La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
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Apprendre à être vulnérable

Posted in Articles on mai 31st, 2024 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée le 23/052024 dans le cadre du 11ème congrès de la Société de Philosophie des Sciences de Gestion qui s’est déroulé à l’ IAE Lille . Merci à Lidwine Maizeray , Fabrice Caudron, à tous les étudiants de l’I.A.E. et aux membres de la S.PS.G.pour l’organisation de ces journées enrichissantes et conviviales.

 


Apprendre à être vulnérable

Pourquoi devons-nous apprendre à être vulnérable ? Pas parce que nous ne le sommes pas, mais parce que nous ne savons pas l’être. Nombre de nos contemporains ont été éduqués avec l’idée qu’il ne faut pas montrer ses faiblesses, qu’il faut savoir se sortir seul des difficultés que la vie nous impose, qu’il faut être autonome et ne pas trop soucier du sort d’autrui parce que nous vivons dans un univers dans lequel nous sommes tous en concurrence et qu’il faut savoir lutter pour s’en sortir. Cette manière d’appréhender les choses, même si elle commence à être remise en question, est encore très présente dans le monde du travail et de l’entreprise.

Comme l’écrit Kevin André dans sa thèse consacrée à l’éthique du care dans l’enseignement en gestion :

L’attention sensible et empathique aux difficultés des autres est généralement considérée comme néfaste pour les affaires. On entend souvent que pour réussir dans les affaires, il vaut mieux être dur, rationnel et ne pas montrer ses émotions, encore moins prendre en compte celles des autres.

Cette vision des choses qui est induite par le régime économique et social dans lequel nous évoluons ne semble pourtant pas en adéquation avec ce qui fait notre humanité.

Apprendre à être vulnérable, cela ne signifie pas acquérir une qualité, une capacité ou une compétence, car vulnérable, nous le sommes et cette caractéristique constitue une dimension foncière de la condition humaine. Aussi, ce qu’il nous faut apprendre, ce qui nous manque, c’est plutôt de savoir être vulnérable, c’est-à-dire qu’il nous faut acquérir une certaine manière d’être qui s’appuie sur l’aptitude à assumer notre vulnérabilité. Le problème se situe, en effet, à ce niveau : nous sommes vulnérables, mais nous ne savons pas l’être parce que nous avons été éduqués pour nier cette vulnérabilité comme si le fait d’accepter celle-ci en augmentait la portée et les conséquences. Mais n’est-ce pas plutôt à la situation inverse que nous sommes confrontés ? N’est-ce pas plutôt le refus ou le déni de vulnérabilité qui nous rend plus fragiles et plus faibles ? Alors que consentir à notre vulnérabilité foncière pourrait nous permettre d’augmenter notre puissance d’agir pour mieux travailler en bonne intelligence les uns avec les autres.

Avant toute chose, il convient de définir plus précisément ce que nous entendons ici par vulnérabilité. En effet, « être vulnérable » signifie au sens littéral, être exposé à une possible altération, voire à la destruction de soi. Ainsi, certains animaux pendant la période de mue sont plus vulnérables puisqu’ils n’ont plus la protection naturelle qui leur permet de se protéger des prédateurs. Ils sont donc contraints à se cacher tant qu’ils n’ont pas renouvelé leur carapace parce qu’ils sont vulnérables.

Ce qui rend l’être humain vulnérable, c’est le fait qu’il ne peut vivre seul et qu’il ne peut se suffire à lui-même. En tant qu’animal social, et pour reprendre la fameuse formule d’Aristote, en tant qu’animal politique, c’est-à-dire en tant qu’animal social devant s’accorder avec ses semblables pour établir les règles qui vont régir les sociétés dans lesquelles il va vivre, chaque être humain dépend de tous les autres. Cependant, bien que foncièrement dépendants les uns des autres, nous baignons dans une culture qui fait l’éloge de l’autonomie, surtout d’une autonomie conçue sur le mode de l’indépendance, et qui nous incite à refouler notre vulnérabilité et ne la considérer que comme un caractère propre aux personnes déficientes. En effet, nous avons aujourd’hui tendance à ne considérer comme vulnérables que les personnes qui se trouvent dans une situation d’extrême dépendance, le nouveau-né, la personne âgée, malade ou en situation de précarité. De ce fait, nous excluons tous les autres êtres humains de la catégorie des personnes vulnérables. Comme si ces dernières n’étaient pas, elles aussi, en situation de dépendance.

Nous savons pourtant bien, au plus profond de nous-mêmes, qu’il n’en va pas ainsi et que nous avons tous besoin les uns des autres pour vivre. Pour reprendre la comparaison avec l’animal qui se protège grâce à sa carapace, nous pouvons dire que nous recourons tous à la présence et à l’action d’autrui pour former cette carapace sans laquelle nous serions en permanence exposés avec beaucoup plus de dureté aux difficultés de la vie.

C’est par l’entraide que les êtres humains parviennent à se maintenir en vie, même s’il est vrai également que leurs relations peuvent être fréquemment conflictuelles. Mais n’est-ce pas aussi pour répondre à cette conflictualité que nombre d’entre eux développent leur capacité d’entraide et prennent soin les uns des autres ? Il faut donc assumer sa vulnérabilité pour pouvoir y remédier par une assistance réciproque qui permet de vivre autant que possible en bonne intelligence les uns avec les autres.

Cette conception de la vulnérabilité comme dépendance a été principalement développée par les éthiques du care, ce mouvement philosophique venu initialement des États-Unis avec les travaux de Carol Gilligan – Une voix différente – ou de Joan Tronto – Un monde vulnérable.

Ainsi, Joan Tronto remet-elle en question une certaine conception de l’autonomie en prenant d’ailleurs un exemple emprunté à la vie d’une entreprise :

Un employé de bureau ne se sent pas vulnérable face à l’agent d’entretien qui, chaque jour, enlève les déchets et nettoie les bureaux. Mais si ces services devaient cesser, la vulnérabilité de l’employé se révélerait.

La question se pose donc de savoir pourquoi nous avons encore du mal à assumer notre vulnérabilité et pourquoi il nous faut apprendre à être vulnérable. Une explication possible de cette situation pourrait venir de la manière dont s’est constituée notre modernité.

En effet, cette dernière s’est essentiellement bâtie sur l’idée d’autonomie.

Cette évolution a incontestablement joué un rôle émancipateur dans l’histoire humaine dans la mesure où elle a permis aux êtres humains de se détacher de leur assujettissement face à de nombreux pouvoirs qui s’exerçaient de telle sorte qu’ils maintenaient la majorité des hommes dans la minorité et la soumission. Cependant, si ce progrès vers l’autonomie, dont Kant fut l’un des promoteurs par son fameux texte Qu’est-ce que les Lumières ?, a permis une avancée considérable dans la marche vers une plus grande liberté, il a également donné lieu à l’occultation d’une dimension essentielle de la condition humaine qui est la vulnérabilité.

En effet, cette promotion de l’autonomie individuelle, en mettant fin à juste titre à de nombreuses formes de dépendances qui étaient de l’ordre de la soumission, nous a conduit à négliger d’autres formes de dépendances qui donnent lieu à des comportements et des conduites qui sont plutôt de l’ordre de l’entraide, de la solidarité et de l’attention accordée à autrui comme à soi-même. C’est ce caractère foncier de la condition humaine qui a été mis en lumière par les éthiques du care qui insistent sur l’importance à accorder à certains sentiments moraux comme la sollicitude ou l’empathie que les théories morales fondées sur l’autonomie – et l’on retrouve à nouveau ici la pensée kantienne – ont eu tendance à mettre de côté, voire à rejeter, sous prétexte que les sentiments ne pouvaient nous orienter de manière fiable vers une attitude authentiquement morale, tandis qu’une approche plus « rationnelle » conduirait à l’observation de règles universelles et nécessaires.

Cette manière d’appréhender la condition humaine s’est également traduite sur le plan politique avec les théories du contrat qui ont pensé la constitution des sociétés sous la forme d’un engagement mutuelle et réciproque des individus les uns envers les autres. Approche que l’on retrouve chez certains penseurs du XXe siècle comme John Rawls dans sa Théorie de la justice. Or, ce qu’ont mis en avant les éthiques du care, c’est le fait que les êtres humains sont dépendants les uns des autres, ainsi que de leur environnement, et qu’en ce sens, ils sont vulnérables et d’autant plus vulnérables qu’ils n’assument pas ou qu’ils nient cette vulnérabilité. Cela fait, qu’aussi paradoxal que cela puisse paraître, la promotion de la notion d’autonomie, dont la fonction était de rendre les hommes plus libres, a eu pour conséquence de produire de nouvelles formes d’aliénation et a fait de l’être humain « le tyran de lui-même et de la nature » pour reprendre l’expression utilisée par Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

Cela s’est traduit dans le monde du travail par ce que l’on pourrait appeler un passage de la servitude à l’aliénation avec la naissance du salariat qui se base sur des liens contractuels supposant des sujets contractants libres et égaux, c’est-à-dire autonomes. Ce qui n’a pas fait obstacle à la naissance du taylorisme dans la mesure où l’on considérait que l’ouvrier avait choisi librement ses conditions de travail en s’engageant librement envers l’employeur.

Cette perception de l’être humain comme un être par définition autonome est aussi à l’origine des problèmes environnementaux qu’il n’est pas possible de dissocier totalement des tensions sociales et des rapports de domination qui structurent le monde du travail. L’être humain, en se percevant « dans la nature, comme un empire dans un empire » [Spinoza], a objectivé celle-ci au point d’oublier qu’il en faisait partie et qu’il en était dépendant. Ainsi, une fois de plus en occultant certaines dépendances et en niant sa vulnérabilité, il s’est rendu d’autant plus vulnérable.

Il semble donc urgent de changer de paradigmes pour construire le monde de demain, si l’on veut que celui-ci soit plus juste et plus durable, si l’on aspire à un monde plus humain, non pas au sens où l’être humain s’imaginerait être en son centre, mais au sens où il vivrait en n’oubliant pas les liens qui constituent son humanité. Il nous faut donc apprendre à être vulnérable, apprendre à assumer notre vulnérabilité pour faire en sorte que l’on puisse un jour habiter un monde – et c’est là le véritable sens de l’éthique – dans lequel chacun se percevra comme une personne vulnérable collaborant avec d’autres personnes vulnérables.

Cet apprentissage nécessite donc une prise de conscience à laquelle seule l’expérience [J. Dewey] peut nous permettre d’accéder par la perception des conséquences néfastes pour l’humanité d’une telle vision de la place de l’être humain dans le monde. Ainsi, l’exemple cité plus haut et emprunté à Joan Tronto montre bien en quoi l’expérience de l’absence de l’autre dont nous avons besoin pour agir, pour vivre et travailler, peut être une manière d’apprendre la vulnérabilité en découvrant notre dépendance. Et le mot découvrir est ici à prendre dans son sens littéral, car le plus souvent, notre vulnérabilité est recouverte par un voile qui rend invisibles nos dépendances. Nous pouvons ainsi constater que le plus souvent les agents d’entretien qui contribuent à faire en sorte que nous puissions travailler dans des conditions satisfaisantes font partie de ces travailleurs invisibles qui œuvrent la nuit sans que l’on puisse jamais les croiser et reconnaître la valeur de leur travail. C’est d’ailleurs souvent la condition des travailleurs du care, ceux qui prennent soin des autres et qui sont les plus indispensables (ce sont principalement ceux qui ont continué à travailler durant le confinement). C’est pourquoi, il serait salutaire de généraliser autant que faire se peut les initiatives de certaines entreprises qui font en sorte que l’entretien des locaux soit effectué pendant les heures de travail des autres employés, afin que chacun prenne la mesure de l’importance de ce travail et fasse l’expérience de la vulnérabilité.

Cette expérience de la vulnérabilité, parce qu’elle est expérience de la dépendance, doit être menée de telle sorte qu’elle donne lieu à un travail sur les affects. En effet, nous ne sommes pas seulement vulnérables parce que nous sommes dépendants les uns des autres, nous le sommes également parce que nous sommes dépendants de tout un environnement aussi bien matériel que psychologique qui exerce une action sur nous et nous modifie – c’est d’ailleurs là le premier sens du verbe affecter. Parce que tout ce qui nous environne nous modifie, nous devons être à l’écoute de nos affects, des nôtres et de ceux d’autrui, afin d’en dégager ce qu’ils peuvent nous apprendre de notre condition. Nous avons trop longtemps été habitués à étouffer nos affects et à les faire taire pour laisser la place à une rationalité qui se prétend objective. Cependant, comme l’avait déjà démontré Spinoza et comme cela est aujourd’hui avéré par les travaux de certains spécialistes des neurosciences comme Antonio Damasio, qui se réclame d’ailleurs de Spinoza, une raison totalement désincarnée et coupée des affects ne produit rien de très raisonnable et donne plutôt lieu à une certaine forme de déshumanisation. Les méthodes de management se prétendant scientifique comme le taylorisme se targuent d’être rationnelles, on peut néanmoins s’interroger sur leur caractère raisonnable. Il est donc temps de prendre conscience de la manière dont nous sommes affectés et dont nous affectons le monde qui nous entoure pour mettre en place une dynamique de réelle bienveillance au cœur des entreprises et des organisations.

Pour que cette expérience puisse donner lieu à une démarche réflexive permettant de développer une plus grande empathie de la part des managers, il serait peut-être judicieux de mettre en place au cours de leur formation une initiation à la démarche narrative de manière à pouvoir, en faisant le récit d’expérience vécue lors de période d’immersion dans le monde de l’entreprise, prendre conscience de leur vulnérabilité ainsi que de celle de ceux qu’ils devront accompagner lorsqu’ils seront pleinement insérés dans la vie professionnelle. Apprendre à se raconter et à écouter et interpréter le récit de l’autre, ainsi qu’apprendre à traiter les affects qu’engendrent ces récits pourrait donner lieu à une prise de conscience permettant de mieux prendre en charge la vulnérabilité humaine dans le monde de l’entreprise.

Cette prise de conscience s’est déjà produite chez certains entrepreneurs qui, en s’inscrivant dans le courant des entreprises à impact ou des entreprises à mission, s’efforce de contribuer à l’édification d’un monde du travail plus respectueux de la personne humaine et de l’environnement. Ces entreprises contribuent donc d’une certaine manière à l’apprentissage de la vulnérabilité dans la mesure où elles peuvent exercer une fonction d’exemplarité en montrant qu’un autre monde est possible, un monde où le travail fait réellement sens parce qu’il ne consiste plus à exploiter les hommes et la nature pour en tirer un profit excessif, mais à privilégier le « travailler dans » et le « travailler avec » par rapport au « travailler sur » qui est trop souvent oublieux de son impact humain et environnemental.

Apprendre à être vulnérable consiste donc également à apprendre à collaborer, apprendre à travailler avec ses semblables dans un environnement que l’on préserve et que l’on s’efforce de réparer (cf. Les travaux de Joan Tronto et ceux de Corine Pelluchon). Cela suppose donc que l’on apprenne à percevoir le travail autrement, sur le mode du care, c’est-à-dire de l’utilité réciproque. Travailler ce n’est pas simplement gagner sa vie ou viser le profit comme une finalité, c’est d’abord produire des biens et des services utiles aux autres, c’est-à-dire pour parler comme Spinoza susceptible d’augmenter leur puissance d’agir. En ce sens, le travail peut s’inscrire dans une démarche proche de celle du care telle qu’elle est définie par Joan Tronto :

Une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre «monde» de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie.

Ainsi, pourrons-nous peut-être vaincre l’hubris auquel nous a conduit le culte de l’autonomie humaine qui nous a fait perdre de vue les dépendances qui nous construisent et élaborer une nouvelle forme d’autonomie. Il faudrait donc passer de l’autonomie-indépendance à une autonomie plus solidaire, une autonomie fondée sur l’intelligence de la dépendance réciproque ne réduisant pas l’être humain à une individualité séparée, mais intégrant des notions comme celles d’entraide et de sollicitude.

Éric Delassus

Le sens du travail

Posted in Articles on mai 31st, 2024 by admin – Commentaires fermés

Conférence prononcée le 29 mai 2024 au CHU de Reims lors la deuxième édition des rencontres de l’encadrement proposées par la Direction des Ressources Humaines et la Direction des Soins Infirmiers et de Rééducation et Médico-techniques. Merci à THIERRY BRUGEAT, Jeannine Leonard, Capucine Gremion, Isabelle Daligault, Sandrine COURROUX, Yannick BOMY, Axelle Bringard, Elodie Garin et Carole Etiennot de m’avoir invité à participer à cette journée.

 


Il y a quelques années des jeunes étudiants d’une école prestigieuse ont, lors de la cérémonie de remise des diplômes, remis publiquement en question les principes en fonction desquels ils avaient été formés durant leur cursus.

On peut trouver incongru ou déplacé la manière dont s’est manifestée cette remise en question, mais indépendamment de tout jugement de valeur, cette attitude est significative d’une aspiration qui anime une grande partie de notre jeunesse qui cherche à redonner du sens au travail et qui considère que cette activité ne peut se réduire à gagner, voire à bien gagner sa vie. Pour beaucoup de nos contemporains, le travail n’est plus en lui-même une valeur, il est plutôt appréhendé comme l’activité qui ne prend tout son sens que si elle contribue à promouvoir les valeurs dans lesquelles on se reconnaît. Certes, pour encore de trop nombreuses personnes, le travail n’est avant tout que le seul moyen de gagner péniblement sa vie en exerçant une activité que l’on n’a pas nécessairement choisie. Pour d’autres qui ont la possibilité de choisir le métier qu’ils vont exercer, la seule valeur qui les intéresse est l’argent et le profit à court terme. Néanmoins, pour une certaine frange de la jeunesse qui a apparemment tendance à augmenter considérablement, l’existence humaine est riche de bien autre chose et elle doit prendre un sens qui dépasse les intérêts égoïstes et c’est cela qui les motive. Aussi, dans la mesure où le travail est une activité qui occupe une bonne partie de notre vie, il importe que le sens que nous lui trouvons permettent le plein épanouissement de ce qui fait notre humanité.

L’être humain est, en effet, en quête de sens. S’il ne perçoit pas le sens ce qu’il fait, de ce qu’il vit, il dépérit, il ressent un sentiment de vide et a l’impression qu’il perd quelque chose d’essentiel de son humanité. Or, le travail étant une activité difficile, parfois pénible, ingrate et qui, comme on vient de le dire, occupe la majeure partie de notre existence, il est absolument nécessaire qu’il prenne sens pour que nous puissions trouver en nous l’énergie nécessaire pour l’exercer. Si la rémunération est un élément non-négligeable de la motivation au travail, il est clair qu’elle ne suffit pas pour répondre à toutes les aspirations de l’être humain. On peut très bien recevoir un salaire conséquent, ne pas rencontrer de difficultés insurmontables dans l’effectuation des missions que l’on doit remplir et se trouver en situation de détresse et de souffrance au travail, tout simplement parce que l’on ne perçoit plus le sens de ce que l’on fait. C’est ce qu’a magistralement montré le regretté David Graeber dans son fameux livre sur les bullshit-jobs – « les boulots à la con » -, c’est-à-dire ces métiers souvent bien payés, mais qui ne servent à rien et qui donnent l’impression à ceux qui les exercent que le monde tournerait tout aussi bien – ou tout aussi mal – s’il n’avait rien fait. C’est par exemple le lot de ceux à qui l’on demande la rédaction de rapports longs et fastidieux qui, à peine terminés, sont immédiatement archivés sans être lus. On comprend bien le sentiment d’absurdité que doivent ressentir ceux qui sont chargés de telles missions. L’absence de sens leur donne l’impression d’un vide sidéral dans lequel ils ont le sentiment de s’enfoncer et finalement de se dissoudre. Le sens est donc l’un des aliments essentiels de l’être humain, il est aussi nécessaire à notre survie que les aliments que nous mangeons, l’eau que nous buvons et l’air que nous respirons.

Mais que faut-il mettre derrière cette notion de sens ?

Avant d’aborder la question du sens du travail, il importe peut-être de s’interroger tout d’abord sur le sens du sens.

On peut retenir au moins, trois acceptions, trois usages possibles du terme de sens :

Les cinq sens

La direction

La signification

On peut d’ailleurs s’interroger sur les raisons pour lesquelles ce même mot désigne trois choses apparemment aussi différentes. Que peut-il bien y avoir de commun entre elles pour qu’on en arrive à les désigner par le même terme ?

Si nous les prenons un à un et que nous les définissons successivement, nous pouvons mieux percevoir ce qui les réunit.

- Les cinq sens nous permettent d’entrer en relation avec le monde extérieur et aussi d’ailleurs avec nous-mêmes puisque notre corps se perçoit lui-même de manière sensible.

- La direction désigne la relation entre deux points dans l’espace, un point initial et un point d’arrivée.

- Quant à la signification elle désigne la relation entre un signe et ce qu’il désigne ou plus exactement, pour parler comme les linguistes, entre un signifiant et un signifié.

Ainsi, si l’on passe en revue ces trois usages du mot sens, on s’aperçoit qu’ils sont réunis par l’idée de relation. Et, en effet, pour qu’une chose prenne sens, il faut toujours qu’elle entre en relation avec autre chose qu’elle-même ou qu’elle soit en capacité d’entrer en relation avec elle-même. C’est l’une des raisons pour laquelle la notion de sens joue un rôle fondamental dans l’existence humaine, car le degré de conscience de soi de l’être humain est tel qu’il est capable d’établir avec lui-même, les autres et le monde qui l’entoure une relation riche et complexe.

De plus, parce qu’il est conscient, l’être humain est également un être de désir. Il n’a pas seulement des besoins qui sont principalement l’expression d’une nécessité biologique, il a aussi des désirs qui obéissent à un autre type de nécessité. On ne peut pas dire, en effet que le désir aspire à quelque chose de superflu, il obéit plutôt à une nécessité dont on pourrait dire, pour faire bref, qu’elle est de nature psychologique. Le désir est selon Spinoza « l’essence de l’homme », ce qui veut dire que nous sommes avant tout désir et que ce à quoi nous accordons de la valeur pour donner du sens à notre existence, c’est ce que nous désirons. Et le travail, aussi paradoxal que cela puisse sembler peut répondre à notre désir, si précisément, il correspond à une activité qui a suffisamment de sens pour cela.

Comme cela a déjà été évoqué, le travail n’est pas en lui-même une valeur, on ne cherche pas à travailler pour travailler. Le travail n’est pas une fin en soi, il est essentiellement un moyen. Il n’est pas une valeur, mais un moyen de produire de la valeur, de réaliser des choses auxquelles nous allons accorder plus ou moins de valeur.

Selon la philosophe Hannah Arendt, le travail n’est pas une activité par laquelle nous accomplissons pleinement notre humanité dans la mesure où il est encore attaché à notre condition animale étant donné que la plupart des choses que nous produisons par le travail sont destinées à être consommées, c’est-à-dire détruites. Vu sous cet angle, le travail ne répondrait qu’à un besoin. En revanche, une activité ne devient vraiment humaine selon Harendt que lorsque ce qu’elle produit est appelé à durer et dans ce cas, on n’est plus vraiment dans le travail, mais dans l’œuvre. Par conséquent, il me semble que pour que le travail prenne sens, pour qu’il prenne un sens suffisant pour donner du sens à l’existence, il faut qu’il dépasse la seule satisfaction des besoins et qu’il soit l’occasion de créer un certain type de lien avec le monde et avec les autres qui soit suffisamment riche pour que celui qui travaille n’ait pas le sentiment de perdre sa vie à la gagner. Ce fameux slogan du mouvement de mai 68 est intéressant dans la mesure où il joue sur les deux sens du mot vie, d’un côté la vie comme existence et de l’autre la vie au sens biologique. En effet, si je ne travaille que pour obtenir ce qui est nécessaire à ma survie, le sens de mon existence est d’une grande pauvreté et ne permet pas de répondre à des aspirations pleinement humaines. C’est d’ailleurs en ce sens que Marx considérait qu’il y avait quelque chose d’inhumain dans la condition ouvrière du XIXe siècle, puisque le travailleur était utilisé comme une simple force mécanique et n’avait comme seule rémunération que ce qui lui permettait de renouveler sa force de travail. Sous cette forme, le travail est, en effet, pauvre en sens et correspond à l’une de ses significations étymologique possible qui est le trepalium, cet instrument de torture sur lequel on attachait le supplicié. Si ce type de travail est une souffrance, ce n’est pas seulement parce qu’il est pénible, – tout travail, même celui que j’ai choisi et que j’aime, nécessite un effort et de la peine – mais surtout parce qu’il est subi. Or, ce à quoi tout être humain aspire, c’est à être actif, c’est-à-dire à être l’auteur, au moins partiellement, de ce qu’il fait et plus il perçoit le sens de l’activité qu’il exerce, plus il se sent acteur de son travail.

Seulement, parfois, ce sens n’apparaît pas immédiatement et c’est alors à ceux qui exercent des fonctions de management de le révéler. À ce sujet, je soulignerai d’ailleurs que le rôle du manager n’est pas de donner du sens au travail, ce qui sous-entendrait que le travail n’a pas initialement de sens et qu’il faut ensuite lui en donner un. Certes, il peut y avoir des métiers absurdes – les bullshit-jobs dont parle David Graeber (ex. De la fourmi qui travaille et fait vivre 10 personnes qui ne servent à rien) -, mais si une profession n’a pas de sens, celui qu’on lui donnera ne sera qu’apparent et artificiel. En revanche, un métier peut avoir un sens qui n’est pas immédiatement perçu ou perceptible et l’on s’aperçoit que lorsque ce sens apparaît, il est exercé plus efficacement. Pour illustrer cela je prendrai un exemple que j’emprunte au livre Déclic d’Hélène et Philippe Korda.

Il s’agit d’un expérience qui a eu lieu aux États-Unis États-unis auprès d’étudiants travaillant dans un centre d’appel destiné à contacter d’anciens élèves de l’Université du Michigan en vue de collecter des dons pour financer les études de jeunes issus de milieux défavorisés. En raison d’un nombre croissant de refus de dons, les opérateurs se démotivent et deviennent de moins en moins convaincants, ce qui augmente le nombre de refus. Pour sortir de ce cercle vicieux les dirigeant de cet organisme font appel au psychologue Adam Grant, alors doctorant en psychologie, pour trouver le moyen de remotiver le personnel. Tout a été essayé, et même ce qui touche à la rémunération n’aboutit pas à une amélioration des résultats. Grant décide donc de diviser les opérateurs en trois groupes et propose que l’on propose à chacun des groupes de lire un court texte avant de se mettre au travail. Le premier groupe lira un texte extrait d’un manuel de chimie, le second groupe un texte expliquant les bénéfices personnels que pourront tirer les opérateurs de leur travail. À l’issue de cette journée, les résultats des deux premiers groupes n’ont absolument pas augmenté. En revanche, il va tout autrement du troisième groupe auquel il a été demandé de lire un texte dans lequel un ancien étudiant raconte de manière poignante comment, après que ses parents lui aient annoncé qu’ils ne pourraient pas lui payer des études à l’université du Michigan, il a découvert qu’il pouvait bénéficier d’une bourse, ce qui a totalement changé sa vie. Pour ce dernier groupe, les résultats sont deux fois et demi supérieurs à la moyenne. Pour aller plus loin Grant demande à l’ancien étudiant de venir en personne raconter son histoire. Après cette séance, les performances sont multipliées par quatre. Ensuite, pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’une réaction ponctuelle liée à l’émotion, mais qui pourrait ne pas durer, Grant continue de mesurer les performances à plus long terme et s’aperçoit qu’elles ne varient plus. Le déclic s’est produit et ses conséquences s’inscrivent dans la durée.

Cette expérience nous apprend deux choses. D’une part, elle nous enseigne que ce n’est pas l’intérêt personnel qui est le facteur de motivation principal. Ici, c’est en comprenant l’impact qu’un travail peut avoir sur la vie d’autrui que les motivations se sont renforcées. Ce qui ne veut pas dire, bien évidemment, que la rémunération est un facteur négligeable, elle participe de la reconnaissance à laquelle aspire le travailleur et en bonne justice, il est absolument nécessaire que le travailleur soit rémunéré à la mesure de ses efforts. D’autre part, le second enseignement de cette expérience concerne la manière dont le sens apparaît. En effet, ce n’est pas parce que quelqu’un a indiqué aux employés le sens de leur travail que leur motivation s’est accrue, mais c’est plutôt parce qu’en leur permettant de découvrir l’impact réel qu’il peut avoir sur la vie des gens qui en bénéficient, ils ont pu construire par eux-mêmes ce sens et se l’approprier.

Ce que l’on peut voir ici, c’est que le sens se révèle à travers le vécu des uns et des autres et que lorsqu’il est perçu, il renforce le désir de parvenir au résultat que l’on vise.

Comme cela a été souligné précédemment, le sens s’inscrit toujours dans un tissu relationnel et ce que met en évidence cette expérience, c’est que lorsque les personnes qui travaillent dans un domaine parviennent à percevoir la trame de ce tissu, elles se sentent plus motivées et leur désir de bien faire s’en trouve augmenté.

Cette question du désir est réellement au cœur d’une réflexion sur le sens du travail, car si nous ne désirons pas spontanément travailler, le travail peut être l’occasion pour le désir humain de s’affirmer et de se déployer. Le travail peut aussi, bien entendu, être à l’origine d’un étouffement du désir, tout cela dépend de son organisation et de la manière dont il est pratiqué.

Le désir peut être considéré comme le moteur de la vie humaine et pour bien comprendre en quoi il consiste, il suffit de procéder à une expérience de pensée assez simple.

Imaginez qu’un matin vous réveillez sans ressentir aucun désir, pas même celui d’aller vous faire un thé ou un café. Rien ! Cet état à un nom, il se nomme la dépression et il est à l’origine pour ceux et celles qui le vivent d’une intolérable souffrance. Ce que nous apprend cette expérience, c’est que sans désir, il n’y a pas de vie possible. Le désir est le moteur de la vie humaine. Il est la puissance par laquelle nous nous maintenons en vie, pensons et agissons. En ce sens, il est probablement pour l’être humain plus fondamental que le besoin, car s’il disparaît, nous n’avons même plus la force de répondre aux nécessités de la vie. À l’inverse, nous pouvons parfois renoncer à la satisfaction de certains besoins pour satisfaire notre désir. On peut, par exemple se référer aux sacrifices que peuvent faire certains artistes pour parvenir à créer une œuvre.

S’il en va ainsi, c’est que le désir est puissance, puissance d’être, puissance d’agir et de penser. Il est en certain sens une puissance qui vise à augmenter sans cesse et c’est d’ailleurs pourquoi il est source de joie au sens où l’entend Spinoza, c’est-à-dire d’un affect qui exprime une augmentation de puissance. Il faut ici être attentif à ne pas confondre la puissance et le pouvoir, il ne s’agit pas d’exercer une domination sur autrui, mais principalement d’être en mesure d’agir pour se sentir exister et obtenir la reconnaissance d’autrui.

Agir signifie au sens strict produire un effet, être cause d’une modification du monde extérieur et cela est pour l’être humain essentiel, car ce que nous réalisons se présente à nous comme une preuve objective de notre existence. C’est le philosophe allemand Hegel qui a mis ce processus en évidence. Il souligne que l’être humain ne peut se contenter d’une impression subjective d’exister, c’est-à-dire de la conscience réflexive à laquelle il accède par la pensée. L’impression subjective ou intérieure qu’il a d’exister a besoin d’être confirmée par une preuve objective, c’est-à-dire extérieure. Ainsi, lorsque par mon travail, je réalise matériellement ce dont j’ai d’abord eu l’idée, lorsque je contemple le produit de ce travail, je vois devant moi quelque chose qui n’existerait pas si je n’étais pas là, mais qui existe indépendamment de moi. Ainsi, l’artisan qui contemple son ouvrage perçoit dans ce qu’il a réalisé une preuve objective de l’impression subjective qu’il a d’exister.

Il est indispensable, quel que soit le métier que l’on exerce, que l’on s’inscrive d’une manière ou d’une autre dans un tel processus, c’est de cette manière également que le travail prend sens puisqu’il permet d’établir un lien avec le monde extérieur. Cela peut prendre un aspect relativement modeste, mais se rendre compte que l’on agit sur le monde et que l’on a pu contribuer à l’améliorer d’une manière aussi minime soit-elle ne peut qu’enrichir le sens que l’on donne à son travail. Celui qui parvient à en tirer ce type de satisfaction n’aura pas seulement l’impression qu’il ne travaille que pour gagner sa vie, mais en prenant conscience que ce qu’il fait est utile aux autres, il lui trouvera un sens plus riche.

Ainsi, le soignant qui perçoit en quoi il contribue au mieux-être des patients dont il a la charge verra qu’il exerce une action bénéfique sur autrui et en ressentira une intense satisfaction. Bien entendu, cette satisfaction n’est pas toujours au rendez-vous, il y a des échecs, des difficultés parfois insurmontables qui ne permettent pas toujours d’atteindre ses objectifs, mais le simple fait de les viser est déjà une source de sens. Cela dit, il faut, pour que le travail prenne réellement sens, qu’il se fasse dans des conditions qui rendent pleinement possible cette expression de la puissance d’agir humaine. Car ce qui est fréquemment à l’origine d’une grande souffrance au travail de la part des soignants, c’est de voir leur travail perdre son sens initial et aller dans le sens inverse de celui pour lequel ils avaient choisi de l’exercer.

Ainsi, m’est-il arrivé à plusieurs reprises d’entendre des aides-soignant.e.s ou des infirmier.e.s me dire qu’en raison du manque de temps ou de moyens, ils ou elles ont par moment le sentiment d’être maltraitants alors que le choix de ce métier repose de toute évidence sur une intention contraire. Ne pas parvenir à aller dans le sens des valeurs au nom desquelles on a choisi d’exercer une profession peut être une source importante de souffrance au travail et s’il est indispensable que cette profession s’inscrive dans un cadre strictement défini, il ne faut pas que celui-ci soit trop rigide et ne permette pas une souplesse dans l’accomplissement des tâches, ainsi que la possibilité de prendre des initiatives et d’adapter sa manière de faire à la singularité des situations auxquelles on peut se trouver confronter.

Le processus de reconnaissance passe également par autrui, il ne suffit pas de se reconnaître dans ce que l’on fait, il faut également être reconnu par d’autres, ceux avec qui l’on travaille et ceux pour qui l’on travaille. Il faut qu’une autre conscience me renvoie une certaine perception de moi-même et de ce que je fais pour que je puisse me sentir pleinement exister. Comme cela a été précédemment souligné, il n’y a de sens qu’inscrit dans un tissu relationnel et recevoir de la part d’autrui des signes signifiant que ce que l’on fait ne laisse personne indifférent est essentiel même si cette reconnaissance souligne certaines insuffisances. Il est parfois préférable d’envoyer des signes de reconnaissance négatifs plutôt que rien, ce qui est le plus souvent interprété comme du mépris. Cela dit, lorsqu’une personne commet des erreurs dans son travail, voire commet des fautes, il n’est pas nécessaire de la réduire ce qu’elle a fait, à sa dimension négative et il est préférable de lui exprimer les critiques que l’on doit lui adresser comme une invitation à s’améliorer plutôt que comme un jugement définitif et sans appel. C’est une manière de lui révéler le sens et l’importance de ce qu’elle fait.

Si le désir humain est puissance d’agir, il est aussi désir de reconnaissance, c’est-à-dire aspiration à se retrouver dans ce que cette puissance d’agir réalise et dans le regard d’autrui qui accorde une certaine valeur à ce que l’on fait. Il ne faut pas oublier que le travail est une activité essentiellement social et que celle-ci s’exerce avec et pour autrui, c’est-à-dire dans un tissu relationnel. Aussi, parmi les conditions qui contribuent à faire advenir le sens du travail, il y a la confiance, c’est-à-dire la croyance en la capacité de l’autre de bien faire. Il est important ici de souligner en quoi la confiance est une croyance. En effet, l’autre, je ne peux pas le connaître, je ne peux pas savoir « ce qui se passe dans sa tête », je peux que le supposer, c’est en ce sens que la confiance est une croyance, elle désigne littéralement la foi en l’autre. Ce que l’on remarque assez fréquemment, c’est que si l’on montre à une personne que l’on croit en elle, elle aura tendance à vouloir confirmer cette croyance et à s’améliorer, alors qu’à l’inverse celui en qui l’on ne croit pas ne parviendra pas nécessairement à progresser.

Cela signifie d’ailleurs qu’un management bienveillant doit également être un management exigeant, car veiller au bien de l’autre ce n’est pas faire preuve de complaisance à son égard, mais au contraire demander à la personne que l’on accompagne de donner le meilleur d’elle-même, ce qui n’est possible que si l’on croit en elle. Être exigeant envers autrui, c’est nécessairement croire en lui, c’est lui signifier qu’on l’estime capable de progresser. Bien entendu, l’exigence ne doit pas être démesurée, il ne faut pas adopter l’attitude perverse qui consiste à exiger d’autrui ce qu’il est incapable de faire pour le mettre en situation d’échec. Ce qu’il faut surtout lui montrer, c’est qu’il est capable de se rendre utile aux autres, c’est-à-dire de mettre sa puissance d’agir au profit de celle des autres. Travailler consiste, nous l’avons dit, à produire des biens et des services pour autrui et accomplir un travail qui a du sens, c’est également s’inscrire dans cette dynamique d’utilité au sens fort de ce terme. Il ne s’agit pas d’être utile dans un sens purement utilitariste, c’est-à-dire d’être réduit à l’état d’instrument en vue d’une finalité dont on ignore la véritable nature ou pire que l’on réprouve, mais que l’on contribue à réaliser par son travail uniquement pour gagner sa vie. Il s’agit plutôt d’être utile au sens où l’entend un philosophe comme Spinoza qui définit l’utile comme ce qui augmente la puissance d’agir des êtres humains, ce qui les rend actifs, c’est-à-dire capable de vivre activement et donc de ne pas subir leur existence.

En ce sens, toutes les professions qui relèvent du soin, du care, sont porteuses de sens, encore faut-il comme cela a déjà été dit qu’elle puisse s’exercer dans des conditions qui permettent à ce sens d’advenir.

Enfin, pour terminer, j’aimerais insister sur un point qui me tient fort à cœur et qui me semble essentiel pour faire apparaître le sens que nous pouvons donner à notre travail. Je veux parler de notre capacité à accepter ou non notre vulnérabilité et à en faire un critère pour juger du sens du travail que nous accomplissons. Cette notion de vulnérabilité, je l’emprunte aux éthiques du care qui se sont principalement développées à partir des années 80 aux États-Unis sous l’impulsion de femmes comme Carol Gilligan ou Joan Tronto qui ont renouvelé la philosophie morale en en modifiant les paradigmes, c’est-à-dire en partant de l’idée que l’être humain n’est pas un être foncièrement autonome, mais plutôt vulnérable. La vulnérabilité étant ici comprise au sens de dépendance. En effet, nous avons communément tendance à considérer comme vulnérable les personnes que nous jugeons dépendantes, les nourrissons, les enfants, les personnes âgées, malades ou en situation de précarité. Aussi, en conséquence, nous avons également tendance à considérer toutes les personnes qui ne rentrent pas dans ces catégories comme indépendantes, voire invulnérables. En réalité, nous savons tous au plus profond de nous-mêmes que nous sommes tous vulnérables parce que nous avons tous besoin les uns des autres pour vivre et développer ce qui fait notre humanité. C’est en ce sens que les éthiques du care – le care ne se résumant pas au soin, mais désignant également l’importance accordée aux personnes et aux choses, la sollicitude, la solidarité et l’entraide – ont développé une réflexion dans laquelle ce qui compte pour donner du sens à l’existence humaine, c’est précisément de prendre soin de soi et des autres et de contribuer à un épanouissement réciproque de soi et d’autrui. Cela rejoint une idée que l’on retrouve chez un philosophe qui m’est cher comme Spinoza et qui met en évidence dans son éthique, mais aussi dans sa philosophie politique, qu’en contribuant à l’augmentation de la puissance d’agir des autres, je contribue également à l’accroissement de la mienne et réciproquement. Autrement dit, pour développer pleinement notre humanité, pour nous épanouir, nous devons nous efforcer dans le but de faire coïncider l’utile propre et l’utile commun, c’est-à-dire ce qui contribue à l’augmentation de ma puissance d’agir et de celle d’autrui. Ainsi, le monde du soin est un exemple illustrant parfaitement cette idée. Plus un soignant contribue à améliorer les conditions de vie de ses patients, plus il voit sa puissance et la leur augmenter et c’est ce qui pour lui fait sens.

Par conséquent, le meilleur moyen de juger si le métier que j’exerce à un sens qui me permet de m’accomplir en tant qu’être humain, c’est de prendre comme pierre de touche, cette dimension du care. Est-ce que ce que je fais est vraiment utile aux autres, au sens où cela contribue à l’augmentation de leur puissance d’être et d’agir ? Mais pour se poser une telle question, il faut d’abord avoir pris conscience de sa vulnérabilité foncière et être en mesure de l’assumer pleinement.

Selon Paul Ricœur, la visée éthique consiste dans la « visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ». On peut donc en conclure que plus un travail me permet d’avoir le sentiment que je vis une vie qui mérite d’être vécue, une vie pleinement humaine, en collaborant avec mes semblables pour leur permettre également de vivre une vie digne d’un être humain et que ce travail s’exerce dans une société organisée de telle sorte que tous et chacun puissent dispenser et jouir de tous les bienfaits que les êtres humains peuvent produire les uns pour les autres, plus ce travail a de sens.

Éric Delassus

Assumer sa vulnérabilité

Posted in Articles on novembre 25th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée le 23/11/2023 dans le cadre d’une rencontre organisée par la Chambre d’Agriculture du Cher

Pourquoi venir parler de vulnérabilité devant des représentants du monde agricole ? Peut-être parce que cette notion ne vous est pas si étrangère que ça.

En effet, être vulnérable signifie tout d’abord être exposé : exposé aux blessures, exposé au risque d’être affecté négativement par un facteur extérieur, exposé à toute forme d’altération. Aussi, si l’on y réfléchit bien, votre condition a, depuis le néolithique, c’est-à-dire l’invention de l’agriculture, été celle de la vulnérabilité, dans la mesure où votre dépendance vis-à-vis des conditions naturelles, principalement climatiques et météorologiques, vous expose au risque de voir le fruit de votre travail affecté, voire détruit si les circonstances ne sont pas favorables. A cela, on peut ajouter dans le contexte contemporain un certain nombre de dépendances d’ordre économique qui peuvent également vous exposer au risque de ne pas toujours parvenir à jouir pleinement du résultat de vos efforts.

Comme vous l’avez peut-être remarqué, un terme est revenu fréquemment dans mon propos, en lien avec celui de vulnérabilité, celui de dépendance. En effet, être vulnérable, c’est aussi être dépendant. Ainsi, nous avons l’habitude de ranger dans la catégorie des personnes dites vulnérables, celles qui sont en situation de dépendance : l’enfant, la personne malade, en situation de précarité ou qui a atteint le stade du grand âge. Mais cela signifie-t-il pour autant que tous les autres sont invulnérables ? Certainement pas ! En fait, si nous regardons avec lucidité notre condition, nous sommes tous vulnérables au sens où nous sommes tous dépendants. Nous sommes dépendants de notre environnement naturel. Comme tout être vivant, nous sommes inséparables du milieu dans lequel nous évoluons et si ce milieu ne remplit plus les conditions nécessaires pour rendre notre vie possible, nous sommes exposés à subir de graves déboires. Nous sommes également dépendants de notre environnement social et relationnel. Pour dire les choses plus simplement nous avons tous besoin les uns des autres.

Pour illustrer, cette forme de dépendance, j’ai coutume d’emprunter un exemple à une philosophe américaine, Joan Tronto, qui a travaillé sur la notion de vulnérabilité et qui dans son livre Un monde vulnérable[1] imagine une situation dans laquelle un être humain peut se trouver confronté à une vulnérabilité qu’il avait jusque-là ignorée. Imaginons une personne qui occupe un poste important dans une organisation, un cadre d’entreprise, qui, un matin, arrive à son bureau et s’aperçoit que le ménage n’a pas été fait. Il retrouve son bureau tel qu’il l’avait laissé la veille, la poubelle n’a pas été vidée, peut-être que le gobelet du café qu’il avait bu l’après-midi précédente est toujours sur son bureau… Bref, il ne retrouve pas, pour commencer sa journée son environnement de travail habituel et ne peut pas commencer sa journée dans des conditions optimales. Il découvre soudain qu’il est vulnérable, parce qu’il dépend de quelqu’un dont jusque-là, il ignorait presque l’existence. Il s’aperçoit que ses conditions de travail sont liées à ces travailleurs de la nuit, ces travailleurs invisibles sans lesquels nous ne pourrions pas vivre et travailler dans des conditions satisfaisantes. Et il se sent d’autant plus vulnérable qu’il n’a jamais assumé cette vulnérabilité. Il s’est toujours perçu comme une personne autonome et à la suite de cet événement, somme toute assez banal, il prend conscience qu’il est relié à d’autres qui contribuent à la bonne marche de son existence.

Cette situation est peut-être symptomatique de celle dans laquelle nous trouvons aujourd’hui. En effet, ne sommes-nous pas, tous autant que nous sommes, en train de découvrir ou de redécouvrir que nous sommes vulnérables et que nous le sommes d’autant plus que nous avons nié pendant de nombreuses années cette vulnérabilité parce que nous avons été aveuglés par les succès de notre civilisation au point de ne pas en percevoir les effets négatifs.

Ainsi, nous avions oublié que nous étions dépendants de notre environnement et nous nous sommes rendus encore plus vulnérables du fait de cet oubli. Le dérèglement climatique auquel nous devons faire face en est certainement le signe le plus criant. Emporté par ce que les Grecs de l’antiquité appelaient l’hubris, c’est-à-dire une prétention démesurée à se sentir supérieur au reste de la nature, nous nous sommes laissé aveugler par nos conquêtes scientifiques et technologiques et nous nous sommes imaginés que nous dominions la nature et que nous pouvions lui demander de satisfaire toutes nos demandes sans avoir à subir les conséquences de nos actions. Nous avions oublié l’enseignement du philosophe anglais du XVIIe siècle, Francis Bacon, qui fut pourtant l’un des fondateurs de l’esprit scientifique moderne, et qui écrivit dans l’un de ses ouvrages que l’« on ne commande à la nature qu’en lui obéissant[2] ». Non seulement toute technique, pour être efficace, se doit de respecter un certain nombre de contraintes physiques, mais nous devrions également, avant de la mettre en œuvre, nous interroger sur les conséquences de son usage sur notre milieu, ce que, il faut l’avouer, nous n’avons pas suffisamment fait durant au moins les deux siècles précédents, même s’il est vrai que notre civilisation n’est pas la première dans l’histoire à avoir à subir les conséquences d’un déni de vulnérabilité relativement à notre dépendance vis-à-vis de notre environnement naturel. Comme l’a magistralement montré le scientifique américain Jared Diamond dans son excellent livre intitulé Effondrement[3] de nombreuses civilisations avant nous se sont effondrées du fait de ne pas avoir su s’adapter correctement à leur milieu, du fait certainement de s’être crue invulnérables. C’est par exemple le cas de l’île de Pâques qui à force de déforestation est devenue ce lieu inhospitalier où seules les statues ont survécu, c’est celui des Vikings qui ne sont restés au Groenland que quelques siècles parce qu’ils n’ont pas su s’adapter à ce milieu ou des Indiens Anasazi en sur le continent américain qui ont épuisé leurs terres en pratiquant une agriculture inadaptée. Notre problème, c’est qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus faire ce que faisaient les populations qui constituaient ces civilisations lorsque celles-ci s’effondraient, c’est-à-dire migrer et fonder d’autres civilisations. Aujourd’hui, notre île de Pâques, c’est notre planète et sauf à suivre les fantasmes de certains milliardaires mégalomanes, il est difficile d’en changer. Mais alors que faut-il faire ? Peut-être commencer par assumer notre vulnérabilité, c’est-à-dire assumer notre dépendance les uns envers les autres et apprendre à prendre soin de soi, des autres et de l’environnement dans lequel nous vivons. Apprendre à penser autrement, et surtout apprendre à se percevoir autrement, c’est-à-dire ne plus se percevoir comme invulnérable et totalement autonome et surtout penser autrement la manière dont nous sommes reliés au monde qui nous entoure pour mieux percevoir les modalités selon lesquelles nous sommes reliés aux autres êtres humains et à notre environnement.

L’une des caractéristiques de la modernité est d’avoir fait du monde dans lequel nous vivons un objet, un objet pour la science, un objet pour la technique.

Étymologiquement, l’objet désigne ce qui est jeté devant, ce qui est extérieur. Nous avons ainsi parfois tendance à objectiver autrui, comme nous avons tendance à objectiver la nature dont pourtant nous faisons partie. Un philosophe du XVIIe qui m’est cher, Spinoza, a écrit que « l’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire[4] ». Par-là, il voulait signifier que l’être humain n’est pas un être qui échappe aux lois de la nature, il n’est pas une exception dans la nature et doit prendre en considération le fait qu’il est soumis à ses lois, comme toutes les autres choses qui la constituent. Cette manière qu’a eu l’être humain, principalement dans la civilisation occidentale, de se penser comme extérieur à ce que nous appelons la nature a d’ailleurs donné lieu à la distinction entre nature et culture qui a été théorisée par Claude Lévi-Strauss, mais qui a ensuite été remise en question par l’un de ses élèves qui est aujourd’hui professeur au Collège de France, Philippe De Scola, qui dans son Livre Par-delà nature et culture[5] a montré que cette distinction était elle-même culturelle et que dans beaucoup d’autres civilisations, elle n’existe pas.

Comprendre cela peut permettre d’assumer sa vulnérabilité et de faire de celle-ci une force. C’est également comprendre qu’il nous faut passer du « travailler sur » au « travailler dans » et au « travailler avec ».

L’être humain ne peut pas vivre sans transformer son environnement, pas plus qu’il ne peut vivre sans collaborer avec ses semblables, c’est une donnée incontournable de sa condition. Cependant, cette nécessité ne doit pas nous conduire à en occulter une autre, celle de rester solidaires les uns des autres et solidaires de la nature dont nous faisons partie. La solidarité est certainement l’une des voies les plus à même de nous aider à vivre positivement notre vulnérabilité afin d’en limiter les effets. Si être vulnérable, c’est être exposé et fragilisé par cette exposition au risque, être solidaire, c’est mettre en place un certain type de liens qui nous font littéralement tenir ensemble. Il ne faut pas oublier que dans solidaire, il y a solide. Les agriculteurs l’ont bien compris, eux qui ont mis en place des structures coopératives et qui savent par exemple mutualiser le matériel pour ne pas avoir à subir des coûts insupportables.

Néanmoins, il reste difficile de s’assumer comme vulnérable dans une civilisation qui a longtemps pratiqué l’injonction à l’autonomie, par exemple en cultivant l’image du self-made-man – celui qui s’est fait tout seul. Mais qui peut sérieusement affirmer cela ? Aucun être humain ne peut le prétendre dans la mesure où il est un être de culture, pas au sens où il serait dissocié de la nature, mais au sens où il ne peut devenir pleinement humain qu’en recevant l’héritage des générations précédentes et étant accompagné par un environnement familial et social. C’est-à-dire au sens où, pour devenir pleinement humain, il lui faut recevoir une éducation.

Il n’empêche que cette injonction à l’autonomie nous rend réticents à assumer notre vulnérabilité, car cela est souvent perçu comme un aveu de faiblesse. Or, ne faudrait-il pas plutôt percevoir l’acceptation de la vulnérabilité comme une source de force ? Accepter que nous ayons tous besoin les uns des autres permet de se placer dans des dispositions favorables à l’entraide et à la solidarité. Une telle acceptation aurait pour conséquence de faire taire notre peur de faire appel à l’aide et de considérer ces appels comme une attitude normale. Nous pourrions ainsi devenir les uns pour les autres, les uns avec les autres, les acteurs de notre existence et de nos actions. C’est le principe même du travail en équipe dont j’ai pu constater les vertus dans le monde médical et hospitalier. Dans ce domaine, les équipes qui fonctionnent le mieux sont celles dans lesquelles, d’une part, les médecins et les soignants ne se considèrent pas comme invulnérables face à leurs patients qui seraient seuls à être en situation de vulnérabilité et d’autre part à l’intérieur desquelles règnent une réelle collaboration entre tous les acteurs quelles que soient leurs compétences et leurs qualifications. Dans ces équipes, les médecins n’hésitent pas à écouter les aides soignant.e.s ou les infirmier.e.s, les psychologues ou les praticiens paramédicaux. Les équipes qui fonctionnent le mieux sont celles à l’intérieur desquelles chacun écoute les autres et vient soutenir le travail collectif. Dans ces équipes, grâce à l’acceptation de la vulnérabilité de chacun, règne une solidarité qui permet de mieux s’adapter aux situations imprévues et de mieux gérer les risques qu’elles peuvent présenter ou entraîner. Pour prendre soin des patients, chacun prend soin des autres soignants et est à l’écoute de ses difficultés pour lui apporter l’aide dont il a besoin. Il ne s’agit pas de personnes invulnérables prenant en charge ces personnes vulnérables que sont les patients, mais de personnes vulnérables s’occupant d’autres personnes vulnérables.

Toute la difficulté pour parvenir à une telle acceptation de sa vulnérabilité et de celle des autres tient principalement dans le fait que nous sommes pris dans une temporalité qui nous empêche de nous arrêter pour nous livrer à la méditation et à la réflexion au sujet de notre condition. Comme le prétend le philosophe allemand Hartmut Rosa[6], nous vivons dans des sociétés qui ne peuvent survivre que dans l’accélération, s’arrêter, et même ralentir, c’est prendre le risque de l’effondrement. Il nous faut cependant nous ménager des plages de décélération et apprendre à nous redécouvrir autrement. Pour Hartmut Rosa, cela passe par l’apprentissage de la résonance[7]. Il nous faut réapprendre à regarder le monde et à nous regarder autrement, c’est-à-dire à faire l’expérience de l’indisponibilité du monde[8]. En effet, nous sommes habitués à considérer le monde (ce que l’on appelle communément la nature, les autres, les choses) comme disponible, c’est-à-dire comme une réalité extérieure dont nous pouvons disposer à notre guise. Rendre le monde indisponible, c’est le percevoir, non pour ce que nous pouvons en faire, mais pour ce qu’il est et s’efforcer d’entrer en résonance avec lui. La résonance désigne le phénomène qui se produit lorsque je vibre au même rythme que ce qui m’entoure, lorsque je ne cherche plus à imposer mon rythme au monde, mais que je cherche à épouser le rythme du monde.

Prendre conscience de sa vulnérabilité et l’assumer, c’est peut-être aussi cela, découvrir et comprendre de quelle manière nous sommes reliés à la totalité qui nous entoure et apprendre à vivre en entrant en résonance avec tous ces liens. Peut-être ne serions-nous pas confrontés aux problèmes écologiques et sociaux que nous rencontrons aujourd’hui si nous avions perçu plus tôt cette dimension de notre condition ?

 

On perçoit bien ici en quoi l’acceptation de la vulnérabilité rend plus fort, plus efficace et renforce la solidarité. C’est certainement à ce niveau que se situe l’un des enjeux fondamentaux des tournants que doit prendre notre civilisation. Il nous faut désormais apprendre ou réapprendre à assumer notre vulnérabilité foncière, c’est-à-dire à accepter le fait d’être dépendant en ne percevant plus cette dépendance comme une faiblesse qu’il faudrait vaincre, mais comme un élément constitutif de notre condition. Être humain, être vivant, c’est avant tout être reliés, reliés à un environnement, à une communauté et le meilleur moyen de vivre positivement ces liens, c’est d’en comprendre la véritable nature. Spinoza, philosophe du XVIIe siècle, sur lequel j’ai beaucoup travaillé et auquel j’ai déjà fait référence, écrit dans l’un de ses livres que la sagesse naît de la compréhension des liens par lesquels nous sommes unis à la nature tout entière[9]. Par-là, il n’entend pas que nous devons vivre en accord avec la nature, comme l’entendait certains penseurs de l’antiquité, cet accord existe de fait dans la mesure où nous faisons partie de la nature et ne pouvons nous en détacher. En revanche, ce sur quoi nous pouvons agir, c’est sur notre manière de lui être reliés, c’est sur la façon dont nous sommes reliés à notre environnement et les uns aux autres. Une meilleure compréhension du tissu relationnel dans lequel nous nous inscrivons peut ainsi contribuer à nous rendre pleinement acteurs de ce que nous entreprenons par l’acceptation notre vulnérabilité qui conduit à développer une plus grande solidarité.


[1] Joan Tronto, Un monde vulnérable, éditions La Découverte, 2009.

[2] Francis Bacon (1561-1626), Novum Organum ou Eléments d’interprétation de la nature, (1620).

[3] Jared Diamond, Effondrement, Folio Essais, 2009.

[4] Spinoza, Ethique, Préface de la troisième partie.

[5] Philippe De Scola, Par-delà nature et culture, Folio Essais, 2015.

[6] Hartmut Rosa, Accélération, La Découverte, 2013.

[7] Hartmut Rosa, Résonance, La Découvertes, 2021.

[8] Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020.

[9] Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement.

Singularité, altérité, créativité

Posted in Articles on octobre 16th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée lors du séminaire de l’ IRISA Institut des 14 et 15 octobre 2023.

Pour bien comprendre ce que signifie la notion de singularité, il convient de la distinguer de celle de particularité avec laquelle on a parfois tendance à la confondre. En effet, une chose peut très bien être particulière sans être singulière. Un ensemble peut être composé d’éléments tous identiques, chacun est particulier en tant qu’il est une partie d’une totalité qu’il compose, mais il n’est pas singulier dans la mesure où il n’y a rien qui le distingue des autres éléments de l’ensemble. Le singulier désigne par définition ce qui n’a pas son pareil, ce qui est unique et qui se distingue de ce qui lui est semblable, mais pas identique.

C’est en ce sens que la singularité est constitutive de l’altérité. Ce qui fait l’altérité de l’autre, ce qui fait qu’il n’est pas simplement mon semblable, mais qu’il y a en lui quelque chose qui lui est propre et qui m’échappe, c’est justement ce qui fait sa singularité. Cette singularité fait qu’aucune personne humaine n’est substituable à une autre, qu’elle ne peut être équivalente d’une autre. Même si elle doit être considérée comme égale aux autres d’un point de vue moral ou politique, elle ne lui est pas équivalente au sens où elle ne peut en remplacer une autre ou être remplacée par elle. La singularité fait le mystère de l’autre, ce que je peux saisir totalement, ce dont je ne peux avoir qu’une vague intuition, ce qui fait sa personnalité et dont une partie ne peut être saisie que de manière progressive, diffuse sans faire l’objet d’une véritable connaissance, mais plutôt d’une expérience qui me révèle en permanence des aspects nouveaux que parfois je ne soupçonnais pas. La singularité est donc ce qui fait à la fois le mystère et la richesse d’autrui.

Cette singularité, nous pouvons la cultiver comme nous pouvons l’étouffer. Nous sommes même parfois enclins à faire taire notre singularité, par le conformisme, le désir de se fondre dans la masse et de ne pas se faire remarquer. Il est parfois, pour ne pas dire souvent, difficile d’assumer sa singularité, car si la singularité est constitutive de l’altérité, il n’est pas toujours évident de l’exposer au regard de l’autre dont nous pouvons craindre le jugement. Nous aspirons à ce que notre singularité soit reconnue par autrui, mais nous pouvons craindre en même temps qu’elle soit jugée négativement, rejetée ou tournée en dérision.

C’est pourquoi il est essentiel de développer une culture de la singularité, c’est-à-dire de faire en sorte que chacun puisse assumer, développer et enrichir sa singularité tout en apprenant à accepter la singularité de l’autre et à laisser s’exprimer sa créativité dans le processus par lequel nous nous ouvrons à de nouvelles manières d’être, nous laissons s’épanouir librement toutes nos aptitudes.

Cette culture de la singularité passe certainement par un apprentissage qui lui-même repose sur l’acte d’adopter une certaine disposition du corps et de l’esprit. Apprendre tout d’abord à observer pour se rendre compte que la nature produit finalement peu d’uniformité, mais s’accomplit pleinement et fait naître toute sa richesse de la diversité en donnant le jour à des choses toujours singulières. Regarder, par exemple, deux roses d’un même rosier, deux fruits d’un même arbre, aucun n’est parfaitement identique à l’autre, ils possèdent tous leur singularité. Vu sous cet angle, on peut affirmer qu’il y a une sorte de créativité de la nature dans son aptitude à produire de la singularité. C’est un peu, d’ailleurs, ce qu’avait bien vu Spinoza pour qui il n’existe en réalité que des choses singulières qui sont l’expression de la puissance de Dieu ou de la nature. Les termes génériques ne sont pour lui que des êtres de raison, des termes commodes pour désigner des choses possédant de nombreux points communs, mais la réalité est toujours constituée de singularités. C’est pourquoi, on peut parler à ce sujet, d’un nominalisme de Spinoza puisqu’il n’accorde pas de réalité substantielle aux termes généraux. Ainsi, le mot « arbre » ne désigne pas une réalité en soi, « l’arbre » n’existe pas, ce qui existe, ce sont des choses singulières que l’on nomme ainsi parce qu’elles possèdent de nombreux points communs, mais qui en réalité possèdent toutes leur singularité. Vous ne verrez jamais deux arbres, même d’une espèce identique, parfaitement indiscernables. Il y aura toujours quelques détails qui les distingueront.

Ainsi, même si pour Spinoza la nature est un système de lois constantes – Spinoza s’appuie, entre autres, sur la physique galiléenne pour élaborer ce qu’il entend par Dieu ou la nature et les lois de la physique sont les mêmes de toute éternité – la complexité de ce système est telle, et les interactions causales qu’il produit sont d’une telle multiplicité, qu’il ne peut produire que des choses singulières. Mais des choses singulières qui sont toutes reliées à la totalité de la nature dont elles sont l’expression de la puissance. C’est d’ailleurs ce qui explique cette formule de Spinoza : « plus je comprends les choses singulières, plus je comprends Dieu ».

C’est cette complexité du réel qui rend possible ce lien entre singularité et créativité. La nature est, en quelque sorte créative, dans la mesure où elle produit sans cesse de la singularité et toute singularité est, dans une certaine mesure, créative dans la mesure où ce qu’il y a de singulier en elle agit sur le réel de telle sorte qu’elle contribue à faire émerger sans cesse de la nouveauté. Certes, toute singularité n’est pas systématiquement créative, mais on peut dire que toute singularité assumée, développée l’est. C’est pourquoi, il est essentiel pour développer sa créativité de cultiver sa singularité. C’est lorsque la singularité est étouffée, inhibée et aliénée que la créativité s’étiole et se trouve comme bâillonnée par les conventions sociales et le conformisme ambiant. En revanche, lorsque pour parler comme Spinoza, un être laisse s’exprimer la seule nécessité de sa nature, il va pouvoir plus facilement laisser s’exprimer sa créativité. Que ce soit dans le domaine artistique, technique, scientifique ou tout simplement dans la vie quotidienne et les relations sociales en inventant des manières d’être nouvelles et parfaitement adaptées aux situations qu’il est en train de vivre.

Au sujet de la notion de création, il convient d’ailleurs d’apporter ici quelques précisions concernant la définition que l’on peut donner de ce terme qui appartient autant au vocabulaire artistique que théologique. Peut-être est-ce d’ailleurs à partir de sa signification théologique que s’est formée sa signification artistique ? En effet, créer signifie d’abord donner l’être. Faire être à partir de rien. Le terme de création au sens fort signifie nécessairement création ex nihilo. Il s’agit d’un acte qui relève du miracle. Et si l’on parle de création artistique, n’est-ce pas parce que l’on est tenté de penser ou de croire que l’artiste est comme un dieu par rapport à ce qu’il produit. Il ne s’agit, certes, que d’une analogie, mais d’une analogie qui donne à penser, d’autant que la création qu’elle soit divine ou artistique a quelque chose à voir avec le langage. En effet, la Bible nous dit qu’au commencement était le verbe, c’est-à-dire la parole de Dieu dont la puissance apparaît comme créatrice. Indépendamment de toute conviction religieuse, on peut interpréter cette formule de manière métaphorique ou allégorique exprimant la créativité du langage quelle que soit la forme qu’il prenne, qu’il s’agisse du langage des mots ou de celui des images et des formes. Le langage nourrit l’imagination créatrice et actualise des potentialités singulières dans l’esprit de celui qui crée. Si l’on prend l’exemple de la création littéraire, on peut dire que chaque œuvre est singulière et qu’elle consiste dans l’émergence d’une potentialité contenue dans la langue de l’auteur et qui voit le jour grâce à sa puissance créatrice.

Il peut néanmoins sembler curieux de s’inspirer de la philosophie de Spinoza pour penser la création et la créativité dans la mesure où sa métaphysique n’est en rien créationniste. En effet, le Dieu de Spinoza n’est pas un dieu créateur puisqu’il est assimilé à la nature, raison pour laquelle d’ailleurs Spinoza fut à son époque accusé d’athéisme et qui explique qu’aujourd’hui certains athées se réclame de sa philosophie. Dieu n’a pas créé la nature, il est la nature, qui existe de toute éternité. Il n’y a donc pas, à proprement parler, dans sa philosophie de création puisque créer signifie faire être ce qui n’était pas. C’est pourquoi, l’idée de création au sens fort de ce terme possède un caractère totalement irrationnel et suppose une émergence, une venue à l’existence totalement ex nihilo, c’est-à-dire un passage du non-être à l’être dont la raison ne peut rendre compte. L’idée de création au sens fort s’oppose aussi bien au principe d’identité qu’au principe de non-contradiction qui sont tous deux issus de l’ontologie parménidienne et sont présents aux fondements de la logique aristotélicienne. Si l’on se réfère à la mythologie grecque, il n’est d’ailleurs jamais question de création. Au commencement, il y a quelque chose, une singularité informe, indéterminée qui va produire le monde en donnant naissance à Gaia la terre qui produira Ouranos le ciel puis de leur union naîtront d’autres divinités. Si on lit le Timée de Platon, on se trouve dans une configuration similaire, il y a la matière informe d’un côté et le monde intelligible de l’autre, monde des formes et le démiurge, dieu ordonnateur, met en forme le monde sensible en prenant modèle sur les idées du monde intelligible. À aucun moment, il n’est question de création.

Avec Spinoza, qui, d’une certaine façon concilie la mobilité héraclitéenne (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. ») et l’ontologie parménidienne (l’être est toujours identique à lui-même) la problématique de la création se pose également. Dans une perspective spinoziste, il serait plus juste de parler de production plutôt que de création, puisque Dieu produit à partir de sa propre puissance des manières d’être qui sont les choses singulières. Comment rendre compte, dans ces conditions, de la création artistique ?

Il ne s’agit pas alors d’une création ex-nihilo, mais il s’agit quand même d’un acte qui a à voir avec la création dans la mesure où il consiste à faire venir au monde une réalité absolument nouvelle, une réalité singulière qui n’aurait pas été si celui qui l’a réalisé n’avait pas été emporté par l’élan créateur qui lui a donné le jour. On peut donc considérer que tout créateur, par exemple un artiste, joue un peu un rôle de médiateur à l’intérieur même de la nature pour faire être des manières d’êtres, des choses singulières dont l’idée est de toute éternité présente dans l’entendement divin et que la puissance d’agir de Dieu ou de la nature a rendu réel en prenant comme médiateur l’imagination et le corps de l’artiste. La puissance de l’artiste est ici une expression, une manière d’être de la puissance de la nature qui s’exprime par la production de choses singulières.

Créer consiste donc ici à faire émerger des manières d’être, des modalités de la puissance de la nature à travers une puissance singulière. C’est à partir de cette manière de voir les choses qu’il faut comprendre la formule de Spinoza « plus je comprends les choses singulières plus je comprends Dieu », car chaque chose singulière contient en elle-même toute la puissance de la nature dont elle est l’expression. Il suffit donc de laisser parler notre nature pour que notre singularité, en s’exprimant, devienne créative. Cette singularité créative, parce qu’elle est l’expression de ce à quoi nous sommes intrinsèquement reliés, parce qu’elle n’est pas le fruit d’une singularité dissociée des autres singularités, mais qu’elle exprime leurs interactions ne peut que s’ouvrir aux autres. Parce qu’elle est expression, elle est nécessairement projection hors de soi vers autrui, car cette puissance créatrice n’est autre que le désir.

La notion de désir est fondamentale dans la pensée de Spinoza qui va jusqu’à affirmer que le désir est l’essence de l’homme. Autrement dit, ce que veut nous signifier ici Spinoza, c’est que l’être humain est désir et que ce désir le fait être. De plus, Spinoza analyse le désir en mettant en évidence sa dimension essentiellement positive, puisqu’il le définit comme puissance, ce qui est tout à fait original si on se réfère aux autres théories du désir qui l’ont précédé. En effet, depuis Platon, le désir est le plus souvent défini comme manque, comme désir d’un objet que l’on ne possède pas. Or, pour Spinoza, le désir va principalement se présenter comme désir d’être et puissance d’agir. Le désir est ici le moteur de la vie, il est l’expression de ce que Spinoza nomme en latin, le conatus, c’est-à-dire « l’effort pour persévérer dans l’être » qui se manifeste en toute chose, mais qui prend la forme de l’appétit chez les êtres vivants et du désir chez l’être humain chez qui il se définit comme « l’appétit avec la conscience de l’appétit ». Il faut ici être prudent sur le sens à donner au terme d’effort qui est la traduction littérale du terme latin conatus, mais qui ne relève pas de cette tension de la volonté, à laquelle nous faisons habituellement référence lorsque nous utilisons ce terme. Il y a en fait deux interprétations du terme de conatus à proscrire si l’on veut éviter les contresens. Le conatus n’est ni à prendre dans un sens volontariste ni en lui donnant une signification vitaliste. Il ne s’agit pas plus d’une tension de la volonté que d’une énergie vitale, le conatus résulte de la manière dont s’agence les différents constituants d’un individu et plus ces éléments constitutifs sont en convenance plus le conatus de l’individu est puissant. Ce qu’il faut bien comprendre ici, c’est que chez Spinoza un individu n’est pas, comme le sens étymologique et littéral de ce terme pourrait le laisser croire, une chose indivise, mais une réalité composée et composante, composée de parties qui possèdent d’ailleurs chacune leur conatus et composante d’un individu plus grand que lui. C’est lorsque ces parties s’agencent pour le mieux que la puissance d’être d’une chose singulière augmente. En revanche, si la structure d’une individualité est fragilisée par l’action d’une cause externe, sa puissance diminue.

Ainsi, ce qui fait la singularité d’un individu résulte de l’interaction entre structure interne et causalité externe. Ce jeu de l’interne et de l’externe constitue ce que Spinoza désigne par le terme de complexion. La complexion d’un individu renvoie à sa structure interne ainsi qu’aux relations qu’il entretient avec son environnement. Ainsi, une pierre, si elle se situe dans un environnement dans lequel elle n’est pas exposée à l’érosion ou à des chocs qui pourraient la briser, persévérera dans son être autant qu’il est en elle et maintiendra sa structure à l’identique. Mais la complexion de la pierre est relativement simple. Il n’en va pas de même pour les êtres vivants dont la complexion est plus grande et, parmi eux, l’être humain est certainement celui qui dépasse tous les autres en complexité. En effet, sa structure interne est d’une grande richesse, mais de plus, il possède une grande aptitude à affecter le monde extérieur et à être affecté par lui. En effet, un être humain est le produit de son hérédité biologique, de son environnement social et affectif, de son histoire personnelle et des événements qui ont traversé sa vie. Aussi, dans la mesure où tout être humain est le produit de cette multiplicité d’interactions d’origines diverses, il sera toujours singulier. Aucun de nous n’a la même histoire, n’a vécu dans les mêmes conditions et chaque individu apparaît donc comme une expression singulière de la puissance de la nature et plus il assumera cette singularité, plus il la comprendra, plus il pourra être créatif. Car cette singularité caractérisera aussi son désir et sera en lui source de joie, c’est-à-dire d’une augmentation de puissance.

Par conséquent, cultiver sa singularité consiste à développer toutes les aptitudes qui sont inhérentes à notre structure interne qui est animée par une dynamique positive et qui ne peut voir diminuer sa puissance que par l’action de facteurs externes qui viennent la déstructurer et qui produisent de la tristesse. Il faut donc faire en sorte que les conditions externes dans lesquelles nous évoluons soient favorables au développement de ces aptitudes créatives dans tous les domaines. Dans le domaine artistique, mais également sur le plan social, culturel, économique, technique, il faut que chacun prenne soin de sa créativité et de la créativité de l’autre pour que nous nous sentions pleinement exister en voyant notre puissance d’agir augmenter. Comme nous sommes des individus composés et composants (nous composons ces grands individus complexes que sont les sociétés humaines), comme nous sommes de singularités reliées, nous ne pouvons nous développer seuls. Il nous faut donc agir de manière à faire en sorte que la puissance d’agir des autres hommes augmentent, car cette augmentation de la puissance d’agir des autres et la condition de l’augmentation de la mienne et réciproquement. Si je suis entouré d’individus noyés dans la tristesse, l’expression de leurs passions tristes (la haine, l’envie, la jalousie, etc.) m’affaiblira nécessairement.

En revanche, une véritable culture de la joie ne peut que contribuer à l’expansion de la puissance de chacun. La puissance qui n’est pas le pouvoir, car le pouvoir peut lorsqu’il est exercé pour lui-même générer de la tristesse. En effet, le pouvoir (en latin potestas) renvoie à la capacité d’agir sur autrui et son exercice, lorsqu’il est le fait de personne animé par le goût du pouvoir – et c’est souvent le cas – s’avère le plus souvent un signe d’impuissance plutôt que la manifestation d’une réelle puissance. Lorsque le pouvoir n’est pas exercé pour lui-même, mais pour le bien d’autrui, il est une expression de la puissance d’agir de celui qui l’exerce. En revanche, lorsque le pouvoir est exercé pour lui-même, par goût du pouvoir, il est une marque d’impuissance, parce qu’il est le fait d’un être qui ne parvient pas à tirer sa force de ses propres ressources et qui, pour se sentir fort, ne voit pas d’autre moyen que de réduire la puissance de l’autre. C’est d’ailleurs à ce niveau que se situe la différence entre l’autorité et l’autoritarisme. L’autorité véritable consiste en l’exercice d’un pouvoir en vue du bien d’autrui, tandis que l’autoritarisme consiste dans l’exercice d’un pouvoir afin de satisfaire un désir de puissance inassouvi en soumettant l’autre. En un certain sens, celui qui exerce un pouvoir par goût du pouvoir ne parvient pas assumer à la fois sa singularité et celle de l’autre et ne peut se sentir singulier qu’en l’écrasant. Mais n’est-ce pas là une fausse singularité, une singularité mutilée et aliénée qui reste prisonnière de sa propre impuissance et qui confond singularité et culte de l’ego.

Car la singularité n’est pas culte du moi ou repli sur soi, elle est ouverture à l’autre pour accueillir sa singularité et mieux affirmer la sienne.

Il y a donc une dimension éthique à la culture de la singularité et une anthropologie de la singularité ne peut que déboucher sur l’émergence d’un éthos de la singularité. Savoir être singulier, c’est cultiver la puissance d’être soi en prenant soin de la puissance d’être soi de l’autre, c’est se créer chaque jour pour soi et pour autrui et offrir à l’autre une invitation à exprimer la créativité qui est en lui.

Eric Delassus

Manager en confiance

Posted in Articles on octobre 9th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Merci au réseau ICARE de Michelin à Clermont-Ferrand de m’avoir invité mardi pour parler avec François Silva de la responsabilisation et de la confiance.

Dans son livre Un monde vulnérable, la philosophe américaine Joan Tronto, qui appartient au courant des éthiques du care, prend l’exemple du cadre d’entreprise qui arrive un matin au bureau et découvre que le ménage n’a pas été fait pendant la nuit. Pourquoi prend-elle cet exemple ? Si elle s’y réfère, c’est pour mettre en évidence notre vulnérabilité. Par vulnérabilité, il ne faut pas entendre ici faiblesse ou fragilité, mais tout d’abord et surtout dépendance. Cette anecdote révèle notre vulnérabilité foncière, nous pouvons nous imaginer que nous sommes des personnes autonomes et que nous n’avons besoin de personne pour nous épanouir dans notre vie personnelle ou professionnelle, mais cela n’est qu’une vue de l’esprit. En réalité, c’est faux. Nous voulons croire que ne sont vulnérables que les personnes en situation de faiblesse, les enfants, les vieillards, les malades et les personnes en situation de précarité, mais ce n’est qu’une illusion que nous cultivons pour nous faire croire que nous sommes forts et puissants. En fait, nous nous mentons à nous-mêmes. Il y a dans ce déni de notre vulnérabilité foncière une incommensurable mauvaise foi. Nous croyons que la puissance est synonyme d’invulnérabilité, alors qu’en réalité, elle consiste dans une vulnérabilité assumée. Il nous faut donc accepter d’être tous vulnérables et ce jusque dans le monde de l’entreprise. Il nous faut changer de paradigmes et cesser de nous représenter l’entreprise comme une jungle dans laquelle des individualités totalement atomisées seraient en permanence en concurrence. Surtout, il nous faut cesser de penser que c’est là que ce situe le moteur de l’entreprise. En effet, une organisation dans laquelle tout le monde est en concurrence est une structure à l’intérieur de laquelle règne principalement la méfiance, car l’autre y est toujours perçu comme une limite à l’expression de ma puissance d’être et d’agir. Il est donc nécessairement perçu comme un ennemi potentiel. C’est pourquoi l’émulation est préférable à la concurrence. L’émulation consiste à faire en sorte que ceux qui réussissent attirent dans leur sillage ceux qui rencontrent des difficultés, elle est basée sur l’entraide et le désir de permettre à l’autre d’augmenter ses capacités et de développer ses aptitudes. À l’inverse, la concurrence devient vite perverse et incite à affaiblir l’autre, au lieu d’essayer de devenir meilleur en s’efforçant de développer ses compétences avec l’aide des autres, on est vite tenté de réduire la puissance d’agir de l’autre pour le supplanter. En résumé, là où règne la concurrence, je suis tenté de supplanter l’autre en diminuant sa puissance d’agir, alors que là où règne l’émulation, je suis conduit à faire en sorte qu’en augmentant ma puissance d’agir, je contribue à augmenter celle des autres, ce qui contribue également à augmenter la mienne. En ce sens, l’interdépendance n’est pas signe de faiblesse, mais de puissance, d’une puissance réciproque et partagée. La puissance (potentia) doit ici se distinguer du pouvoir (potestas). Il ne s’agit pas d’exercer un ascendant sur une personne en vue de la soumettre. La puissance désigne ici la capacité d’agir, d’entreprendre, d’innover, de produire autour de soi des effets positifs qui profitent à tous.

C’est là que se situe toute la différence entre l’autorité et l’autoritarisme, entre la personne qui fait autorité et la personne autoritaire. Être autoritaire, c’est avoir le goût du pouvoir et aimer jouir de l’ascendant que l’on exerce sur autrui, c’est donc systématiquement chercher à l’affaiblir. En revanche, faire autorité, c’est inspirer confiance, car l’autre sait que tout ce que fait celui qui exerce cette autorité, il le fait en vue du bien de tous. En conséquence, dans une organisation, un management autoritaire est un management finalement contre-productif puisqu’il restreint la capacité des acteurs à développer leurs aptitudes au service de l’organisation. En revanche, le manager qui fait autorité inspire la confiance, car ceux qu’il accompagne ont le sentiment qu’il met cette autorité au service du bien commun.

En résumé, là où règne la concurrence et l’autoritarisme règne la méfiance, là où s’exerce l’autorité et l’émulation règne la confiance. La confiance, c’est-à-dire la foi en l’autre et aussi en soi-même. En effet, la confiance est avant tout une affaire de foi, de croyance en l’autre. L’autre, je ne peux pas le connaître – et l’on pourrait certainement en dire autant de soi-même. Je ne peux savoir, comme je sais que 2+2=4 ou que l’eau bout à 100°, ce qui se passe « dans la tête » d’autrui, ce qu’il pense ou ce qu’il ressent. Je ne peux, et c’est tant mieux d’ailleurs, faire intrusion dans l’intériorité et la conscience d’autrui. Par conséquent, je suis dans l’obligation de supposer ce qu’il pense ou ressent, en me fiant à des signes extérieurs, son attitude, ses propos ou ses actes, mais il y a toujours un doute. C’est d’ailleurs là le propre de la foi, elle est toujours liée au doute. Croire, ce n’est pas savoir, car la foi consiste à admettre comme vrai, ce qui n’est ni évident, ni démontrable. Ainsi, l’existence de Dieu ne pouvant être démontrée, croire ou ne pas croire en Dieu, c’est supposer comme vrai que Dieu existe ou qu’il n’existe pas. En ce sens, l’athée est aussi un croyant. Ce n’est pas qu’il ne croit pas, il croit que Dieu n’existe pas. C’est pourquoi, un philosophe comme Pascal pense la foi sur le registre du pari, croire en Dieu, c’est faire un pari sur Dieu. On pourrait dire la même chose au sujet d’autrui. Faire confiance en l’autre, c’est parier sur lui, croire en soi, ce n’est pas « être sûr de soi », mais parier sur soi. Ce qui est une manière de traiter positivement le doute qui est indissociable de la croyance. En fait, en ce domaine, deux possibilités s’offrent relativement au doute. Soit on se laisse totalement submergé par le doute, ce qui conduit à faire régner la méfiance dans toutes nos relations, soit on assume ce doute, on l’accepte en lui donnant sa juste place et ainsi, sans pour autant faire une confiance aveugle, on prend le risque de croire en l’autre et le plus souvent ce risque est suivi d’effets, car la confiance engendre la confiance. C’est d’ailleurs là le sens de l’expression « faire confiance ». Dans cette expression, c’est le mot « faire » qui est central. Il ne s’agit pas simplement de donner ou d’accorder sa confiance, mais de la faire, c’est-à-dire de la construire par le type de relation que je mets en place avec autrui. « Faire confiance », cela signifie que la confiance résulte d’une démarche active et constructive au cours de laquelle s’instaure également la véritable autorité qu’il ne faut pas confondre avec l’autoritarisme. L’autoritarisme s’appuie sur la méfiance et la crainte, il consiste dans l’exercice d’un pouvoir sur l’autre dans la but de le rabaisser et de limiter sa liberté et sa puissance d’agir. La véritable autorité consiste au contraire à donner à celui sur qui on l’exerce la possibilité de s’accomplir et de se réaliser. La véritable autorité autorise, c’est-à-dire qu’elle s’exerce par une action qui constitue l’autre comme auteur de ses actes. Elle signifie donc qu’on lui fait confiance et que l’on croit en sa capacité de réussir ou, en tout cas, de donner le meilleur de lui-même pour s’efforcer et tenter de réussir. C’est de cette manière que celui en qui l’on croit finit aussi par croire en lui et parvient à développer ses aptitudes. Il y a un très beau texte du philosophe Alain qui expose très clairement cette idée dans le domaine pédagogique, mais celle-ci est tout-à-fait transposable dans celui du management :

« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux; mais elles vont leur train. D’où je vois bien que ma prière est d’un nigaud. Mais quand il s’agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l’amour, de même. Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j’aime, des vertus qu’elle n’a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable; estimez-le, il s’élèvera. La défiance a fait plus d’un voleur; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d’abord. ».

Dans le monde des choses, il est préférable de ne pas prendre ses désirs pour des réalités, mais dans celui des hommes, il en va tout autrement, car le désir peut-être producteur de réalité et surtout d’humanité, car sans la confiance, il n’y a ni autorité ni humanité, il n’y a que ce qu’Hannah Arendt appelle la désolation. Dans une entreprise, un management qui ne se ferait pas en confiance risque fort de créer un climat proprement désolant pour tout le monde. La désolation selon Arendt se distingue de la solitude. Dans la solitude, la personne peut se ressourcer et réfléchir, la solitude est propice à la méditation et permet d’entrer en connexion avec soi-même. Dans la solitude, la personne se dédouble et se distancie d’elle-même. En revanche, dans la désolation, l’individu est isolé au point d’être coupé de lui-même, il n’est plus en mesure de se remettre en question et de s’interroger sur le bien-fondé de ce qu’il fait. Ne pouvant plus dialoguer avec autrui, il n’est plus en mesure de dialoguer avec lui-même. Il est totalement déresponsabilisé, il n’est plus en mesure de répondre de ses actes. C’est cet état de désolation dans lequel se sont trouvés les individus vivant dans les régimes totalitaires. Dans ces régimes, chacun s’y méfie de chacun et même de soi et c’est ainsi que s’établit ce que Arendt nomme la banalité du mal qui résulte de l’absence de pensée. Il nous faut prendre garde à ce que cette banalité ne vienne pas s’immiscer dans le monde des entreprises et des organisations par un management qui ne s’appuierait que sur la méfiance. En revanche, la confiance responsabilise. Le « faire confiance » dont nous parlions précédemment, est un acte, un « faire » et il consiste principalement dans l’acte de rendre responsable, il est un acte de responsabilisation. Responsabilisation réciproque du manager et du managé. Chacun est responsable de la confiance qu’il accorde et de celle que l’autre lui accorde. Cette confiance n’est pas purement formelle et contractuelle, elle passe aussi par le rapport charnel que j’entretiens avec l’autre. C’est pourquoi, il est important que manager et managé se rencontrent, se côtoient et se voient. Comme l’a très pertinemment remarqué Emmanuel Levinas, c’est par la rencontre du visage de l’autre que l’exigence éthique se fait sentir. Le visage d’autrui m’oblige à être responsable de lui. Levinas va jusqu’à écrire que le visage de l’autre exprime le commandement « tu ne tueras point ». On peut certainement dire la même chose à propos du mensonge. En effet, si je ne peux percer le secret de l’intériorité d’autrui, il y a néanmoins une chose par laquelle peuvent se révéler, se manifester nos sentiments et nos pensées, c’est notre corps et plus particulièrement notre visage. C’est de la que vient la difficulté de mentir. S’il est aisé de dissimuler et de travestir la vérité par les mots, il est plus difficile de la faire par le visage. Il faut être un excellent comédien pour dissimuler à l’autre qu’on lui ment. Difficile, en effet, de mentir en regardant celui à qui l’on ment dans les yeux.

Manager par la confiance, c’est donc instaurer un climat dans lequel s’exerce une autorité qui libère, une autorité qui reconnaît sa propre vulnérabilité ainsi que celle d’autrui, qui rend chacun responsable de lui-même et de l’autre et qui permet à chacun, quelle que soit sa place dans l’organisation, de regarder l’autre dans les yeux sans crainte et sans honte.

Éric Delassus

 

Manager pour prendre soin

Posted in Articles on octobre 16th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Merci à l’A.F.D.N. de m’avoir invité lors de son congrès annuel à intervenir pour aborder la question du management des personnels soignants.

Il peut sembler incongru de mettre en lien le management et le soin. D’un côté on a le sentiment d’être dans le monde de la rentabilité et de la gestion, tandis que de l’autre on entre dans un domaine dans lequel l’humain est au centre et où la sollicitude est au cœur de toutes les pratiques. Mais cette apparente opposition ne mérite-t-elle pas d’être analysée et remise en question ? Surtout, lorsqu’il s’agit de manager des personnels soignants. Dans le contexte des établissements de soins et de santé la rationalisation d’inspiration fordienne ou taylorienne, l’expérience le montre, ne peut que produire des effets dévastateurs, tant sur les patients que sur les soignants. Aussi, est-il urgent de penser le management autrement et une réflexion sur le management des personnels soignants peut être fondatrice d’une autre forme de management en général. Le management n’est pas de la pure gestion, on administre pas les êtres humains de la même manière que les choses. Les soignants on aussi besoin que l’on prenne soin d’eux, car ils sont confrontés chaque jour à ce qui fait la dimension tragique de la condition humaine, la souffrance et la mort. Aussi, si leurs métiers sont souvent pour eux l’occasion de joies immenses, ils les conduisent également à devoir porter un lourd fardeau. La crise sanitaire que nous venons de traverser l’a d’ailleurs confirmé chaque jour. Les personnels soignants ont donc besoin d’être accompagnés dans cette belle, mais lourde tâche qui est la leur. C’est pourquoi je tenterai de montre qu’il n’est possible de bien manager le soin qu’en introduisant le soin dans le management. Il faut prendre soin des soignants pour leur permettre de bien prendre soin de leurs patients. Il faut donc manager pour prendre soin.

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Eric Delassus : “Le leadership de demain sera basé sur la vulnérabilité.”

Posted in Articles on octobre 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Depuis le confinement, les entreprises ont dû adapter leurs façons de travailler. Pour certaines, il a fallu parier sur le télétravail. Ce dernier a permis aux salariés de jouir d’une plus grande autonomie mais, relève le philosophe et chercheur Eric Delassus, cette tendance est aussi à “double tranchant”. Elle peut induire une perte de repères et, par conséquent, pousser les salariés à s’investir excessivement dans leur travail.

Ce constat illustre bien les bénéfices et risques qui peuvent découler d’un management prenant en considération la vulnérabilité. “Il ne faut pas voir la notion de vulnérabilité en général, et dans le management en particulier, comme une faiblesse ou une fragilité mais plutôt comme une idée de dépendance”, explique Eric Delassus. “Cette notion s’inspire des éthiques du ​care​, venues des États-Unis. Ce terme, intraduisible en français, renvoie à quelque chose qui va bien au-delà du soin. Les éthiques du care remettent en question l’idée de la perception que l’être humain est un individu autonome”. Dans le monde du travail, on les appelle ​self-made man ou ​self-made woman, ces gens dont on prétend qu’ils se sont faits et ont réussi tout seul.

La dépendance à autrui : une force insoupçonnée

Mais selon Eric Delassus, dans la vie comme au travail, “nous sommes tous et toutes dépendantes les uns des autres”. Être vulnérable, c’est s’opposer à ce mythe de la ​self-made personne​ et reconnaître sa dépendance aux autres pour la voir comme “une force et une capacité à enrichir les liens qu’on entretient avec les autres et leur permettre d’être créatifs et innovants. La prise en compte de la vulnérabilité est une source d’enrichissement humain”, souligne le philosophe.

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Sur la précarité de la vie

Posted in Articles on avril 24th, 2020 by admin – Commentaires fermés

La crise sanitaire que nous sommes en train de vivre nous fait redécouvrir une dimension de notre existence que nous étions tentés d’occulter jusqu’à ces dernières semaines, celle de la précarité de la vie. Nous nous étions imaginés que le progrès des sciences et des techniques allait nous sauver de ce que la nature peut engendrer de forces pouvant nous être néfastes. Nous avions oublié que cette puissance, que l’on appelle la nature, s’exerce en produisant et détruisant ce qui la constitue. Cette puissance ne s’exprime que par l’engendrement de formes diverses, qui naissent de la destruction d’autres formes. C’est ce qui explique l’impermanence des choses.

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La dimension éthique de la médecine et du soin

Posted in Articles on novembre 24th, 2018 by admin – Commentaires fermés

Conférence à l’ENSA de Bourges le mercredi 28 novembre à 13h30.

https://www.ensa-bourges.fr/index.php/fr/home/action-culturelle/conferences/conferences-2018-2019/7153-conferences-de-philosophie

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Écrire, mais pour parler, pas pour se taire.

Posted in Articles on septembre 14th, 2018 by admin – Commentaires fermés

Éric Delassus

Conférence donnée au Centre Hospitalier Théophile Roussel, le 13/09/2018

La tendance semble être aujourd’hui à la consignation par écrit de tous les détails de la vie des organisations et des individus qui y travaillent ou de ceux qui en sont les usagers. Ainsi, demande-t-on aux acteurs des organisations de rédiger des rapports d’activité dans lesquelles ils doivent rendre compte des résultats obtenus ou des problèmes rencontrés dans le cadre de leur travail. L’objectif d’une telle démarche est le plus souvent de disposer des données nécessaires pour évaluer les performances de la dite organisation ainsi que des individus qui la font fonctionner. Il en va de même pour ce qui concerne la constitution de dossiers concernant les usagers. Ces dossiers, aujourd’hui informatisés, doivent contenir toutes les informations relatives aux caractéristiques de la personne concernée et permettent aux différents praticiens de connaître assez rapidement le profil de celle-ci. C’est le cas dans le domaine de la santé du dossier médical partagé qui doit être complété par chacun des intervenants dans le suivi d’un patient.

Il apparaît donc qu’une grande partie du temps de travail est consacré à des tâches de ce type. Tâche qui ne sont certainement pas sans intérêt, mais qui parce qu’elles sont fortement chronophages, occupent un temps qui ne peut être consacré à l’exercice de la profession elle-même. Mais ces tâches d’écriture viennent surtout amputer le temps consacré à la parole, au dialogue entre les membres de l’organisation, ainsi qu’avec les usagers. Le temps que l’on passe à rédiger des rapports ou à constituer des dossiers est un temps que l’on ne passe pas à discuter avec ses patients ou avec ses collègues, un temps que l’on ne passe pas avec ceux avec ou pour qui l’on travaille. Or, ce temps réservé à la parole n’est-il pas fondamental ? N’est-il pas essentiel ? Et certainement l’est-ce encore plus dans le monde du soin ? Il est, en effet, indispensable, dans les conditions actuelles du travail de thérapeute ou de soignant, de pouvoir s’entretenir avec les différents praticiens qui interviennent autour d’un patient et de pouvoir dialoguer avec le patient lui-même. N’est-ce pas là, la manifestation la plus authentique de la vie même d’une organisation prenant en charge la santé des personnes ? Non seulement, cela donne sens au fonctionnement de cette organisation, mais plus encore, c’est cette parole qui fait émerger le sens du travail que l’on effectue, c’est elle qui constitue ce sens.

Autre problème que pose cette tendance à vouloir tout consigner par écrit, c’est certainement de modifier notre rapport au temps, d’introduire dans la vie au travail un autre type de temporalité qui évacue le temps de la réflexion, de la rumination et surtout de l’échange. Certes, ce que l’on écrit est destiné à être lu. Il y a donc une certaine forme de communication qui s’effectue. Mais, le plus souvent, cette communication reste de l’ordre de la transmission d’informations qui n’entraine pas nécessairement d’effet en retour. Ainsi, sans réel feed-back, la temporalité qui s’institue n’est plus une temporalité vivante, mais plutôt une temporalité linéaire et figée qui n’est plus réellement du temps vécu dans le dialogue et le partage, mais du temps stocké dans une mémoire plus morte que vive. Cela est peut-être aujourd’hui d’autant plus accentué que ce discours écrit ne se transmet pas de mains en mains, mais par l’intermédiaire de réseaux informatiques qui apparaissent comme totalement désincarnés.

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La personne et les éthiques du care

Posted in Articles on décembre 6th, 2017 by admin – Commentaires fermés

Résumé

Français

Dans la tradition occidentale, les hommes se sont longtemps perçus comme des exceptions à l’intérieur de la nature. Ils se sont définis comme des personnes, par opposition aux animaux et aux choses, en raison de caractéristiques qu’ils jugeaient chez eux essentielles. Néanmoins, il semble nécessaire aujourd’hui de remettre en question cette perception de l’homme et de sa condition. En effet, l’allongement de la durée de la vie et les pathologies qui l’accompagnent, les progrès de la médecine, nous invitent à penser autrement. Nous nous apercevons aujourd’hui que ces qualités que nous jugions inhérentes à la personne – conscience, raison, mémoire, libre arbitre – peuvent disparaître. Devons-nous en conclure que ceux qui voient ces aptitudes diminuer ou disparaître, sont moins des personnes que d’autres, voire ne sont plus des personnes ?
Cette remise en question conduit à une nouvelle approche de la personne. Celle-ci ne serait plus définie en termes substantiels, mais de manière relationnelle. Être une personne, n’est-ce pas d’abord être par l’autre et pour l’autre ? Les éthiques du care, qui définissent les hommes comme des êtres vulnérables, c’est-à-dire dépendants et ayant besoin de la sollicitude de leurs semblables, n’offrent-elles pas la possibilité de construire un nouveau concept « revisité » de la personne ?

Mots-clés

  • personne
  • éthiques du care
  • vulnérabilité
  • dignité
  • altérité

English

The person and the ethics of careIn our western world, it has long been thought that humans are exceptions within nature. They have defined themselves as human beings as opposed to animals and things, on account of characteristics that they regarded as essential. However it now seems necessary to question this perception of humanity and the human condition.
Indeed, longer life expectancy together with its related pathologies and medical progress lead us to think differently. Today we realise that those qualities which were thought to belong specifically to human beings, such as awareness, reason, memory and free will, can disappear. Should we conclude then that those whose capacities have decreased or disappeared have become less human or have even lost all human qualities?
Such questioning leads to new ways of describing humans whereby they would be defined not in substantial but rather in interpersonal terms.
Surely being a person means first and foremost that we live through and for others. And the ethics of care that define men as vulnerable beings, that is to say dependent and needing their fellow human beings’ solicitude, would surely offer the possibility of creating a new ‘revisited’ concept of the person?

Keywords

  • person
  • care ethics
  • vulnerability
  • dignity
  • alterity

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Peut-on soumettre le soin à l’obligation de résultat ?

Posted in Articles on décembre 1st, 2017 by admin – Commentaires fermés

Conférence prononcée le 1er décembre 2017 lors de la Rencontre-Échanges-Débat organisée par l’Inter-Collèges des psychologues hospitaliers IDF et par le collectif national des Inter-Collèges

Le monde du soin en général, et peut-être plus particulièrement celui des soignants qui interviennent dans les domaines de la psychiatrie et de la psychologie, semble aujourd’hui être traversé par un certain nombre d’inquiétudes concernant les exigences que souhaiteraient leur imposer leurs institutions de tutelle, dans la manière d’accomplir les missions qui sont les leurs. En effet, notre époque, fortement dominée par la science et la technique a tendance à vouloir tout rationaliser dans un sens qui n’est peut-être pas celui qui est le plus souhaitable, si l’on veut que notre société puisse prendre soin comme il convient des plus vulnérables d’entre nous.

Ces craintes sont apparemment nourries par l’injonction plus ou moins pressante de travailler selon des procédures scrupuleusement codifiées et contraignantes, de devoir régulièrement évaluer le travail accompli à partir de critères qui n’ont pas nécessairement été élaborés par des professionnels de terrain, bref d’être continuellement « formatés » et contrôlés et de devoir se soumettre à des process stéréotypés qui occulteraient totalement la dimension singulière de toute relation de soin en confondant parfois le soin et le traitement. Cette orientation aurait par conséquent tendance à réduire le soin à la dimension de moyen ou d’instrument devant donc, puisque c’est là, la raison d’être d’un moyen ou d’un instrument, être soumis à un impératif d’efficacité. Il y aurait donc une sorte d’introduction insidieuse de l’obligation de résultat dans le soin. Introduction, peut-être intentionnelle de la part de certains responsables d’institutions de soins, mais peut-être aussi, ce qui est certainement plus probable, en raison du type de rationalité qui s’impose de manière quasi-autonome avec le développement des technologies et du mode de rationalité qui les accompagne. De la sorte, le soin qui n’était jusque-là soumis qu’à une obligation de moyen se trouve insensiblement, tout doucement conduit vers la nécessité de devoir se conformer, au moins dans son organisation, au mode de fonctionnement de la plupart des activités humaines aujourd’hui. Cette tendance, si elle s’avère réelle et si elle se confirme, risque de remettre en question le principe sur lequel traditionnellement le soin, ainsi que la médecine, ont toujours basé leur mode de fonctionnement, c’est-à-dire l’obligation de moyen.

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Parler de sa propre voix : être acteur de sa maladie à l’enfance et l’adolescence

Posted in Articles on novembre 19th, 2017 by admin – Commentaires fermés

Conférence donnée lors de la journée de la Société Française de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent du 17 novembre 2017 « De l’adhésion aux soins chez l’enfant et l’adolescent : entre refus et consentement »

La question du consentement est aujourd’hui au cœur d’un bon nombre de problématiques liées à l’éthique médicale, surtout depuis la loi de 2002 sur le droit des patients qui s’appuient sur la nécessité de respecter l’autonomie du patient et de ne lui administrer un soin ou un traitement qu’après avoir obtenu son consentement éclairé. La loi suppose donc un patient autonome toujours susceptible d’entendre le discours médical et de donner ou non son accord après avoir été informé des conséquences des traitements qui lui sont proposés, ainsi que des conséquences que pourrait entraîner un refus de traitement. Cette obligation pour le soignant est ainsi formulée dans la loi à l’article L. 1111-4 :

Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé. Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables. Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. Lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance prévue à l’article L. 1111- 6, ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été consulté.

Pour ce qui concerne les mineurs, c’est-à-dire la population qui concerne notre sujet, la loi considère que ces derniers sont sous la responsabilité des parents ou des tuteurs légaux, mais elle ajoute néanmoins une obligation pour le médecin de rechercher le consentement de l’enfant ou de l’adolescent lorsque ce dernier est en capacité de l’exprimer :

Le consentement du mineur ou du majeur sous tutelle doit être systématiquement recherché s’il est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision.

La présence de la notion de consentement dans une loi sur le droit des patients a pour but de mettre fin à des années de paternalisme médical durant lesquelles le malade était considéré, parce que malade – qu’il s’agisse d’une pathologie organique ou mentale – comme un être mineur incapable de prendre pour lui-même les décisions qui s’imposent.

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Philippe Merlier Normes et valeurs en travail social, Séli Arslan, 2016, lu par Eric Delassus

Posted in Articles on septembre 15th, 2017 by admin – Commentaires fermés

Comment normer sans normaliser ? Telle est la problématique que traite P. Merlier dans ce livre qui se veut une réflexion philosophique sur le travail social. En s’inspirant, entre autres, des travaux de G. Canguilhem dont il déplace les conclusions sur le champ social, P. Merlier s’efforce de penser l’accompagnement social comme la démarche par laquelle l’usager est soutenu dans un parcours au cours duquel il parvient à mieux s’intégrer socialement tout en définissant lui-même ses propres normes de vie.

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Émergence de nouvelles pratiques managériales et vulnérabilité

Posted in Articles on octobre 1st, 2016 by admin – Commentaires fermés

Émergence de nouvelles pratiques managériales et vulnérabilité

http://www.managementinternational.ca/catalog/emergence-de-nouvelles-pratiques-manageriales-et-vulnerabilite.html

RÉSUMÉ: La notion de vulnérabilité issue des éthiques du care, pourrait-elle trouver sa place dans une refondation de la pensée managériale ? Les nouvelles formes d’organisation du travail, qui valorisent plus les relations entre les personnes que les performances individuelles, pourraient intégrer cette notion pour faire émerger un management humaniste favorisant la confiance et la sollicitude. Une culture de la responsabilité remettant en cause une vision gestionnaire des relations humaines et prenant en compte de la singularité de chacun verrait alors le jour. L’autorité du manager, plus compréhensive envers autrui et soucieuse de le faire progresser,
y trouverait une nouvelle légitimité.

Mots clés : Vulnérabilité, care, personne, travail collaboratif, nouvelles pratiques managériales

 

Emergence of New Managerial Practices and Vulnerability

ABSTRACT: Could the notion of vulnerability, which comes from care ethics, find its place in the refounding of managerial thinking? From new forms of work organisation that value relationships between persons rather than individual performance through the integration of this notion, there might emerge a humanist management promoting confidence and solicitude. A responsible approach challenging a managemental vision of human relationships and considering each person’s singularity would result. The authority of the manager would thus find a new legitimacy through him or her showing more understanding and concern, enabling staff to progress.

Keywords: Vulnerability, care, person, teamwork, new managerial practices

 

Nacimiento de nuevas prácticas de liderazgo y vulnerabilidad

RESUMEN: La noción de vulnerabilidad surge de las éticas de los principios corporativos, ¿Podría encontrar su estabilidad en una reconstrucción de los fundamentos del liderazgo? Las nuevas formas de organización laboral valorizan más las relaciones entre los individuos que sus logros personales; esta noción emergente podría integrar un liderazgo humanista que estimula la confianza y la colaboración. Una cultura de responsabilidad que reevalúa su visión funcional sobre las relaciones humanas y que considera la singularidad de cada individuo, emergerá entonces algún día. Los dirigentes que se enfocan en un liderazgo más comprensivo de los demás y que se interesan en su evolución y su progreso encontrarán en ella una legitimidad.

Palabras clave: Vulnerabilidad, atención, persona, trabajo en equipo, nuevas prácticas liderales

Télécharges l’intégralité de l’article sur le site de la revue Management internationalehttp://www.managementinternational.ca/catalog/emergence-de-nouvelles-pratiques-manageriales-et-vulnerabilite.html

 

La santé comme puissance

Posted in Articles on juillet 5th, 2016 by admin – Commentaires fermés

Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. – Spinoza, Éthique, Troisième partie, Proposition VI.

La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection. – Ibid. Définition II des affects.

Parler de la santé n’est pas une tâche facile dans la mesure où l’on a trop souvent tendance à définir celle-ci négativement et à la réduire à l’absence de maladie. Or, l’expérience nous en offre des témoignages fréquents, nous savons bien qu’il y a parfois des malades en meilleure santé que certaines personnes dites « bien portantes ». Ce constat signifie donc que la santé n’est pas l’opposé de la maladie et que la différence entre la maladie et la santé n’est pas de nature, mais de degré. En effet, personne ne peut prétendre qu’il est en parfaite santé, il suffit de s’étudier quelque peu et l’on s’aperçoit que l’on ressent une légère douleur dans telle ou telle partie de notre corps, que l’on ne digère pas correctement certains aliments, que l’on souffre de telle allergie, etc. Sans aller jusqu’à affirmer comme le docteur Knock que toute personne bien portante est un malade qui s’ignore, on peut considérer que l’on est toujours plus ou moins malade ou plus ou moins en bonne santé.

Lire la suite sur le site Philosophie et santé

 

La personne – De l’individu à la personne

Posted in Articles on juin 4th, 2016 by admin – Commentaires fermés

La personne

De l’individu à la personne

Si la naissance de l’individu moderne a joué un rôle émancipateur indiscutable en libérant l’homme des pesanteurs sociales et communautaires auxquelles il était soumis jusque-là, il est temps aujourd’hui de dépasser l’individualisme pour se protéger des dérives auxquelles il pourrait conduire dans le contexte contemporain. Réduit essentiellement à sa dimension économique, à son statut d’homo oeconomicus, l’individu contemporain pourrait se laisser tenter par le repli sur soi et par un égoïsme mortifère négligeant toute forme de respect pour la personne humaine.

Par conséquent, la nécessité ne s’impose-t-elle pas à nous, pour sortir des impasses vers lesquelles nous pourrions être entraînés, d’interroger et de revisiter le concept de personne, en insistant principalement sur sa dimension relationnelle ?

Site de l’éditeur : http://librairie.studyrama.com/produit/3732/9782749535401/La%20personne%20

Éthique de la recherche et recherche de l’éthique

Posted in Articles on avril 11th, 2016 by admin – Commentaires fermés

Conférence prononcée à Nancy le 31 mars 2016 lors Colloque Interrégional de Recherche Paramédical : « Osons la recherche »

 

Résumé

La question de la recherche dans les domaines médicaux et paramédicaux se pose d’une manière tout à fait singulière dans la mesure où les disciplines qui s’y rattachent se situent toutes au croisement de plusieurs autres. Bien que s’appuyant sur un savoir scientifique, elles ne sont pas des sciences à proprement parler. Leur objectif n’est pas de connaître, mais d’agir. Elles relèvent de ce que les Grecs appelaient la technè. Il s’agit de produire la santé.

Certes, elles ont à voir avec la science. Depuis Hippocrate et la naissance de la médecine rationnelle, la connaissance des causes des maladies permet au médecin, et plus largement à tout soignant, de trouver les remèdes permettant de les traiter et de contribuer, dans la mesure du possible, à la guérison du malade.

Cependant, les dimension scientifiques et techniques des disciplines médicales et paramédicales ne concernent que les moyens qu’elles mettent en œuvre et non les fins qu’elles poursuivent. Peut-on, en effet, considérer la maladie et la santé comme des concepts scientifiques ? N’ont-ils pas aussi une dimension éthique ? Être malade, c’est, avant tout, voir diminuer sa puissance d’agir et devoir adopter un ethos, un comportement, une manière de vivre différente. La maladie et la santé relèvent d’abord d’un vécu et manifestent une dimension essentiellement subjective. C’est pourquoi à l’ethos du malade doit répondre celui du médecin ou du soignant.

Parce que le cure et le care sont au carrefour de la science, de la technique et de l’éthique, la recherche en la matière ne peut se limiter à une approche uniquement quantitative et prétendument objective. Il est donc nécessaire de développer une éthique de la recherche afin d’en définir plus précisément les objectifs. Mais cette éthique de la recherche est indissociable d’une recherche de l’éthique, c’est-à-dire d’une réflexion s’interrogeant sur les principes mêmes des arts médicaux et paramédicaux.

Accéder au texte de la conférence

Manager selon le care – Article paru dans la revue Qualitique (N° 266 – Décembre 2015).

Posted in Articles on février 28th, 2016 by admin – Commentaires fermés

Le terme de management présente cette particularité d’apparaître aux francophones que nous sommes comme un anglicisme, alors qu’en réalité, il tire son origine de la langue française. Parti du français vers l’anglais, il nous est revenu pour désigner ce que certains nomment la gestion des ressources humaines et qu’il serait peut-être plus judicieux d’appeler l’art de diriger et d’accompagner les hommes au travail. Ce terme présente une telle polysémie qu’il peut aussi bien évoquer le dressage des animaux – la ménagerie – que l’administration domestique – la gestion du ménage. D’un côté, il évoque l’exercice d’une autorité qui n’est pas nécessairement bienveillante et qui laisse peu de place à l’initiative et à la liberté, de l’autre, il évoque une forme d’administration – la gestion – qui apparaît comme relevant plus de la prise en considération de données quantitatives que du souci de la qualité de vie des êtres humains dans une organisation à l’intérieur de laquelle ils ont à accomplir des tâches qu’ils n’ont pas toujours le désir d’effectuer.

Envisagé sous cet angle, le management peut être interprété comme une entreprise de manipulation des consciences et des désirs humains dans le but de faire travailler des hommes qui n’en ont pas toujours le désir. Il peut procéder d’une autorité contraignante ou de processus plus insidieux donnant à ceux sur qui il s’exerce l’illusion qu’ils exécutent de bon gré ce qu’en réalité, il préférerait ne pas avoir à faire. Cette description peut paraître caricaturale, néanmoins, même si elle ne correspond pas toujours à la réalité, elle renvoie à une représentation du management présente dans l’esprit d’un grand nombre de nos contemporains.

Or, « manager » peut prendre une toute autre signification. Si ce terme évoque la ménagerie et la gestion du ménage, il se trouve aussi en rapport avec le verbe « ménager » qui peut également signifier « prendre soin de ».

La gestion semble plus concerner l’administration des choses que le gouvernement des hommes, c’est pourquoi le management semble relever d’une pratique d’une toute autre nature. Aussi, est-il possible de développer une nouvelle conception du management envisagé comme l’art de faire entrer en relation des personnes pour les faire travailler ensemble (Mintzberg, 2005) avec la conscience qu’il n’est pas nécessaire pour être efficace de se forger une âme d’acier dans un monde où ne règne qu’une impitoyable concurrence. Bien au contraire, il apparaît que manager devrait plutôt signifier aujourd’hui se percevoir comme un homme vulnérable accompagnant et dirigeant d’autres hommes vulnérables, c’est-à-dire qui dépendent les uns des autres pour se rendre utiles socialement.

C’est précisément sur cette notion de dépendance qu’il importe d’insister aujourd’hui pour proposer une nouvelle approche du management et des pratiques managériales s’inspirant principalement des apports des éthiques du care et plaçant au cœur même des relations de travail la notion de vulnérabilité.

En effet, les relations humaines dans le monde du travail, si elles ne sont pas vécues sur le seul mode de la sujétion du subordonné à son supérieur, sont le plus souvent réduites à une relation contractuelle entre l’employeur et l’employé considérés chacun comme des individus totalement autonomes. Une autre grille de lecture est cependant possible. Il s’agit de remettre en question la notion d’autonomie qui n’est peut-être finalement qu’une fiction pour lui substituer celle de vulnérabilité et d’interpréter et de concevoir de nouvelles manières d’être à travers ce prisme. La question désormais centrale est la suivante : comment penser les relations entre les personnes à l’intérieur des organisations, et principalement dans les entreprises et le monde du travail, en les considérant non plus comme l’ensemble des rapports qu’entretiennent entre eux des individus autonomes, mais comme la rencontre d’hommes vulnérables, c’est-à-dire dépendants les uns des autres ?

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Le scandale du refus de soin

Posted in Articles on juin 20th, 2015 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée lors de l’Université d’Été de la Société Francophone de Dialyse
Pourquoi parler du scandale du refus de soin ou de traitement ? Si l’on recherche l’étymologie du terme même de « scandale », il renvoie à l’idée d’obstacle, le scandale – du grec skandalon qui a donné le latin scandalum – désigne littéralement ce qui fait trébucher. Autrement dit, le scandale, c’est non seulement ce qui s’oppose à la poursuite d’une trajectoire donnée, mais c’est aussi ce qui fait choir celui qui a choisi de suivre cette direction. La question que l’on est alors en droit de se poser est ici celle de savoir qui est victime d’une chute dans cette affaire, est-ce le malade qui met sa vie en danger, ou est-ce le soignant qui ne peut aller au bout de ce qu’il estime être sa mission ?