La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Qu’est-ce qu’un monde vraiment humain ?

Le propre de l’être humain est de transformer le monde dans lequel il vit pour se sentir chez lui. Même les peuples, dont le mode de vie nous semble plus proche de la nature que le nôtre, organisent leur espace selon un ordre qui est le leur et à l’intérieur duquel ils se sentent réellement chez eux. Ainsi en va-t-il du village ou même du campement, où tout s’organise autour d’un centre ou d’un type de relation entre les différents éléments qui le composent qui n’est autre que la réalisation d’une idée, une mise en forme du réel dans lequel l’être humain reconnaît la concrétisation de sa pensée. Un monde humain, c’est avant tout cela, un monde dans lequel l’humain se reconnaît. Mettez un être humain au milieu d’une nature restée vierge de toute présence humaine, en plein cœur d’une forêt tropicale par exemple, il ne se sentira pas chez lui. Il pourra même avoir le sentiment de vivre dans un environnement inhumain. En effet, le climat (top chaud, trop froid ou trop humide), les insectes, les prédateurs et tout un ensemble de facteurs qu’il jugera comme hostiles, l’inciteront à se ménager un espace structuré selon un ordre qu’il aura pensé au préalable et dans lequel, non seulement, il se sentira protégé, mais qui lui donnera également le sentiment d’être chez lui parce que dans cet espace, et surtout dans la manière dont il l’a ordonné, il retrouvera la forme de sa pensée. Un monde de pure nature pourrait donc apparaître à beaucoup d’entre nous comme un monde inhumain, comme un monde totalement inadapté aux aspirations légitimes de toute personne humaine.

À l’inverse, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, un monde de pur artifice pourrait également être vécu et perçu comme inhumain. Imaginez un monde qui ne serait constitué que de matériaux de synthèse (béton, métaux résultant d’alliages complexes, plastique, etc.), un monde dans lequel toute trace de nature aurait quasiment disparu : pas un brin d’herbe, pas un oiseau qui chante, pas la moindre présence d’un de ces êtres que nous qualifions couramment de naturel.

Ce sentiment d’inhumanité proviendrait certainement de l’absence de toute autre forme de vie que celle de l’être humain en ce monde. Il s’agirait d’un monde froid, sans âme et sans saveur, d’un univers dans lequel l’être humain aurait le sentiment de n’être pas non plus chez lui, bien qu’il soit pourtant dans un environnement où tout aurait été pensé et fabriqué par l’esprit humain.

Ni pure nature, ni pur artifice, tel doit être le monde adapté à la constitution de l’être humain. Il lui faut un monde dans lequel il reconnaît la marque qu’il imprime aux choses, mais auquel il est aussi attaché par des racines qui lui rappelle qu’il est aussi un vivant parmi les autres et qu’il est issu d’une nature dont il ne peut nier qu’il lui est lié de manière indéfectible.

Pourtant, n’est-ce pas ce monde inhumain que nous risquons de léguer à nos enfants ? Un monde où la vie s’appauvrit du fait de la réduction de la biodiversité, où les ressources naturelles diminuent parce qu’elles sont corrompues par les effets de l’activité humaine, un monde où les conditions matérielles de la vie elle-mêmes risquent de ne plus être remplies.

Les humains ont transformé la nature, ce qu’ils sont certainement poussés à faire en raison de leur propre nature, mais en oubliant qu’ils doivent aussi tenir compte des liens qui les unissent à la nature dans sa totalité. Ils ont cru que leur disposition à la technique et leur désir de se reconnaître dans leur environnement faisait de ce dernier un monde qui leur était totalement étranger, totalement extérieur, un monde d’objet face à eux, les humains, qui se perçoivent comme sujet surplombant le monde. Aussi, ne nous faut-il pas revoir la représentation que nous nous faisons de notre place dans la nature pour tenter de sauver notre monde et de le rendre plus humain qu’il n’est tout en nous rendant nous-mêmes plus humains que nous ne sommes.

Être humain, faire preuve d’humanité, ce n’est pas seulement appartenir à une espèce, c’est aussi s’efforcer de réaliser et de laisser s’exprimer toutes les dispositions qui sont en chaque homme, sans en oublier aucune, sans en éluder aucune. Or, notre civilisation a surtout mis en exergue un certain type de rationalité, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas toujours raisonnable. Cette rationalité purement technique et instrumentale a surtout eu pour souci de rendre plus performant les moyens que nous utilisons pour transformer notre environnement sans véritablement s’inquiéter de la pertinence des fins poursuivies et surtout des conséquences que pouvait entraîner la poursuite de ces fins, conséquences sur l’environnement, mais aussi sur l’être humain lui-même. En effet, en transformant la nature, l’être humain se transforme également. Plus exactement, il se transforme en modifiant son rapport au monde, en laissant se développer une conscience du monde qui lui fait percevoir celui-ci différemment.

En transformant la nature, l’être humain finit par oublier qu’il en est issu. Il occulte donc une part de lui-même, ce qui l’empêche de voir le caractère délétère, voire mortifère de certaines de ces actions.

La station debout n’est certainement pas étrangère à cette perception de la nature comme « monde extérieur », comme objet – étymologiquement ce qui est jeté devant – face à un sujet. En effet, en se relevant l’être humain a modifié sa perception des choses et son monde est devenu différent. Qu’est-ce qu’un monde ? Sinon un horizon de sens, c’est-à-dire une certaine conscience circonscrite et orientée en fonction d’une multitude de points de repères spatiaux, temporels, mais aussi corporels. Par conséquent, le monde humain a changé quand de primate qu’il était, encore penché vers la terre, l’être humain s’est redressé et a pu adopter par rapport au reste de la nature une position de surplomb. Ses mains s’en sont trouvées libérées et ainsi il a pu s’attaquer à la transformation de la nature, à son humanisation. Il s’est alors senti capable de s’extraire de la nature et a donc éprouvé progressivement un sentiment de supériorité vis-à-vis de celle-ci, au point de ne plus percevoir par quelles attaches il lui était lié. Se percevant comme sujet, il a fait de la nature son objet. C’est de cette manière de percevoir les choses qu’il faudrait aujourd’hui nous affranchir pour mieux penser notre rapport à la nature. Ne plus nous penser comme des sujets agissant sur un objet, mais comme les agents internes d’un ensemble qui nous dépasse et dont nous ne sommes qu’une partie. Ainsi, ne plus agir sur la nature, mais agir dans la nature en ayant toujours conscience que nous sommes cette nature et qu’il nous faut faire preuve d’une grande délicatesse à son égard si nous ne voulons pas nous nuire à nous-mêmes et si nous ne voulons pas vivre dans un monde inhumain. Or, ce monde excessivement anthropocentré dans lequel nous vivons aujourd’hui présente certains caractères inhumains, au sens où il repose sur une représentation d’un homme amputé de lui-même, parce qu’il a oublié les liens par lesquels il est uni à la nature tout entière.

Si l’homme a besoin pour se réaliser de transformer la nature, il a également besoin de se sentir uni à elle. Peut-être est-ce cela « avoir les pieds sur terre », éprouver son rapport à la terre et percevoir les connexions entre toutes les autres formes de vie avec lesquelles nous partageons une origine commune.

 

Aussi, pour mieux habiter le monde, nous faut-il retrouver nos racines terrestres. Pour réconcilier notre nature avec la nature ; il nous faut apprendre à transformer le monde sans l’abîmer et, apprendre en premier lieu à réparer un monde auquel nous n’avons pas su donner le sens qu’il mérite en le faisant vraiment humain. Un monde vraiment humain, au sens éthique que l’on peut donner à ce terme, ce n’est pas un monde dominé par l’être humain, ce n’est pas un monde dans lequel l’être humain se place au centre, c’est un monde auquel il se sent lié parce qu’il sent sa présence dans la totalité de son être. Ce monde, il le reconnaît afin de pouvoir mieux se reconnaître en lui, sans pour autant le nier.

Réapprendre à habiter le monde, c’est cela vouloir entretenir un rapport éthique avec la nature. N’oublions pas que le mot éthique vient d’un mot grec qui désigne les mœurs, mais qui désigne aussi l’habitation, le lieu de nos habitudes. Habituons-nous donc à vivre avec l’idée que nous sommes solidaires d’une nature qui nous englobe et nous redonnerons à notre monde un sens vraiment humain.

Éric Delassus

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