La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Une économie au service de l’être humain

Mettre l’économie au service de l’être humain et non l’être humain au service de l’économie, tel est le défi que tente de relever l’Économie Sociale et Solidaire. Non en entrant en concurrence avec l’économie classique à laquelle il est souvent reproché de mettre l’homme à son service, mais plutôt en se présentant comme une manière complémentaire d’envisager la production et les échanges et probablement aussi comme une source d’inspiration pour les autres formes que peut prendre l’économie. En effet, en plaçant l’utilité sociale et la solidarité au cœur de la vie économique, l’ESS contribue à lui redonner un sens qui lui manque parfois cruellement et qui est souvent réduit à la seule recherche du profit pour lui-même. Il ne s’agit pas ici de remettre totalement en question la notion de profit et de considérer avec une naïveté coupable que la recherche de ce dernier ne joue aucun rôle moteur dans la prospérité d’une société. En revanche, l’ESS nous invite à nous interroger sur la place qu’il doit jouer dans la vie économique à côté de la poursuite d’une autre finalité qui est l’utilité sociale.

Sur ce point, il me semble qu’il est important d’opérer une distinction entre les fins et les conséquences, c’est-à-dire entre les objectifs poursuivis et les effets qui sont produits par la poursuite de ces objectifs. Qu’une activité économique puisse générer du profit, il n’y a là rien d’illégitime, à la seule condition que ce profit soit la conséquence de la production et de la mise sur le marché d’un produit ou d’un service de qualité qui puisse satisfaire le consommateur ou qui présente une réelle utilité sociale, car c’est cela qui donne sens à cette activité et qui devrait constituer sa seule et véritable finalité.

En ce sens, il est permis de considérer que l’ESS peut être à l’origine d’une éthique de l’économie qui ne la concernerait pas seulement, mais qui pourrait être bénéfique pour d’autres secteurs et contribuer au développement d’une économie plus humaine qui s’accorderait avec la liberté et l’esprit d’entreprise. Car il est important d’insister sur le fait que l’ESS est toujours l’expression de la libre volonté des individus qui la font vivre. Reposant sur la notion de libre association, l’ESS génère une solidarité volontaire et librement consentie de tous ceux qui contribuent à son développement.

L’intérêt de l’ESS tient tout d’abord dans sa dimension sociale qui permet de penser l’être humain autrement que comme un homo-economicus, c’est-à-dire comme un individu atomisé qui n’existerait que par lui-même et pour lui-même et qui ne mettrait sa raison qu’au seul service de ses intérêts particuliers. Elle permet plutôt de penser les êtres humains comme des êtres reliés, reliés les uns aux autres, mais aussi reliés à la nature dont ils font partie et qu’ils doivent protéger pour se protéger eux-mêmes. Autrement dit, cette manière d’envisager l’économie nous invite à mieux comprendre que notre vie n’a de sens que si nous nous efforçons de nous rendre utiles les uns aux autres, par notre travail et par toutes les activités par lesquelles nous pouvons contribuer au bien de nos semblables, c’est-à-dire leur permettre de mener une vie vraiment humaine, une vie qui mérite d’être vécue.

Cette dimension sociale appelle également l’autre valeur de l’ESS qui est la solidarité et qui est indissociable de la dimension sociale de l’existence humaine.

En quoi la solidarité est-elle une valeur fondamentale pour la vie en société ?

Tout d’abord, il faut distinguer la solidarité de la générosité qui suppose toujours une asymétrie entre celui qui donne et celui qui reçoit, entre le sujet et l’objet de la générosité. Dans la solidarité, chacun est sujet, chacun est actif, elle suppose réciprocité et action au service d’un intérêt commun. En ce sens, la solidarité constitue ce qui permet à tous les membres d’un groupe, mais plus largement d’une société, de se soutenir et de faire tenir ensemble tous les membres qui la constituent. Des personnes sont solidaires lorsqu’elles sont liées par une responsabilité et des intérêts communs. Cela n’est pas seulement valable pour des groupes particuliers, mais cela vaut également pour une société dans son ensemble, voire pour l’humanité tout entière. On peut d’ailleurs s’autorise à affirmer que tout dysfonctionnement social résulte d’une manière ou d’une autre d’un manque de solidarité. Ainsi, en physique, on considère qu’une structure ne peut tenir debout et fonctionner correctement que si tous les éléments qui la constituent sont solidaires, c’est-à-dire se conviennent et se tiennent les uns aux autres. La solidarité désigne alors le caractère de ce qui est solide, de ce qui tient debout par les liens qui unissent chaque élément de la structure. Ainsi, dans un mécanisme, les pièces qui le composent sont dites solidaires lorsqu’elles sont liées dans un même mouvement. Il en va de même pour une société.

Une société du « chacun pour soi » est nécessairement une société fragile, parce qu’elle oppose les forces qui la constituent au lieu de faire en sorte qu’elles se joignent en vue du bien commun. Concevoir une société comme fonctionnant selon des rapports de force ne signifie pas nécessairement que ces forces s’opposent ou s’affrontent, elles peuvent aussi se conjuguer et coopérer en vue du bien commun.

C’est cette conjugaison des forces sociales en vue du bien commun que vise l’ESS, c’est pourquoi elle est un incontournable facteur de solidarité qui peut insuffler une dynamique positive à tous les secteurs de la vie économique – le souci de la RSE est peut-être le signe d’un frémissement orientant les choses en ce sens -, afin que celle-ci nous permette de mieux tenir ensemble, de mieux vivre les uns avec les autres en étant unis par des liens solides et durables. Pour reprendre une formule empruntée au philosophe Paul Ricœur, on peut s’autoriser à penser que la visée de l’ESS s’accorde avec la visée éthique qui consiste en « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ».

Éric Delassus

 

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