La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

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Assumer sa vulnérabilité

Posted in Articles on novembre 25th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée le 23/11/2023 dans le cadre d’une rencontre organisée par la Chambre d’Agriculture du Cher

Pourquoi venir parler de vulnérabilité devant des représentants du monde agricole ? Peut-être parce que cette notion ne vous est pas si étrangère que ça.

En effet, être vulnérable signifie tout d’abord être exposé : exposé aux blessures, exposé au risque d’être affecté négativement par un facteur extérieur, exposé à toute forme d’altération. Aussi, si l’on y réfléchit bien, votre condition a, depuis le néolithique, c’est-à-dire l’invention de l’agriculture, été celle de la vulnérabilité, dans la mesure où votre dépendance vis-à-vis des conditions naturelles, principalement climatiques et météorologiques, vous expose au risque de voir le fruit de votre travail affecté, voire détruit si les circonstances ne sont pas favorables. A cela, on peut ajouter dans le contexte contemporain un certain nombre de dépendances d’ordre économique qui peuvent également vous exposer au risque de ne pas toujours parvenir à jouir pleinement du résultat de vos efforts.

Comme vous l’avez peut-être remarqué, un terme est revenu fréquemment dans mon propos, en lien avec celui de vulnérabilité, celui de dépendance. En effet, être vulnérable, c’est aussi être dépendant. Ainsi, nous avons l’habitude de ranger dans la catégorie des personnes dites vulnérables, celles qui sont en situation de dépendance : l’enfant, la personne malade, en situation de précarité ou qui a atteint le stade du grand âge. Mais cela signifie-t-il pour autant que tous les autres sont invulnérables ? Certainement pas ! En fait, si nous regardons avec lucidité notre condition, nous sommes tous vulnérables au sens où nous sommes tous dépendants. Nous sommes dépendants de notre environnement naturel. Comme tout être vivant, nous sommes inséparables du milieu dans lequel nous évoluons et si ce milieu ne remplit plus les conditions nécessaires pour rendre notre vie possible, nous sommes exposés à subir de graves déboires. Nous sommes également dépendants de notre environnement social et relationnel. Pour dire les choses plus simplement nous avons tous besoin les uns des autres.

Pour illustrer, cette forme de dépendance, j’ai coutume d’emprunter un exemple à une philosophe américaine, Joan Tronto, qui a travaillé sur la notion de vulnérabilité et qui dans son livre Un monde vulnérable[1] imagine une situation dans laquelle un être humain peut se trouver confronté à une vulnérabilité qu’il avait jusque-là ignorée. Imaginons une personne qui occupe un poste important dans une organisation, un cadre d’entreprise, qui, un matin, arrive à son bureau et s’aperçoit que le ménage n’a pas été fait. Il retrouve son bureau tel qu’il l’avait laissé la veille, la poubelle n’a pas été vidée, peut-être que le gobelet du café qu’il avait bu l’après-midi précédente est toujours sur son bureau… Bref, il ne retrouve pas, pour commencer sa journée son environnement de travail habituel et ne peut pas commencer sa journée dans des conditions optimales. Il découvre soudain qu’il est vulnérable, parce qu’il dépend de quelqu’un dont jusque-là, il ignorait presque l’existence. Il s’aperçoit que ses conditions de travail sont liées à ces travailleurs de la nuit, ces travailleurs invisibles sans lesquels nous ne pourrions pas vivre et travailler dans des conditions satisfaisantes. Et il se sent d’autant plus vulnérable qu’il n’a jamais assumé cette vulnérabilité. Il s’est toujours perçu comme une personne autonome et à la suite de cet événement, somme toute assez banal, il prend conscience qu’il est relié à d’autres qui contribuent à la bonne marche de son existence.

Cette situation est peut-être symptomatique de celle dans laquelle nous trouvons aujourd’hui. En effet, ne sommes-nous pas, tous autant que nous sommes, en train de découvrir ou de redécouvrir que nous sommes vulnérables et que nous le sommes d’autant plus que nous avons nié pendant de nombreuses années cette vulnérabilité parce que nous avons été aveuglés par les succès de notre civilisation au point de ne pas en percevoir les effets négatifs.

Ainsi, nous avions oublié que nous étions dépendants de notre environnement et nous nous sommes rendus encore plus vulnérables du fait de cet oubli. Le dérèglement climatique auquel nous devons faire face en est certainement le signe le plus criant. Emporté par ce que les Grecs de l’antiquité appelaient l’hubris, c’est-à-dire une prétention démesurée à se sentir supérieur au reste de la nature, nous nous sommes laissé aveugler par nos conquêtes scientifiques et technologiques et nous nous sommes imaginés que nous dominions la nature et que nous pouvions lui demander de satisfaire toutes nos demandes sans avoir à subir les conséquences de nos actions. Nous avions oublié l’enseignement du philosophe anglais du XVIIe siècle, Francis Bacon, qui fut pourtant l’un des fondateurs de l’esprit scientifique moderne, et qui écrivit dans l’un de ses ouvrages que l’« on ne commande à la nature qu’en lui obéissant[2] ». Non seulement toute technique, pour être efficace, se doit de respecter un certain nombre de contraintes physiques, mais nous devrions également, avant de la mettre en œuvre, nous interroger sur les conséquences de son usage sur notre milieu, ce que, il faut l’avouer, nous n’avons pas suffisamment fait durant au moins les deux siècles précédents, même s’il est vrai que notre civilisation n’est pas la première dans l’histoire à avoir à subir les conséquences d’un déni de vulnérabilité relativement à notre dépendance vis-à-vis de notre environnement naturel. Comme l’a magistralement montré le scientifique américain Jared Diamond dans son excellent livre intitulé Effondrement[3] de nombreuses civilisations avant nous se sont effondrées du fait de ne pas avoir su s’adapter correctement à leur milieu, du fait certainement de s’être crue invulnérables. C’est par exemple le cas de l’île de Pâques qui à force de déforestation est devenue ce lieu inhospitalier où seules les statues ont survécu, c’est celui des Vikings qui ne sont restés au Groenland que quelques siècles parce qu’ils n’ont pas su s’adapter à ce milieu ou des Indiens Anasazi en sur le continent américain qui ont épuisé leurs terres en pratiquant une agriculture inadaptée. Notre problème, c’est qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus faire ce que faisaient les populations qui constituaient ces civilisations lorsque celles-ci s’effondraient, c’est-à-dire migrer et fonder d’autres civilisations. Aujourd’hui, notre île de Pâques, c’est notre planète et sauf à suivre les fantasmes de certains milliardaires mégalomanes, il est difficile d’en changer. Mais alors que faut-il faire ? Peut-être commencer par assumer notre vulnérabilité, c’est-à-dire assumer notre dépendance les uns envers les autres et apprendre à prendre soin de soi, des autres et de l’environnement dans lequel nous vivons. Apprendre à penser autrement, et surtout apprendre à se percevoir autrement, c’est-à-dire ne plus se percevoir comme invulnérable et totalement autonome et surtout penser autrement la manière dont nous sommes reliés au monde qui nous entoure pour mieux percevoir les modalités selon lesquelles nous sommes reliés aux autres êtres humains et à notre environnement.

L’une des caractéristiques de la modernité est d’avoir fait du monde dans lequel nous vivons un objet, un objet pour la science, un objet pour la technique.

Étymologiquement, l’objet désigne ce qui est jeté devant, ce qui est extérieur. Nous avons ainsi parfois tendance à objectiver autrui, comme nous avons tendance à objectiver la nature dont pourtant nous faisons partie. Un philosophe du XVIIe qui m’est cher, Spinoza, a écrit que « l’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire[4] ». Par-là, il voulait signifier que l’être humain n’est pas un être qui échappe aux lois de la nature, il n’est pas une exception dans la nature et doit prendre en considération le fait qu’il est soumis à ses lois, comme toutes les autres choses qui la constituent. Cette manière qu’a eu l’être humain, principalement dans la civilisation occidentale, de se penser comme extérieur à ce que nous appelons la nature a d’ailleurs donné lieu à la distinction entre nature et culture qui a été théorisée par Claude Lévi-Strauss, mais qui a ensuite été remise en question par l’un de ses élèves qui est aujourd’hui professeur au Collège de France, Philippe De Scola, qui dans son Livre Par-delà nature et culture[5] a montré que cette distinction était elle-même culturelle et que dans beaucoup d’autres civilisations, elle n’existe pas.

Comprendre cela peut permettre d’assumer sa vulnérabilité et de faire de celle-ci une force. C’est également comprendre qu’il nous faut passer du « travailler sur » au « travailler dans » et au « travailler avec ».

L’être humain ne peut pas vivre sans transformer son environnement, pas plus qu’il ne peut vivre sans collaborer avec ses semblables, c’est une donnée incontournable de sa condition. Cependant, cette nécessité ne doit pas nous conduire à en occulter une autre, celle de rester solidaires les uns des autres et solidaires de la nature dont nous faisons partie. La solidarité est certainement l’une des voies les plus à même de nous aider à vivre positivement notre vulnérabilité afin d’en limiter les effets. Si être vulnérable, c’est être exposé et fragilisé par cette exposition au risque, être solidaire, c’est mettre en place un certain type de liens qui nous font littéralement tenir ensemble. Il ne faut pas oublier que dans solidaire, il y a solide. Les agriculteurs l’ont bien compris, eux qui ont mis en place des structures coopératives et qui savent par exemple mutualiser le matériel pour ne pas avoir à subir des coûts insupportables.

Néanmoins, il reste difficile de s’assumer comme vulnérable dans une civilisation qui a longtemps pratiqué l’injonction à l’autonomie, par exemple en cultivant l’image du self-made-man – celui qui s’est fait tout seul. Mais qui peut sérieusement affirmer cela ? Aucun être humain ne peut le prétendre dans la mesure où il est un être de culture, pas au sens où il serait dissocié de la nature, mais au sens où il ne peut devenir pleinement humain qu’en recevant l’héritage des générations précédentes et étant accompagné par un environnement familial et social. C’est-à-dire au sens où, pour devenir pleinement humain, il lui faut recevoir une éducation.

Il n’empêche que cette injonction à l’autonomie nous rend réticents à assumer notre vulnérabilité, car cela est souvent perçu comme un aveu de faiblesse. Or, ne faudrait-il pas plutôt percevoir l’acceptation de la vulnérabilité comme une source de force ? Accepter que nous ayons tous besoin les uns des autres permet de se placer dans des dispositions favorables à l’entraide et à la solidarité. Une telle acceptation aurait pour conséquence de faire taire notre peur de faire appel à l’aide et de considérer ces appels comme une attitude normale. Nous pourrions ainsi devenir les uns pour les autres, les uns avec les autres, les acteurs de notre existence et de nos actions. C’est le principe même du travail en équipe dont j’ai pu constater les vertus dans le monde médical et hospitalier. Dans ce domaine, les équipes qui fonctionnent le mieux sont celles dans lesquelles, d’une part, les médecins et les soignants ne se considèrent pas comme invulnérables face à leurs patients qui seraient seuls à être en situation de vulnérabilité et d’autre part à l’intérieur desquelles règnent une réelle collaboration entre tous les acteurs quelles que soient leurs compétences et leurs qualifications. Dans ces équipes, les médecins n’hésitent pas à écouter les aides soignant.e.s ou les infirmier.e.s, les psychologues ou les praticiens paramédicaux. Les équipes qui fonctionnent le mieux sont celles à l’intérieur desquelles chacun écoute les autres et vient soutenir le travail collectif. Dans ces équipes, grâce à l’acceptation de la vulnérabilité de chacun, règne une solidarité qui permet de mieux s’adapter aux situations imprévues et de mieux gérer les risques qu’elles peuvent présenter ou entraîner. Pour prendre soin des patients, chacun prend soin des autres soignants et est à l’écoute de ses difficultés pour lui apporter l’aide dont il a besoin. Il ne s’agit pas de personnes invulnérables prenant en charge ces personnes vulnérables que sont les patients, mais de personnes vulnérables s’occupant d’autres personnes vulnérables.

Toute la difficulté pour parvenir à une telle acceptation de sa vulnérabilité et de celle des autres tient principalement dans le fait que nous sommes pris dans une temporalité qui nous empêche de nous arrêter pour nous livrer à la méditation et à la réflexion au sujet de notre condition. Comme le prétend le philosophe allemand Hartmut Rosa[6], nous vivons dans des sociétés qui ne peuvent survivre que dans l’accélération, s’arrêter, et même ralentir, c’est prendre le risque de l’effondrement. Il nous faut cependant nous ménager des plages de décélération et apprendre à nous redécouvrir autrement. Pour Hartmut Rosa, cela passe par l’apprentissage de la résonance[7]. Il nous faut réapprendre à regarder le monde et à nous regarder autrement, c’est-à-dire à faire l’expérience de l’indisponibilité du monde[8]. En effet, nous sommes habitués à considérer le monde (ce que l’on appelle communément la nature, les autres, les choses) comme disponible, c’est-à-dire comme une réalité extérieure dont nous pouvons disposer à notre guise. Rendre le monde indisponible, c’est le percevoir, non pour ce que nous pouvons en faire, mais pour ce qu’il est et s’efforcer d’entrer en résonance avec lui. La résonance désigne le phénomène qui se produit lorsque je vibre au même rythme que ce qui m’entoure, lorsque je ne cherche plus à imposer mon rythme au monde, mais que je cherche à épouser le rythme du monde.

Prendre conscience de sa vulnérabilité et l’assumer, c’est peut-être aussi cela, découvrir et comprendre de quelle manière nous sommes reliés à la totalité qui nous entoure et apprendre à vivre en entrant en résonance avec tous ces liens. Peut-être ne serions-nous pas confrontés aux problèmes écologiques et sociaux que nous rencontrons aujourd’hui si nous avions perçu plus tôt cette dimension de notre condition ?

 

On perçoit bien ici en quoi l’acceptation de la vulnérabilité rend plus fort, plus efficace et renforce la solidarité. C’est certainement à ce niveau que se situe l’un des enjeux fondamentaux des tournants que doit prendre notre civilisation. Il nous faut désormais apprendre ou réapprendre à assumer notre vulnérabilité foncière, c’est-à-dire à accepter le fait d’être dépendant en ne percevant plus cette dépendance comme une faiblesse qu’il faudrait vaincre, mais comme un élément constitutif de notre condition. Être humain, être vivant, c’est avant tout être reliés, reliés à un environnement, à une communauté et le meilleur moyen de vivre positivement ces liens, c’est d’en comprendre la véritable nature. Spinoza, philosophe du XVIIe siècle, sur lequel j’ai beaucoup travaillé et auquel j’ai déjà fait référence, écrit dans l’un de ses livres que la sagesse naît de la compréhension des liens par lesquels nous sommes unis à la nature tout entière[9]. Par-là, il n’entend pas que nous devons vivre en accord avec la nature, comme l’entendait certains penseurs de l’antiquité, cet accord existe de fait dans la mesure où nous faisons partie de la nature et ne pouvons nous en détacher. En revanche, ce sur quoi nous pouvons agir, c’est sur notre manière de lui être reliés, c’est sur la façon dont nous sommes reliés à notre environnement et les uns aux autres. Une meilleure compréhension du tissu relationnel dans lequel nous nous inscrivons peut ainsi contribuer à nous rendre pleinement acteurs de ce que nous entreprenons par l’acceptation notre vulnérabilité qui conduit à développer une plus grande solidarité.


[1] Joan Tronto, Un monde vulnérable, éditions La Découverte, 2009.

[2] Francis Bacon (1561-1626), Novum Organum ou Eléments d’interprétation de la nature, (1620).

[3] Jared Diamond, Effondrement, Folio Essais, 2009.

[4] Spinoza, Ethique, Préface de la troisième partie.

[5] Philippe De Scola, Par-delà nature et culture, Folio Essais, 2015.

[6] Hartmut Rosa, Accélération, La Découverte, 2013.

[7] Hartmut Rosa, Résonance, La Découvertes, 2021.

[8] Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020.

[9] Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement.

Une économie au service de l’être humain

Posted in Articles on novembre 26th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Mettre l’économie au service de l’être humain et non l’être humain au service de l’économie, tel est le défi que tente de relever l’Économie Sociale et Solidaire. Non en entrant en concurrence avec l’économie classique à laquelle il est souvent reproché de mettre l’homme à son service, mais plutôt en se présentant comme une manière complémentaire d’envisager la production et les échanges et probablement aussi comme une source d’inspiration pour les autres formes que peut prendre l’économie. En effet, en plaçant l’utilité sociale et la solidarité au cœur de la vie économique, l’ESS contribue à lui redonner un sens qui lui manque parfois cruellement et qui est souvent réduit à la seule recherche du profit pour lui-même. Il ne s’agit pas ici de remettre totalement en question la notion de profit et de considérer avec une naïveté coupable que la recherche de ce dernier ne joue aucun rôle moteur dans la prospérité d’une société. En revanche, l’ESS nous invite à nous interroger sur la place qu’il doit jouer dans la vie économique à côté de la poursuite d’une autre finalité qui est l’utilité sociale.

Sur ce point, il me semble qu’il est important d’opérer une distinction entre les fins et les conséquences, c’est-à-dire entre les objectifs poursuivis et les effets qui sont produits par la poursuite de ces objectifs. Qu’une activité économique puisse générer du profit, il n’y a là rien d’illégitime, à la seule condition que ce profit soit la conséquence de la production et de la mise sur le marché d’un produit ou d’un service de qualité qui puisse satisfaire le consommateur ou qui présente une réelle utilité sociale, car c’est cela qui donne sens à cette activité et qui devrait constituer sa seule et véritable finalité.

En ce sens, il est permis de considérer que l’ESS peut être à l’origine d’une éthique de l’économie qui ne la concernerait pas seulement, mais qui pourrait être bénéfique pour d’autres secteurs et contribuer au développement d’une économie plus humaine qui s’accorderait avec la liberté et l’esprit d’entreprise. Car il est important d’insister sur le fait que l’ESS est toujours l’expression de la libre volonté des individus qui la font vivre. Reposant sur la notion de libre association, l’ESS génère une solidarité volontaire et librement consentie de tous ceux qui contribuent à son développement.

L’intérêt de l’ESS tient tout d’abord dans sa dimension sociale qui permet de penser l’être humain autrement que comme un homo-economicus, c’est-à-dire comme un individu atomisé qui n’existerait que par lui-même et pour lui-même et qui ne mettrait sa raison qu’au seul service de ses intérêts particuliers. Elle permet plutôt de penser les êtres humains comme des êtres reliés, reliés les uns aux autres, mais aussi reliés à la nature dont ils font partie et qu’ils doivent protéger pour se protéger eux-mêmes. Autrement dit, cette manière d’envisager l’économie nous invite à mieux comprendre que notre vie n’a de sens que si nous nous efforçons de nous rendre utiles les uns aux autres, par notre travail et par toutes les activités par lesquelles nous pouvons contribuer au bien de nos semblables, c’est-à-dire leur permettre de mener une vie vraiment humaine, une vie qui mérite d’être vécue.

Cette dimension sociale appelle également l’autre valeur de l’ESS qui est la solidarité et qui est indissociable de la dimension sociale de l’existence humaine.

En quoi la solidarité est-elle une valeur fondamentale pour la vie en société ?

Tout d’abord, il faut distinguer la solidarité de la générosité qui suppose toujours une asymétrie entre celui qui donne et celui qui reçoit, entre le sujet et l’objet de la générosité. Dans la solidarité, chacun est sujet, chacun est actif, elle suppose réciprocité et action au service d’un intérêt commun. En ce sens, la solidarité constitue ce qui permet à tous les membres d’un groupe, mais plus largement d’une société, de se soutenir et de faire tenir ensemble tous les membres qui la constituent. Des personnes sont solidaires lorsqu’elles sont liées par une responsabilité et des intérêts communs. Cela n’est pas seulement valable pour des groupes particuliers, mais cela vaut également pour une société dans son ensemble, voire pour l’humanité tout entière. On peut d’ailleurs s’autorise à affirmer que tout dysfonctionnement social résulte d’une manière ou d’une autre d’un manque de solidarité. Ainsi, en physique, on considère qu’une structure ne peut tenir debout et fonctionner correctement que si tous les éléments qui la constituent sont solidaires, c’est-à-dire se conviennent et se tiennent les uns aux autres. La solidarité désigne alors le caractère de ce qui est solide, de ce qui tient debout par les liens qui unissent chaque élément de la structure. Ainsi, dans un mécanisme, les pièces qui le composent sont dites solidaires lorsqu’elles sont liées dans un même mouvement. Il en va de même pour une société.

Une société du « chacun pour soi » est nécessairement une société fragile, parce qu’elle oppose les forces qui la constituent au lieu de faire en sorte qu’elles se joignent en vue du bien commun. Concevoir une société comme fonctionnant selon des rapports de force ne signifie pas nécessairement que ces forces s’opposent ou s’affrontent, elles peuvent aussi se conjuguer et coopérer en vue du bien commun.

C’est cette conjugaison des forces sociales en vue du bien commun que vise l’ESS, c’est pourquoi elle est un incontournable facteur de solidarité qui peut insuffler une dynamique positive à tous les secteurs de la vie économique – le souci de la RSE est peut-être le signe d’un frémissement orientant les choses en ce sens -, afin que celle-ci nous permette de mieux tenir ensemble, de mieux vivre les uns avec les autres en étant unis par des liens solides et durables. Pour reprendre une formule empruntée au philosophe Paul Ricœur, on peut s’autoriser à penser que la visée de l’ESS s’accorde avec la visée éthique qui consiste en « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ».

Éric Delassus

 

Devenir des personnes les uns pour les autres

Posted in Articles on mai 25th, 2013 by admin – Commentaires fermés

Une certaine vulgate libérale a tendance à penser la société comme un agrégat d’individus, d’entités isolées les unes des autres et qui n’entretiendraient entre elles que des relations contractuelles.
L’homme se réduirait à un homo œconomicus disposant d’une liberté sans limite et entretenant avec ses semblables des relations essentiellement intéressées et s’inscrivant dans une visée principalement utilitariste. Une telle conception de l’homme apparaît encore aujourd’hui, pour de nombreux esprits, comme foncièrement réaliste dans la mesure où elle réduit les rapports humains à de froids calculs dans lesquels aucune vertu morale n’interviendrait et qui ne se construirait sur aucune base idéale, voire idéaliste.
C’est cette prétention à rendre compte de la réalité concrète des relations humaines que nous voudrions interroger ici en remettant en question la pertinence de la notion d’individu ainsi conçue, pour lui opposer une certaine conception de la personne qui nous apparaît en dernier ressort mieux à même de rendre compte de la condition humaine dans ce qu’elle a de plus concret. En effet, l’individu tel qu’il est conçu par une certaine idéologie libérale n’est-il pas, contrairement à ce que prétendent les défenseurs de cette notion, une pure abstraction ?
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