux de placer plus largement la personne humaine au centre de l’organisation ?

Il est clair que le souci du bien des malades est primordial dans ce type d’organisation, c’est en vue de venir en aide aux malades que de tels établissements existent et c’est cette nécessité qui donne tout son sens à tous les actes qui y sont accomplis.

Néanmoins, il me semble que pour que le malade soit au centre de l’organisation, il ne faut pas qu’il y soit tout seul, car placer la personne humaine au centre de ce système, ce n’est pas relégué le malade au second plan, c’est bien au contraire tout faire pour qu’il puisse bénéficier d’une qualité de soin optimale. Car prendre soin des soignants est la condition pour qu’ils soient en capacité d’exercer au mieux leur tâche et pour que les patients puissent pleinement bénéficier de ce pourquoi un établissement de soin fonctionne.

Un établissement de soin, comme un centre hospitalier est une organisation, un lieu où se rencontrent de multiples tensions qu’il faut gérer avec rigueur et subtilité. Un établissement de soin est en quelque sorte une structure dans laquelle se condense tout ce qui fait à la fois la beauté et la dimension tragique de la condition humaine, ainsi que des exigences qui relèvent de la pure gestion matérielle. Aussi, manager ce type de structure consiste à prendre en compte tous ces éléments pour les faire tenir ensemble dans un équilibre souvent précaire.

Mettre la personne humaine au cœur de ce type d’organisation, c’est justement en faire le centre de gravité de cet équilibre. Car ce qui caractérise principalement la personne humaine, c’est sa dimension relationnelle. Un être n’est une personne qu’à partir du moment où il est reconnu comme tel et un établissement de soin est un lieu où se structure un réseau de reconnaissances multiples et réciproques, reconnaissances qui passent par le soin que chacun dispense envers chacun, car s’il va de soi que les agents d’une telle organisation sont là, de toute évidence, pour prodiguer soin et traitement auprès des patients, il importe aussi de souligner qu’il n’y a pas que les soignants qui sont les sujets du soin. Les malades peuvent aussi prendre soin de leurs soignants et c’est peut-être ce qu’ils font le plus souvent. Les paroles qu’ils s’efforcent d’échanger, les nouvelles dont ils s’enquierent auprès de l’infirmier.e ou de l’aide-soignant.e. Certes, tous ne le font pas, car certains restent prisonniers de cette représentation que nous dénoncions précédemment. Aussi, considère-t-il les soignants comme des sujets du soin qui n’ont pas de raison d’être considérés comme son objet. Or, il est essentiel que les soignants puissent être l’objet du soin des autres, car ils ont parfois tendance à ne pas prendre suffisamment soin d’eux. La crise du covid en fut la preuve, on a pu voir des soignants ne comptant pas leur temps et prêts à se dévouer corps et âme pour les personnes hospitalisées. Si beaucoup de soignants ont parfois tendance à ne pas prendre suffisamment soin d’eux, c’est parce qu’ils sont souvent confrontés à une souffrance face à laquelle ils estiment parfois ne pas avoir le droit de se plaindre. Ils ont souvent le sentiment que leurs difficultés ne sont finalement que de peu de poids par rapport à celles que doivent affronter leurs patients. Aussi, ont-ils parfois tendance à faire taire leur vulnérabilité. Il peut donc y avoir, pour les raisons qui viennent d’être invoquées, un déni de souffrance chez les soignants, déni qui peut parfois devenir destructeur. Il ne faut pas oublier que l’identification de ce que l’on appelle aujourd’hui burn-out a eu lieu dans le domaine du soin. Comme le fait remarquer le philosophe Pascal Chabot dans son livre Global Burn-out nous apprend que le premier à avoir utilisé ce terme et à l’avoir quasiment inventé est un médecin psychanalyste, le Dr Freudenberger, qui était à ce point dévoué auprès de ses patients qu’il ne s’accordait pas le droit de prendre soin de lui. Voilà ce qu’écrit à son sujet Pascal Chabot :

Herbert J. Freudenberger, né en 1926 en Allemagne et réfugié à quinze ans aux États-Unis, travaillait dans les années 1970 dans une free clinic de New York où un personnel, souvent bénévole, accueillait et cherchait à aider des toxicomanes, à prévenir les overdoses et les mauvais trips d’acide. Il est cependant vite apparu que les toxicomanes n’étaient pas les seules personnes fragiles de l’institution. Le personnel soignant montrait aussi des signes d’épuisement émotionnel et mental. Freudenberger, psychiatre et psychanalyste, raconte que de 8 heures à 18 heures il assurait sa consultation médicale à l’hôpital, puis qu’il rejoignait la free clinic jusqu’à la fermeture à 23 heures, après quoi il animait les réunions du staff et rentrait chez lui vers 2 heures du matin. Il a suivi ce rythme pendant des mois, avec toujours la même réponse quand on lui demandait s’il ne travaillait pas trop : « Je devrais en faire beaucoup plus, il y a des centaines d’enfants qui n’ont même plus de toit. ».

Arrivé à un degré d’épuisement total, Freudenberger s’est retrouvé un matin dans l’incapacité de faire quoi que ce soit, pas même de se lever. Après avoir dormi trois jours d’affilés, il s’est livré à des séances d’auto-analyse qui lui ont permis de surmonter cette épreuve et de donner un nom au mal dont il était victime. Il s’est aperçu que son état n’était pas si éloigné que cela de celui des toxicomanes qu’il soignait. Je cite à nouveau Pascal Chabot :

Le terme burn-out, parfois utilisé en anglais pour exprimer l’état des toxicomanes, décrit des patients vaincus par l’usage trop intense de drogues dures. Mais peu à peu, Freudenberger a déplacé son regard : l’état des soignants n’était pas sans analogie avec celui des soignés, à un point tel qu’il a fait glisser le terme de l’un à l’autre.

Il est indispensable, par conséquent, que les patients prennent soin d’eux-mêmes, mais aussi que l’institution s’en charge. Pour cela, il faut que le soignant s’assume comme personne vulnérable et que l’institution reconnaisse cette vulnérabilité comme une donnée structurelle des établissements de soins. En un certain sens, nous pouvons considérer qu’un établissement de soins, c’est aussi un lieu de rencontres des vulnérabilités. Rencontres par lesquelles advient le sens qui est toujours le fruit d’une relation. Or, c’est très souvent le manque de sens qui nuit à la qualité de vie au travail. Certes, ce n’est pas le seul facteur qui entre en jeu, mais on peut dire que c’est autour de cette question du sens que se cristallisent toutes les difficultés que rencontre notre système de soins aujourd’hui. Ce déficit de sens que ressentent parfois les soignants est le plus souvent lié aux difficulté organisationnelles, mais aussi aux contraintes budgétaires et financières auxquelles est soumis l’hôpital. Lorsque l’on doit accomplir un soin dans un temps limité et que l’on a pas le temps d’écouter le patient, d’échanger avec lui, de prendre soin de la personne dans sa totalité, et non du seul organe défaillant, lorsque l’on a l’impression de seulement traiter la maladie sans prendre soin du malade dans sa globalité, on peut avoir le sentiment d’être involontairement maltraitant et de s’écarter du véritable sens du soin. Cette carence du sens peut aussi être la conséquence d’une absence de reconnaissance ou d’une reconnaissance inadéquate. Les rémunérations insuffisantes, le fait que les professions qui relèvent du soin, et plus généralement du care, soient considérées comme subalternes et le plus souvent appréhendées en fonction de ce qu’elles coûtent plutôt que de ce qu’elles rapportent, tout cela conduit à ce que les professionnels du soins et du care ne se sentent pas toujours reconnues pour ce qu’ils font et ressentent une altération du sens qu’ils peuvent donner à leur travail.

 

Aussi, dans le cadre de l’élaboration de votre projet d’établissement, cette question du sens risque fort d’être au rendez-vous. L’une des pistes à explorer pour la traiter pourrait consister à tenter de repenser ce qu’est un établissement de soins en plaçant la personne humaine envisagée sous l’angle de sa vulnérabilité au centre de l’organisation. Donner sens au soin, c’est faire en sorte qu’il consiste en une activité dans laquelle chacun est à la fois sujet et objet ou plutôt pourvoyeur et récepteur de soins de telle sorte que chacun puisse gagner en puissance d’être et d’agir. La puissance, ici, ne doit pas être confondue avec le pouvoir, il ne s’agit pas d’exercer un ascendant sur l’autre, mais de lui permettre de gagner en autonomie tout en assumant sa vulnérabilité. Ce qui signifie que l’on ne considère pas l’autonomie comme une donnée initiale de la condition humaine, mais comme un horizon, comme ce qui doit visée un projet d’existence sans pour autant l’opposer à la vulnérabilité foncière propre à toute forme de vie. En ce sens, un établissement de soins qui fonctionnerait de cette manière pourraient servir de paradigme pour toute forme d’organisation et, pourquoi pas, pour la société tout entière. Il s’agirait d’un lieu où chacun s’efforçant de contribuer à l’augmentation de la puissance d’agir de l’autre verrait la sienne propre augmenter également.

N’est-ce pas ce qui se produit lorsque le soignant perçoit qu’il est parvenu, par les soins qu’il a prodigué, à améliorer la vie de son patient ? De part et d’autre, une certaine joie est présente, joie que Spinoza définit comme l’affect qui accompagne une augmentation de notre puissance d’agir. Chez le malade, il y a la joie qu’il ressent de pouvoir faire un peu plus qu’il ne pouvait auparavant, chez le soignant, il y a celle d’être parvenu à rendre la vie plus supportable à son patient, ce qui fait le sens même de sa profession. S’il fallait retenir une formule pour résumer le projet sur lequel vous allez travailler, je serai tenté de reprendre celle de Paul Ricœur dans son livre soi-même comme un autre lorsqu’il définit ce qu’il nomme la visée éthique qui consiste pour lui dans la recherche d’« une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ». N’est-ce pas finalement ce que vise également la recherche d’une qualité de vie au travail, vivre dans son travail une vie qui mérite d’être vécue, une vie pleine de sens, d’un sens qui se construit par les liens qui nous relient aux autres avec lesquels et pour lesquels nous travaillons ? Mais pour que cette visée puisse se concrétiser, il faut un cadre institutionnel et c’est ce cadre que ce projet a pour but de faire évoluer afin que chacun puisse s’y sentir à sa juste place et reconnu à sa juste valeur.

Éric Delassus

 

Pour en finir avec le dépassement de soi

Posted in Articles, Billets on juin 27th, 2022 by admin – Commentaires fermés

L’idéologie de la performance qui sévit encore trop de nos jours s’appuie le plus souvent sur une culture du dépassement de soi. Il faut « se défoncer », aller au-delà de ses limites, s’investir à deux cents pour cent, si l’on veut s’accomplir totalement et surtout si l’on ne veut pas rester sur le bord de la route. Ceux qui professent un tel ethos, une telle manière d’envisager la vie et l’action, ne se rendent apparemment pas compte de la violence qu’il contient. Cette manière de manager et de motiver les autres est certainement à l’origine de nombreux stress, burn-out et autres formes de souffrance au travail.

Au-delà de l’absurdité logique qu’elle contient, cette aberration sémantique oblige à vivre en permanence dans l’insatisfaction de soi, dans l’insuffisance et l’inaccomplissement. En fait, il faudrait pour s’accomplir avoir le sentiment d’être inaccompli et vivre dans la frustration permanente, conscient qu’on pourrait toujours en faire plus et qu’on en a jamais fait assez. Or, par définition, on ne peut pas faire plus qu’on ne peut. J’irai même jusqu’à dire qu’on ne peut pas faire plus que ce que l’on fait et que mon état présent est toujours l’expression d’un certain état de ma puissance d’agir à un moment T de mon existence.

Prenons l’exemple de la paresse. On stigmatise toujours le paresseux en l’accusant de manquer de volonté, tout en lui reprochant d’ailleurs d’avoir la volonté de ne rien faire. Mais qu’est-ce que la paresse, sinon une impuissance ? Le paresseux n’est pas toujours, voire rarement, satisfait de sa paresse. Il peut s’en donner l’air, mais en réalité, il est habité d’une profonde tristesse, celle de ne pas avoir le désir et la force nécessaire pour agir et ressentir la joie qui s’exprime dans toute action. Certes, il manque en un certain sens de volonté, mais il voudrait bien l’avoir cette volonté, car pour vouloir, il faut vouloir vouloir, il faut plus exactement désirer vouloir. Or, le désir, ça ne se décrète pas et il ne suffit pas de dire aux gens de se dépasser pour que naisse en eux ce désir. Le désir est le plus souvent le produit d’un concours complexe d’une multiplicité de facteurs en interaction. Aussi, si l’on veut aider les autres à progresser et à progresser dans la joie, ce qui importe avant tout, c’est de créer les conditions d’émergence et de croissance du désir.

Cependant, nous rétorquera-t-on, si je ne peux jamais faire plus que ce que je peux, et même plus exactement, si je ne peux jamais faire plus que ce que je fais, comment pouvons-nous progresser ? Comment faire pour que le paresseux ne le soit plus ? Comment donner le désir de faire mieux ? Inciter au « dépassement de soi » peut être efficace parfois, mais le plus souvent, cette manière de procéder est génératrice d’un stress contre-productif et peut entretenir un bon nombre de passions tristes, car la personne soumise à une telle injonction risque fort de rester enfermée dans la frustration et un sentiment d’échec permanent. La question n’est pas de savoir comment demander aux gens de faire plus qu’ils ne peuvent maintenant, mais de se demander comment faire pour qu’il puisse faire plus ensuite que ce qu’ils peuvent maintenant. Aussi, plutôt que de leur demander l’impossible, il est important de faire le nécessaire pour bien connaître les personnes afin de détecter leurs goûts et leurs aptitudes de manière à créer les conditions de leur développement et de leur épanouissement.

La source de la puissance d’agir n’est pas uniquement chez l’individu, elle est aussi dans son environnement et dans les liens qu’il entretient avec lui. Il faut donc, pour motiver les personnes et leur offrir la possibilité de progresser, cultiver leurs aptitudes en travaillant la dimension relationnelle de l’existence humaine. C’est principalement par l’échange et le dialogue que l’on peut créer les conditions d’un réel progrès. C’est en développant une pédagogie de la joie fondée sur le souci de cultiver le désir d’apprendre et de découvrir ses propres ressources et celles de son entourage sans lequel aucun progrès n’est possible que l’on peut aider l’autre à prendre conscience de ses limites et à les repousser. Mais ce n’est certainement pas par un volontarisme forcené fondé sur une idéologie de la performance et de la compétition qui risque fort d’être contre-productive que l’on y parvient au mieux.

 

Éric Delassus

Toxic management

Posted in Articles on juin 16th, 2022 by admin – Commentaires fermés

La lecture de Toxic Management, le livre de Thibaud Brière dans lequel sont dénoncées les dérives de l’entreprise libérée, m’a immédiatement fait penser à une remarque qui m’avait été faite par des étudiants d’une école de management pour laquelle j’avais effectué une intervention. Enthousiasmés par des stages effectués dans ce type d’entreprise, ces étudiants, animés des meilleures intentions dont l’enfer est souvent pavé, me dirent : « C’est formidable, dans ces entreprises, la direction a décidé qu’il n’y aurait plus de hiérarchie ! ». Inutile de préciser que je « tiquais » quelque peu face à la contradiction flagrante que contenait un tel jugement. Mais ce qui m’étonna surtout, c’est que ces étudiants, qui étaient loin d’être totalement idiots, ne l’avaient pas décelée. Elle était là, évidente comme le nez au milieu de la figure, mais ils avaient été à ce point séduits pas le discours managérial qui leur avait été servi qu’ils ne la voyaient pas. C’est là que j’ai pu juger de la puissance de ce discours, puissance de séduction et de persuasion qui parvient à annihiler tout bons sens et tout esprit critique. Ce sont ces processus insidieux d’aliénation que décrit et décortique Thibaud Brière dans son livre qui nous emmène dans un univers situé entre 1984 et Le meilleur des mondes, on y découvre une forme d’entreprise totalement totalitaire bien éloignée des principes libéraux dont se réclament le plus souvent les défenseurs de la liberté d’entreprendre.

Dans cet univers se parle une novlangue par laquelle toute chose semble être désignée par son contraire. Ainsi, l’autonomie devient la capacité d’obéir spontanément sans réfléchir, la transparence justifie l’intrusion des dirigeants dans l’intimité même de tout collaborateur ou subordonné, le manager y devient celui qui doit sonder les cœurs et les reins des managés tout en étant lui-même soumis à un contrôle idéologique permanent de la part de la direction qui catégorise ses cadres en stigmatisant ceux qui, même s’ils appliquent scrupuleusement les directives qui leur sont données, sont soupçonnés de ne pas suffisamment croire en la « philosophie » de l’entreprise et de jouer un double jeu. On se croirait revenu au pire moment du stalinisme, ce qui est pour le moins curieux de la part d’entreprises parfaitement implantées dans l’univers capitaliste. La notion de totalitarisme me paraît tout à fait en adéquation avec une telle forme de gestion. L’entreprise y joue le même rôle que le parti unique auquel il faut tout sacrifier. La distinction entre vie privée et vie publique s’y trouve annihilée et même les principes du droit dont l’État est le garant y sont considérés comme secondaires relativement aux intérêts de la « boite » pour laquelle il faut « se donner à fond ».

Telle qu’elle nous est ici présentée, l’entreprise ressemble à une secte dont les dirigeants seraient les gourous et les salariés des membres lobotomisés. Il faut dire qu’ils n’ont pas trop intérêt à remettre en question l’idéologie dominante de l’entreprise, sinon ils risquent fort d’être accusés de manque d’indépendance et d’incapacité à se remettre eux-mêmes en question. On voit là toute la perversité d’un tel système qui fait de la remise en question, non plus l’instrument d’un véritable esprit critique et d’une pensée libre et indépendante, mais celui de la pus totale soumission puisque celle-ci repose sur le pseudo-consentement de celui qui subit. L’autorité peut donc s’y dispenser d’une structure verticale et lui préférer l’horizontalité, elle n’a plus besoin d’être exercée d’en haut puisqu’elle est présente dans les têtes de ceux qui y sont soumis.

C’est ainsi que fonctionne Gadama inc, l’entreprise que nous décrit ici Thibaud Brière, entreprise qui, malgré un nom fictif, n’est en rien une pure fiction. En effet, ce livre est le compte-rendu d’une expérience vécue par l’auteur qui, après avoir été embauché en tant que « philosophe d’entreprise » pour théoriser les méthodes managériales d’une société comparable, a pris conscience du caractère destructeur et déshumanisant d’un tel fonctionnement et n’a trouvé d’autres solutions pour sortir du piège dans lequel il était tombé que de se muer en lanceur d’alerte.

Il faut donc lire impérativement ce livre qui est probablement le meilleur antidote contre des idéologies managériales en apparence séduisantes, mais en réalité pire que les méthodes ouvertement autoritaires qui, si elles ne sont pas pour autant à recommander, ont au moins le mérite de la clarté.

Éric Delassus

Tous centaures

Posted in Articles on juin 11th, 2022 by admin – Commentaires fermés

La question de l’identité est aujourd’hui au cœur de nos préoccupations, elle envahit les débats politiques et culturels et donne souvent lieu à des querelles stériles quand ce n’est pas à des affrontements violents qui nourrissent généralement le mépris de l’autre, ou pire, son rejet. Ce culte de l’identité se nourrit d’une culture qui valorise la pureté et l’unité et qui a tendance à oublier ce qui fait la valeur de l’altérité, de l’échange, du dialogue et de la singularité de chacun.

Le livre de Gabrielle Halpern Tous centaures nous propose un antidote contre cette conception réductrice en faisant l’éloge du centaure, cet être mythologique qui nous est ici présenté comme la figure de l’hybridation. Qu’est-ce qu’être hybride ? Ce n’est pas être à la fois une chose et une autre, ce n’est pas être une juxtaposition de caractéristiques propres à des êtres distincts, c’est être une singularité issue d’une rencontre. Ainsi, le centaure ne se réduit pas à être un mélange d’homme et de cheval qui ne serait ni l’un ni l’autre tout en étant un peu des deux, il est autre, il est un être singulier issu de la rencontre du cheval et de l’homme, il est un être hybride. C’est ce qui fait de lui un inclassable, un monstre et c’est pourquoi nous nous en méfions. En effet, nous avons pris l’habitude de tout ranger dans des cases, dans ce qu’Aristote a inventé en définissant des catégories. Aussi, sommes-nous particulièrement hostiles à ce qui échappe à ces catégories, car notre manière de penser et d’appréhender le réel ne nous a pas préparé à accueillir ce qui relève de l’indéterminé, de l’indéfinissable, du non-identifiable. Pourtant, ne faut-il pas voir dans l’hybridation la source de ce qui pourrait sauver nos sociétés en leur permettant d’évoluer vers une cohésion qui ne s’appuierait pas sur l’uniformité et l’homogénéité, mais plutôt sur la rencontre des différences et leur fécondité. Ainsi, les entreprises, les organismes de formation, les universités et toutes les organisations au lieu de fonctionner en silos ou en sections n’auraient-elles pas intérêt à faire se rencontrer des disciplines considérées comme hétérogènes ou étrangères les unes aux autres ? En faisant se rencontrer et les soi-disant « scientifiques » et les soi-disant « littéraires », les « praticiens » et les « théoriciens », les entrepreneurs et les travailleurs sociaux, les artistes et les ingénieurs, en faisant s’hybrider des singularités pour les faire sortir des cadres et des catégories à l’intérieur desquels ils se sont trouvés malgré eux enfermés. Ce chemin est pour Gabrielle Halpern, celui qu’il nous faudra emprunter pour innover et pour résoudre les crises que nous allons devoir affronter en ce siècle. Pour suivre cette voie, il nous faut donc modifier notre manière d’appréhender la réalité pour en saisir toute la richesse et pour y parvenir, il nous faut donc commencer par comprendre ce qui est à l’origine de notre hostilité envers l’hybridation.

C’est donc à une histoire de la raison que nous invite Gabrielle Halpern pour mieux comprendre ce qui nous conduit à rejeter l’hybridation et à nous méfier de l’incertain et de l’imprévisible. Ainsi, de Platon et Aristote jusqu’à l’époque moderne, nous pouvons constater que la manière dont la rationalité a évolué a donné lieu à une sorte d’atrophie de la pensée qui a pu être l’origine d’un usage totalement déraisonnable de certaines formes de rationalité, comme ce fut le cas au XXe siècle avec les deux guerres mondiales et l’apparition des régimes totalitaires et de toutes les horreurs qu’ils ont engendrées.

Toute la question est alors de savoir si ces dérives sont liées à la nature même de notre raison ou à l’usage que nous avons pu en faire. Sommes-nous victimes d’un excès ou d’un manque de raison ?

Quoi qu’il en soit, si nous en restons à une rationalité bornée et dogmatique, à une rationalité qui, plutôt que de chercher à comprendre le réel, s’obstine à vouloir faire rentrer la réalité dans les cadres qu’elle a élaboré abstraitement, nous nous condamnons à limiter notre puissance de penser et d’agir sur le monde. Ainsi, nous risquons fort de faire avorter de nombreuses tentatives d’innovations sous prétexte qu’elles ne correspondent pas à la conception du réel dont cette raison dogmatique ne parvient pas à sortir.

Gabrielle Halpern nous invite donc à faire évoluer notre manière de penser en sortant des principes (identité, non-contradiction, tiers-exclu) auxquels notre esprit a été accoutumé pour en adopter d’autres plus souples, plus féconds et générateurs d’hybridation (altérité, contradiction, tiers-inclus).

Ainsi, parviendrons-nous à sortir de nos conceptions anthropocentrées de la réalité et à mieux appréhender l’imprévisible et l’incertain pour nous projeter efficacement et de manière créative dans l’avenir. Un certain nombre de signes nous montrent que nous sommes capables d’évoluer dans cette direction en évitant les écueils de la fracturation et du relativisme. Il ne s’agit pas d’innover pour innover, mais d’innover pour redonner du sens à nos existences en remplaçant l’identité par la singularité. L’hybridation est ce qui peut permettre de remédier au conflit des identités par la conjugaison des singularités.

Éric Delassus

Le travail est-il une valeur ?

Posted in Articles on juin 5th, 2022 by admin – Commentaires fermés

On entend souvent parler de la « valeur-travail », mais que faut-il entendre par là ?

Souvent, cette expression est employée pour exprimer l’opinion selon laquelle nous aurions perdu le goût de l’effort et de la perfection. Ainsi explique-t-on la désinvolture de certains dans le monde professionnel par une perte du sens des valeurs et plus particulièrement de la valeur travail. Mais le travail est-il en soi une valeur ?

Pour répondre à cette question, peut-être faut-il d’abord commencer par définir ce qu’est une valeur. Une valeur, c’est tout d’abord quelque chose de désirable. En effet, nous n’accordons de valeur qu’aux choses que nous désirons. Si j’aime le chocolat et que je n’aime pas le citron, j’accorderai plus de valeur au premier aliment qu’au second. Peut-on alors dire que le travail a en soi une valeur et qu’il est désirable ?

En fait, tout dépend du travail que j’effectue. Si j’aime mon travail, si j’ai le sentiment de m’épanouir et de m’accomplir lorsque j’accomplis les tâches qui lui sont liées, il aura, en effet, pour moi, de la valeur. En revanche, si je ne travaille que pour gagner ma vie, mais que je n’aime guère ce que je fais, il en aura beaucoup moins. Il ne sera que le moyen de me procurer ce qui pour moi a de la valeur, soit parce que j’en ai besoin (nourriture, logement, etc.) soit parce que je le désire (loisir, plaisir, etc.). Par conséquent, le travail n’a pas de valeur en soi, il n’est qu’un moyen, une occasion de faire ce que j’aime ou ce par quoi je peux obtenir ce à quoi j’accorde de la valeur.

Néanmoins, si le travail n’est pas, à proprement parler, une valeur, il n’est pas non plus totalement étranger à la notion de valeur. Tout d’abord, au sens économique, le travail est producteur de valeur. Travailler pour produire des biens et des services consiste à accomplir une tâche par laquelle on va contribuer à agir sur le réel pour le transformer et lui donner ce que l’on appelle une valeur ajoutée.

Mais, nous dira-t-on, la question n’est pas ici purement économique, elle présente aussi un caractère moral ou éthique. Lorsque l’on déplore la dévalorisation dur travail, c’est surtout au nom d’une certaine morale qu’on le fait. C’est au nom d’une morale qui valorise l’effort, l’abnégation, le souci de bien faire et de se rendre utile, toutes ces valeurs qui auraient été supplantées par la recherche de la jouissance facile et immédiate. Cependant, même dans envisagé selon cette optique, le travail ne serait pas à proprement parler une valeur, il serait plutôt une activité par laquelle pourrait se révéler certaines vertus morales qui pourraient se manifester dans le but d’agir au nom de certaines valeurs sociales et altruistes.

La question qu’il faut alors se poser est celle de savoir si le travail, tel qu’il est pratiqué et organisé aujourd’hui, contribue toujours à la réalisation de ces valeurs ?

La question qui se pose alors n’est plus celle de la valeur du travail, mais celle de son sens.

Si les tâches que j’effectue chaque jour dans ma vie professionnelle n’ont d’autre but que, par exemple, d’inciter le grand public à consommer des objets dont la valeur est toute relative et dont la production est nuisible pour l’environnement, je n’y mettrai peut-être pas le même enthousiasme que si j’exerce une profession dont je perçois concrètement l’utilité sociale. Si mon travail ne consiste que dans l’un de ces fameux « bullshit-jobs » dénoncés par David Graeber, j’aurai certainement beaucoup à percevoir l’exercice de cette activité comme désirable. Si je ne travaille que pour gagner ma vie, le sens de l’activité que j’exerce s’en trouvera cruellement appauvrie.

Aussi, plutôt que de déplorer la perte de cette fameuse « valeur travail » qui n’a finalement guère de sens, préoccupons-nous plutôt de donner du sens au travail en faisant en sorte que chacun, quoi qu’il fasse, perçoive que son activité n’est pas vaine, mais qu’elle est digne d’un être humain et qu’elle est l’occasion de développer en soi des vertus qui ne demandent qu’à se manifester et de contribuer à la promotion de valeurs allant dans le sens d’une humanité toujours plus humaine.

 

Éric Delassus

Manager pour prendre soin

Posted in Articles on octobre 16th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Merci à l’A.F.D.N. de m’avoir invité lors de son congrès annuel à intervenir pour aborder la question du management des personnels soignants.

Il peut sembler incongru de mettre en lien le management et le soin. D’un côté on a le sentiment d’être dans le monde de la rentabilité et de la gestion, tandis que de l’autre on entre dans un domaine dans lequel l’humain est au centre et où la sollicitude est au cœur de toutes les pratiques. Mais cette apparente opposition ne mérite-t-elle pas d’être analysée et remise en question ? Surtout, lorsqu’il s’agit de manager des personnels soignants. Dans le contexte des établissements de soins et de santé la rationalisation d’inspiration fordienne ou taylorienne, l’expérience le montre, ne peut que produire des effets dévastateurs, tant sur les patients que sur les soignants. Aussi, est-il urgent de penser le management autrement et une réflexion sur le management des personnels soignants peut être fondatrice d’une autre forme de management en général. Le management n’est pas de la pure gestion, on administre pas les êtres humains de la même manière que les choses. Les soignants on aussi besoin que l’on prenne soin d’eux, car ils sont confrontés chaque jour à ce qui fait la dimension tragique de la condition humaine, la souffrance et la mort. Aussi, si leurs métiers sont souvent pour eux l’occasion de joies immenses, ils les conduisent également à devoir porter un lourd fardeau. La crise sanitaire que nous venons de traverser l’a d’ailleurs confirmé chaque jour. Les personnels soignants ont donc besoin d’être accompagnés dans cette belle, mais lourde tâche qui est la leur. C’est pourquoi je tenterai de montre qu’il n’est possible de bien manager le soin qu’en introduisant le soin dans le management. Il faut prendre soin des soignants pour leur permettre de bien prendre soin de leurs patients. Il faut donc manager pour prendre soin.

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Eric Delassus : “Le leadership de demain sera basé sur la vulnérabilité.”

Posted in Articles on octobre 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Depuis le confinement, les entreprises ont dû adapter leurs façons de travailler. Pour certaines, il a fallu parier sur le télétravail. Ce dernier a permis aux salariés de jouir d’une plus grande autonomie mais, relève le philosophe et chercheur Eric Delassus, cette tendance est aussi à “double tranchant”. Elle peut induire une perte de repères et, par conséquent, pousser les salariés à s’investir excessivement dans leur travail.

Ce constat illustre bien les bénéfices et risques qui peuvent découler d’un management prenant en considération la vulnérabilité. “Il ne faut pas voir la notion de vulnérabilité en général, et dans le management en particulier, comme une faiblesse ou une fragilité mais plutôt comme une idée de dépendance”, explique Eric Delassus. “Cette notion s’inspire des éthiques du ​care​, venues des États-Unis. Ce terme, intraduisible en français, renvoie à quelque chose qui va bien au-delà du soin. Les éthiques du care remettent en question l’idée de la perception que l’être humain est un individu autonome”. Dans le monde du travail, on les appelle ​self-made man ou ​self-made woman, ces gens dont on prétend qu’ils se sont faits et ont réussi tout seul.

La dépendance à autrui : une force insoupçonnée

Mais selon Eric Delassus, dans la vie comme au travail, “nous sommes tous et toutes dépendantes les uns des autres”. Être vulnérable, c’est s’opposer à ce mythe de la ​self-made personne​ et reconnaître sa dépendance aux autres pour la voir comme “une force et une capacité à enrichir les liens qu’on entretient avec les autres et leur permettre d’être créatifs et innovants. La prise en compte de la vulnérabilité est une source d’enrichissement humain”, souligne le philosophe.

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La joie plutôt que le bonheur au travail

Posted in Articles on juillet 8th, 2020 by admin – Commentaires fermés

« Tous les hommes recherchent le bonheur, jusqu’à ceux qui vont se pendre » écrit Pascal dans ses Pensées. On ne peut mieux formuler ce qui caractérise le bonheur humain qui n’est qu’un idéal qui, comme tout idéal, est inaccessible. Tellement inaccessible d’ailleurs, que ceux qui se rendent compte qu’ils ne peuvent l’atteindre finissent par n’avoir d’autre solution que d’aller le chercher au bout d’une corde. Pourquoi en est-il ainsi ? Il me semble qu’il en va ainsi parce que le bonheur n’est qu’un horizon, un point focal qu’il faut viser et qui nous sert de point de repère, mais qui s’éloigne toujours d’autant qu’on s’approche de lui. La sagesse veut donc que l’on vise toujours le bonheur tout en sachant qu’on ne l’atteindra jamais et c’est peut-être très bien ainsi. Le bonheur, en effet, ne nous convient probablement pas autant qu’on pourrait le croire. Si l’on y réfléchit bien et si l’on se réfère à l’étymologie de ce mot, le bonheur évoque l’idée d’un parfait accord avec soi-même et son environnement social et matériel. Le bonheur, c’est la bonne fortune, l’heureuse rencontre, la parfaite convenance entre toutes les composantes de notre existence. Bref, autant dire que ce bonheur jamais ne se concrétise et quand bien même il se réaliserait, nous nous en lasserions très vite et ne serions pas si heureux que ça d’être heureux. La raison en est que cette idée de bonheur correspond à un état qui est en totale contradiction avec ce qui fait notre humanité. Être en accord avec soi-même, pour un être doué de conscience comme l’être humain, c’est tout simplement impossible, car la conscience et le désir auquel elle est corrélée oblige toujours à être en décalage par rapport à soi, à toujours être autre que ce que l’on est et à toujours désirer transformer le monde qui nous entoure. Ce désir doit, bien entendu, être tempéré, modéré, canalisé pour éviter qu’il ne donne lieu à cette hubris dévastatrice, à cette démesure qui a conduit les humains à violenter leur environnement au point d’y rendre la vie de plus en plus difficile, mais il ne peut non plus être totalement étouffé.

C’est pourquoi d’ailleurs l’idée de bonheur au travail a tendance, pour qui analyse de manière un tant soit peu rigoureuse cette expression, à résonner à ses oreilles comme un oxymore. Si nous travaillons, n’est-ce pas justement parce que nous ne sommes pas heureux en ce monde, parce que ce monde ne nous convient pas tout à fait et que nous avons besoin de le transformer pour viser ce bonheur que nous ne pourrons jamais atteindre. Le travail humain, comme le souligne Marx dans Le Capital, est toujours la réalisation d’un projet, c’est-à-dire un acte par lequel le sujet se projette hors de lui-même pour y produire un effet dans lequel il se reconnaît, parce qu’il est la marque même de son action. Aussi, autant dire que travail et bonheur ne font pas toujours bon ménage, quelles que soient les raisons qui nous poussent à travailler.

Pour beaucoup de nos semblables, le travail n’est rien d’autre qu’une activité qui permet de gagner sa vie, c’est-à-dire de pouvoir se procurer les moyens de sa subsistance. Par conséquent, si tous ceux qui travaillent pour cette seule raison pouvaient vivre sans travailler, il choisirait sans sourciller la première solution. Ce qui se comprend très bien, dans la mesure où ce sont le plus souvent ces derniers qui exercent les professions les plus ingrates et dans lesquelles il est peu fait appel à leur créativité ou leur ingéniosité. Ainsi, l’employé qui constitue les colis dans une centrale d’achat en ligne et qui est soumis à des cadences infernales ne peut qu’être dubitatif, lorsqu’on évoque devant lui le sujet du bonheur au travail. Le travail pour ceux qui ne l’exercent que dans le but de gagner leur vie, ce qui est le propre même du travail aliéné et aliénant, n’est guère différent de l’activité animale, comme le fait remarquer Hannah Arendt qui n’y voit qu’une activité répétitive par laquelle ne sont produit que des biens destinés à être consommées, c’est-à-dire détruit. Ce qui nécessite qu’on les produise à nouveau, et cela indéfiniment. De ce travail, il ne reste jamais rien, son produit ne perdure pas.

Mais cette notion ne vaut pas plus pour ceux qui pratiquent des activités plus gratifiantes et exercent des métiers qu’ils aiment et où ils peuvent mettre en pratique leurs talents et leurs aptitudes. Ces derniers peuvent, certes, tirer de grandes satisfactions de leur travail, qui sur certains points se rapprochent plus de ce que Hannah Arendt range dans la catégorie de l’œuvre, mais ces dernières n’ont qu’un rapport très lointain avec l’idée du bonheur, elles se rapprochent plutôt de la joie qui est une notion plus dynamique que le bonheur qui est toujours statique.

En effet, en quoi la joie se distingue-t-elle du bonheur ?

Si l’on se réfère à la définition que Spinoza donne de la joie dans l’Éthique, celle-ci se définit comme l’affect qui est corrélé à une augmentation de ma perfection, c’est-à-dire de ma puissance d’agir :

La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection1.

Par conséquent, la joie ne suppose pas cet accord parfait avec soi-même et le monde, elle nécessite, en revanche, que je sois en mesure d’agir sur ces derniers. Autrement dit, dès que je suis en mesure de produire des effets tant sur moi que sur ce qui m’est extérieur et que je juge ces effets comme positifs, c’est-à-dire comme susceptibles d’augmenter ma puissance et celle d’autrui, je me sens en joie. Si je réussis ce que j’entreprends, si le résultat de mon travail me satisfait, si je me sens créatif et si j’ai le sentiment de faire preuve d’une efficacité utile tant pour moi que pour les autres, je ressens de la joie. Si, pour employer le vocabulaire de Spinoza, je ressens que mon travail contribue aussi bien à l’utile propre qu’à l’utile commun, je vais ressentir de la joie.

Bergson exprime cela de manière très claire dans un article paru dans le recueil L’énergie spirituelle et dont les accents spinozistes dont indéniables. Dans ce texte, Bergson évoque d’ailleurs le fait que le travail ne rend pas heureux et se trouve même être une activité résultant de la résistance que nous oppose la matière lorsque nous nous efforçons de la transformer, de la modifier :

Ainsi la matière distingue, sépare, résout en individualités et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie. D’autre part, la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort.

Mais cette résistance de la matière, par l’effort que nous effectuons pour la vaincre nous permet de mettre en œuvre toutes nos aptitudes et de voir augmenter notre puissance d’agir. C’est donc dans cette inadéquation initiale avec le monde que va naître la joie, de l’effort que nous accomplissons pour vaincre la résistance de la matière :

L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or, cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification. Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée.

Là, peut se trouver la véritable satisfaction que procure le travail lorsqu’il permet à l’homme au travail de se sentir utile, créatif, lorsque dans l’exercice de son activité, il est en mesure de faire preuve d’initiative. Les exemples que cite Bergson pour illustrer son idée vont d’ailleurs dans ce sens :

Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en – raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi.

Cela étant dit, si le travail peut être source de joie, il ne l’est pas toujours et cela ne regarde d’ailleurs que celui qui travaille. Ce qui est gênant dans l’idéologie qui prône le bonheur au travail, c’est qu’elle laisse entendre que c’est à l’organisation dans laquelle je travaille de s’occuper de mon bonheur. Or, le bonheur est l’affaire de chacun et ce n’est pas nécessairement en vue d’être heureux que chacun travaille. Le bonheur, nous l’avons dit, est un idéal, un horizon qui peut nous servir de point de repère, mais que nous n’atteignons jamais. L’une des raisons qui fait que le bonheur n’est jamais pleinement atteint tient en ce qu’il concerne tous les domaines de l’existence. Ainsi, si je viens de rompre douloureusement une relation amoureuse, je ne serai pas heureux au travail, même si je fais un métier qui me plaît. Le travail pourra être pour moi un dérivatif, je pourrai m’y plonger pour oublier mon malheur, mais je ne serai pas pleinement heureux, et même si mon environnement de travail est agréable, je n’atteindrai pas pour autant la béatitude suprême.

Ce qui montre que la faiblesse de l’idéologie du bonheur au travail, c’est qu’elle a tendance à confondre bonheur et bien-être, au sens où ce qui est le plus souvent mis en place sous prétexte de rendre les salariés heureux, ce sont les conditions extérieures dans lesquelles s’exerce le travail, indépendamment de l’activité qui est exercée. C’est certainement très sympathique de travailler dans un environnement aménagé selon les critères du design dernier cri, dans une ambiance conviviale – encore faut-il que celle-ci ne soit pas feinte – et en ayant la possibilité d’aller faire un peu de sport pendant ses temps de pause, mais si cela rend moins pénible le temps passé au travail, cela ne fait pas du travail en lui-même une activité qui rend heureux. On est donc en droit de s’interroger sur la véritable signification de cette idéologie et surtout sur du succès dont elle bénéficie.

Il y a dans cette tendance à vouloir instaurer le bonheur au travail, quelque chose qui serait de l’ordre d’une injonction à être heureux qui peut très rapidement prendre des allures totalitaires. Si la direction de votre entreprise ou de votre administration fait tout pour que vous soyez heureux au travail, vous n’avez plus le droit de dire les jours où vous n’êtes pas très en forme que vous auriez préféré rester chez vous sous la couette, plus le droit de dire que certaines tâches, certes nécessaires, vous ennuie prodigieusement et que vous ne les accomplissez que parce que vous ne pouvez pas faire autrement. Une telle attitude serait le signe de la plus totale ingratitude envers ceux qui ne pensent qu’à votre bien. Elle ne pourrait être interprétée que comme la manifestation d’un esprit négatif qui pourrait d’ailleurs porter atteinte à l’ambiance qui règne dans l’organisation pour laquelle vous devez le meilleur de vous-mêmes, puisqu’elle fait tout pour vous rendre heureux.

On est bien là dans une logique totalitaire : qui n’est pas avec nous est contre nous. Le propre du totalitarisme consiste en ce qu’un pouvoir s’érige en autorité suprême pour administrer ou gérer tous les aspects de la vie des individus et considère comme hostile à l’organisation tous ceux qui ne se plient pas aux injonctions qu’il énonce. On peut donc s’autoriser à qualifier de totalitaire une organisation qui s’estime légitime pour prendre en charge le bonheur des individus. En conséquence, on peut soupçonner l’idéologie du bonheur au travail de servir de caution morale et intellectuelle à une entreprise de contrôle généralisé des individus dans les organisations, une manière insidieuse de renforcer le pouvoir de ces dernières sur les individus en faisant en sorte que ce soit l’individu lui-même qui d’autocontrôle en s’imposant d’avoir l’air heureux. Ce système que la sociologue Eva Illouz et le psychologue Edgar Cabans désignent par le terme d’happycratie2 est d’une redoutable efficacité puisqu’en introduisant le pouvoir de contrôle dans l’intériorité même du sujet, elle en fait le seul responsable des dysfonctionnements auxquels il peut se trouver confronté à l’intérieur de l’organisation. En clair, s’il y a des choses qui ne vont pas dans votre boulot, vous en êtes le seul responsable, puisque votre direction fait tout pour que vous soyez heureux au travail. Si des choses ne vont pas, c’est parce que vous n’adoptez pas une attitude positive. Si vous n’êtes pas heureux avec tout ce qu’on fait pour vous, c’est que vraiment vous y mettez de la mauvaise volonté.

On voit bien ici comment se referme très vite le piège du bonheur au travail chez les employés d’une organisation à quelque niveau que ce soit, du simple exécutant au cadre exerçant des responsabilités managériales, tous sont responsables de leur bonheur et du bonheur de chacun. Par conséquent, c’est à eux de se remettre en question et non à l’organisation de revoir ses structures ou son mode de fonctionnement. Cette idéologie est donc un poison qu’il faut chasser du monde du travail et de la pensée managériale. Mon bonheur ne regarde que moi, il est l’horizon de ma vie et pas plus l’État que l’entreprise n’a à s’en mêler. Certes, les conditions de travail sont une condition de mon bonheur, mais elles n’en sont pas la seule et unique condition. Que l’on ménage de bonnes conditions de travail à chacun pour qu’il puisse être efficace, innovant, inventif dans son travail, mais que l’on n’aille pas plus loin dans la préoccupation de son bonheur. Chacun est bien assez grand pour le faire tout seul.

Ce qu’oublie, ou ce que cherche à dissimuler, l’idéologie du bonheur au travail, c’est le caractère ambivalent du travail, qui est à la fois contrainte et condition de ma liberté. C’est ce qui fait d’ailleurs que, bien que pénible, le travail, lorsqu’il fait sens et qu’il est effectué dans de bonnes conditions peut aussi être source de grandes joies. Aussi, pour vivre pleinement et authentiquement la condition de l’être humain au travail, il faut nécessairement que les deux aspects de celui-ci apparaissent clairement. Mais ce n’est certainement pas dans l’univers aseptisé et « Bisounours » de certaines startups ou des GAFAM dans lesquels règnent en maître les chief happiness officer que l’on y parviendra. Aussi, incontestablement, le travail peut être source de grande joie, mais la joie n’est pas le bonheur et le bonheur n’est l’affaire que des individus et pas des organisations. Que l’on s’efforce donc de réaliser les conditions pour permettre, quand cela est possible, la joie au travail, sans que, pour autant, on en fasse une obligation. Il suffit pour cela de donner à chacun les moyens de faire correctement son travail dans un contexte dans lequel il se sent reconnu et respecté. Mais qu’on laisse chacun se « débrouiller » avec son bonheur, qui n’est l’affaire de personne d’autre que de l’individu lui-même.

 


1 Spinoza, Éthique III, Définition 2 des affects.

2 Edgar Cabans et Eva Illouz, Happycratie – Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.

Philosopher avec les managers

Posted in Articles on juin 21st, 2020 by admin – Commentaires fermés

Les managers ont-ils besoin des philosophes et, si c’est le cas, que peuvent-ils leur apporter ?
Certainement pas de leur apprendre leur métier. Ce serait de la part du philosophe faire preuve d’une incommensurable outrecuidance que de vouloir donner des leçons de management, alors qu’il n’a peut-être lui-même jamais eu à accomplir des tâches de cet ordre. En revanche, si le philosophe n’est pas là pour donner des leçons de management, il peut aider le manager à interroger et à penser sa pratique en lui donnant les outils intellectuels pour le faire.
Le matériau que travaille le philosophe, ce sont les concepts. Son travail consiste à les analyser et à en élucider le sens, voire à les créer pour tenter de penser ce qui ne l’a encore jamais été. Aussi, dans le cadre d’un dialogue entre philosophes et managers peut s’élaborer un travail d’analyse conceptuelle permettant de préciser le sens de la pratique managériale et des concepts qu’elle met en œuvre. Que signifie, par exemple, le management par la bienveillance ? Que faut-il mettre derrière ces termes pour ne pas tomber dans la démagogie ou le laxisme ? Peut-on concevoir le management des personnels autrement que comme un pur travail de gestion des ressources humaines ? Un management éthique est-il possible ? Ce sont des questions de cet ordre que tente de traiter ce livre qui rassemble de nombreux articles ou conférences rédigés par l’auteur au cours des dix dernières années.

Télécharger gratuitement ce livre aux éditions Atramenta

POURQUOI LA COLÈRE PEUT-ELLE AVOIR DU BON ?

Posted in Articles, Billets on avril 22nd, 2020 by admin – Commentaires fermés

…c’est une œuvre qui n’est pas aisée que de déterminer avec précision à l’avance, comment, contre qui, pour quels motifs, pour combien de temps, il convient de se mettre en colère ; car tantôt nous devons louer ceux qui restent en deçà et s’abstiennent, et nous disons qu’ils sont pleins de douceur ; tantôt nous ne louons pas moins ceux qui s’emportent, et nous leur trouvons une mâle fermeté. (Aristote, Éthique à Nicomaque).

Un adage prétend que la colère est mauvaise conseillère. Cela est souvent vrai.

La colère, généralement, obscurcit notre jugement. Elle appartient à cette catégorie d’affect que la philosophie classique désigne par le terme de passion. Comme son nom l’indique, une passion nous rend passifs, elle est tout le contraire de l’action. Lorsque nous sommes sous l’emprise d’une passion, nous subissons les effets de facteurs extérieurs sur notre manière de percevoir le monde et nous perdons toute forme de lucidité. Nous n’interprétons plus les événements que nous vivons qu’au travers du prisme de cette passion. Ainsi en va-t-il de la colère. La colère est une variante de la haine, ce sentiment que nous ressentons envers les choses que nous percevons comme nous étant nuisibles. Lorsqu’elle s’empare de nous, nous sommes animés par le violent désir de détruire ces choses, de les anéantir pour mettre fin au mal qu’elles nous causent.

Ainsi, sous l’emprise de la colère, nous sommes incapables de faire preuve d’indulgence, nous sommes dans l’impossibilité d’analyser une situation avec lucidité. Nous ne sommes animés que par l’envie irrépressible d’écraser ce qui nous dérange, ce qui nous fait souffrir, ce qui nuit à la réalisation de nos projets. Parfois, cette nuisance est réelle, mais parfois aussi, elle n’est que le fruit de notre imagination et résulte avant tout d’une erreur de jugement. Nous pouvons, par exemple, voir un ennemi dans l’ami qui veut nous éviter de nous fourvoyer et nous met face à nos erreurs. Nous croyons qu’il s’interpose comme un obstacle entre nos intentions et leur aboutissement, alors qu’en réalité, il ne fait que nous mettre en garde contre un éventuel échec. Il est donc toujours préférable d’attendre que la colère soit apaisée avant de prendre une décision.

Est-ce à dire que, pour autant, il ne faille jamais se mettre en colère ? Est-il toujours judicieux de rester impassible face aux événements et principalement face aux comportements qui peuvent porter atteinte à la dignité humaine ? Doit-on rester indifférent aux insultes et aux humiliations sans répliquer, sans manifester avec véhémence son indignation ?

C’est ici qu’il faut distinguer « colère chaude » et « colère froide ». La colère, telle que nous venons de la décrire, la colère qui s’empare de nous et que nous ne parvenons pas à modérer, s’apparente à ce que l’on peut qualifier de colère chaude. Elle se déclenche comme un embrasement soudain attisé par le vent de la haine et que nul ne parvient à éteindre. Il n’y a alors pas d’autres solutions que d’attendre la fin de la tempête. En revanche, la colère froide concerne la colère maîtrisée, une colère qui sait se modérer et se tenir dans des limites du raisonnable, mais qui sait aussi laisser son empreinte dans l’esprit de ceux contre qui elle se déclenche. Son but n’est pas de détruire ce qu’elle vise. Elle ne s’adresse pas tant aux personnes qu’à leur manière d’être, elle se déclenche plus contre des comportements que contre des individus. En ce sens, elle peut souvent être qualifiée de colère juste. Cette colère ne s’empare pas de celui qui la ressent, il en est l’auteur. Il convient d’ailleurs, sur ce point précis, d’opérer une nouvelle distinction. Il ne faut pas confondre « être sous l’emprise de la colère » et « se mettre en colère », dans le premier cas la colère est une pure passion, dans le second elle contient des éléments actifs qui en font un affect salutaire. La colère froide est une colère réfléchie. On pourrait voir dans cette expression un oxymore, mais il n’en est rien. La colère froide n’est pas une colère feinte, elle est bien réelle et relève d’une certaine capacité d’autoaffection de l’être humain, d’une aptitude à produire en soi certains affects tout en les maîtrisant à la manière dont un cocher retient son attelage, le laissant galoper sans qu’il s’emballe. La colère froide peut être comparée à un cheval fougueux qu’un cocher habile maintient dans les limites du sentier qu’il emprunte.

Elle relève de ce qu’Aristote appelle le juste-milieu, cette médiété qui n’a rien à voir avec de la tiédeur, mais qui désigne la juste mesure entre l’excès et le défaut.

Ainsi, face à l’insulte ou l’humiliation, la passivité peut relever de la lâcheté ou d’une absence de respect de soi, mais la colère violente et incontrôlée ne peut être que le fait d’une brute, d’une personne irréfléchie et irascible. En revanche, la colère froide, celle qui a pour but d’exprimer l’indignation et de souligner la bassesse de celui envers qui elle est destinée, est plutôt un signe de courage, une manifestation de l’estime que l’on se porte à soi-même en tant qu’être humain. Elle se manifeste donc au nom de l’humanité qui est en chacun de nous.

Mais comme le précise Aristote dans Éthique à Nicomaque, il faut savoir se mettre en colère au moment qui convient -le kairos, le moment opportun –  et durant le temps qui convient, afin, comme on dit, de « marquer le coup », de montrer à celui qui nous agresse que l’on n’est pas disposé à se laisser faire, mais que l’on est également capable d’indulgence, si ce dernier revient à de meilleurs sentiments.

Cette colère est celle d’un homme sage. La sagesse dont il est ici question n’est pas la sophia des Grecs qui désigne la science qui concerne la connaissance du général, mais le phronesis, terme qui, selon les traductions, peut désigner la prudence ou la sagacité. Il s’agit d’une certaine capacité de l’esprit à appréhender le singulier, c’est-à-dire ce qui n’a pas son pareil, ce qui ne se produit qu’une fois, ce à propos de quoi on ne peut établir de règle générale. C’est pourquoi, il importe de distinguer le singulier du particulier. Dans un ensemble, tous les éléments sont particuliers, mais ils ne sont pas nécessairement singuliers, car ils peuvent être tous identiques. En revanche, dans un groupe humain, tous les individus qui le composent sont des personnes singulières, c’est-à-dire ayant chacune une identité propre. Dans un tel groupe, aucun individu ne peut être substitué à un autre, chacun d’eux est, dans une certaine mesure, irremplaçable.

Ainsi en va-t-il des relations humaines. Elles concernent toujours des individus singuliers entre lesquels s’établissent des relations singulières. Il faut donc savoir appréhender ces singularités pour adopter face à elles l’attitude, elle-même singulière, qui convient.

Il est donc parfois bon de se mettre en colère, d’une colère froide et réfléchie, mais non-feinte. D’une colère qui permet « de remettre les choses à leur place », de montrer que l’on ne capitule pas devant la violence des gestes ou des mots, d’une colère mesurée par laquelle on manifeste sa dignité d’être humain.

Éric Delassus

 

 

Renforcer son courage managérial

Posted in Articles, Billets on mars 21st, 2020 by admin – Commentaires fermés

Mon interview dans Management Magazine

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Ne pas confondre les fins et les conséquences

Posted in Articles, Billets on mars 8th, 2020 by admin – Commentaires fermés

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Il m’arrive souvent de dire à mes élèves ou à mes étudiants qu’ils ne poursuivent par leurs études pour obtenir un diplôme. Ils sont généralement étonnés que leur professeur puisse leur tenir ce genre de discours. Cependant, si l’on y réfléchit bien, la finalité des études n’a jamais été l’obtention d’une quelconque parchemin, mais l’acquisition du savoir, l’accès aux connaissances et le développement des aptitudes de l’esprit. Ensuite, l’examen n’est qu’un moyen d’évaluation par lequel les enseignants peuvent juger que ces objectifs ont été atteints et le diplôme un document attestant que cette finalité a bien été réalisée. Il s’ensuit donc que son obtention est la conséquence de ce que les fins poursuivies ont été atteintes. Cet exemple montre bien en quoi fin et conséquence ne désignent pas les mêmes choses. Tandis que la fin désigne ce que vise une intention, la conséquence correspond à un effet produit par une cause selon une nécessité qui n’est pas guidée par une volonté.

 

Cette confusion caractérise également un certain discours sur l’économie et plus particulièrement sur la finalité des entreprises. Ainsi, dans un article publié en 1970 dans le New York Times, Milton Friedman affirme qu’« il y a une et une seule responsabilité sociale des entreprises – utiliser ses ressources et s’engager dans des activités visant à augmenter ses profits tant qu’il reste dans les règles du jeu, c’est-à-dire, qu’il s’engage dans une compétition ouverte et libre sans tromperie ni fraude ». Le problème, c’est que lorsque l’on ne vise que l’augmentation des profits, on risque fort de faire passer au second plan le respect des règles et la loyauté envers les concurrents.

N’y a-t-il pas également, dans cette manière de voir les choses, une confusion entre fin et conséquence ? Il ne s’agit pas ici de prétendre que le profit n’est pas une donnée fondamentale de l’entreprise, ce qui serait absurde, mais de replacer cette notion à sa juste place, c’est-à-dire à la place où, fort heureusement, de nombreux entrepreneurs la situent. Qu’il y ait des dirigeants d’entreprise qui ne visent que le profit, c’est également certain, mais cela ne signifie pas pour autant que cette manière de faire est la plus pertinente et la plus sensée. De même que la fin des études n’est pas l’obtention d’un diplôme, mais la conquête du savoir ; la fin de l’entreprise n’est pas le profit, mais la production de biens et de services de qualité. Le profit n’est plus alors que la conséquence de la réalisation de cette fin.

Aussi, même s’il est vrai que de nombreuses firmes parviennent encore à engranger des bénéfices considérables en diffusant sur le marché des produits médiocres, ce qui semble contredire la thèse que je m’efforce de défendre ici, il n’en reste pas moins que l’activité entrepreneuriale ne prend son véritable sens que lorsqu’elle est conduite avec un souci du travail bien fait comparable à celui qui anime encore certains de nos artisans dans l’exercice de leur métier.

On peut d’ailleurs se demander si la vision de ceux qui ne recherchent que le profit pour lui-même n’est pas un peu trop court-termiste, au point de devenir rapidement contre-productive. Ces entreprises sont d’ailleurs souvent celles dans lesquelles règne une certaine souffrance au travail. Les travailleurs étant souvent soumis à des dilemmes insurmontables entre la réalisation des objectifs qui leur sont fixés et les valeurs morales dans lesquelles ils se reconnaissent. Lors du dieselgate, ou du scandale du Médiator, bon nombre des salariés des entreprises incriminées ont dû ressentir une intense souffrance en prenant conscience de la portée des pratiques de leur entreprise auxquelles ils avaient dû collaborer, consciemment ou à leur insu.

Un travailleur, quelle que soit sa place d’ans l’entreprise, qu’il soit cadre ou simple employé, ne peut s’épanouir dans son travail que s’il peut lui donner un sens auquel il adhère pleinement.

 

L’enjeu de ce siècle, qui est confronté au risque de l’effondrement d’une civilisation mondialisé, est de redonner à nos activités un sens pleinement humain. Cela passe par un effort pour remettre sur pied ce qui a trop longtemps été envisagé à l’envers. Éviter les confusions comparables à celles que nous venons de dénoncer, c’est certainement la tâche de ceux qui, pour reprendre la belle formule d’Albert Camus, ne cherchent pas à refaire le monde, mais s’efforcent de tout mettre en œuvre pour « empêcher que le monde ne se défasse ».

 

 

Autorité et autoritarisme

Posted in Articles on janvier 18th, 2020 by admin – Commentaires fermés

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L’autorité n’a pas toujours bonne presse de nos jours. C’est qu’elle est souvent confondue avec l’autoritarisme. Or, si l’on y regarde de près, il n’y a rien de plus éloigné de l’autorité que l’autoritarisme. On peut même aller jusqu’à affirmer qu’ils sont l’opposé l’un de l’autre. L’autoritarisme, c’est l’autorité dévoyée, l’autorité corrompue, l’autorité renversée en son contraire.

 

Celui qui fait preuve d’autoritarisme exerce un pouvoir qui est pour lui source d’une jouissance perverse, il prend un malin plaisir à soumettre ceux qu’il imagine être plus faibles que lui parce qu’ils occupent une position institutionnelle inférieure à la sienne. Aussi, essentialise-t-il cette position pour maintenir en situation de faiblesse ceux qu’il peut tyranniser. Son pouvoir est donc toujours restrictif, répressif, directif. L’autoritariste ordonne, interdit ou sanctionne. Quasiment jamais, à proprement parler, il n’autorise. Pourtant, n’est-ce pas cela la nature même de l’autorité ? Le pouvoir d’autoriser, de permettre, d’ouvrir le champ des possibles à ceux que l’on doit diriger. Diriger ne signifie plus alors uniquement commander, mais aussi et surtout orienter, accompagner, aider. Alors que l’autoritarisme est toujours négatif, l’autorité est quant à elle essentiellement positive. Elle n’est pas là pour nier, mais pour affirmer, pour affirmer la liberté de ceux sur qui elle s’exerce et non pour la limiter. Car autoriser, n’est-ce pas finalement faire en sorte que l’autre deviennent l’auteur des actions qu’il effectue et des démarches qu’il entreprend ? C’est pourquoi là où l’autoritarisme impose, l’autorité permet, là où l’autoritarisme contraint, l’autorité libère. Alors que la première attitude ne peut susciter que la crainte, la seconde inspire le respect, c’est-à-dire la reconnaissance de la valeur morale de celui qui fait autorité. Celui-là, n’exerce pas le pouvoir pour diminuer la puissance de l’autre, bien au contraire, il fait tout pour l’augmenter, pour aider celui dont il a la responsabilité à développer ses aptitudes.

L’image qui est probablement la plus évocatrice du rapport d’autorité est celle de la relation entre le maître et son élève. On n’emploie plus guère aujourd’hui ces beaux mots de maître et d’élève, car on confond généralement le couple maître / élève et le couple maître/esclave, oubliant que le terme maître n’a pas le même sens dans les deux expressions et que par conséquent les seconds termes de la relation ne peuvent être assimilés. En effet, dans la relation maître/esclave, le maître est le dominus, celui qui domine, celui qui soumet et qui maintient l’autre dans la servitude. En revanche, dans la relation maître/élève, le maître est le magister, celui qui aide l’autre à s’élever – comme l’indique, mais on a oublié de l’entendre, le terme d’élève. Le maître est donc ici celui qui fait preuve d’autorité pour aider l’autre à prendre de la hauteur, à viser l’excellence, non pour dépasser et écraser l’autre, mais pour toujours faire mieux afin de mieux servir ses semblables. Si l’esclave est au service de son maître dans le rapport de servitude, dans la relation pédagogique, c’est le maître qui est au service de son élève, ce qui l’oblige à être d’une extrême exigence envers celui dont il forme l’esprit.

 

Il ne faut donc pas avoir peur de faire preuve d’autorité lorsque l’on exerce des fonctions qui le nécessite. Le professeur ou le manager ne deviennent pas des tyrans parce qu’ils font usage de l’autorité qui est consubstantielle à leurs fonctions. La faute serait au contraire de ne pas en user pour inciter l’autre à faire croître ses aptitudes, de ne pas l’exercer pour l’aider à s’épanouir.

Mais pour cela, il faut faire un bon usage de l’autorité dont on est dépositaire, et avoir toujours conscience qu’elle n’est pas un privilège dont on peut user pour servir ses propres intérêts et en tirer une jouissance égoïste. L’autorité est d’abord une responsabilité qu’il faut assumer et nous devons en répondre vis-à-vis d’autrui au service de qui nous l’exerçons.

 

Qu’est-ce qu’entreprendre ?

Posted in Articles, Billets on décembre 30th, 2019 by admin – Commentaires fermés

Éric Delassus

La notion d’entreprise est souvent abordée d’un point de vue sociologique ou juridique en termes d’organisation. La pertinence d’une telle approche n’est certainement pas à remettre en question, mais est-elle la seule possible ? La notion de start-up, très en vogue aujourd’hui, peut probablement nous inviter à la penser selon un autre angle. Une fois dépassées les réticences liées au côté un peu trop « tendance » de l’expression et aux clichés qui l’accompagnent, une fois dégagé de toutes les idées simplistes auxquelles elle a donné lieu, il faut la prendre à la lettre et y retrouver l’un des sens du verbe entreprendre que l’on a parfois tendance à oublier.

Entreprendre signifie tout d’abord commencer, initier un processus. Ainsi, lorsque l’on entreprend, par exemple un voyage, que fait-on ? Sinon, initier une démarche par laquelle on va organiser son départ, préparer ses bagages, élaborer son itinéraire et définir les différentes étapes du périple qu’on entreprend.

Or, en abordant l’entreprise uniquement comme une organisation, ne risque-t-on pas d’occulter cette dimension ? Une entreprise, si l’on prend ce terme à la lettre, est en un certain sens un commencement permanent. L’expérience nous montre d’ailleurs que si elle se réduit à n’être qu’une organisation, une institution, une entreprise risque fort de se trouver confrontée à ce travers propre à toute institution de chercher à reproduire indéfiniment sa structure sans pour autant évoluer. Ce qui a le plus souvent pour conséquence de contribuer à son affaiblissement, voire de la faire disparaître. Fort heureusement, nombre d’entrepreneurs saisissent intuitivement le sens et l’essence de l’acte d’entreprendre et ont compris que pour donner vie à une entreprise, il faut régulièrement initier de nouveaux projets et être animé par le goût de l’innovation.

Entreprendre signifierait donc, dans ces conditions, avoir le goût de l’initiative et le souci de l’innovation.

Envisager ainsi l’entreprise débouche sur une conception du management donnant une grande place à l’initiative laissée au personnel pour entretenir et développer la vie de l’entreprise. Laisser ceux qui contribuent à la vie de l’entreprise, à tous les niveaux, prendre des initiatives même modestes, c’est précisément s’inscrire dans ce qui fait l’esprit même de l’acte d’entreprendre. C’est autoriser chacun à entreprendre une démarche, à initier une action visant à faire évoluer cette organisation qu’est l’entreprise. Envisager ainsi le management, c’est définir pour chacun une marge de manœuvre suffisante pour être en mesure d’innover, mais c’est aussi accorder à chacun un droit à l’erreur, car si entreprendre c’est commencer, ce n’est pas toujours réussir et il n’y a d’entreprise que là où il y a risque. Mais pour que le risque ne paralyse pas ceux qui tentent quelque chose, il ne faut pas qu’ils aient le sentiment qu’est suspendue au dessus d’eux une épée de Damoclès qui tombera comme un couperet si leur entreprise échoue.

Cela ne signifie pas, bien évidemment, qu’il faut laisser chacun faire n’importe quoi. Une entreprise est aussi une réalité sociale dont les membres collaborent ensemble, par conséquent une forme de régulation doit être mise en place pour évaluer projets et propositions de telle sorte que ceux qui vont s’investir dans leur réalisation puissent le faire en toute confiance et sentent soutenus dans leur démarche.

Autrement dit, entreprendre ne doit pas seulement être le privilège du chef d’entreprise, mais doit aussi consister dans une liberté laissée à tous ceux qui participent à la vie de l’entreprise. Sans cette marge de liberté permettant l’initiative individuelle, il n’y a pas d’entreprise véritable.

Concurrence ou émulation ?

Posted in Articles, Billets on novembre 24th, 2019 by admin – Commentaires fermés

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Faut-il mettre ses personnels en concurrence pour les faire progresser ? Cette manière de procéder prétend renforcer la motivation de ceux qui contribuent au développement d’une entreprise ou d’une organisation. En instaurant ce mode de fonctionnement, certains managers pensent qu’ils vont redynamiser leurs équipes, qu’ils vont insuffler une énergie nouvelle et faire naître chez ceux dont ils ont la responsabilité une volonté de réussite salutaire et efficace. Cependant, une telle méthode de management ne risque-t-elle pas de produire des effets pervers humainement inacceptables et, de plus, totalement contre-productifs en termes d’efficacité ?

Si l’on entend par concurrence, le fait de mettre en compétition les différents acteurs d’une entreprise, afin de faire en sorte que chacun soit animé du souci d’être meilleur que les autres, ne s’expose-t-on pas au danger de voir les équipes se diviser et de créer en leur sein un climat délétère de méfiance.

C’est la question du rapport à l’autre qui est ici posée. Il y a, en effet, au moins deux manières de percevoir l’autre. Soit je le considère comme celui qui peut me venir en aide, soit je le considère comme une menace. En d’autres termes, les autres peuvent être perçus comme ceux dont la puissance d’agir peut se joindre à la mienne et me rendre de ce fait plus puissant, mais ils peuvent à l’inverse être perçus comme ceux dont la puissance limite la mienne. Dans ce dernier cas de figure, l’autre est nécessairement perçu comme un ennemi, comme celui qu’il faut, sinon abattre, en tout cas affaiblir pour préserver sa propre puissance. Cela fait qu’au bout du compte, on risque fort de donner lieu à une culture de l’impuissance, le sujet passant plus de temps à s’efforcer de vaincre la puissance de l’autre et à tout faire pour l’affaiblir, au lieu de chercher à cultiver réellement ses aptitudes pour développer une puissance susceptible de se mettre au service de tous.

Le recours à la concurrence pour manager les personnels incite donc à percevoir l’autre comme une source de faiblesse et ne peut donc générer que des affects de tristesse, voire de haine. Selon Spinoza, la tristesse désigne l’affect qui exprime une diminution de ma puissance d’être et d’agir et la haine n’est rien d’autre qu’une tristesse accompagnée de l’idée de sa cause extérieure. Il semblerait donc que la tristesse soit au cœur même de la concurrence et qu’elle ne puisse faire régner qu’un climat mortifère dans les relations de travail.

Dans la mesure où, dans une situation de concurrence, il faut être le meilleur, il s’avère nécessaire non seulement de chercher à se dépasser, mais également de diminuer les capacités d’autrui. Une telle situation conduit à confondre puissance et pouvoir, à chercher à exercer sur l’autre un pouvoir pour limiter sa puissance. N’est-ce pas une marque d’impuissance que de sentir puissant uniquement en exerçant un pouvoir sur autrui pour réduire son champ d’action ?

Ne serait-il pas souhaitable de préférer l’émulation à la concurrence ? Les deux mots peuvent, il est vrai, être parfois utilisés l’un pour l’autre et certains dictionnaire en font même des synonymes. Il n’empêche que lorsque l’on parle d’une saine émulation à l’intérieur d’un groupe, on n’entend pas par là une compétition généralisée et sauvage entre tous ses membres, mais plutôt une situation dans laquelle ceux qui sont parvenus à développer au mieux leurs aptitudes contribuent à faire progresser les autres en les entraînant dans leur sillage.

Ainsi, l’enseignant qui s’efforce de faire régner ce climat dans sa classe s’efforcera de créer les conditions pour que les meilleurs de ses élèves contribuent à faire progresser ceux qui rencontrent plus de difficultés, à ce qu’ils leur viennent en aide pour que ces difficultés finissent par être résolues.

L’émulation, comprise en ce sens, permet donc d’établir un rapport à autrui plus positif et plus joyeux – au sens ou la joie est le contraire de la tristesse, c’est-à-dire l’affect correspondant à une augmentation de puissance -, car chacun en augmentant ses aptitudes et en les mettant en œuvre contribue à l’augmentation de la puissance d’agir de tous. En ce sens, l’émulation repose sur l’indispensable solidarité qui doit unir ceux qui poursuivent un même objectif et doivent se rendre utiles les uns aux autres.

Alors que la concurrence impose un impératif de performance en exerçant sur chacun une pression parfois insupportable, l’émulation tout en développant l’esprit de solidarité cultive le goût de l’excellence. Il ne s’agit pas d’être meilleur que l’autre et de le dépasser par tous les moyens, il s’agit plutôt de donner le meilleur de soi, de développer ses aptitudes pour les mettre au service d’autrui et de contribuer à la réalisation d’un projet commun.

À l’heure où est de plus en plus préconisé un management fondé sur la bienveillance et où sont valorisées les démarches collaboratives, il est souhaitable de créer les conditions d’une telle émulation et de renoncer au culte de la concurrence sans limite.

Éric Delassus

 

Éloge de l’égoïsme

Posted in Articles, Billets on novembre 17th, 2019 by admin – Commentaires fermés

La statue d’Aristote à Stagire, en Grèce

L’égoïsme n’a pas bonne presse dans notre culture et cela se comprend, si l’on entend par là celui qui ne voit que ce qu’il juge être son intérêt personnel et qui jamais ne se soucie du bien de ses semblables. Aussi, nous avons tendance à lui préférer l’altruisme – c’est en tout cas ce que nous prétendons -, c’est-à-dire le souci de l’autre qui n’est jamais tant valorisé que lorsqu’il se manifeste sous la forme de l’oubli, voire du sacrifice, de soi. Mais peut-on véritablement se soucier d’autrui sans se soucier de soi. « Aime ton prochain comme toi-même » nous dit la Bible. Cela sous-entend qu’il n’y a pas d’amour de l’autre sans amour de soi. Qui ne s’aime pas, méprise en lui-même ce qu’il devrait apprécier en l’autre. Il y a là une insurmontable contradiction que l’on peut également remarquer dans l’attitude inverse, celle de celui qui n’aime que soi et déprécie en l’autre ce pour quoi il nourrit une haute estime en lui-même. Il y a dans l’abnégation, comme dans l’égoïsme exclusif une incohérence qui est souvent la marque d’une certaine misanthropie qui ne s’assume pas.

Mais s’il faut s’aimer soi-même, se soucier de soi, comment procéder pour le faire avec bonheur ? Il ne s’agit pas de toute évidence de rechercher son intérêt immédiat et de s’accaparer ce que l’on juge être des biens en en privant les autres. Celui qui agit ainsi ne peut vivre dans la joie véritable, car il vit toujours seul, même lorsqu’il est entouré. Souvent d’ailleurs, ce que recherche cet égoïste, ce sont les biens les plus ordinaires qui soient, des biens qui n’en sont d’ailleurs pas vraiment si on les recherche pour eux-mêmes. Ce sont les biens identifiés par de nombreux moralistes pour montrer en quoi leur poursuite a tendance à faire le malheur de ceux qui voient en eux la seule source du bonheur. Celui dont l’existence se limite à la recherche des biens matériels, des honneurs et des plaisirs sensibles cultive sans s’en rendre compte l’insatisfaction, car il ne perçoit pas que ces biens ne sont que des moyens créant les conditions de la vie heureuse, mais n’en constituent pas l’essence véritable. Aussi, celui qui agit ainsi, bien qu’égoïste, finalement, se connaît mal et n’est que l’artisan de son propre malheur. Il court après son bonheur comme celui qui voudrait rattraper son ombre, s’essouffle et se découvre vite fatigué de vivre. Ne pensant qu’à lui, oubliant les autres, il finit par ne plus se supporter.

Cet égoïsme-là est l’égoïsme vulgaire que dénonce Aristote dans son Éthique à Nicomaque. Il souligne qu’à juste titre de tels individus sont objet de réprobation, ce sont de tristes personnages incapables de promouvoir ce qu’il y a de meilleur en eux. En revanche, nous dit Aristote, il y a une autre forme d’égoïsme, et c’est peut-être là l’égoïsme véritable, celui qui consiste à développer le souci de soi indissociable du souci des autres. Cet égoïsme est celui de l’homme vertueux, de l’homme qui cherche le meilleur pour lui-même et qui a compris que ce qu’il y a de mieux ne se situe pas dans la seule jouissance des biens ordinaires, mais dans dans le développement de ce qu’il y a de plus élevé en chacun, c’est-à-dire de ce qui fait le propre de l’homme et qui s’enracine principalement dans la pensée et dans une manière d’agir qui en découle. Ainsi, celui qui cultive le courage, la générosité, le sens de la justice, celui-là est le véritable égoïste. Certes, comme l’écrit Aristote, nul ne serait tenté de qualifier cet homme d’égoïste. Pourtant, précise-t-il, « un tel homme peut sembler, plus que le précédent, être un égoïste : du moins s’attribue-t-il à lui-même les avantages qui sont les plus nobles et le plus véritablement des biens ; et il met ses complaisances dans la partie de lui-même qui a l’autorité suprême et à laquelle tout le reste obéit ».

Un tel égoïsme ne s’oppose pas à l’altruisme, il en est même la condition. Il consiste dans la culture de ce qu’il y a d’humain en l’homme. Car ce qui fait l’homme n’est pas totalement inné, mais résulte d’un effort de culture. Or, qu’est-ce que la culture, sinon l’acte de prendre soin, prendre soin de soi et des autres, prendre soin de soi pour les autres et prendre soin des autres pour soi. Pour bien comprendre le rapport entre la culture et le soin, il suffit de prendre l’exemple de l’agriculture. Qui cultive un champ ou son jardin, et le fait avec application, en prend grand soin. Cicéron l’a bien compris qui écrit dans ses Tusculanes :

Et, pour continuer ma comparaison, je dis qu’il en est d’une âme heureusement née, comme d’une bonne terre : qu’avec leur bonté naturelle, l’une et l’autre ont encore besoin de culture, si l’on veut qu’elles rapportent.

Être égoïste, au sens noble et vertueux de ce terme, consiste donc à prendre soin de l’humanité qui est en soi. Être humain ne signifie pas, en effet, appartenir à une espèce biologique, mais c’est tout d’abord savoir faire preuve d’humanité, ce à quoi nous ne sommes pas toujours spontanément disposés. S’efforcer par la connaissance, la réflexion, de cultiver la force d’âme qui peut nous permettre de modérer ou de réorienter les affects qui nous incitent à nous soumettre à l’égoïsme vulgaire, c’est probablement la meilleure voie à emprunter pour devenir un égoïste vertueux au sens où l’entend Aristote.

Cessons donc de demander à nos collaborateurs de faire preuve d’abnégation et de se donner tout entier aux autres ou à l’organisation pour laquelle ils travaillent. Incitons-les plutôt à l’égoïsme, à cultiver ce noble souci de soi qui contribue à nous rendre meilleurs.

Éric Delassus

 

Écrire, mais pour parler, pas pour se taire.

Posted in Articles on septembre 14th, 2018 by admin – Commentaires fermés

Éric Delassus

Conférence donnée au Centre Hospitalier Théophile Roussel, le 13/09/2018

La tendance semble être aujourd’hui à la consignation par écrit de tous les détails de la vie des organisations et des individus qui y travaillent ou de ceux qui en sont les usagers. Ainsi, demande-t-on aux acteurs des organisations de rédiger des rapports d’activité dans lesquelles ils doivent rendre compte des résultats obtenus ou des problèmes rencontrés dans le cadre de leur travail. L’objectif d’une telle démarche est le plus souvent de disposer des données nécessaires pour évaluer les performances de la dite organisation ainsi que des individus qui la font fonctionner. Il en va de même pour ce qui concerne la constitution de dossiers concernant les usagers. Ces dossiers, aujourd’hui informatisés, doivent contenir toutes les informations relatives aux caractéristiques de la personne concernée et permettent aux différents praticiens de connaître assez rapidement le profil de celle-ci. C’est le cas dans le domaine de la santé du dossier médical partagé qui doit être complété par chacun des intervenants dans le suivi d’un patient.

Il apparaît donc qu’une grande partie du temps de travail est consacré à des tâches de ce type. Tâche qui ne sont certainement pas sans intérêt, mais qui parce qu’elles sont fortement chronophages, occupent un temps qui ne peut être consacré à l’exercice de la profession elle-même. Mais ces tâches d’écriture viennent surtout amputer le temps consacré à la parole, au dialogue entre les membres de l’organisation, ainsi qu’avec les usagers. Le temps que l’on passe à rédiger des rapports ou à constituer des dossiers est un temps que l’on ne passe pas à discuter avec ses patients ou avec ses collègues, un temps que l’on ne passe pas avec ceux avec ou pour qui l’on travaille. Or, ce temps réservé à la parole n’est-il pas fondamental ? N’est-il pas essentiel ? Et certainement l’est-ce encore plus dans le monde du soin ? Il est, en effet, indispensable, dans les conditions actuelles du travail de thérapeute ou de soignant, de pouvoir s’entretenir avec les différents praticiens qui interviennent autour d’un patient et de pouvoir dialoguer avec le patient lui-même. N’est-ce pas là, la manifestation la plus authentique de la vie même d’une organisation prenant en charge la santé des personnes ? Non seulement, cela donne sens au fonctionnement de cette organisation, mais plus encore, c’est cette parole qui fait émerger le sens du travail que l’on effectue, c’est elle qui constitue ce sens.

Autre problème que pose cette tendance à vouloir tout consigner par écrit, c’est certainement de modifier notre rapport au temps, d’introduire dans la vie au travail un autre type de temporalité qui évacue le temps de la réflexion, de la rumination et surtout de l’échange. Certes, ce que l’on écrit est destiné à être lu. Il y a donc une certaine forme de communication qui s’effectue. Mais, le plus souvent, cette communication reste de l’ordre de la transmission d’informations qui n’entraine pas nécessairement d’effet en retour. Ainsi, sans réel feed-back, la temporalité qui s’institue n’est plus une temporalité vivante, mais plutôt une temporalité linéaire et figée qui n’est plus réellement du temps vécu dans le dialogue et le partage, mais du temps stocké dans une mémoire plus morte que vive. Cela est peut-être aujourd’hui d’autant plus accentué que ce discours écrit ne se transmet pas de mains en mains, mais par l’intermédiaire de réseaux informatiques qui apparaissent comme totalement désincarnés.

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