La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

L’homme est-il un loup pour l’homme ?

Homo homini lupus, beaucoup d’entre vous connaissent certainement cette phrase attribuée au philosophe anglais Thomas Hobbes, mais qu’il emprunte au poète latin Plaute et qui n’apparaît d’ailleurs qu’une seule fois dans son œuvre, plus précisément dans son livre intitulé : Du citoyen.

Les événements dont nous sommes aujourd’hui les tristes spectateurs pourraient nous inciter à adhérer à cette formule (d’ailleurs fort injuste envers le loup), tant la violence qui se déchaîne dans cette guerre absurde nous semble être la conséquence des forces destructrices et mortifères inhérentes à la nature humaine. Dans de telles circonstances, l’être humain apparaît comme la force destructrice la plus puissante à laquelle l’humanité elle-même puisse être confrontée. À l’instar de Freud, nous serions tentés d’y voir l’expression d’une pulsion de mort qui serait tapie au plus profond de notre psychisme et capable de se réveiller dès que l’occasion se présente.

Il est vrai que seul l’être humain peut faire preuve d’inhumanité. En effet, il serait absurde de reprocher à un animal d’être inhumain. Être inhumain consiste à se comporter comme seul peut se comporter un être humain, mais comme il ne devrait pas le faire. Certains diraient qu’agir de façon inhumaine, c’est se comporter d’une façon qui est indigne de l’humanité.

On serait donc tenté de voir dans cette violence le signe d’un vice foncier de l’humanité et de considérer les êtres humains comme étant porteurs par nature de pulsions mortifères et belliqueuses. Nous pouvons cependant nous demander si ces caractéristiques peu engageantes sont réellement constitutives de notre humanité ? Est-ce ce qu’il y a d’humain en nous qui s’exprime lorsque nous laissons parler la haine et la violence ? Ne s’agit-il pas d’autres choses ? N’est-ce pas plutôt lorsque nous sommes influencés, voire déterminés, par des facteurs qui nous sont extérieurs et qui agissent sur nous à notre insu que nous devenons agressifs, jaloux, envieux, prêt à en découdre avec tous ceux que nous percevons comme des ennemis réels ou potentiels ? Être inhumain, ou plutôt se comporter de manière inhumaine, ne vient-il pas de ce que s’exprime en nous ce que nous ne sommes pas ? L’inhumanité n’est-elle pas la conséquence de l’action sur l’être humain de facteurs non-humains ?

C’est cette idée que nous invite à méditer un philosophe comme Spinoza qui affirme que la condition initiale de l’homme est la servitude, c’est-à-dire la soumission à des causes extérieures dont nous ignorons l’existence et dont nous ne percevons que les effets qu’elles produisent sur nous. C’est pourquoi, à l’instar de Hobbes, il conçoit l’état de nature comme un état de guerre, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il considère que la guerre est dans la nature de l’homme. Si l’état premier de l’humanité est celui dans lequel la force règne, c’est parce que les hommes y sont dans cette condition misérable de la servitude qui est plus la manifestation de leur impuissance que de leur puissance. Ils y vivent dans la tristesse, percevant leurs semblables comme une limite à leur capacité d’être et d’agir.

Ainsi, dans des situations où règne la pénurie et la difficulté quotidienne de trouver les moyens de sa subsistance, l’individu qui subit des conditions de vie difficile sera tenté de percevoir l’autre comme une limite à sa puissance d’agir. Il pourra le prendre en haine et chercher à l’éliminer ou à essayer de lui ravir le fruit ou la proie qu’il a pu se procurer et dont on ne peut jouir. Les effets d’un environnement hostile conjugués à l’ignorance rendent généralement les êtres humains envieux et agressifs. Cependant, lorsque l’expérience et la réflexion contribuent à une prise de conscience plus juste de la condition humaine, les êtres humains se trouvent alors disposés à agir de manière plus solidaire et comprennent que si les rapports qu’ils entretiennent avec leurs semblables sont des rapports de force, il n’est pas inéluctable que ses forces s’opposent. Elles peuvent aussi se conjuguer pour le bien de tous et de chacun. C’est certainement un tel processus qui est à l’origine de l’organisation des sociétés humaines.

On peut donc en conclure que l’agressivité n’est pas inscrite au cœur de la nature humaine, qu’elle n’est que la conséquence d’un environnement hostile et mal compris qui affecte les êtres humains de tristesse et les rend donc plus faibles. En revanche, l’être humain qui parvient à comprendre sa condition et qui va agir de manière plus réfléchie et raisonnable agit selon la seule nécessité de sa nature et se trouve beaucoup plus disposé à la concorde qu’à la discorde. Bref, c’est lorsqu’autre chose que nous agit sur nous et en nous, sans que nous le sachions et en diminuant notre puissance d’agir, que naît en nous la haine et toutes ses modalités (envie, jalousie, etc.). En revanche, lorsque l’être humain est vraiment lui-même, il comprend que la concorde est toujours préférable à la discorde et il œuvre nécessairement à sa réalisation. C’est en ce sens que dans le premier cas, on peut parler d’inhumanité, puisque c’est autre chose que ce qui est humain qui agit en l’homme, tandis que dans le second cas, l’homme est proprement humain puisqu’il agit selon la seule nécessité de sa nature. C’est aussi pourquoi, comme l’écrit à plusieurs reprises Spinoza, il n’y a rien de plus utile à un homme qu’un autre homme guidé par la raison.

Éric Delassus.

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