La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

La joie plutôt que le bonheur au travail | Eric DELASSUS | TEDxOrléans

Posted in Articles on janvier 26th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Ça y est ! Les videos de la session TedX Orleans 2022 commencent à être en ligne sur Youtube. Ici, ma conférence qui est une réflexion sur la légitimité et la pertinence de l’idée de bonheur au travail au nom de la joie au travail. Justement, une #nuance à prendre en considération pour éviter des confusions lourdes de sens.
Un grand merci à toute l’équipe TEDxOrléans qui a travaillé dans la #joie pour rendre cet événement possible. Bravo pour leur efficacité et surtout pour la convivialité qui a régné tout au long des échanges et des séances de préparation.
Un mentions toute particulière pour Cédric LOUISY-LOUIS et Nicolas GOUGET de LANDRES qui m’ont accompagné dans la préparation de ce talk.
Merci et bravo aux autres conférencier Jérôme BrisebourgRoxane LihoreauDelphine Gay RauchSamah KarakiEdgardo Koestinger pour leurs prestations et leur engagement.

Interview Institut Prospectif – Eric Delassus | ICD Business School Paris

Posted in Articles on janvier 20th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Temporalités décalées en milieu hospitalier

Posted in Articles on janvier 20th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Conférence prononcée le 19 janvier 2023 à l’hôpital Théophile Roussel de Montesson dans le cadre des « Journées de Théo ».

Nous connaissons tous l’adage selon lequel « le temps c’est de l’argent », et même s’il repose sur des fondements plus que fragiles, il présente l’avantage d’être symptomatique de notre manière de percevoir notre rapport à ce que nous appelons le temps et de vivre notre temporalité. En effet, si nous faisons l’inventaire de toutes les expressions que nous utilisons pour parler de notre rapport au temps, nous remarquons que nous parlons le plus souvent du temps de la même manière que nous parlons de l’argent. Ainsi, peut-on « gagner ou perdre du temps », « avoir du temps devant soi », « investir son temps » dans une activité.

À une époque où, pour reprendre les analyses du sociologue et philosophe Hartmut Rosa[1], la rationalité à laquelle il faut se conformer s’inscrit dans un processus permanent d’accélération, certains vont même jusqu’à parler de « rentabiliser » ou « d’économiser » son temps.

Nous concevons le temps sur le mode de l’avoir, alors que curieusement nous le vivons sur celui de l’être, ou plus exactement du devenir. La temporalité de l’existence humaine est celle du devenir humain. Si, en effet, nous étions, le temps ne nous préoccuperait peut-être pas tant, nous serions plus proche de l’éternité, mais comme nous sommes en devenir, nous sommes nécessairement et incessamment préoccupés de ce qu’il va advenir de nous. D’autant que ce devenir est celui d’un vivant, c’est-à-dire d’un mortel. Cette dimension finie de notre condition marque d’ailleurs les limites du parallèle que nous pouvons établir entre le temps et l’argent. On aura beau bien « gérer » son temps, il est impossible d’économiser du temps de la même manière que l’on « met de côté » de l’argent pour subvenir à nos besoins dans les moments difficiles. Quand arrive le moment ultime, il n’est pas possible d’aller puiser dans ses économies pour gagner quelques semaines, quelques jours ou quelques heures. Nous sommes alors pris par le temps et il n’est alors plus temps de prendre son temps, si ce n’est prendre le temps de laisser le temps nous emporter.

D’ailleurs, nous ne savons guère si le temps agit sur nous ou si ce sont les choses de la vie qui agissent sur nous dans le temps. Car le temps, finalement, on ne sait pas trop ce que c’est… Nous croyons le savoir, mais pour reprendre ce qu’écrit Saint Augustin dans sa méditation sur le temps dans ses Confessions, il suffit qu’on nous demande de le définir pour que nous ne le sachions plus :

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus[2].

Le temps n’a pas d’être et peut-être est-il pour cela indéfinissable. Comme l’écrit le même Saint Augustin, ce qui fait qu’il est, c’est qu’il tend à n’être plus. Comme nous sommes en devenir, nous sommes pris entre un passé qui n’est plus et un futur qui n’est pas encore et notre vie présente ne se situe que dans cette limite qui sépare ces deux non-êtres que sont le passé et l’avenir. Nous nous situons toujours entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore. Si nous voulions nous exprimer à la manière du regretté Raymond Devos, nous pourrions dire que notre existence se perçoit comme située au point de rencontre entre deux riens, ce qui n’est finalement pas grand-chose ! Seulement voilà, ce « pas grand-chose », c’est toute notre vie, c’est la chair même de notre existence que l’on voit s’enfuir à chaque instant et que l’on ne parvient pas à saisir et arrêter. Il nous est néanmoins possible de retenir le temps et de nous projeter en lui, c’est ce qui fait dire à Saint Augustin que le temps est une distension de l’esprit et que finalement seul le présent existe selon plusieurs modalités, le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur grâce à la mémoire, l’intuition et l’anticipation. Saint Augustin écrit en effet :

Ce qui m’apparaît maintenant avec la clarté de l’évidence, c’est que ni l’avenir, ni le passé n’existent. Ce n’est pas user de termes propres que de dire : “il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir”. Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur” », car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente.

Mais s’agit-il alors encore bien du temps ? Ce dont nous parlons actuellement ne concerne-t-il pas plutôt notre perception que ce que l’on appelle le temps, que le temps réel, si tant est que le temps ait une réalité en soi. Comme l’écrit André Comte-Sponville :

Mais ce temps-là n’est pas le temps réel, n’est pas le temps du monde, n’est pas le temps de la nature : c’est le temps de l’âme, c’est le temps de l’esprit, et ce qu’on appellerait mieux la temporalité, entendant par-là l’unité – dans la conscience, par elle, pour elle – du passé, du présent et du futur[3].

Le temps existe-t-il en nous ou hors de nous ? Est-il comme le prétend Kant une forme a priori de l’intuition ou faut-il à la manière d’Isaac Newton le considérer comme une réalité absolue ? Il nous faut avouer que nous n’en savons rien. Le peu que nous savons et que nous connaissons du temps, c’est notre vécu du temps ou plutôt nos vécus du temps, c’est-à-dire certaines formes de temporalité.

Le temps est irréversible, impossible de l’arrêter ou de revenir en arrière. Comme le souligne avec malice Alain reprenant ces vers du Lac de Lamartine « Ô temps suspend ton vol », la question est de savoir pendant combien de temps le temps va-t-il s’arrêter ?

« Ô Temps ! Suspends ton vol ! » C’est le vœu du poète, mais qui se détruit par la contradiction, si l’on demande : combien de temps le Temps va-t-il suspendre son vol ?[4]

Impossible de faire en sorte que le temps s’accélère ou ralentisse, nous avons le sentiment que le temps s’impose à nous dans l’urgence ou l’ennui, la précipitation ou l’attente.

Cette incapacité de ralentir ou d’arrêter le temps est souvent durement ressentie par les soignants lorsqu’ils voudraient passer un peu plus de temps avec certains patients, afin de faire preuve à leur égard d’un peu plus de sollicitude et d’attention, mais qu’ils s’en trouvent empêchés par certains impératifs liés à la gestion des établissements de soin ou plus simplement par la nécessité de devoir s’occuper d’autres malades. Cette incapacité est le plus souvent vécue comme une indépassable impuissance qui confirme d’ailleurs la pensée de Jules Lagneau à propos de l’irréversibilité du temps lorsqu’il écrivait qu’alors que l’espace est la dimension de ma puissance, le temps est celle de mon impuissance[5]. Je peux faire et défaire ce que j’ai construit matériellement, comme l’enfant qui, avec son jeu de construction, édifie une structure qu’il démonte ensuite pour la remonter à nouveau. En revanche, nul ne peut faire que ce qui a eu lieu n’ait pas été. Ce qui est fait est fait et il n’est pas possible de revenir en arrière. Dans la vie, on ne peut pas, comme au cinéma, rejouer la scène. En ce sens la vie est plus proche du théâtre, on ne peut pas reprendre une scène au cours de la même représentation parce qu’on estime qu’on ne l’a pas bien joué. Les jeux sont toujours faits et rien ne va plus. Cela dit, si l’on ne peut agir sur le passé, il reste l’avenir qui est la dimension de tous nos projets. Nous avons le pouvoir de nous projeter dans le futur et d’essayer d’y produire des effets. Mais l’expérience le montre, tous nos projets ne sont pas toujours couronnés de succès et même lorsqu’ils aboutissent, c’est toujours après de nombreuses reconfigurations qui prennent en considération les obstacles et les contraintes avec lesquels il faut nécessairement négocier pour parvenir à ses fins. Et parmi les éléments incontournables à prendre en considération dans l’effectuation de nos actions et la réalisation de nos projets, il y a la présence d’autrui. Nous ne vivons pas le temps dans l’isolement ou la solitude, nous le vivons socialement et de manière intersubjective. Le problème est que nous vivons tous dans des temporalités différentes et qu’il est souvent difficile de faire se conjuguer ces diverses temporalités. On dit souvent qu’il y a un temps pour tout, sous-entendant par là qu’il faut toujours faire les choses au bon moment, mais il y a aussi une temporalité pour chaque chose et chaque action que nous effectuons, chaque attitude que nous adoptons possède sa propre temporalité. La temporalité de la méditation n’est pas celle de l’action, il y aussi le temps de l’attente et celui de l’urgence, celle de l’ennui et celle du souvenir. C’est lorsque l’on compare ces différentes temporalités que l’on prend conscience que si les heures sont toutes composées de soixante minutes, elles ne durent pas toute aussi longtemps les unes que les autres. Et c’est lorsque l’on prend conscience de cela que l’on découvre que le temps ne peut être mesuré simplement quantitativement et que la représentation que l’on s’en fait comme constitué d’une succession d’instants, par analogie avec l’espace qui serait composé de points, est erronée. Comme l’a montré Bergson, le présent n’est pas de l’instant, mais de la durée. C’est pourquoi il peut durer plus ou moins longtemps. Le temps des montres, le temps qui se mesure en mesurant de l’espace ne correspond qu’à une tentative pour objectiver le temps qui est peut-être fort utile sur le plan social, mais qui reste une abstraction au sens où il est totalement étranger à notre vécu concret du temps, à notre expérience du temps, c’est-à-dire à notre temporalité. Il peut sembler étrange de qualifier de concret ce qui n’a rien d’objectif et qui présente toutes les caractéristiques de la plus totale subjectivité, mais il faut prendre ici le terme concret au sens où l’entend Bergson au tout début de l’une de ses conférences intitulée « la conscience et la vie ». Voilà ce que dit Bergson au tout début de conférence :

Mais, qu’est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l’expérience de chacun de nous.

Si l’on considère qu’est concret ce qui est indissociable de notre expérience et qu’est abstrait ce qui en est séparé́, il n’y a en effet rien de plus concret que la conscience, car jamais je ne pourrai en faire abstraction. Et comme pour Bergson la conscience est indissociable de la mémoire et de l’anticipation sans lesquelles nous ne pourrions pas nous inscrire dans une temporalité, il n’y a donc rien de plus concret que cette temporalité dont nous ne pouvons faire abstraction. Autrement dit, la perception concrète du temps est celle de la temporalité́, celle d’une durée qui s’évalue plus qualitativement que quantitativement.

Si l’on envisage les choses sous cet angle, on peut estimer que les gestionnaires qui voudraient mesurer le temps de travail des soignants uniquement de manière quantitative ont une conception totalement abstraite de la temporalité soignante. Il confonde le temps humain, le temps relationnel, le temps de la sollicitude et de l’intérêt attaché à autrui avec un temps qui n’est concevable qu’intellectuellement, mais qui ne possède pas la dimension charnelle du temps vécu. Le temps des montres et des horloges, le temps des mathématiciens et des physiciens est un temps totalement désincarné. C’est pourquoi on peut considérer avec Bergson que ce temps ne dure pas, il ne se mesure que selon des rapports quantitatifs qui ne révèlent rien de la manière dont il peut être vécu. Ce temps-là n’est pas celui de la conscience. Voilà ce que Bergson, toujours lui, écrit pour nous aider à mieux le comprendre :

Le temps pourrait s’accélérer énormément, et même infiniment : rien ne serait changé pour le mathématicien, pour le physicien, pour l’astronome. Profonde serait pourtant la différence au regard de la conscience

[6].

Si le temps des montres et des horloges est homogène dans la mesure ou une heure y fait toujours soixante minutes et chaque minute soixante secondes, le temps vécu peut, quant à lui, se présenter selon des modalités très différentes et c’est principalement ce qui peut poser problème à l’intérieur d’une organisation et dans le cadre des relations humaines et peut-être encore plus à l’intérieur d’un établissement de soin et dans le cadre d’une relation de soins. En effet, les différentes parties prenantes qui entrent en relation dans le cadre d’un dispositif thérapeutique ne vivent pas nécessairement dans des temporalités identiques et compatibles. Le temps du patient (dont la patience est d’ailleurs parfois fort limitée ou à l’inverse très excessive) n’est pas celui du soignant qui n’est pas non plus celui de l’administration de l’établissement de soins.

On se trouve donc confronté à un choc de temporalité qu’il est souvent difficile de réguler. Difficulté qui se trouve peut-être redoublée dans le cadre d’une relation de soins en psychiatrie ou pédopsychiatrie, étant donné qu’une grande partie des pathologies qui y sont traitées peuvent concerner la temporalité et peuvent même être, pour certaines d’entre elles, considérées comme des pathologies de la temporalité. On a tous ici en tête ce fameux texte de Freud dans lequel il définit l’hystérique comme souffrant de réminiscence, dans la mesure où son existence s’inscrit dans une temporalité qui n’est pas parvenu à se détacher de l’événement ou de la scène traumatique passé qui sont sans cesse inconsciemment revécus ou remémorés avec la même intensité que si le traumatisme venait d’être vécu à l’instant. Au point que Freud compare le patient hystérique à des passants londoniens qui seraient affectés par des monuments, comme Charing cross ou la colonne proche de London Bridge qui commémorent des drames d’il y a plusieurs siècles, comme s’ils venaient de se produire :

Les hystériques et autres névrosés se comportent comme les deux Londoniens de notre exemple invraisemblable. Non seulement ils se souviennent d’événements douloureux passés depuis longtemps, mais ils y sont encore affectivement attachés ; ils ne se libèrent pas du passé et négligent pour lui la réalité et le présent. Cette fixation de la vie mentale aux traumatismes pathogènes est un des caractères les plus importants et, pratiquement, les plus significatifs de la névrose[7].

On pourrait donc, en un certain sens, considérer que dans ce type de névrose le malade est prisonnier d’une temporalité dont il ne parvient pas à se libérer et qui l’enferme dans un passé qui l’affecte de telle sorte qu’il lui est impossible de laisser s’exprimer définitivement la souffrance qu’a pu entraîner en lui un événement traumatique.

La question de la temporalité se pose certainement en pédopsychiatrie du fait que cette discipline doit prendre en charge des patients durant différents temps de la vie au cours desquelles la perception du temps évolue et diffère de celle des adultes.

Pour le pédopsychiatre, il est nécessaire de bien cerner la temporalité dans laquelle se situe le patient. La temporalité de l’enfance n’est pas celle de l’adolescence et selon les sujets ces temporalités peuvent certainement se manifester selon des modalités différentes. Pour l’enfant le présent est souvent perçu comme un maintenant immédiat et même s’il dure au sens où l’entend Bergson, cette durée se construit par un jeu de rétention / protention qui concerne principalement le passé et l’avenir immédiat. Il en est certainement tout autrement pour l’adolescent qui cherchent à sortir de cette temporalité pour tendre vers une temporalité adulte, mais qui voit aussi revenir à lui un passé qu’il avait réussi jusque-là à refouler. Avec le retour de certaines pulsions œdipiennes, l’adolescent se trouve sur une ligne de crête entre deux temporalités qu’il ne parvient pas nécessairement à apprivoiser et sur laquelle il doit se construire. La relation de soin va donc devoir s’établir en prenant en compte ces différentes temporalités et construire sa propre temporalité en les faisant dialoguer, et ce sans oublier la temporalité du soignant.

Le soin s’inscrit, en effet, dans une temporalité patiente et attentive qui est celle de l’écoute, de l’empathie ainsi que de l’analyse et de la réflexion. Elle peut se trouver confrontée à celle d’un patient trop impatient qui souhaiterait aller mieux tout de suite, où d’un patient qui restant inscrit dans la temporalité de sa pathologie résiste à la cure et s’enferme dans le souvenir récurent d’un traumatisme. Il faut donc que le soignant soit attentif au moment opportun – le kairos dont parle Aristote – durant lequel il pourra aider son patient à glisser d’une temporalité à une autre, à reconstruire une temporalité plus « équilibrée » dans laquelle il pourra assumer le passé tout en se projetant dans l’avenir.

Cela dit, le soignant doit aussi se préparer à affronter la temporalité de l’urgence, celle de ces moments qui nécessitent des prises de décision qui ne peuvent s’appuyer que sur une lente et patiente délibération.

Affronter ces temporalités décalées, celle du patient, celle du soignant, celle des non-soignants – les proches du patient, les personnels administratifs des établissements de soin -, c’est en fait se trouver confronté à la question de l’altérité. Comme l’écrit Emmanuel Levinas : « le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais il est la relation même du sujet avec autrui ». Cette caractéristique du temps, nous la sentons déjà dans nos relations interpersonnelles ordinaires et quotidiennes. Chacun d’entre nous vit au rythme d’une temporalité qui lui est propre et rencontre parfois, pour ne pas dire souvent, des difficultés à s’adapter au rythme de l’autre. Tel s’agace de la lenteur de tel autre ou se trouve étourdi par le rythme effréné de ses actions. Vivre avec les autres, c’est d’abord s’adapter à de multiples temporalités, s’inscrire dans un univers de temporalités décalées.

Dans le monde du soin, nous l’avons souligné précédemment, ces décalages sont le fait du statut et de la position institutionnelle de chacun. Aux décalages liés à la temporalité singulière de chacun viennent s’ajouter ceux produits par la structure de soin et par la situation que chaque partie prenante occupe dans la relation de soin et le cadre dans lequel elle se met en place. Toute la question est donc ici de savoir comment faire se rencontrer ces temporalités sans qu’il y ait confrontation ou « collision » entre elles. Cela suppose donc de la part de chacun une certaine capacité à s’adapter à la temporalité de l’autre et non la volonté d’imposer sa temporalité à l’ensemble du dispositif de soin, ce qui est certainement la cause de nombreux conflits ou de nombreuses incompréhensions, principalement entre les soignants et les administratifs. Chacun voudrait que l’autre se cale sur la temporalité propre à son mode de fonctionnement et reste aveugle à ce qui légitime le mode temporel dans lequel l’autre évolue. L’administration voudrait que les soignants adopte un mode temporel de type gestionnaire qui se cale plus sur une mesure quantitative du temps que sur sa dimension qualitative, qui est plus attaché au temps des horloges qu’au temps vécu, comme c’est le cas en milieu hospitalier lorsque l’administration définit le nombre de toilette que doit faire un.e aide soignant.e et le temps maximum qu’elle doit y passer. Vision purement comptable d’un temps qui est souvent celui d’un échange humainement indispensable avec le patient, d’un temps durant lequel parce qu’on s’immisce dans l’intimité du patient et dans le rapport qu’il entretient avec son corps, il faut faire preuve de sollicitude, de respect et de délicatesse pour ne pas heurter se pudeur. En psychiatrie et en pédopsychiatrie, il en va certainement de même du temps de la consultation et de l’échange avec le patient. Ici le soin est aussi, en un certain sens, une intrusion dans l’intimité d’autrui et dans une temporalité à laquelle il faut s’adapter.

Mais si le temps gestionnaire a du mal à s’adapter au temps du soin et de la thérapie, à la temporalité vécue par les patients et les soignants et à celle qui se met en place dans la relation qui se construit entre eux, peut-être en va-t-il de même dans l’autre sens ? La temporalité gestionnaire peut aussi prétendre à une certaine légitimité. Pour reprendre une formule bien connue « si la santé n’a pas de prix, elle a un coût » et il n’y a rien en soi de choquant à ce que les ressources allouées au système de santé soient gérées de telle sorte qu’elles se trouvent optimisées. Toute la question est alors de savoir quelles sont les conditions le plus favorables à une telle optimisation. Ce n’est certainement pas en restant aveugle à la temporalité de l’autre que l’on peut y parvenir.

Régler le problème des temporalités décalées dans l’univers du soin, ce n’est certainement pas s’obstiner à vouloir que tous se cale sur une seule et même temporalité, mais plutôt s’efforcer de faire dialoguer les temporalités et faire en sorte que chacune s’efforce de comprendre l’autre, c’est-à-dire, c’est là le véritable sens du verbe comprendre, la prenne avec soi. Il ne s’agit plus alors d’imposer une temporalité à une autre, mais de procéder plutôt à un ajustement des temporalités, ce qui suppose qu’il y ait du jeu entre elles et que leur rencontre ne bloque pas le système, mais permette au contraire qu’il fonctionne mieux. Dans un mécanisme, s’il n’y a pas un minimum de jeu entre les pièces qui le composent, il ne peut fonctionner, il bloque. En revanche, trop de jeu entraîne sa dislocation. C’est d’ailleurs tout le travail de l’ajusteur d’introduire dans le mécanisme le minimum de jeu nécessaire à son bon fonctionnement.

Dans la relation de soin telle qu’elle peut se mettre en place dans un cadre institutionnelle précis, n’est-on pas confronté à une difficulté comparable ? Difficulté qui se trouve accentuée par le fait qu’il n’y a pas à l’extérieur du système un deus ex machina qui ajuste le système, mais que c’est à chacun de procéder, pour lui-même et dans sa relation aux autres, à cet ajustement. Difficulté peut-être encore plus grande en pédopsychiatrie dans la mesure où le patient, du fait de sa pathologie, peut se trouver dans l’incapacité d’effectuer pour lui-même cet ajustement.

Pour rendre effectif cet ajustement, il faut introduire du jeu entre les temporalités de manière qu’elle puisse s’articuler les unes aux autres et se comprendre les unes les autres. C’est par le dialogue des temporalités qu’un tel jeu pourra introduire de la souplesse dans le système et rendre possible les ajustements nécessaires à son bon fonctionnement.

Pour que les soins et les traitements puissent être prodigués le plus efficacement possible, il faut éviter de tomber dans cet écueil vers lequel on est vite tenté de glisser et qui consiste à penser que tout fonctionnerait mieux si tout le monde fonctionnait comme soi, voire si on était le seul à le faire fonctionner. Une telle manière d’envisager les problèmes est elle-même problématique et confine à l’absurde dans la mesure où le gestionnaire d’un établissement de soin pourrait en arriver à penser que son métier serait bien plus facile s’il n’y avait pas les soignants ou un soignant à penser qu’il ferait mieux son travail s’il n’était sans cesse ennuyé par les malades. Cette présentation est plus que caricaturale, mais ne traduit-elle pas une tentation à laquelle nous sommes fréquemment exposés et à laquelle nous succombons parfois ? Cependant, il ne s’agit là que de pures fictions, la condition humaine est celle d’un être social et s’inscrit dans une intersubjectivité à laquelle il est impossible d’échapper.

Nous travaillons les uns avec les autres et les uns pour les autres, il nous faut donc prendre en compte la singularité de toutes les parties prenantes d’une relation afin de nous accorder à elle de façon à rendre la relation plus harmonieuse.

En fait, cette difficulté à laquelle sont confrontés les différentes parties prenantes d’une relation de soin est symptomatique de la vulnérabilité foncière de l’être humain. Cette vulnérabilité qui est au cœur même de la condition humaine est encore plus accentuée dans la relation de soin. Elle ne concerne pas simplement la faiblesse ou la fragilité des êtres humains, mais leurs dépendances réciproques. Nous avons trop souvent tendance à croire que ne sont dépendants que les être que nous jugeons les plus faibles : les enfants, les personnes âgées ou en situation de précarité, les malades, mais ce jugement nous aveugle et nous empêche de percevoir notre propre vulnérabilité. Nous sommes tous vulnérables, car nous sommes tous dépendants les uns des autres. Par conséquent, la relation de soin n’est pas une relation entre les soignants ou les médecins qui seraient des personnes autonomes et les patients qui seraient vulnérables. En réalité la relation de soin est une relation qui s’établit entre personnes vulnérables. Prendre conscience de cette dimension de vulnérabilité inhérente à la relation de soin permet de se mettre dans des dispositions favorables à une certaine forme d’empathie et, entre autres, à ce que l’on pourrait appeler une « empathie temporelle ». Si je me pense comme totalement autonome, je ne vais prendre en considération que la temporalité qui est la mienne, qui est celle de mon activité, de ma position dans le système de soin. Autrement dit, je réduirai mon point de vue et n’appréhenderait la relation que sous un seul et unique angle, celui du gestionnaire pour l’administratif ou celui du soignant ou du médecin. En revanche, si chacun assume sa vulnérabilité, il pourra s’efforcer de mieux comprendre la temporalité selon laquelle l’autre évolue et pourra ainsi tenter de faire se concilier les différentes exigences de chacune des positions et de mieux comprendre leurs inscriptions temporelles.

Mais ce qui nous rend également vulnérable relativement au temps et à la temporalité et qui rend difficile la communication des temporalités, c’est que nous ne sommes pas suffisamment armés pour en parler. S’il est difficile de faire dialoguer les temporalités, c’est que nous ne disposons pas d’un logos approprié pour le faire. En effet, comme le fait remarquer Henri Bergson, notre intelligence et notre langage parce qu’ils se sont construits à partir de l’action ne fonctionnent qu’à partir de métaphores spatiales. C’est pourquoi nous nous représentons le temps et nous en parlons comme si c’était de l’espace. Nous nous représentons le temps comme une ligne ou un cercle – pour imaginer le temps cyclique -, quand nous croyons mesurer le temps, nous mesurons en réalité de l’espace, la distance que parcourt l’aiguille sur le cadran de la montre. Il nous faut donc pour parvenir à faire dialoguer les temporalités, trouver une métaphore spatiale qui le permette et c’est, me semble-t-il, la notion de « point de vue » qui convient le mieux. Un point de vue, au sens littéral, désigne un lieu où l’on se trouve et en fonction duquel on peut observer un objet sous un certain angle. Ainsi, si l’on change de point de vue, on peut viser le même objet et ne pas voir la même chose. Aussi, si l’on se contente d’un seul point de vue, on ne pourra exprimer qu’une opinion partielle et partiale. En revanche, si l’on s’efforce d’adopter le plus de points de vue possible, on pourra, à partir de ces différentes perceptions du même objet, tenter d’en construire une représentation plus précise et plus en adéquation avec la nature de l’objet que l’on tente de définir.

Pour ce qui concerne la temporalité, peut-être pourrait-on parler de « point de vue temporel » pour appréhender une situation et envisager toutes les perceptions possibles que l’on peut en avoir selon les nécessités auxquelles on est confronté. Cela suppose une certaine forme d’empathie dans la mesure où le temps est, à la différence de l’espace qui est, comme le précise Kant, la forme du sens externe, la forme du sens interne. Autrement dit, alors que nous organisons la perception de ce qui se passe hors de nous selon des rapports spatiaux, nous organisons ce qui se passe en nous selon de rapports temporels. Le problème, c’est que nous ne savons pas vraiment parler de ce qui s’inscrit dans cette temporalité, si ce n’est en essayant d’envisager la possibilité d’appréhender les choses selon différents points de vue temporels.

 

Si la relation de soin s’inscrit donc dans une triangulation à temporalités décalées, toute la question est de savoir comment recaler ces temporalités, comment les ajuster. Parmi les pistes qui s’offrent aux différents termes de cette relation, la prise de conscience de cette vulnérabilité foncière de toutes les parties prenantes et la volonté d’assumer celle-ci et de l’accepter pour soi-même et pour autrui est certainement l’une de celle qui permettrait d’éviter beaucoup de souffrance de part et d’autre. S’il faut savoir prendre son temps pour bien faire les choses, il faut aussi apprendre à prendre le temps de l’autre, le respecter et l’aider à s’ajuster aux autres temporalités qu’il doit nécessairement côtoyer. On pourrait ainsi éviter de nombreux phénomènes d’épuisement qui viennent le plus souvent de l’effort impossible d’adopter une temporalité qui n’est pas la sienne, qui n’est pas celle de sa fonction et qui donne trop souvent le sentiment de mal faire la tâche qui est la sienne. Comment faire pour travailler selon une juste temporalité adaptée à sa pratique sans pour autant mépriser la temporalité de l’autre avec qui l’on travaille ? Comment faire pour s’adapter à la temporalité de l’autre sans renoncer au rythme indispensable que l’on doit suivre pour bien faire son métier ? Comment la temporalité gestionnaire et managériales peut-elle s’adapter à la temporalité soignante et réciproquement ? Comment ces temporalités peuvent-elles s’ajuster à celles des patients ? C’est semble-t-il tout l’enjeu des échanges qui vont avoir lieu aujourd’hui.

Il ne faut ni se soumettre à la temporalité de l’autre ni la nier ou la mépriser. Il faut apprendre à écouter les nécessités des uns et des autres et pour cela apprendre à s’assumer comme vulnérable en intégrant la vulnérabilité des autres avec qui ou pour qui l’on travaille, ce qui n’est pas un signe de faiblesse, mais une force qui rend possible une véritable collaboration en vue du bien de tous les acteurs du soin et du bien de ceux à qui ces soins sont destinés.

Eric Delassus

 

[1] Harmut Rosa, Accélération, Editions La découverte, 2013.

[2] Saint-Augustin, Confessions, Paris, Garnier-Flammarion, 1964. p. 264.

[3] Comte-Sponville A, L’être-temps, Paris: PUF; 1999. p. 22.

[4] Alain. Éléments de philosophie. Chapitre XVII : “Du temps”. Paris: Gallimard; 1941. p. 80.

[5] Lagneau J. « Cours sur la perception ». In: Célèbres leçons. Paris: PUF; 1964. p. 175-6.

[6] Bergson H. La pensée et le mouvant. Paris: PUF; 1975. p. 3.

[7] Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, leçon 1.


 

Des vertus du doute en entreprise

Posted in Articles on janvier 9th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Douter est parfois interprété comme un signe de faiblesse, il est souvent perçu comme le propre des caractères indécis et hésitant. À l’inverse, on aurait aujourd’hui plutôt tendance à valoriser l’attitude du fonceur qui ne craint pas de prendre des risques. Mais n’est-ce pas prendre un risque inconsidéré que de ne pas douter ? Le doute ne peut-il pas devenir une force lorsqu’il est utilisé à bon escient dans le calcul des risques ?

Que signifie douter ? Douter ne signifie pas nécessairement hésiter et être indécis. Le doute désigne littéralement la suspension du jugement et cette suspension peut ne concerner que le moment pendant lequel on examine les différentes options possibles face à une situation, afin de tenter de déterminer quelle est la meilleure. Autrement dit, le doute n’installe pas nécessairement celui qui le pratique dans l’incertitude, il peut également être un moyen d’accéder à une connaissance plus assurée. À l’origine, le doute a été pratiqué par les sceptiques, dont certains, comme Pyrrhon, vont jusqu’à considérer que le monde n’est fait que d’apparence et qu’il n’y a aucune vérité. On peut considérer qu’il y a deux formes de scepticisme, une forme forte et une forme faible. Pour la première, il faut douter de tout parce qu’il n’y a aucune vérité, tandis que pour la seconde, il y a peut-être une vérité, mais elle nous est inaccessible. Quoi qu’il en soit, le problème du scepticisme est qu’il peut vite conduire au silence et à l’inaction. En effet, si je considère qu’aucune vérité n’est accessible, si je ne peux être certain de rien, je ne peux rien affirmer et je peux difficilement agir puisque je ne peux faire aucun choix. Mais le doute ne se limite pas au scepticisme, il y a un autre usage possible du doute, celui du doute méthodique de Descartes. En effet, Descartes, qui cherche une vérité certaine et indubitable, va utiliser le doute comme pierre de touche pour examiner le degré de vérité et de certitude d’une affirmation. C’est ainsi qu’il parvient au fameux cogito ergo sum – « je pense donc je suis » – après avoir poussé le doute aussi loin qu’il est possible. En effet, je peux douter de tout sauf de mon existence en tant que sujet de ce doute, c’est-à-dire en tant que sujet pensant. Si je doute, il faut bien que ce « je » qui doute existe, c’est une évidence, une vérité qui se perçoit immédiatement et qui marque les limites du doute, mais qui permet aussi d’en préciser l’utilité. Tant que j’ai une raison de douter d’une affirmation, je ne peux pas affirmer catégoriquement qu’elle est vraie, je ne la considère pas non plus comme fausse, je suspends mon jugement à son sujet.

Cette utilisation du doute comme moyen d’évaluer la valeur de vérité d’une proposition se retrouve dans le premier précepte de la méthode :

« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de la mettre en doute. »

Ce précepte peut certainement trouver sa juste place dans le monde de l’entreprise et intervenir dans les délibérations qui précèdent toute prise de décision. Se demander toujours, avant de valider une décision, quelles sont les raisons qui pourraient conduire à douter de son bien-fondé, n’est-ce pas la meilleure manière d’éviter de se fourvoyer en adoptant des stratégies inadaptées, en recourant à des méthodes de management inadéquates ou en se trompant de priorité dans les objectifs à poursuivre ?

Utiliser de cette manière, c’est-à-dire comme méthode, le doute n’est plus un signe faiblesse ou d’irrésolution, il devient générateur de force et de lucidité. De plus, comme une entreprise est une réalité sociale, collective, cette méthode invite à s’ouvrir aux objections des uns et des autres qui peuvent nourrir ce doute, non pour bloquer la décision, mais pour enrichir la délibération qui la précède.

Il nous faut donc apprendre à douter, tant dans notre vie personnelle que dans notre activité professionnelle, non pour n’être assuré de rien, mais au contraire pour s’assurer que l’on a choisi, sinon la bonne solution, celle qui apparaît la meilleure.

Éric Delassus

La responsabilisation

Posted in Articles on janvier 5th, 2023 by admin – Commentaires fermés

La responsabilisation

Intervention du 8 septembre 2022 dans le cadre des rencontres organisées par le réseau ICARE au siège de la Société Michelin à Clermont-Ferrand.

Le sens et la valeur de l’altérité

Posted in Articles on décembre 24th, 2022 by admin – Commentaires fermés

À la suite de mon précédent article sur la notion d’altérité, j’aimerais le compléter et poursuivre cette réflexion en insistant sur les raisons pour lesquelles il est essentiel de valoriser celle-ci, principalement dans les organisations. En effet, la vision taylorienne du travail a atteint ses limites et a suffisamment montré qu’elle était porteuse d’effets pervers pour que l’on passe à autre chose. En effet, le temps où l’on considérait l’être humain au travail comme un individu substituable à un autre est révolu. Cette manière de considérer l’être humain au travail en l’assimilant à une chose ne devrait plus avoir cours aujourd’hui. D’une part, parce que de nombreuses tâches répétitives qui devaient être accomplies par des êtres humains à l’époque de Taylor sont désormais effectuées par des machines. D’autre part, parce que même lorsqu’il s’agit de tâches de simple exécution, on s’aperçoit que chaque personne les effectue à sa manière et qu’il est souvent profitable à une organisation, comme une entreprise, de laisser les individualités s’exprimer, ce qui est généralement une source inépuisable d’innovation. L’altérité de l’autre – et ce n’est pas un pléonasme d’utiliser cette expression – c’est ce qui fait son originalité, sa singularité, ce qui fait qu’il n’a pas son pareil et qu’il possède des caractéristiques, des aptitudes qu’il est le seul à posséder. Par conséquent, prendre en considération cette altérité, c’est nécessairement accorder de la valeur à ce qui fait d’un être humain une personne. Valoriser l’altérité, c’est donc respecter la personne.

Ce respect de la personne dans une entreprise est un impératif inconditionnel sur le plan éthique, mais qui peut par surcroit, être porteur de conséquences favorables tant pour les personnes prises individuellement que pour l’organisation tout entière. Ainsi, en valorisant l’altérité et la singularité, il est possible de conjuguer la valeur accordée à la personne prise individuellement et celle qu’il faut nécessairement attribuer à la dimension collective du travail. Un collectif de travail n’est pas un ensemble d’individus uniformes, mais une communauté de personnes toutes différentes les unes des autres et c’est cette différence qui en fait la richesse et la puissance créatrice.

En effet, nier ou mépriser cette altérité, cette singularité qui fait que chacun est unique, irremplaçable et n’a pas son pareil, c’est passer à côté d’aptitudes que la personne peut développer à l’intérieur de l’entreprise et mettre au service de celle-ci et plus largement de la collectivité dans son intégralité.

Il est donc essentiel de reconnaître cette altérité dans les organisations, elle peut être une source de joie pour la personne qui vivra sa présence dans l’organisation comme l’occasion de développer sa puissance de penser et d’agir, elle est aussi une richesse pour l’organisation elle-même et la collectivité au service de laquelle elle fonctionne, puisque le développement des aptitudes singulières de chacun est généralement une source d’innovation et de progrès.

Éric Delassus

À LA RENCONTRE DE L’ALTÉRITÉ

Posted in Articles on décembre 24th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Qui est autrui ? À cette question, nous serions tentés de répondre qu’il est notre semblable. En effet, nous ne rangeons pas dans la catégorie « autrui », ce qui est radicalement autre que nous. Une chose ou même un animal, nous ne pouvons pas précisément les considérer comme relevant de ce terme. Cependant, puis-je réduire autrui à n’être que mon semblable ?

S’il en était ainsi, il n’y aurait quasiment plus de frontière entre la similitude et l’identité. Or, si autrui est mon semblable, il n’est pas mon identique. Ce qui fait qu’il est autre, c’est aussi et surtout sa différence. C’est d’ailleurs cette différence qui va constituer son altérité, c’est-à-dire cette caractéristique propre à ce qui est autre. Le problème est alors de savoir jusqu’où peut aller cette différence pour que je puisse toujours reconnaître en l’autre mon semblable.

Tout homme est mon semblable, mais en un certain sens tout être vivant également, néanmoins j’aurai plus de mal à considérer qu’un vivant non-humain est un autre au même titre que peut l’être un autre être humain. Ce qui ne veut pas dire que je peux m’autoriser à être indifférent au sort des autres vivants, mais face à un vivant non-humain, je vais être confronté à une altérité qui ne sera pas du même type que celle que je rencontre face à autrui.

L’altérité suppose la similitude et la différence, aucune de ces deux caractéristiques ne peut être évacuée.

En effet, si je ne considère autrui que comme mon semblable, je risque fort de ne plus considérer comme un autre tout ce que je perçois comme trop différent de moi. Cette tendance à ne voir dans l’autre que mon semblable et à rejeter ce qui est jugé comme trop dissemblable a pu, par exemple, servir de justification à l’esclavage ou à la colonisation.

C’est cette question qui fut posée lors de la controverse de Valladolid lorsque se posait la question de savoir si les Indiens d’Amérique étaient des créatures humaines et qui a abouti à la réduction en esclavage des populations noires d’Afrique. C’est ce rejet et cette incompréhension de la différence au nom de la valeur accordée à la similitude qui fait que lorsque Robinson rencontre Vendredi, il a tout d’abord du mal à le considérer comme un être humain à part entière. C’est ce refus de la différence qui fut à l’origine du rejet d’une partie de l’humanité considérée comme sauvage ou barbare. Or, comme le fait remarquer Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire, le barbare n’est-ce pas d’abord celui qui croit à la barbarie ?

Néanmoins, si je dois considérer autrui comme différent, je ne dois pas pour autant évacuer le fait qu’il est mon semblable, car si je le considère comme radicalement différent, je risque de ne plus être en mesure de prendre en considération ce qui fait son humanité et ce que je possède en commun avec lui.

Pour comprendre et appréhender autrui, il convient donc de se situer sur la ligne de crête qui sépare l’identité et la différence.

Autrui est toujours celui dont je suis proche, mais qui en même temps m’échappe et reste pour moi un mystère, il est une source d’inquiétude, car il m’invite en permanence à me remettre en question. Sous le regard d’autrui, je découvre des aspects de moi-même que j’ignore et sa différence m’invite à interroger ma manière d’être humain. Si nous avons trop souvent tendance à rejeter ce qui nous est différent et si les diversités sexuelles, culturelles ou de tout autre espèce nous inspire parfois une certaine forme de répulsion, c’est qu’elles remettent toujours en question notre manière d’être humain. Elles nous montrent qu’il n’y a pas qu’une seule façon de manifester son humanité, que la nôtre n’est peut-être pas la seule possible et pas nécessairement la meilleure.

Il faut donc se méfier de tout rejet de l’autre et de ce qui fait son irréductible altérité, cela nécessite que l’on ne dissocie pas différence et similitude. Il nous faut donc à la fois respecter en l’autre ce qui fait sa différence tout en continuant d’avoir le sentiment qu’il est notre semblable et que nous partageons avec lui cette humanité qui nous évite de vivre séparés les uns des autres et de rejeter en l’autre ce qui fait son altérité.

Éric Delassus

Le courage managérial

Posted in Articles on octobre 26th, 2022 by admin – Commentaires fermés

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Le courage est une vertu difficile à définir et à identifier, car il peut prendre des formes diverses ou parfois, donner l’impression d’être présent dans des comportements dans lesquels il est en réalité totalement absent. Comme l’a écrit Albert Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » et souvent, on désigne par le terme de courage, ce qui est certainement tout son contraire. Dans le film de Stéphane Brizé, Un autre monde, Vincent Lindon joue le rôle d’un chef d’entreprise qui essaie de sauver des emplois dans son usine, alors que la direction du groupe dont il fait partie envisage une restructuration qui risque d’être dévastatrice pour les salariés. Ce chef d’entreprise tient tête à sa hiérarchie et propose une alternative financièrement viable, afin de sauver les emplois. Ce qui est intéressant dans ce film, c’est l’emploi qui y est fait du terme de courage. Alors que l’attitude de ce patron qui fait ce qu’il estime juste peut sembler courageuse, ce qui lui est reproché, principalement par la directrice de la filiale française du groupe interprétée par Marie Drucker, c’est justement de manquer de courage. Comme si le courage consistait à ne pas écouter ses sentiments et à faire preuve de dureté et d’insensibilité.

En effet, on se représente communément la personne courageuse comme une personne n’écoutant pas ses affects, indifférentes à ses sentiments personnels ou ses émotions, totalement dénuée de peur et ignorant la crainte. Bien évidemment, les choses sont bien plus complexes que cela dans la réalité. Si la personne courageuse était telle qu’on vient de la décrire, elle ne serait pas éloignée de la brute insensible et irréfléchie. Le courage ne consiste pas dans l’absence d’affect et plus particulièrement de peur, il consiste plutôt dans la manière dont on appréhende ses peurs et ses émotions et surtout dans la capacité à pouvoir dépasser ses impulsions premières, à aller au-delà de ses tendances spontanées. Dans la vie courante, on distingue deux formes de courage. La première est celle de celui qui ne rechigne pas à l’effort, c’est le courage de celui qui est disposé à travailler sans ménager sa peine. Ici, le courage désigne ce qui s’oppose à la paresse. La seconde désigne celui qui ne fuit pas devant le danger et qui est prêt à l’affronter en faisant preuve d’une remarquable détermination. Le courage s’oppose alors à la lâcheté. Dans les deux cas, on a affaire à une force de résistance face à des comportements que nous pourrions être tentés d’adopter spontanément, naturellement. Être courageux, c’est avoir la force de se lever le matin pour aller travailler et ne pas se laisser aller à une certaine tendance naturelle à l’inertie. Si nous n’étions pas un peu courageux, nous ne serions pas venus ici ce matin et nous serions restés bien confortablement blottis sous la couette. Être courageux, c’est aussi avoir la force de résister à la tentation de fuir face au danger pour l’affronter efficacement. Ce peut être le courage du héros qui risque sa vie pour les valeurs auxquelles il croit. Le courage des résistants qui ont mis leur vie en danger au nom de la liberté. C’est aussi, par exemple, le courage de celui qui n’hésite pas à se jeter à l’eau pour aller sauver celui qui est en train de se noyer, le courage du pompier qui brave le feu. En ce sens, le courage n’est pas absence d’affect, mais capacité à apprivoiser ses affects, pas seulement par un effort de volonté, mais aussi en faisant appel à la puissance de la réflexion. C’est pourquoi, comme le faite remarquer Aristote, le courage n’est pas la témérité. Il ne consiste pas à affronter le danger sans réfléchir. La personne courageuse n’est pas ce que l’on appelle couramment une « tête brûlée ». Elle ne met pas bêtement sa vie en danger et les risques qu’elle prend sont calculés. À la volonté de bien faire et de faire le bien, elle allie la réflexion et la lucidité.

Mais si le courage est une affaire de volonté, il est aussi une affaire de désir, car si la volonté n’est pas soutenue par le désir, elle n’est rien. En effet, si vous vous orientez vers une profession comme celle de cadre de santé, de manager et que vous n’êtes pas animé par le désir de faire ce métier et de bien le faire, vous risquez fort, à un moment ou à un autre de manquer de courage, de ne pas avoir le force de faire ce qu’il faut faire au moment où il faut le faire. Faire preuve de courage managérial, c’est savoir prendre des décisions difficiles, parfois ingrates, accepter de déplaire, accepter – nous en reparlerons – de prendre le risque de se tromper et assumer seul ses choix. S’il n’y a pas un puissant désir de bien faire derrière tout cela, il est difficile d’aller au bout de sa mission.

Ce lien entre le courage, les affects et le désir est d’ailleurs présent dans l’étymologie même du mot courage. En effet, ce terme vient du latin cor qui désigne le cœur considéré comme le siège des sentiments. La personne courageuse est une personne de cœur, pas seulement au sens où elle saurait faire preuve d’empathie et de bonté, pas uniquement au sens où elle serait généreuse et charitable, mais aussi au sens où elle cherche à augmenter sa puissance d’agir pour contribuer à l’augmentation de celle des autres. En ce sens, et cela rejoint également la problématique de l’autorité, le courage managérial consiste à savoir prendre les décisions qui vont dans le sens du bien commun, au risque parfois de devoir affronter les réticences et les critiques parfois violentes de ceux qui, soit par ignorance, soit pour préserver certains intérêts particuliers, s’y opposent. Le courage consiste alors à défendre ses choix tout en écoutant les critiques formulées et tout en étant en capacité de se remettre en question lorsque les critiques sont constructives. Si être courageux consiste à faire preuve de résolution, cela ne signifie pas être obstinée. Que signifie la différence en la résolution et l’obstination ? Pour répondre à cette question, je prendrai un exemple emprunté à Descartes. Il s’agit de l’exemple de l’homme perdu dans la forêt. Que faire lorsque l’on est perdu dans une forêt ? Celui qui manque de courage, celui qui panique (qui se laisse emporter par ses affects, ne réfléchit pas et perd toute lucidité), partira dans tous les sens et fera preuve d’irrésolution, il ne saura pas se décider pour s’orienter dans une direction ou une autre et risquera fort de « tourner en rond » et de ne jamais atteindre l’orée du bois. En revanche, celui qui fait preuve de courage prendra une décision et s’y tiendra autant qu’il est possible. Il déterminera un cap, n’importe lequel, mais s’y tiendra, car il aura compris que s’il avance toujours dans la même direction, il finira par sortir de la forêt. Néanmoins, comme cela vient d’être dit, il s’y tiendra, autant qu’il est possible. S’il aperçoit qu’un obstacle l’empêche d’avancer, ou que certains signes lui indique qu’un autre chemin préférable à celui qu’il a choisi initialement est possible, il ne va pas poursuivre son chemin malgré tout, il va admettre qu’une autre voie peut être empruntée et se réorienter. D’un point de vue managérial, c’est le même schéma qui peut être utilisé. Être courageux consiste à savoir prendre des décisions et à faire preuve de résolution, mais sans pour autant être obstiné, ce qui signifie s’accorder un certain droit à l’erreur et, par conséquent, introduire de la réciprocité dans ce droit. On ne peut s’accorder le droit à l’erreur sans l’accorder aux autres.

Reconnaître un droit à l’erreur, pour soi-même comme pour autrui, est aussi une forme de courage. En effet, si le courage consiste à résister à ses impulsions premières, refuser de s’enferrer dans ses propres erreurs et être capable d ’accepter que l’autre ait pu se tromper en toute bonne foi relève aussi du courage. Trop souvent, on est tenté de se laisser emporter par le désir d’avoir toujours raison et on interprète le fait de changer d’avis comme un signe de faiblesse. Or, l’entêtement peut souvent être dévastateur. Mieux vaut admettre son erreur pour se réorienter dans la bonne direction qu’aller droit dans le mur par obstination. Comme le fait remarquer le philosophe Charles Pépin qui a écrit un livre sur Les vertus de l’échec, lorsque l’on dit que « l’erreur est humaine », cela ne signifie pas seulement que parce que l’on est humain, on peut se tromper. Cela va au-delà de ce simple constat. Selon Charles Pépin, dire que l’erreur est humaine, c’est affirmer que l’erreur est le chemin normal par lequel l’être humain apprend. c’est à force de faire des erreurs et de les corriger, c’est à force d’essais plus ou moins concluant que nous progressons. Mais Charles Pépin n’oublie pas la seconde partie du proverbe « persévérer est diabolique ». C’est dans la répétition de l’erreur que se situe le mal. Celui qui réitère sans cesse les mêmes erreurs, en sachant pertinemment que ça ne marche pas, commet une faute impardonnable. Et pourquoi le fait-il, si « ça ne marche pas » ? Par manque de courage. Il préfère commettre une erreur connue, plutôt que prendre le risque d’en commettre une autre en essayant de faire autrement. J’ai pu constater ce phénomène lorsqu’il y a encore peu de temps, j’enseignais. Certains élèves me rendaient régulièrement le même devoir, quel que soit le sujet. Certes, le contenu était différent selon le sujet qu’ils avaient à traiter, mais les erreurs de méthode étaient toujours les mêmes. Ils ne prenaient pas le risque de faire autrement de peur de se tromper encore et de commettre des erreurs encore plus graves que celle qu’ils avaient commis précédemment. Ainsi, en persévérant toujours dans la même erreur, ils s’interdisaient de progresser. Or, le courage consiste justement à prendre le risque de l’erreur, mais sans persévérer dans les erreurs déjà commises. Dans le domaine des relations humaines et donc aussi du management, nous pouvons rencontrer des cas de figure comparables. Nous rencontrons cela dans le monde du travail, mais aussi dans notre vie familiale ou avec nos relations dans divers domaines. Il y a des gens avec lesquels, systématiquement, ça va mal se passer. Le plus souvent, nous imputons la responsabilité de ces échecs relationnels à l’autre. Cependant, si l’autre y est aussi pour quelque chose, nous ne posons pas la question de savoir si nous n’avons pas, nous aussi, une part de responsabilité dans l’affaire. Souvent, en effet, lorsque quelqu’un nous agresse, ou lorsque nous percevons son attitude comme une agression, nous réagissons toujours de la même façon, même si nous savons par expérience que ce type de réponse ne fait qu’envenimer la situation et ne résout jamais les problèmes, mais les rend encore plus complexes et plus difficiles à résoudre. Tout se passe comme si le fait de savoir comment ça allait mal se passer nous rassurait. En fait, par manque de courage, nous ne prenons pas le risque d’agir autrement. Nous succombons à la tentation diabolique de persévérer dans l’erreur. Aussi, en tant que cadre, en tant que manager, vous devez faire preuve de courage et d’imagination pour essayer différentes manières d’appréhender les personnes que vous devez diriger et accompagner pour établir avec eux une relation constructive, même en cas de conflit. Le conflit, comme l’échec, peut être constructif, tout dépend ce que l’on en fait. Dans ce domaine, le courage consiste aussi à s’adapter à la singularité de l’autre et de la situation. Autrement dit, manager avec courage, ce n’est pas appliquer des recettes qui seraient les mêmes pour tout le monde et en toute circonstance. La vertu qui permet de savoir s’adapter à ces singularités consiste en ce qu’Aristote nomme le phronesis, terme grec que l’on traduit souvent par prudence ou par sagacité. La phronesis, c’est l’intelligence du singulier.

Qu’est-ce que le singulier ? Le singulier, ce n’est pas le particulier. Dans un ensemble, tous les éléments peuvent être identiques, chacun est cependant un élément particulier. Il n’est pas pour autant singulier. Ce qui est singulier, c’est ce qui n’a pas son pareil, ce qui n’est pas substituable par quelque chose d’identique. C’est le propre de chaque personne humaine d’être une singularité. Toutes et tous ici, vous êtes des personnes singulières. Aussi, le management peut-il être considéré comme l’art d’accompagner des singularités. J’ai d’ailleurs donner une conférence sur ce sujet dans laquelle je définis le manager comme un phronimos (http://cogitations.free.fr/wp-content/Et-si-le-manager-devenait-un-phronimos%C2%A0.pdf), c’est-à-dire selon Aristote un homme prudent ou sagace, quelqu’un qui a l’intelligence du singulier. Le courage se manifeste donc alors dans la capacité du manager à prendre le risque de s’adapter à la singularité de chacun, ce qui peut parfois être difficile et nécessite des qualités d’écoute, de compréhension et d’ouverture à autrui. Il faut pour cela avoir le courage de se décentrer de soi. Par exemple, lorsque l’on est confronté à un désaccord avec une autre personne, l’attitude la plus courageuse n’est certainement pas de se placer en position défensive et de rechercher immédiatement les arguments pour contrer l’autre. La première chose à faire, c’est d’essayer de comprendre pourquoi l’autre pense différemment et, à partir de là, de nuancer sa position et d’envisager les arguments qu’on peut lui opposer non pour le « coincer » et le laisser sans réponse, mais pour mettre en place les conditions d’un véritable dialogue.

Faire cet effort de décentrement, c’est aussi se libérer des affects tristes, c’est-à-dire qui ont tendance à nous rendre impuissants. Comme cela a déjà été dit, être courageux, ce n’est pas se couper de ses affects, c’est au contraire les écouter, mais les écouter, ce n’est pas s’y soumettre. C’est plutôt les examiner par le prisme de la réflexion pour tenter de les apprivoiser et de les orienter dans un sens qui puisse être bénéfique pour tous. Dans les situations de tension, l’affect dont il faut principalement se garder est la haine sous toutes ses formes, c’est-à-dire l’affect par lequel je suis conduit à nuire à celui avec lequel j’entretiens des rapports tendus, voire à l’éliminer. Spinoza, philosophe du XVIIe siècle, analyse notre vie affective à partir de trois affects fondamentaux, le désir – dont nous avons déjà parlé – la joie et la tristesse. La joie désigne l’affect qui accompagne une augmentation de notre puissance d’être et d’agir, tandis que la tristesse accompagne au contraire une diminution de cette puissance. Pour vous aider à mieux comprendre ce que signifie la joie, je vous demanderais de vous remémorer quelques expériences que vous avez probablement vécues. Vous vous souvenez certainement que lorsque vous étiez élèves ou étudiants, il vous est arrivé de « sécher » sur un problème de maths ou le sujet d’une dissertation, si vous êtes sportif, vous avez nécessairement dû vivre des périodes pendant lesquelles vous ne parveniez pas à atteindre les performances que vous souhaitiez réaliser, si vous êtes bricoleur vous avez certainement peiné à effectuer certaines opérations. Maintenant, souvenez-vous de ce que vous avez ressenti lorsqu’enfin, vous avez compris comment faire pour trouver la solution de votre problème de maths, lorsque soudain l’angoisse de la page blanche s’est dissipée et que l’inspiration est venue, lorsque, malgré la peine générée par l’effort fourni, vous avez senti que la performance était réalisée ou que d’un seul coup vous avez compris quel était le bon geste à effectuer pour étaler correctement l’enduit sur le mur que vous rénoviez. Vous avez alors senti votre puissance de penser et d’agir augmenter, vous avez eu pendant un temps le sentiment d’exister plus intensément, vous avez ressenti de la joie. En d’autres termes, je me sens joyeux quand je me sens capable et que la mise en œuvre de mes capacités me permet de produire, de créer, de réaliser ou de réussir quelque chose de positif. Par conséquent, si quelqu’un favorise l’augmentation de ma puissance d’agir, je l’aimerais. L’amour étant, selon Spinoza, une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. En revanche, si quelqu’un vient limiter ma puissance d’agir, je le prendrai en haine, la haine étant une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. C’est de ce dernier affect dont il faut se méfier, car, comme l’a pertinemment remarqué Spinoza, la haine étant une tristesse, elle est aussi une manifestation d’impuissance, la haine m’affaiblit. Il faut donc que je m’en préserve, et le meilleur moyen d’y arriver est d’essayer de comprendre l’autre, même mon pire ennemi. Par conséquent pour régler les conflits, faire preuve de courage consiste à se décentrer de soi pour se garder de la haine, et même s’il est parfois nécessaire de s’opposer, de sévir ou de sanctionner, il faut s’efforcer de le faire sans haine.

En ce sens, le courage n’a rien à voir avec une quelconque toute-puissance. Être courageux, c’est aussi être en capacité d’assumer la vulnérabilité humaine, la sienne ainsi que celle des autres. Par vulnérabilité, il ne faut pas entendre fragilité ou faiblesse, mais surtout dépendance. C’est ce sens que donne au terme de vulnérabilité les éthiques du care qui remettent en question l’idée que la condition humaine serait principalement fondée sur l’autonomie de la personne. Or, l’autonomie n’est pas une donnée fondamentale, elle est une qualité qui s’acquiert progressivement et jamais totalement. Pour bien décrire ce qu’il faut entendre par vulnérabilité, j’ai coutume de faire appel à un exemple que j’emprunte à la philosophe américaine Joan Tronto dans son livre Un mode vulnérable. Il s’agit du cadre d’entreprise qui arrive un matin et qui découvre son bureau dans l’état dans lequel il l’a laissé la veille. Le ménage n’a pas été fait durant la nuit, la poubelle n’a pas été vidée, rien n’est rangée et il ne peut pas commencer sa journée dans les conditions favorables rendues possibles par les travailleurs invisibles de la nuit dont il découvre qu’il est dépendant. Cette expérience lui permet de découvrir sa vulnérabilité, c’est-à-dire de prendre conscience qu’il est dépendant d’autres personnes qui prennent soin de lui. Contrairement à ce que l’on pourrait croire être courageux, ce n’est pas rejeter cette vulnérabilité ni même la combattre, mais l’assumer, l’accepter. Dans une telle situation, le manager courageux n’est pas celui qui se met en colère et qui peste contre la personne qui n’a pas fait son travail, mais celui qui s’inquiète de savoir pourquoi le travail n’a pas été fait. Le courage ne consiste pas à réagir, mais à agir et pour agir efficacement, il faut d’abord tout faire pour comprendre la situation que l’on a à traiter afin de l’appréhender justement. Peut-être la personne qui devait accomplir cette tâche a été malade et n’a pas été en capacité de prévenir, peut-être est-ce dû aussi à un manquement de sa part. Quoi qu’il en soit, ce qui importe, qu’il faille aider ou qu’il faille recadrer la personne, il importe de le faire toujours dans un esprit de justice et la justice s’appuie toujours sur la justesse, c’est-à-dire sur une compréhension juste des situations.

Cette compréhension est l’une des conditions du courage que l’on peut rapprocher de cette force d’âme dont parle Spinoza et qui allie fermeté et générosité :

« Je ramène à la Force d’âme les actions qui suivent des affections se rapportant à l’Âme en tant qu’elle connaît, et je divise la Force d’âme en Fermeté et Générosité. Par Fermeté j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la Raison. Par Générosité j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié. Je rapporte donc à la Fermeté ces actions qui ont pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la Générosité celles qui ont aussi pour but l’utilité d’autrui ».

Ce que Spinoza nous explique ici, c’est que si le courage est une force, une puissance, il n’est pas la condition de l’exercice d’un pouvoir. C’est sur ce point d’ailleurs que nous allons voir que la question du courage et celle de l’autorité sont indissociablement liées. Manager avec courage ne signifie pas dominer l’autre, mais faire usage de sa puissance d’agir pour contribuer à l’augmentation de celle d’autrui. C’est agir de telle sorte que l’on contribue au développement des aptitudes de celui que l’on dirige et que l’on accompagne. Vu sous cet angle, le manager courageux est celui qui s’efforce d’appliquer cette maxime, elle aussi de Spinoza :

« Ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins les maudire, mais seulement les comprendre. »

Vu sous cet angle d’ailleurs, le travail du manager est comparable à celui du pédagogue et le rapport manager / managé n’est pas éloigné du rapport maître / élève. Dans le rapport maître / élève, le maître n’est pas le dominus, mais le magister, il n’est pas celui qui domine l’autre pour le rabaisser, mais celui qui l’élève. Le manager courageux doit donc lui aussi agir en ce sens.

En fait, le manager courageux est d’abord celui qui est animé par l’esprit de justice et qui fait toujours ce qu’il estime qu’il faut faire pour agir justement. Pour dire les choses simplement, être courageux consiste d’abord à faire ce que l’on estime devoir faire sans renoncer aux principes et aux valeurs qui sont au cœur de nos convictions par crainte des conséquences que cela pourrait entraîner. Pour reprendre une formule empruntée à Platon, être courageux, c’est agir en étant animé par l’assurance qu’il est préférable « de subir l’injustice plutôt que de la commettre ». C’est à ce courage-là qu’il faut faire appel lorsque l’on est confronté à ce que l’on a coutume d’appeler des conflits de loyauté, lorsqu’il y a d’un côté l’institution ou l’organisation que l’on s’est engagé à servir et de l’autre ceux pour qui et avec qui l’on travaille chaque jour, mais aussi la société et tout ce qui est mis en jeu par les actions que nous pouvons être conduits à accomplir en tant que manager. Entre ces différents termes se situent nos convictions intimes, qui parfois s’accordent difficilement avec les différentes forces entre lesquelles nous pouvons nous sentir pris en tenaille. Il faut donc parfois avoir le courage de dire non à ceux qui pourraient nous conduire à commettre ce que nous pourrions considérer comme une injustice. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de temps à autre des compromis, mais le compromis qui est le résultat du dialogue et de la négociation, ne doit être confondu avec la compromission qui consiste à accepter de se mettre au service de ce que l’on sait être une injustice. Le courage managérial consiste donc aussi à savoir appréhender des situations complexes et à faire des choix difficiles relativement à ces situations. Mais si le courage était simple et facile, serait-ce encore du courage ?

 

Le courage n’a donc rien à voir avec l’insensibilité et l’absence de peur, il résulte plutôt de l’expression d’une raison sensible et ouverte au dialogue. Le manager courageux n’est pas celui qui s’enferme dans ses certitudes comme en une forteresse pour se protéger des critiques, il est plutôt celui qui parce qu’il est ouvert à autrui accepte sa vulnérabilité ainsi que celle de ceux qu’il doit accompagner.

Éric Delassus

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Se penser et se vivre comme carrefour

Posted in Articles on octobre 22nd, 2022 by admin – Commentaires fermés

Se penser et se vivre comme carrefour (vidéo)

Qu’est-ce qu’un carrefour ? Existe-t-il en lui-même où n’a-t-il de réalité que par la rencontre des différents chemins qui se croisent en son centre ? De toute évidence, la seconde réponse est la bonne.

Le carrefour n’existe que comme point de convergence entre plusieurs voies. N’en va-t-il pas de même pour la personnalité de chacun d’entre nous ? Si nous recherchons le noyau dur de notre moi, nous risquons fort de nous trouver confrontés à un grand vide, car nous aurons bon essayé d’y voir la manifestation de notre essence immuable, dès que nous nous mettrons à creuser un peu, nous n’y verrons que la conséquence de multiples influences extérieures. Serai-je la même personne si j’étais né à une autre époque, dans une autre culture, un autre milieu social, si mon histoire personnelle avait été différente ? Bref, ce que je suis s’est construit au fil des ans par de multiples rencontres et je suis au carrefour de ces rencontres. Je suis le point central où se sont connectées des influences biologiques, sociales, culturelles, historiques, affectives, psychiques… Et ce sont les interactions entre tous ces facteurs qui ont fait que je suis ce que je suis ici et maintenant ; non pas un moi durable et monolithique, mais un soi changeant et multiple au carrefour d’une multitude de déterminations de natures diverses. C’est pourquoi mon identité est multiple et ne peut être perçue comme une essence toujours identique à elle-même, je suis l’histoire de ma vie et c’est pourquoi la mémoire est essentielle dans la constitution de mon identité toujours en pleine élaboration et jamais achevée. Je suis un carrefour, un point de rencontre. Ces rencontres, je peux les vivre de différentes manières. Je peux les subir et dans ces conditions je ne fais que me subir et je m’installe dans la passivité, mais je peux aussi les vivre activement en en prenant conscience par un acte réflexif. En réalité, ceux qui s’imaginent être détenteurs d’une identité immuable font partie de ceux qui subissent ces déterminations puisqu’ils n’ont pas conscience qu’ils en sont le produit. En revanche, celui qui a compris – au sens de prendre avec soi – qu’il est le produit de toutes ces rencontres et qui se vit comme le carrefour de toutes ces influences, celui-là pourra les vivre activement, car la connaissance qu’il en aura lui permettra de se les approprier, de les incorporer et, de ce fait, elles n’agiront plus sur lui de la même façon. Par exemple, je peux rester accroché à certaines opinions et m’imaginant qu’elles sont inhérentes à l’essence même de ma personne et refuser toute remise en question, alors qu’en réalité, elles ne sont que la conséquence du conditionnement que j’ai pu subir dans mon milieu social et familial. En revanche, si j’ai la possibilité de prendre conscience de ce qui est à l’origine de telles opinions, je serai en mesure d’en apprécier la relativité et je pourrai m’interroger sur les raisons pour lesquelles je pense cela plutôt qu’autre chose. J’aurai alors la capacité de mieux comprendre mes pensées, de les approuver en connaissance de cause ou de les corriger, si je m’aperçois qu’elles sont erronées. C’est peut-être une interprétation possible du « connais-toi toi-même » socratique : efforce-toi de connaître ce que tu penses et de comprendre pourquoi tu le penses et si les raisons qui sont à l’origine de tes pensées ne te semblent pas recevables, accepte de te remettre en question.

Mais il faut pour cela se penser et se vivre comme un carrefour, comme ce qui ne peut être soi que par la rencontre de ce qui n’est pas soi. Se penser ainsi, c’est aussi une incitation à s’ouvrir aux autres pour mieux les comprendre, pour saisir comment ils se sont constitués comme carrefour. Ainsi devient-on comme un carrefour de carrefour, une réalité réticulaire qui ne peut être soi-même que dans la rencontre.

Éric Delassus

Cultiver sa singularité

Posted in Articles on octobre 22nd, 2022 by admin – Commentaires fermés

PhilaConcept

Cultiver sa singularité (vidéo)

On entend souvent dire que « les cimetières sont remplis de gens irremplaçables ». S’il faut entendre par là qu’il ne faut pas pousser l’orgueil ou la surestime de soi jusqu’à s’imaginer que personne ne pourra, une fois que nous les aurons quitté, occuper les fonctions qui sont les nôtres et le faire aussi bien que nous, cette formule contient un indéniable message de sagesse. En revanche, si l’on interprète cette formule en considérant qu’une personne humaine est substituable à une autre, on se rend coupable d’un terrible contresens. Que quelqu’un me remplace un jour et fasse aussi bien que moi, voire mieux, ce que j’ai fait pendant des années, ne signifie pas qu’il le fera exactement de la même manière que moi. Il le fera à sa façon, car chacun de nous est une personne singulière. Pour définir ce qu’est la singularité, le meilleur moyen est de la distinguer de la particularité. Un ensemble peut être composé d’éléments qui sont tous identiques. Chacun d’entre eux est particulier, il est une partie d’un tout plus grand que lui, sans être singulier puisque chaque élément peut être substitué à un autre. En revanche, si vous prenez un groupe humain, vous remarquerez que chaque personne le constituant est un être singulier qui ne peut être remplacé par un autre. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est une personne. Le singulier, c’est qui n’a pas son pareil, ce qui n’est pas substituable. C’est sur cette singularité que repose la distinction morale et juridique entre les choses et les personnes. En effet, une chose peut être donnée, vendue, échangée contre une autre, pas un être humain. C’est ce qui fait dire à Kant que si les choses ont un prix, les hommes ont une dignité. La valeur des êtres humains ne se mesure à la même aune que celle des choses. C’est pourquoi l’esclavage est inhumain et ne peut se justifier sur le plan moral.

Aussi, si chaque être humain est une personne singulière, c’est en cultivant cette singularité que nous cultivons notre humanité, car si l’être humain est un animal social, ou plus exactement, pour reprendre l’expression d’Aristote, un « animal politique », il n’est pas un animal grégaire. Il est un animal politique parce qu’il doit établir lui-même les lois par lesquelles s’organise sa vie sociale et s’il doit le faire, c’est parce que l’organisation d’une société humaine consiste à faire coexister des singularités.

Certes, personne n’est irremplaçable, mais chacun est singulier et n’est pas substituable. Ainsi, si par exemple, vous devez passer un entretien de recrutement ou si vous êtes recruteur, vous devez accorder de l’importance à cette notion de singularité. Si vous vous voulez être recruté, vous serez en concurrence avec des gens qui ont les mêmes compétences que vous, il vous faudra donc attirer l’attention des recruteurs sur ce petit plus qui vous caractérise et qui fait de vous la personne qui correspond le mieux au poste auquel vous prétendez. Si vous êtes recruteur, vous devez de toute évidence sélectionner des personnes ayant des compétences correspondant au poste que vous devez pourvoir, mais vous devez aussi être attentif à ce « je ne sais quoi » ou ce « presque rien », pour parler comme Vladimir Jankelevitch, qui fait la singularité d’une personne et qui fera qu’elle correspondra au mieux à ce que vous attendez d’elle, voire qu’elle vous surprendra et fera mieux que ce que vous attendez.

Ce n’est donc pas par le conformisme que l’on s’épanouit et que l’on parvient à exister vraiment, mais c’est en cultivant cette singularité qui fait de chacun de nous une personne authentiquement humaine.

Éric Delassus

 

Manager en confiance

Posted in Articles on octobre 9th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Merci au réseau ICARE de Michelin à Clermont-Ferrand de m’avoir invité mardi pour parler avec François Silva de la responsabilisation et de la confiance.

Dans son livre Un monde vulnérable, la philosophe américaine Joan Tronto, qui appartient au courant des éthiques du care, prend l’exemple du cadre d’entreprise qui arrive un matin au bureau et découvre que le ménage n’a pas été fait pendant la nuit. Pourquoi prend-elle cet exemple ? Si elle s’y réfère, c’est pour mettre en évidence notre vulnérabilité. Par vulnérabilité, il ne faut pas entendre ici faiblesse ou fragilité, mais tout d’abord et surtout dépendance. Cette anecdote révèle notre vulnérabilité foncière, nous pouvons nous imaginer que nous sommes des personnes autonomes et que nous n’avons besoin de personne pour nous épanouir dans notre vie personnelle ou professionnelle, mais cela n’est qu’une vue de l’esprit. En réalité, c’est faux. Nous voulons croire que ne sont vulnérables que les personnes en situation de faiblesse, les enfants, les vieillards, les malades et les personnes en situation de précarité, mais ce n’est qu’une illusion que nous cultivons pour nous faire croire que nous sommes forts et puissants. En fait, nous nous mentons à nous-mêmes. Il y a dans ce déni de notre vulnérabilité foncière une incommensurable mauvaise foi. Nous croyons que la puissance est synonyme d’invulnérabilité, alors qu’en réalité, elle consiste dans une vulnérabilité assumée. Il nous faut donc accepter d’être tous vulnérables et ce jusque dans le monde de l’entreprise. Il nous faut changer de paradigmes et cesser de nous représenter l’entreprise comme une jungle dans laquelle des individualités totalement atomisées seraient en permanence en concurrence. Surtout, il nous faut cesser de penser que c’est là que ce situe le moteur de l’entreprise. En effet, une organisation dans laquelle tout le monde est en concurrence est une structure à l’intérieur de laquelle règne principalement la méfiance, car l’autre y est toujours perçu comme une limite à l’expression de ma puissance d’être et d’agir. Il est donc nécessairement perçu comme un ennemi potentiel. C’est pourquoi l’émulation est préférable à la concurrence. L’émulation consiste à faire en sorte que ceux qui réussissent attirent dans leur sillage ceux qui rencontrent des difficultés, elle est basée sur l’entraide et le désir de permettre à l’autre d’augmenter ses capacités et de développer ses aptitudes. À l’inverse, la concurrence devient vite perverse et incite à affaiblir l’autre, au lieu d’essayer de devenir meilleur en s’efforçant de développer ses compétences avec l’aide des autres, on est vite tenté de réduire la puissance d’agir de l’autre pour le supplanter. En résumé, là où règne la concurrence, je suis tenté de supplanter l’autre en diminuant sa puissance d’agir, alors que là où règne l’émulation, je suis conduit à faire en sorte qu’en augmentant ma puissance d’agir, je contribue à augmenter celle des autres, ce qui contribue également à augmenter la mienne. En ce sens, l’interdépendance n’est pas signe de faiblesse, mais de puissance, d’une puissance réciproque et partagée. La puissance (potentia) doit ici se distinguer du pouvoir (potestas). Il ne s’agit pas d’exercer un ascendant sur une personne en vue de la soumettre. La puissance désigne ici la capacité d’agir, d’entreprendre, d’innover, de produire autour de soi des effets positifs qui profitent à tous.

C’est là que se situe toute la différence entre l’autorité et l’autoritarisme, entre la personne qui fait autorité et la personne autoritaire. Être autoritaire, c’est avoir le goût du pouvoir et aimer jouir de l’ascendant que l’on exerce sur autrui, c’est donc systématiquement chercher à l’affaiblir. En revanche, faire autorité, c’est inspirer confiance, car l’autre sait que tout ce que fait celui qui exerce cette autorité, il le fait en vue du bien de tous. En conséquence, dans une organisation, un management autoritaire est un management finalement contre-productif puisqu’il restreint la capacité des acteurs à développer leurs aptitudes au service de l’organisation. En revanche, le manager qui fait autorité inspire la confiance, car ceux qu’il accompagne ont le sentiment qu’il met cette autorité au service du bien commun.

En résumé, là où règne la concurrence et l’autoritarisme règne la méfiance, là où s’exerce l’autorité et l’émulation règne la confiance. La confiance, c’est-à-dire la foi en l’autre et aussi en soi-même. En effet, la confiance est avant tout une affaire de foi, de croyance en l’autre. L’autre, je ne peux pas le connaître – et l’on pourrait certainement en dire autant de soi-même. Je ne peux savoir, comme je sais que 2+2=4 ou que l’eau bout à 100°, ce qui se passe « dans la tête » d’autrui, ce qu’il pense ou ce qu’il ressent. Je ne peux, et c’est tant mieux d’ailleurs, faire intrusion dans l’intériorité et la conscience d’autrui. Par conséquent, je suis dans l’obligation de supposer ce qu’il pense ou ressent, en me fiant à des signes extérieurs, son attitude, ses propos ou ses actes, mais il y a toujours un doute. C’est d’ailleurs là le propre de la foi, elle est toujours liée au doute. Croire, ce n’est pas savoir, car la foi consiste à admettre comme vrai, ce qui n’est ni évident, ni démontrable. Ainsi, l’existence de Dieu ne pouvant être démontrée, croire ou ne pas croire en Dieu, c’est supposer comme vrai que Dieu existe ou qu’il n’existe pas. En ce sens, l’athée est aussi un croyant. Ce n’est pas qu’il ne croit pas, il croit que Dieu n’existe pas. C’est pourquoi, un philosophe comme Pascal pense la foi sur le registre du pari, croire en Dieu, c’est faire un pari sur Dieu. On pourrait dire la même chose au sujet d’autrui. Faire confiance en l’autre, c’est parier sur lui, croire en soi, ce n’est pas « être sûr de soi », mais parier sur soi. Ce qui est une manière de traiter positivement le doute qui est indissociable de la croyance. En fait, en ce domaine, deux possibilités s’offrent relativement au doute. Soit on se laisse totalement submergé par le doute, ce qui conduit à faire régner la méfiance dans toutes nos relations, soit on assume ce doute, on l’accepte en lui donnant sa juste place et ainsi, sans pour autant faire une confiance aveugle, on prend le risque de croire en l’autre et le plus souvent ce risque est suivi d’effets, car la confiance engendre la confiance. C’est d’ailleurs là le sens de l’expression « faire confiance ». Dans cette expression, c’est le mot « faire » qui est central. Il ne s’agit pas simplement de donner ou d’accorder sa confiance, mais de la faire, c’est-à-dire de la construire par le type de relation que je mets en place avec autrui. « Faire confiance », cela signifie que la confiance résulte d’une démarche active et constructive au cours de laquelle s’instaure également la véritable autorité qu’il ne faut pas confondre avec l’autoritarisme. L’autoritarisme s’appuie sur la méfiance et la crainte, il consiste dans l’exercice d’un pouvoir sur l’autre dans la but de le rabaisser et de limiter sa liberté et sa puissance d’agir. La véritable autorité consiste au contraire à donner à celui sur qui on l’exerce la possibilité de s’accomplir et de se réaliser. La véritable autorité autorise, c’est-à-dire qu’elle s’exerce par une action qui constitue l’autre comme auteur de ses actes. Elle signifie donc qu’on lui fait confiance et que l’on croit en sa capacité de réussir ou, en tout cas, de donner le meilleur de lui-même pour s’efforcer et tenter de réussir. C’est de cette manière que celui en qui l’on croit finit aussi par croire en lui et parvient à développer ses aptitudes. Il y a un très beau texte du philosophe Alain qui expose très clairement cette idée dans le domaine pédagogique, mais celle-ci est tout-à-fait transposable dans celui du management :

« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux; mais elles vont leur train. D’où je vois bien que ma prière est d’un nigaud. Mais quand il s’agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l’amour, de même. Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j’aime, des vertus qu’elle n’a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable; estimez-le, il s’élèvera. La défiance a fait plus d’un voleur; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d’abord. ».

Dans le monde des choses, il est préférable de ne pas prendre ses désirs pour des réalités, mais dans celui des hommes, il en va tout autrement, car le désir peut-être producteur de réalité et surtout d’humanité, car sans la confiance, il n’y a ni autorité ni humanité, il n’y a que ce qu’Hannah Arendt appelle la désolation. Dans une entreprise, un management qui ne se ferait pas en confiance risque fort de créer un climat proprement désolant pour tout le monde. La désolation selon Arendt se distingue de la solitude. Dans la solitude, la personne peut se ressourcer et réfléchir, la solitude est propice à la méditation et permet d’entrer en connexion avec soi-même. Dans la solitude, la personne se dédouble et se distancie d’elle-même. En revanche, dans la désolation, l’individu est isolé au point d’être coupé de lui-même, il n’est plus en mesure de se remettre en question et de s’interroger sur le bien-fondé de ce qu’il fait. Ne pouvant plus dialoguer avec autrui, il n’est plus en mesure de dialoguer avec lui-même. Il est totalement déresponsabilisé, il n’est plus en mesure de répondre de ses actes. C’est cet état de désolation dans lequel se sont trouvés les individus vivant dans les régimes totalitaires. Dans ces régimes, chacun s’y méfie de chacun et même de soi et c’est ainsi que s’établit ce que Arendt nomme la banalité du mal qui résulte de l’absence de pensée. Il nous faut prendre garde à ce que cette banalité ne vienne pas s’immiscer dans le monde des entreprises et des organisations par un management qui ne s’appuierait que sur la méfiance. En revanche, la confiance responsabilise. Le « faire confiance » dont nous parlions précédemment, est un acte, un « faire » et il consiste principalement dans l’acte de rendre responsable, il est un acte de responsabilisation. Responsabilisation réciproque du manager et du managé. Chacun est responsable de la confiance qu’il accorde et de celle que l’autre lui accorde. Cette confiance n’est pas purement formelle et contractuelle, elle passe aussi par le rapport charnel que j’entretiens avec l’autre. C’est pourquoi, il est important que manager et managé se rencontrent, se côtoient et se voient. Comme l’a très pertinemment remarqué Emmanuel Levinas, c’est par la rencontre du visage de l’autre que l’exigence éthique se fait sentir. Le visage d’autrui m’oblige à être responsable de lui. Levinas va jusqu’à écrire que le visage de l’autre exprime le commandement « tu ne tueras point ». On peut certainement dire la même chose à propos du mensonge. En effet, si je ne peux percer le secret de l’intériorité d’autrui, il y a néanmoins une chose par laquelle peuvent se révéler, se manifester nos sentiments et nos pensées, c’est notre corps et plus particulièrement notre visage. C’est de la que vient la difficulté de mentir. S’il est aisé de dissimuler et de travestir la vérité par les mots, il est plus difficile de la faire par le visage. Il faut être un excellent comédien pour dissimuler à l’autre qu’on lui ment. Difficile, en effet, de mentir en regardant celui à qui l’on ment dans les yeux.

Manager par la confiance, c’est donc instaurer un climat dans lequel s’exerce une autorité qui libère, une autorité qui reconnaît sa propre vulnérabilité ainsi que celle d’autrui, qui rend chacun responsable de lui-même et de l’autre et qui permet à chacun, quelle que soit sa place dans l’organisation, de regarder l’autre dans les yeux sans crainte et sans honte.

Éric Delassus

 

Conatus et organisations

Posted in Articles on octobre 3rd, 2022 by admin – Commentaires fermés

Conatus et organisations

Dans son Éthique, Spinoza affirme que toute chose persévère dans son être grâce à ce qu’il appelle le conatus. Ce terme latin est souvent traduit par « effort », « effort pour persévérer dans l’être ». Cependant, si le conatus peut être considéré comme la force par laquelle une chose singulière maintient autant qu’elle peut sa structure de manière à conserver aussi longtemps que possible son unité et son individualité, il faut éviter les contresens concernant ce terme d’effort et principalement se garder d’une interprétation vitaliste ou volontariste. En effet, le conatus n’a rien à voir avec une quelconque force vitale qui animerait les êtres vivants et qui serait un principe uniquement présent dans le vivant. D’une part, parce que le conatus ne concerne pas que les êtres vivants. Une pierre se maintient aussi dans l’être grâce à son conatus. D’autre part, parce que Spinoza ne considère pas qu’il y a une différence de nature entre le vivant et le non-vivant, il n’y a qu’une différence de degré quant à la complexité de leur organisation.

Il ne s’agit pas non plus d’un effort de volonté, c’est-à-dire d’une force produite par une intention qui émanerait de la chose même qui en serait comme la cause première. Spinoza remettant en question l’existence du libre-arbitre, cette interprétation serait nécessairement erronée.

Ce qui caractérise le conatus, c’est que, comme tout ce qui est dans la nature, il est autant effet que cause. Il est cause de la persévérance dans l’être de toute chose singulière, mais il est l’effet de la structure même de cette chose. Pour bien comprendre cela, il faut préciser ce qu’est un individu pour Spinoza. Contrairement à l’étymologie de ce terme, un individu, dans le vocabulaire spinoziste, n’est pas une réalité indivise, bien au contraire, il est à la fois composant et composé. Ainsi, chaque organe de mon corps est un individu qui possède son propre conatus et qui est composé de parties plus petites, mais il est également composant de ce corps qui est le mien et il faut que toutes les parties de mon corps se conviennent et s’agencent de telle sorte que celui-ci maintienne son unité. C’est donc cette convenance entre toutes les parties d’un individu qui lui permet de maintenir son unité et de persévérer dans l’être. De cette convenance, naît une solidarité entre les éléments constitutifs d’une chose singulière, solidarité qui conserve sa structure tant qu’elle n’est pas altérée par une cause extérieure. C’est pourquoi Spinoza considère qu’aucune chose ne peut se détruire d’elle-même et que la mort n’est pas inscrite dans l’essence d’un être vivant, elle est toujours l’effet d’une cause extérieure. Le vieillissement, l’usure du corps sont dus au fait qu’un être vivant est indissociable d’un milieu qui tout en lui fournissant les moyens de sa survie, l’agresse également et finit par affaiblir cette solidarité entre les parties dont il est constitué et donc son conatus, ce qui le conduit à la mort. On meurt toujours de quelque chose.

C’est aussi pour cette raison que Spinoza affirme que le suicide ne peut pas être considéré comme une manifestation de la liberté. De soi-même, un individu ne peut vouloir sa propre destruction, il ne le peut que s’il y est poussé par une nécessité extérieure dont il peut ne pas avoir conscience. C’est pourquoi comme le dit Gilles Deleuze dans ses cours sur Spinoza, l’idée d’une pulsion de mort est pour Spinoza une idée qu’il qualifie de « grotesque ».

Chez l’être humain, ce conatus se manifeste sous la forme du désir qui est, selon Spinoza, l’essence de l’homme. Ce qui signifie que l’être humain est désir, c’est-à-dire puissance d’être et d’agir, puissance de produire des effets autour de lui et de préférence, car c’est cela qui lui procure de la joie, des effets positifs. C’est pourquoi le désir chez Spinoza ne se définit pas comme manque, mais comme puissance. Il ne se manifeste sous la forme du manque que lorsqu’il échoue à se satisfaire.

Mais si le conatus de l’être humain et donc sa puissance résulte du degré de solidarité qui caractérise les parties qui le constituent et le composent, de quoi est-il composant ? La réponse est simple, il est composant d’autres individualités qui sont des individualités sociales. Une société est un individu qui possède un conatus qui procède de la solidarité entre tous les membres qui la composent. Plus cette solidarité sera élevée, moins les risques de dislocation du corps social seront grands. En revanche, lorsqu’y règne l’injustice et que la liberté n’y est pas respectée, les dysfonctionnements y sont nombreux et les conflits rencontrent de nombreuses difficultés pour se résoudre.

On peut dire la même chose pour une organisation, telle une entreprise, cette structure complexe possède son propre conatus, mais elle ne peut persévérer dans son être qu’à la condition que toutes les parties prenantes puissent s’agencer de telle sorte qu’elle puisse gagner en puissance selon la seule nécessité de sa nature. Ce qui ne signifie pas qu’il faille occulter toutes les tensions et tous les conflits qui peuvent s’y produire. Il est naturel que dans une structure humaine des discordances se fassent sentir et que certains intérêts divergent. Les rapports humains sont par nature des rapports de force, mais rapports de force ne signifie pas que ces forces soient nécessairement antagonistes, elles peuvent aussi se conjuguer. Il est donc nécessaire que des procédures existent à l’intérieur de l’organisation pour rendre possibles le dialogue et la négociation afin de permettre aux parties prenantes de trouver un terrain d’entente permettant de conjuguer les intérêts des uns et des autres pour tous et pour chacun. C’est certainement le rôle des managers dans une entreprise de contribuer à faire se conjuguer les forces en présence, ce qui ne peut se faire ni par la contrainte ni par la manipulation (qui est aussi une forme de contrainte insidieuse). La contrainte peut parfois donner l’illusion de maintenir une certaine unité dans une individualité sociale, mais ce n’est que faux-semblant. Les tensions y restent larvés et la violence toujours présente, prête à déferler à la moindre occasion. Comme l’écrit Spinoza, d’un État dont les membres ne se révoltent pas parce qu’ils y vivent en étant dominés par la crainte, on ne peut pas dire qu’il est en paix, on peut juste considérer qu’il n’est pas en guerre. Le meilleur moyen de contribuer à l’unité d’un corps social, quel qu’il soit, c’est de faire en sorte que chacun ressente le désir d’en faire partie et perçoivent qu’en contribuant à l’augmentation de la puissance d’agir de cette structure, il contribue également à un accroissement de sa propre perfection. C’est ce qui correspond à la rencontre de l’utile propre et de l’utile commun.

C’est donc en cultivant le désir de chacun, en faisant en sorte que tous les participants à la vie de l’entreprise perçoivent que leurs activités en son sein contribuent à l’augmentation de leur puissance d’agir et au développement de leurs capabilités que celle-ci pourra se développer. Ainsi, une pensée comme celle de Spinoza nous fournit des outils intellectuels pour penser l’entreprise, non pas comme la soumission de la plupart de ses membres au désir d’un seul ou d’une minorité, mais comme une structure collaborative et une conjugaison de désirs multiples et complémentaires.

 

Qu’est-ce qu’un établissement de soin ?

Posted in Articles on septembre 9th, 2022 by admin – Commentaires fermés

 

Conférence prononcée lors d’une réunion organisée dans le cadre de l’élaboration du projet social d’établissement du Centre Hospitalier Jacques Cœur.

 

L’objet de cette réunion est, si j’ai bien compris, de mener une réflexion afin d’avancer dans l’élaboration de votre projet social d’établissement. La première question que je me suis posé relativement à ma participation à cette rencontre, c’est bien entendu celle de savoir ce que je peux apporter en tant que philosophe à cette réflexion. Aussi, comme un philosophe est d’abord quelqu’un dont le métier est de travailler les concepts, c’est-à-dire d’interroger les termes que nous utilisons pour parler de ce que nous vivons, afin de tenter de rendre la réalité un peu plus lisible, je me suis dit qu’il pouvait être intéressant d’interroger ces trois termes « projet », « social » et « établissement » et plus particulièrement « établissement de soins et de santé » de façon à mieux saisir la dynamique dans laquelle nous nous situons aujourd’hui.

 

Tout d’abord, l’idée de projet, qui renvoie à l’action de se projeter dans l’avenir, en vue de transformer, de modifier, de faire évoluer les choses, marque une mise en tension entre d’un côté l’institution, c’est-à-dire la structure établie dans laquelle vous évoluer, ici, l’institution hospitalière, et la perception qu’en ont les parties prenantes à son fonctionnement. Dans une certaine mesure, il y a une dimension presque oxymorique de la notion de projet d’établissement, comme si ces deux termes entraient en contradiction. L’idée de projet suppose une évolution, une transformation, tandis que la notion d’établissement, en tant qu’elle désigne ce qui est établi, évoque plutôt la pérennité, voire l’inertie. C’est pourquoi, il est essentiel que l’élaboration de ce projet soit régulièrement réactivée, afin de permettre à l’institution de s’adapter. Il s’agit, en un sens, aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’instituer le changement, afin de réduire la tension entre la nécessité d’évoluer et la résistance au changement de l’institution.

En effet, d’une part, l’institution, par définition, parce qu’elle est instituée, établie, présente une tendance naturelle à maintenir sa structure et à résister à toute forme d’évolution, ne serait-ce qu’en raison de son fonctionnement systémique. Modifier une chose a souvent tendance à se répercuter sur tous les autres rouages qui rendent possible son fonctionnement. Mais d’autre part, il y a le vécu des acteurs et des usagers de cette institution ou de cet établissement. Ces derniers perçoivent plus nettement ses imperfections et ses dysfonctionnements, ils sont en capacité de proposer des améliorations notables, mais n’ont pas toujours les moyens de les mettre en œuvre et de lutter contre cette force d’inertie propre à toute institution. En résumé, il y a d’un côté une processus sans sujet, une sorte de mécanisme structurel propre à l’institution qui génère la résistance au changement et de l’autre des sujets humains, des personnes qui grâce à leur sensibilité et leur réflexion s’efforcent de se projeter dans l’avenir dans le but de rendre ce monde meilleur, même s’il est vrai qu’il peut aussi y avoir une résistance au changement provenant des individus qui ont parfois du mal à sortir de leur zone de confort. Un tel projet ne peut évident être que social puisqu’il concerne l’organisation du vivre-ensemble et surtout du travailler ensemble, d’un « travailler avec et pour » à l’intérieur d’un l’établissement dont la fonction est principalement le soin et dont l’objectif est la santé. Aussi, pour mener à bien un tel projet, il me semble essentiel de conduire une réflexion dans le but de préciser ce qu’est un établissement de soins. La question du soin est, en effet, une question centrale face aux problématiques qui sont les nôtres aujourd’hui. En effet, nous avons longtemps vécu et nous vivons encore selon un modèle social et éthique qui considère le soin comme une pratique non-essentielle ou réparatrice. Nous n’aurions besoin du soin que lorsque les choses vont mal, le soin viendrait en quelque sorte s’ajouter au cours normal de la vie, mais n’en serait pas une donnée fondamentale. Or, ce que nous ont aidé à découvrir les éthiques du care, c’est qu’en réalité le soin est au cœur même de toute vie sociale, qu’il n’y a de vie sociale que dans et par le soin et que nier cette dimension essentielle du soin est destructeur. Moins nous prenons soin les uns des autres, plus la société et le monde se délitent. Si nous ne prenons pas soin de notre environnement, nous risquons de rendre les conditions de vie sur notre planète impossibles. Prendre soin de soi et des autres, prendre soin du monde que nous habitons, c’est donc l’activité essentielle de toute vie qui cherche à se maintenir dans des conditions satisfaisantes.

Le défaut de nos sociétés qui se prétendent développées est d’occulter cette dimension centrale et essentielle du soin dans le but de nourrir le déni d’une des dimensions fondamentales de la condition humaine qui est la vulnérabilité.

Dans son livre Un monde vulnérable, la philosophe américaine Joan Tronto utilise un exemple très éclairant pour illustrer ce que les éthiques du care mettent derrière le terme de « vulnérabilité ». Cet exemple est le suivant : un cadre dans une entreprise arrive un matin dans son bureau et découvre que celui-ci n’a pas été nettoyé durant la nuit. Aussi, ne retrouve-t-il pas son lieu de travail, comme il le redécouvre chaque matin, propre et ordonné de telle sorte qu’il puisse commencer sa journée de travail dans les meilleures conditions. Face à une telle situation, ce cadre peut se sentir découragé, se mettre en colère, bref ressentir un affect négatif qui est le symptôme de sa vulnérabilité, qui n’est rien d’autre que la vulnérabilité foncière de tout être humain. Nous avons tendance à interpréter la vulnérabilité en termes de faiblesse ou de fragilité, mais les éthiques de care, nous apprennent à l’appréhender sous un autre jour, c’est-à-dire sous celui de la dépendance. Être vulnérable, c’est avant tout être dépendant. Il n’y a pas que les enfants, les personnes âgées, malades ou en situation de précarité qui sont vulnérables. Nous le sommes tous, car nous sommes tous dépendants les uns des autres. Cette vulnérabilité est un élément incontournable de la condition humaine et c’est pourquoi nous devrions tous nous soucier les uns des autres. C’est d’ailleurs là le véritable sens de la notion de care, difficilement traduisible en français puisqu’elle ne se réduit pas au soin, mais également à l’importance accordée à autrui, au souci que nous en avons, à la sollicitude. Cependant, si cette vulnérabilité est inséparable de notre condition, notre époque nous a habitué à tout faire pour ne pas la voir, à tout faire pour nous croire autonomes. L’exemple utilisé par Joan Tronto le souligne bien. En effet, les personnes qui travaillent à rendre notre lieu de travail accueillant chaque matin, sont ce que l’on appelle des travailleurs invisibles. Elles prennent soin de nous, mais nous n’en avons pas conscience, car nous ne les voyons pas. Beaucoup d’entre nous retrouvent chaque matin leur espace de travail impeccable, comme si par magie tout avait été remis en ordre après que nous ayons quitté le travail. Prendre conscience de notre vulnérabilité, c’est donc prendre conscience que nous ne pouvons rien faire seuls et que nous devons tous prendre soin les uns des autres.

Cette prise de conscience devrait nous aider à changer de paradigme pour mieux penser le mode de fonctionnement des organisations et par conséquent celui des établissements de soin.

En effet, à la question : « Qu’est-ce qu’un établissement de soin ? », on serait tenté de répondre qu’il s’agit d’une organisation composée de personnes dont la tâche est de prendre soin de ceux qui nécessitent d’être pris en charge. Il y aurait donc d’un côté les sujets du soin (les soignants) et de l’autre les objets du soin (les patients). Les soignants seraient actifs et les patients (comme leur nom l’indique) seraient passifs et subiraient les actes des soignants. Une telle vision des choses est de toute évidence, excessivement simpliste. Comme cela a été souligné précédemment, nous sommes tous des personnes vulnérables. Par conséquent, un établissement de soin est un établissement dans lequel des personnes vulnérables s’occupent d’autres personnes vulnérables, ce qui fait que la vulnérabilité de chacun doit être prise en compte et qu’il ne faut surtout pas que la vulnérabilité des uns viennent recouvrir celle des autres au point d’en arriver à ce que cette dernière soit négligée. C’est pourquoi l’élaboration d’un projet social comme celui qui fait aujourd’hui l’objet de notre réflexion est essentielle. Toute la question étant de savoir sur quelle base, il faut s’appuyer pour structurer une organisation de telle sorte que la qualité de vie de toutes les parties prenantes puisse s’en trouver améliorée.

Dans la version précédente de ce projet, le principe sur lequel s’élabore ce projet consiste à placer le malade au centre du système. Cela semble, en effet, aller de soi. Néanmoins, cela ne présente-t-il pas le risque d’oublier les soignants et tous les autres participants au fonctionnement d’un établissement de soin. Ce principe ne s’inscrit-il pas dans cette vision des rapports humains que nous avons interrogée précédemment et qui sépare l’humanité en d’un côté les sujets du soin et de l’autre les objets du soin, d’un côté des soignants dont la vulnérabilité est occultée et de l’autre les soignés éminemment vulnérables ? Ne serait-il pas plus judicieux de placer plus largement la personne humaine au centre de l’organisation ?

Il est clair que le souci du bien des malades est primordial dans ce type d’organisation, c’est en vue de venir en aide aux malades que de tels établissements existent et c’est cette nécessité qui donne tout son sens à tous les actes qui y sont accomplis.

Néanmoins, il me semble que pour que le malade soit au centre de l’organisation, il ne faut pas qu’il y soit tout seul, car placer la personne humaine au centre de ce système, ce n’est pas relégué le malade au second plan, c’est bien au contraire tout faire pour qu’il puisse bénéficier d’une qualité de soin optimale. Car prendre soin des soignants est la condition pour qu’ils soient en capacité d’exercer au mieux leur tâche et pour que les patients puissent pleinement bénéficier de ce pourquoi un établissement de soin fonctionne.

Un établissement de soin, comme un centre hospitalier est une organisation, un lieu où se rencontrent de multiples tensions qu’il faut gérer avec rigueur et subtilité. Un établissement de soin est en quelque sorte une structure dans laquelle se condense tout ce qui fait à la fois la beauté et la dimension tragique de la condition humaine, ainsi que des exigences qui relèvent de la pure gestion matérielle. Aussi, manager ce type de structure consiste à prendre en compte tous ces éléments pour les faire tenir ensemble dans un équilibre souvent précaire.

Mettre la personne humaine au cœur de ce type d’organisation, c’est justement en faire le centre de gravité de cet équilibre. Car ce qui caractérise principalement la personne humaine, c’est sa dimension relationnelle. Un être n’est une personne qu’à partir du moment où il est reconnu comme tel et un établissement de soin est un lieu où se structure un réseau de reconnaissances multiples et réciproques, reconnaissances qui passent par le soin que chacun dispense envers chacun, car s’il va de soi que les agents d’une telle organisation sont là, de toute évidence, pour prodiguer soin et traitement auprès des patients, il importe aussi de souligner qu’il n’y a pas que les soignants qui sont les sujets du soin. Les malades peuvent aussi prendre soin de leurs soignants et c’est peut-être ce qu’ils font le plus souvent. Les paroles qu’ils s’efforcent d’échanger, les nouvelles dont ils s’enquierent auprès de l’infirmier.e ou de l’aide-soignant.e. Certes, tous ne le font pas, car certains restent prisonniers de cette représentation que nous dénoncions précédemment. Aussi, considère-t-il les soignants comme des sujets du soin qui n’ont pas de raison d’être considérés comme son objet. Or, il est essentiel que les soignants puissent être l’objet du soin des autres, car ils ont parfois tendance à ne pas prendre suffisamment soin d’eux. La crise du covid en fut la preuve, on a pu voir des soignants ne comptant pas leur temps et prêts à se dévouer corps et âme pour les personnes hospitalisées. Si beaucoup de soignants ont parfois tendance à ne pas prendre suffisamment soin d’eux, c’est parce qu’ils sont souvent confrontés à une souffrance face à laquelle ils estiment parfois ne pas avoir le droit de se plaindre. Ils ont souvent le sentiment que leurs difficultés ne sont finalement que de peu de poids par rapport à celles que doivent affronter leurs patients. Aussi, ont-ils parfois tendance à faire taire leur vulnérabilité. Il peut donc y avoir, pour les raisons qui viennent d’être invoquées, un déni de souffrance chez les soignants, déni qui peut parfois devenir destructeur. Il ne faut pas oublier que l’identification de ce que l’on appelle aujourd’hui burn-out a eu lieu dans le domaine du soin. Comme le fait remarquer le philosophe Pascal Chabot dans son livre Global Burn-out nous apprend que le premier à avoir utilisé ce terme et à l’avoir quasiment inventé est un médecin psychanalyste, le Dr Freudenberger, qui était à ce point dévoué auprès de ses patients qu’il ne s’accordait pas le droit de prendre soin de lui. Voilà ce qu’écrit à son sujet Pascal Chabot :

Herbert J. Freudenberger, né en 1926 en Allemagne et réfugié à quinze ans aux États-Unis, travaillait dans les années 1970 dans une free clinic de New York où un personnel, souvent bénévole, accueillait et cherchait à aider des toxicomanes, à prévenir les overdoses et les mauvais trips d’acide. Il est cependant vite apparu que les toxicomanes n’étaient pas les seules personnes fragiles de l’institution. Le personnel soignant montrait aussi des signes d’épuisement émotionnel et mental. Freudenberger, psychiatre et psychanalyste, raconte que de 8 heures à 18 heures il assurait sa consultation médicale à l’hôpital, puis qu’il rejoignait la free clinic jusqu’à la fermeture à 23 heures, après quoi il animait les réunions du staff et rentrait chez lui vers 2 heures du matin. Il a suivi ce rythme pendant des mois, avec toujours la même réponse quand on lui demandait s’il ne travaillait pas trop : « Je devrais en faire beaucoup plus, il y a des centaines d’enfants qui n’ont même plus de toit. ».

Arrivé à un degré d’épuisement total, Freudenberger s’est retrouvé un matin dans l’incapacité de faire quoi que ce soit, pas même de se lever. Après avoir dormi trois jours d’affilés, il s’est livré à des séances d’auto-analyse qui lui ont permis de surmonter cette épreuve et de donner un nom au mal dont il était victime. Il s’est aperçu que son état n’était pas si éloigné que cela de celui des toxicomanes qu’il soignait. Je cite à nouveau Pascal Chabot :

Le terme burn-out, parfois utilisé en anglais pour exprimer l’état des toxicomanes, décrit des patients vaincus par l’usage trop intense de drogues dures. Mais peu à peu, Freudenberger a déplacé son regard : l’état des soignants n’était pas sans analogie avec celui des soignés, à un point tel qu’il a fait glisser le terme de l’un à l’autre.

Il est indispensable, par conséquent, que les patients prennent soin d’eux-mêmes, mais aussi que l’institution s’en charge. Pour cela, il faut que le soignant s’assume comme personne vulnérable et que l’institution reconnaisse cette vulnérabilité comme une donnée structurelle des établissements de soins. En un certain sens, nous pouvons considérer qu’un établissement de soins, c’est aussi un lieu de rencontres des vulnérabilités. Rencontres par lesquelles advient le sens qui est toujours le fruit d’une relation. Or, c’est très souvent le manque de sens qui nuit à la qualité de vie au travail. Certes, ce n’est pas le seul facteur qui entre en jeu, mais on peut dire que c’est autour de cette question du sens que se cristallisent toutes les difficultés que rencontre notre système de soins aujourd’hui. Ce déficit de sens que ressentent parfois les soignants est le plus souvent lié aux difficulté organisationnelles, mais aussi aux contraintes budgétaires et financières auxquelles est soumis l’hôpital. Lorsque l’on doit accomplir un soin dans un temps limité et que l’on a pas le temps d’écouter le patient, d’échanger avec lui, de prendre soin de la personne dans sa totalité, et non du seul organe défaillant, lorsque l’on a l’impression de seulement traiter la maladie sans prendre soin du malade dans sa globalité, on peut avoir le sentiment d’être involontairement maltraitant et de s’écarter du véritable sens du soin. Cette carence du sens peut aussi être la conséquence d’une absence de reconnaissance ou d’une reconnaissance inadéquate. Les rémunérations insuffisantes, le fait que les professions qui relèvent du soin, et plus généralement du care, soient considérées comme subalternes et le plus souvent appréhendées en fonction de ce qu’elles coûtent plutôt que de ce qu’elles rapportent, tout cela conduit à ce que les professionnels du soins et du care ne se sentent pas toujours reconnues pour ce qu’ils font et ressentent une altération du sens qu’ils peuvent donner à leur travail.

 

Aussi, dans le cadre de l’élaboration de votre projet d’établissement, cette question du sens risque fort d’être au rendez-vous. L’une des pistes à explorer pour la traiter pourrait consister à tenter de repenser ce qu’est un établissement de soins en plaçant la personne humaine envisagée sous l’angle de sa vulnérabilité au centre de l’organisation. Donner sens au soin, c’est faire en sorte qu’il consiste en une activité dans laquelle chacun est à la fois sujet et objet ou plutôt pourvoyeur et récepteur de soins de telle sorte que chacun puisse gagner en puissance d’être et d’agir. La puissance, ici, ne doit pas être confondue avec le pouvoir, il ne s’agit pas d’exercer un ascendant sur l’autre, mais de lui permettre de gagner en autonomie tout en assumant sa vulnérabilité. Ce qui signifie que l’on ne considère pas l’autonomie comme une donnée initiale de la condition humaine, mais comme un horizon, comme ce qui doit visée un projet d’existence sans pour autant l’opposer à la vulnérabilité foncière propre à toute forme de vie. En ce sens, un établissement de soins qui fonctionnerait de cette manière pourraient servir de paradigme pour toute forme d’organisation et, pourquoi pas, pour la société tout entière. Il s’agirait d’un lieu où chacun s’efforçant de contribuer à l’augmentation de la puissance d’agir de l’autre verrait la sienne propre augmenter également.

N’est-ce pas ce qui se produit lorsque le soignant perçoit qu’il est parvenu, par les soins qu’il a prodigué, à améliorer la vie de son patient ? De part et d’autre, une certaine joie est présente, joie que Spinoza définit comme l’affect qui accompagne une augmentation de notre puissance d’agir. Chez le malade, il y a la joie qu’il ressent de pouvoir faire un peu plus qu’il ne pouvait auparavant, chez le soignant, il y a celle d’être parvenu à rendre la vie plus supportable à son patient, ce qui fait le sens même de sa profession. S’il fallait retenir une formule pour résumer le projet sur lequel vous allez travailler, je serai tenté de reprendre celle de Paul Ricœur dans son livre soi-même comme un autre lorsqu’il définit ce qu’il nomme la visée éthique qui consiste pour lui dans la recherche d’« une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ». N’est-ce pas finalement ce que vise également la recherche d’une qualité de vie au travail, vivre dans son travail une vie qui mérite d’être vécue, une vie pleine de sens, d’un sens qui se construit par les liens qui nous relient aux autres avec lesquels et pour lesquels nous travaillons ? Mais pour que cette visée puisse se concrétiser, il faut un cadre institutionnel et c’est ce cadre que ce projet a pour but de faire évoluer afin que chacun puisse s’y sentir à sa juste place et reconnu à sa juste valeur.

Éric Delassus

 

Pour en finir avec le dépassement de soi

Posted in Articles, Billets on juin 27th, 2022 by admin – Commentaires fermés

L’idéologie de la performance qui sévit encore trop de nos jours s’appuie le plus souvent sur une culture du dépassement de soi. Il faut « se défoncer », aller au-delà de ses limites, s’investir à deux cents pour cent, si l’on veut s’accomplir totalement et surtout si l’on ne veut pas rester sur le bord de la route. Ceux qui professent un tel ethos, une telle manière d’envisager la vie et l’action, ne se rendent apparemment pas compte de la violence qu’il contient. Cette manière de manager et de motiver les autres est certainement à l’origine de nombreux stress, burn-out et autres formes de souffrance au travail.

Au-delà de l’absurdité logique qu’elle contient, cette aberration sémantique oblige à vivre en permanence dans l’insatisfaction de soi, dans l’insuffisance et l’inaccomplissement. En fait, il faudrait pour s’accomplir avoir le sentiment d’être inaccompli et vivre dans la frustration permanente, conscient qu’on pourrait toujours en faire plus et qu’on en a jamais fait assez. Or, par définition, on ne peut pas faire plus qu’on ne peut. J’irai même jusqu’à dire qu’on ne peut pas faire plus que ce que l’on fait et que mon état présent est toujours l’expression d’un certain état de ma puissance d’agir à un moment T de mon existence.

Prenons l’exemple de la paresse. On stigmatise toujours le paresseux en l’accusant de manquer de volonté, tout en lui reprochant d’ailleurs d’avoir la volonté de ne rien faire. Mais qu’est-ce que la paresse, sinon une impuissance ? Le paresseux n’est pas toujours, voire rarement, satisfait de sa paresse. Il peut s’en donner l’air, mais en réalité, il est habité d’une profonde tristesse, celle de ne pas avoir le désir et la force nécessaire pour agir et ressentir la joie qui s’exprime dans toute action. Certes, il manque en un certain sens de volonté, mais il voudrait bien l’avoir cette volonté, car pour vouloir, il faut vouloir vouloir, il faut plus exactement désirer vouloir. Or, le désir, ça ne se décrète pas et il ne suffit pas de dire aux gens de se dépasser pour que naisse en eux ce désir. Le désir est le plus souvent le produit d’un concours complexe d’une multiplicité de facteurs en interaction. Aussi, si l’on veut aider les autres à progresser et à progresser dans la joie, ce qui importe avant tout, c’est de créer les conditions d’émergence et de croissance du désir.

Cependant, nous rétorquera-t-on, si je ne peux jamais faire plus que ce que je peux, et même plus exactement, si je ne peux jamais faire plus que ce que je fais, comment pouvons-nous progresser ? Comment faire pour que le paresseux ne le soit plus ? Comment donner le désir de faire mieux ? Inciter au « dépassement de soi » peut être efficace parfois, mais le plus souvent, cette manière de procéder est génératrice d’un stress contre-productif et peut entretenir un bon nombre de passions tristes, car la personne soumise à une telle injonction risque fort de rester enfermée dans la frustration et un sentiment d’échec permanent. La question n’est pas de savoir comment demander aux gens de faire plus qu’ils ne peuvent maintenant, mais de se demander comment faire pour qu’il puisse faire plus ensuite que ce qu’ils peuvent maintenant. Aussi, plutôt que de leur demander l’impossible, il est important de faire le nécessaire pour bien connaître les personnes afin de détecter leurs goûts et leurs aptitudes de manière à créer les conditions de leur développement et de leur épanouissement.

La source de la puissance d’agir n’est pas uniquement chez l’individu, elle est aussi dans son environnement et dans les liens qu’il entretient avec lui. Il faut donc, pour motiver les personnes et leur offrir la possibilité de progresser, cultiver leurs aptitudes en travaillant la dimension relationnelle de l’existence humaine. C’est principalement par l’échange et le dialogue que l’on peut créer les conditions d’un réel progrès. C’est en développant une pédagogie de la joie fondée sur le souci de cultiver le désir d’apprendre et de découvrir ses propres ressources et celles de son entourage sans lequel aucun progrès n’est possible que l’on peut aider l’autre à prendre conscience de ses limites et à les repousser. Mais ce n’est certainement pas par un volontarisme forcené fondé sur une idéologie de la performance et de la compétition qui risque fort d’être contre-productive que l’on y parvient au mieux.

 

Éric Delassus

Toxic management

Posted in Articles on juin 16th, 2022 by admin – Commentaires fermés

La lecture de Toxic Management, le livre de Thibaud Brière dans lequel sont dénoncées les dérives de l’entreprise libérée, m’a immédiatement fait penser à une remarque qui m’avait été faite par des étudiants d’une école de management pour laquelle j’avais effectué une intervention. Enthousiasmés par des stages effectués dans ce type d’entreprise, ces étudiants, animés des meilleures intentions dont l’enfer est souvent pavé, me dirent : « C’est formidable, dans ces entreprises, la direction a décidé qu’il n’y aurait plus de hiérarchie ! ». Inutile de préciser que je « tiquais » quelque peu face à la contradiction flagrante que contenait un tel jugement. Mais ce qui m’étonna surtout, c’est que ces étudiants, qui étaient loin d’être totalement idiots, ne l’avaient pas décelée. Elle était là, évidente comme le nez au milieu de la figure, mais ils avaient été à ce point séduits pas le discours managérial qui leur avait été servi qu’ils ne la voyaient pas. C’est là que j’ai pu juger de la puissance de ce discours, puissance de séduction et de persuasion qui parvient à annihiler tout bons sens et tout esprit critique. Ce sont ces processus insidieux d’aliénation que décrit et décortique Thibaud Brière dans son livre qui nous emmène dans un univers situé entre 1984 et Le meilleur des mondes, on y découvre une forme d’entreprise totalement totalitaire bien éloignée des principes libéraux dont se réclament le plus souvent les défenseurs de la liberté d’entreprendre.

Dans cet univers se parle une novlangue par laquelle toute chose semble être désignée par son contraire. Ainsi, l’autonomie devient la capacité d’obéir spontanément sans réfléchir, la transparence justifie l’intrusion des dirigeants dans l’intimité même de tout collaborateur ou subordonné, le manager y devient celui qui doit sonder les cœurs et les reins des managés tout en étant lui-même soumis à un contrôle idéologique permanent de la part de la direction qui catégorise ses cadres en stigmatisant ceux qui, même s’ils appliquent scrupuleusement les directives qui leur sont données, sont soupçonnés de ne pas suffisamment croire en la « philosophie » de l’entreprise et de jouer un double jeu. On se croirait revenu au pire moment du stalinisme, ce qui est pour le moins curieux de la part d’entreprises parfaitement implantées dans l’univers capitaliste. La notion de totalitarisme me paraît tout à fait en adéquation avec une telle forme de gestion. L’entreprise y joue le même rôle que le parti unique auquel il faut tout sacrifier. La distinction entre vie privée et vie publique s’y trouve annihilée et même les principes du droit dont l’État est le garant y sont considérés comme secondaires relativement aux intérêts de la « boite » pour laquelle il faut « se donner à fond ».

Telle qu’elle nous est ici présentée, l’entreprise ressemble à une secte dont les dirigeants seraient les gourous et les salariés des membres lobotomisés. Il faut dire qu’ils n’ont pas trop intérêt à remettre en question l’idéologie dominante de l’entreprise, sinon ils risquent fort d’être accusés de manque d’indépendance et d’incapacité à se remettre eux-mêmes en question. On voit là toute la perversité d’un tel système qui fait de la remise en question, non plus l’instrument d’un véritable esprit critique et d’une pensée libre et indépendante, mais celui de la pus totale soumission puisque celle-ci repose sur le pseudo-consentement de celui qui subit. L’autorité peut donc s’y dispenser d’une structure verticale et lui préférer l’horizontalité, elle n’a plus besoin d’être exercée d’en haut puisqu’elle est présente dans les têtes de ceux qui y sont soumis.

C’est ainsi que fonctionne Gadama inc, l’entreprise que nous décrit ici Thibaud Brière, entreprise qui, malgré un nom fictif, n’est en rien une pure fiction. En effet, ce livre est le compte-rendu d’une expérience vécue par l’auteur qui, après avoir été embauché en tant que « philosophe d’entreprise » pour théoriser les méthodes managériales d’une société comparable, a pris conscience du caractère destructeur et déshumanisant d’un tel fonctionnement et n’a trouvé d’autres solutions pour sortir du piège dans lequel il était tombé que de se muer en lanceur d’alerte.

Il faut donc lire impérativement ce livre qui est probablement le meilleur antidote contre des idéologies managériales en apparence séduisantes, mais en réalité pire que les méthodes ouvertement autoritaires qui, si elles ne sont pas pour autant à recommander, ont au moins le mérite de la clarté.

Éric Delassus

Est-il pertinent d’opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas ?

Posted in Articles on juin 13th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Nous sommes habitués à opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas. On peut d’ailleurs faire remonter cette tendance à Aristote qui dès les premières pages de sa Physique distingue les choses qui existent par nature de celles qui existent par d’autres causes et qu’il qualifie de « produits de l’art », sous-entendant par là que ce qui est produit par l’activité de l’homme n’est pas vraiment naturel, comme si l’homme n’était pas partie prenante de la nature et ne pouvait pas jouer le rôle d’une cause naturelle dans les transformations qu’il produit sur son milieu. Cette distinction a aussi conduit à faire de la nature, ou plus exactement de ce que nous appelons ainsi, une norme et une valeur. Cela a pu donner lieu à des dérives comme la condamnation de certains comportements ou de certains caractères considérés comme déviants. N’a-t-on pas condamné l’homosexualité sous prétexte qu’elle ne serait pas naturelle ?

Mais cette distinction a-t-elle un sens ? Ne serait-il pas plus judicieux de considérer qu’à partir du moment où une chose est possible, elle est naturelle au sens où les lois de la nature n’entrent pas en contradiction avec sa réalisation ? Néanmoins, dans ces conditions, dire qu’une chose est naturelle ne signifie pas qu’elle est nécessairement bonne pour tous les éléments qui composent ce que nous appelons la nature. Ainsi, la nature produit des virus qui ne sont pas bons pour ceux qu’ils infectent et au dépens desquels ils se développent.

De plus, cette distinction entre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, n’est-elle pas à l’origine des problèmes environnementaux que nous connaissons aujourd’hui ?

D’où vient-elle en effet ? De ce que l’être humain, parce qu’il est doué de conscience a pris, principalement dans la civilisation occidentale, ses distances relativement à ce qu’il appelle le monde extérieur et de là est née la distinction sujet / objet. L’être humain se perçoit alors comme « sujet », celui qui agit, et il considère la nature comme son autre, comme son objet –ce qui est jeté devant lui – qui doit subir son action. C’est ainsi que nous avons oublié cette donnée que nous a fort heureusement rappelé Spinoza au XVIIe siècle, mais dont nous n’avons pas encore saisi toute la portée, c’est-à-dire que l’’être humain n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire ». L’être humain n’est pas dans la nature comme un état dans l’état, il n’est pas régi par d’autres lois que celles de la nature elle-même, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a pu agir sur celle-ci au point de produire cette nouvelle ère géologique dans laquelle nous sommes tristement entrés et que certains scientifiques ont appelé anthropocène. L’homme agit comme une cause naturelle sur la nature au point d’en modifier l’évolution au même titre que les forces telluriques ou astronomiques. Cela dit, ce n’est pas parce que l’être humain est une force naturelle que tout ce qu’il fait est bon pour lui et pour les autres vivants auxquels il est indissociablement lié. Au même titre que la collusion d’une météorite avec notre planète pourrait détruire toute forme de vie, les erreurs qu’a pu commettre l’humanité sur le plan technique et technologique pourraient très bien remettre en question, sinon la présence de toute vie sur terre, en tout cas celle de la vie humaine de nombreuses autres formes qu’elle peut prendre. Aussi, puisque son action sur son environnement est consciente, est-il de son devoir, s’il veut préserver les conditions d’une vie valant la peine d’être vécue sur cette planète, qu’il se soucie des conséquences de ses actes et qu’il prenne conscience de la solidarité qui l’unit aux autres vivants.

C’est précisément parce qu’ils ont distingué le naturel du non-naturel que certains êtres humains se sont perçus comme étrangers à la nature et se sont imaginés qu’ils pouvaient la considérer comme un réservoir de ressources inépuisables, sans avoir à subir les conséquences de leurs actions sur celle-ci.

Cessons donc d’opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, cessons de nous penser comme en-dehors de la nature et d’adopter une position de surplomb relativement à l’univers dont nous faisons partie et prenons ainsi conscience de notre responsabilité devant tous les vivants et principalement envers les générations futures auxquelles nous allons léguer ce monde.

Éric Delassus

Tous centaures

Posted in Articles on juin 11th, 2022 by admin – Commentaires fermés

La question de l’identité est aujourd’hui au cœur de nos préoccupations, elle envahit les débats politiques et culturels et donne souvent lieu à des querelles stériles quand ce n’est pas à des affrontements violents qui nourrissent généralement le mépris de l’autre, ou pire, son rejet. Ce culte de l’identité se nourrit d’une culture qui valorise la pureté et l’unité et qui a tendance à oublier ce qui fait la valeur de l’altérité, de l’échange, du dialogue et de la singularité de chacun.

Le livre de Gabrielle Halpern Tous centaures nous propose un antidote contre cette conception réductrice en faisant l’éloge du centaure, cet être mythologique qui nous est ici présenté comme la figure de l’hybridation. Qu’est-ce qu’être hybride ? Ce n’est pas être à la fois une chose et une autre, ce n’est pas être une juxtaposition de caractéristiques propres à des êtres distincts, c’est être une singularité issue d’une rencontre. Ainsi, le centaure ne se réduit pas à être un mélange d’homme et de cheval qui ne serait ni l’un ni l’autre tout en étant un peu des deux, il est autre, il est un être singulier issu de la rencontre du cheval et de l’homme, il est un être hybride. C’est ce qui fait de lui un inclassable, un monstre et c’est pourquoi nous nous en méfions. En effet, nous avons pris l’habitude de tout ranger dans des cases, dans ce qu’Aristote a inventé en définissant des catégories. Aussi, sommes-nous particulièrement hostiles à ce qui échappe à ces catégories, car notre manière de penser et d’appréhender le réel ne nous a pas préparé à accueillir ce qui relève de l’indéterminé, de l’indéfinissable, du non-identifiable. Pourtant, ne faut-il pas voir dans l’hybridation la source de ce qui pourrait sauver nos sociétés en leur permettant d’évoluer vers une cohésion qui ne s’appuierait pas sur l’uniformité et l’homogénéité, mais plutôt sur la rencontre des différences et leur fécondité. Ainsi, les entreprises, les organismes de formation, les universités et toutes les organisations au lieu de fonctionner en silos ou en sections n’auraient-elles pas intérêt à faire se rencontrer des disciplines considérées comme hétérogènes ou étrangères les unes aux autres ? En faisant se rencontrer et les soi-disant « scientifiques » et les soi-disant « littéraires », les « praticiens » et les « théoriciens », les entrepreneurs et les travailleurs sociaux, les artistes et les ingénieurs, en faisant s’hybrider des singularités pour les faire sortir des cadres et des catégories à l’intérieur desquels ils se sont trouvés malgré eux enfermés. Ce chemin est pour Gabrielle Halpern, celui qu’il nous faudra emprunter pour innover et pour résoudre les crises que nous allons devoir affronter en ce siècle. Pour suivre cette voie, il nous faut donc modifier notre manière d’appréhender la réalité pour en saisir toute la richesse et pour y parvenir, il nous faut donc commencer par comprendre ce qui est à l’origine de notre hostilité envers l’hybridation.

C’est donc à une histoire de la raison que nous invite Gabrielle Halpern pour mieux comprendre ce qui nous conduit à rejeter l’hybridation et à nous méfier de l’incertain et de l’imprévisible. Ainsi, de Platon et Aristote jusqu’à l’époque moderne, nous pouvons constater que la manière dont la rationalité a évolué a donné lieu à une sorte d’atrophie de la pensée qui a pu être l’origine d’un usage totalement déraisonnable de certaines formes de rationalité, comme ce fut le cas au XXe siècle avec les deux guerres mondiales et l’apparition des régimes totalitaires et de toutes les horreurs qu’ils ont engendrées.

Toute la question est alors de savoir si ces dérives sont liées à la nature même de notre raison ou à l’usage que nous avons pu en faire. Sommes-nous victimes d’un excès ou d’un manque de raison ?

Quoi qu’il en soit, si nous en restons à une rationalité bornée et dogmatique, à une rationalité qui, plutôt que de chercher à comprendre le réel, s’obstine à vouloir faire rentrer la réalité dans les cadres qu’elle a élaboré abstraitement, nous nous condamnons à limiter notre puissance de penser et d’agir sur le monde. Ainsi, nous risquons fort de faire avorter de nombreuses tentatives d’innovations sous prétexte qu’elles ne correspondent pas à la conception du réel dont cette raison dogmatique ne parvient pas à sortir.

Gabrielle Halpern nous invite donc à faire évoluer notre manière de penser en sortant des principes (identité, non-contradiction, tiers-exclu) auxquels notre esprit a été accoutumé pour en adopter d’autres plus souples, plus féconds et générateurs d’hybridation (altérité, contradiction, tiers-inclus).

Ainsi, parviendrons-nous à sortir de nos conceptions anthropocentrées de la réalité et à mieux appréhender l’imprévisible et l’incertain pour nous projeter efficacement et de manière créative dans l’avenir. Un certain nombre de signes nous montrent que nous sommes capables d’évoluer dans cette direction en évitant les écueils de la fracturation et du relativisme. Il ne s’agit pas d’innover pour innover, mais d’innover pour redonner du sens à nos existences en remplaçant l’identité par la singularité. L’hybridation est ce qui peut permettre de remédier au conflit des identités par la conjugaison des singularités.

Éric Delassus

Le travail est-il une valeur ?

Posted in Articles on juin 5th, 2022 by admin – Commentaires fermés

On entend souvent parler de la « valeur-travail », mais que faut-il entendre par là ?

Souvent, cette expression est employée pour exprimer l’opinion selon laquelle nous aurions perdu le goût de l’effort et de la perfection. Ainsi explique-t-on la désinvolture de certains dans le monde professionnel par une perte du sens des valeurs et plus particulièrement de la valeur travail. Mais le travail est-il en soi une valeur ?

Pour répondre à cette question, peut-être faut-il d’abord commencer par définir ce qu’est une valeur. Une valeur, c’est tout d’abord quelque chose de désirable. En effet, nous n’accordons de valeur qu’aux choses que nous désirons. Si j’aime le chocolat et que je n’aime pas le citron, j’accorderai plus de valeur au premier aliment qu’au second. Peut-on alors dire que le travail a en soi une valeur et qu’il est désirable ?

En fait, tout dépend du travail que j’effectue. Si j’aime mon travail, si j’ai le sentiment de m’épanouir et de m’accomplir lorsque j’accomplis les tâches qui lui sont liées, il aura, en effet, pour moi, de la valeur. En revanche, si je ne travaille que pour gagner ma vie, mais que je n’aime guère ce que je fais, il en aura beaucoup moins. Il ne sera que le moyen de me procurer ce qui pour moi a de la valeur, soit parce que j’en ai besoin (nourriture, logement, etc.) soit parce que je le désire (loisir, plaisir, etc.). Par conséquent, le travail n’a pas de valeur en soi, il n’est qu’un moyen, une occasion de faire ce que j’aime ou ce par quoi je peux obtenir ce à quoi j’accorde de la valeur.

Néanmoins, si le travail n’est pas, à proprement parler, une valeur, il n’est pas non plus totalement étranger à la notion de valeur. Tout d’abord, au sens économique, le travail est producteur de valeur. Travailler pour produire des biens et des services consiste à accomplir une tâche par laquelle on va contribuer à agir sur le réel pour le transformer et lui donner ce que l’on appelle une valeur ajoutée.

Mais, nous dira-t-on, la question n’est pas ici purement économique, elle présente aussi un caractère moral ou éthique. Lorsque l’on déplore la dévalorisation dur travail, c’est surtout au nom d’une certaine morale qu’on le fait. C’est au nom d’une morale qui valorise l’effort, l’abnégation, le souci de bien faire et de se rendre utile, toutes ces valeurs qui auraient été supplantées par la recherche de la jouissance facile et immédiate. Cependant, même dans envisagé selon cette optique, le travail ne serait pas à proprement parler une valeur, il serait plutôt une activité par laquelle pourrait se révéler certaines vertus morales qui pourraient se manifester dans le but d’agir au nom de certaines valeurs sociales et altruistes.

La question qu’il faut alors se poser est celle de savoir si le travail, tel qu’il est pratiqué et organisé aujourd’hui, contribue toujours à la réalisation de ces valeurs ?

La question qui se pose alors n’est plus celle de la valeur du travail, mais celle de son sens.

Si les tâches que j’effectue chaque jour dans ma vie professionnelle n’ont d’autre but que, par exemple, d’inciter le grand public à consommer des objets dont la valeur est toute relative et dont la production est nuisible pour l’environnement, je n’y mettrai peut-être pas le même enthousiasme que si j’exerce une profession dont je perçois concrètement l’utilité sociale. Si mon travail ne consiste que dans l’un de ces fameux « bullshit-jobs » dénoncés par David Graeber, j’aurai certainement beaucoup à percevoir l’exercice de cette activité comme désirable. Si je ne travaille que pour gagner ma vie, le sens de l’activité que j’exerce s’en trouvera cruellement appauvrie.

Aussi, plutôt que de déplorer la perte de cette fameuse « valeur travail » qui n’a finalement guère de sens, préoccupons-nous plutôt de donner du sens au travail en faisant en sorte que chacun, quoi qu’il fasse, perçoive que son activité n’est pas vaine, mais qu’elle est digne d’un être humain et qu’elle est l’occasion de développer en soi des vertus qui ne demandent qu’à se manifester et de contribuer à la promotion de valeurs allant dans le sens d’une humanité toujours plus humaine.

 

Éric Delassus

Libre comme Spinoza – Une introduction à la lecture de L’Éthique – Denis Collin

Posted in Articles on mai 7th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Dans son Éthique, Spinoza nous propose de « nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Âme humaine et de sa béatitude suprême ». C’est dans la continuité de ce projet que se situe l’ouvrage de Denis Collin qui constitue une excellente introduction à la découverte de la pensée spinoziste. On serait tenté à la vue du sous-titre de ce livre – Une introduction à la lecture de Spinoza – de dire : « Une de plus ! ». On connaît l’excellent Que sais-je ? De Pierre-François Moreau, le Spinoza pas à pas d’Ariel Suhami ou les œuvres de Robert Misrahi, mais le livre de Denis Collin offre une présentation différente de l’Éthique et vient enrichir tout ce qui a pu être écrit pour aider à entrer dans cet ouvrage ardu et déroutant. De nombreuses propositions, démonstrations, définitions, axiomes, scolies sont cités et commentés et surtout, ce qui aide grandement à leur compréhension, sont illustrés par des exemples toujours pertinents. Par conséquent, si le livre de Denis Collin ne supplante pas toutes les introductions déjà rédigées, il les complète et offre une nouvelle porte d’entrée dans une œuvre dont, une fois qu’on a pu s’y aventurer, on ne sort jamais vraiment. Par conséquent, on ne saurait trop conseiller la lecture de ce livre pour ceux qui, attirés par la pensée de Spinoza, hésitent à franchir le pas et à lire l’Éthique.

Éric Delassus.

L’homme est-il un loup pour l’homme ?

Posted in Articles on avril 6th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Homo homini lupus, beaucoup d’entre vous connaissent certainement cette phrase attribuée au philosophe anglais Thomas Hobbes, mais qu’il emprunte au poète latin Plaute et qui n’apparaît d’ailleurs qu’une seule fois dans son œuvre, plus précisément dans son livre intitulé : Du citoyen.

Les événements dont nous sommes aujourd’hui les tristes spectateurs pourraient nous inciter à adhérer à cette formule (d’ailleurs fort injuste envers le loup), tant la violence qui se déchaîne dans cette guerre absurde nous semble être la conséquence des forces destructrices et mortifères inhérentes à la nature humaine. Dans de telles circonstances, l’être humain apparaît comme la force destructrice la plus puissante à laquelle l’humanité elle-même puisse être confrontée. À l’instar de Freud, nous serions tentés d’y voir l’expression d’une pulsion de mort qui serait tapie au plus profond de notre psychisme et capable de se réveiller dès que l’occasion se présente.

Il est vrai que seul l’être humain peut faire preuve d’inhumanité. En effet, il serait absurde de reprocher à un animal d’être inhumain. Être inhumain consiste à se comporter comme seul peut se comporter un être humain, mais comme il ne devrait pas le faire. Certains diraient qu’agir de façon inhumaine, c’est se comporter d’une façon qui est indigne de l’humanité.

On serait donc tenté de voir dans cette violence le signe d’un vice foncier de l’humanité et de considérer les êtres humains comme étant porteurs par nature de pulsions mortifères et belliqueuses. Nous pouvons cependant nous demander si ces caractéristiques peu engageantes sont réellement constitutives de notre humanité ? Est-ce ce qu’il y a d’humain en nous qui s’exprime lorsque nous laissons parler la haine et la violence ? Ne s’agit-il pas d’autres choses ? N’est-ce pas plutôt lorsque nous sommes influencés, voire déterminés, par des facteurs qui nous sont extérieurs et qui agissent sur nous à notre insu que nous devenons agressifs, jaloux, envieux, prêt à en découdre avec tous ceux que nous percevons comme des ennemis réels ou potentiels ? Être inhumain, ou plutôt se comporter de manière inhumaine, ne vient-il pas de ce que s’exprime en nous ce que nous ne sommes pas ? L’inhumanité n’est-elle pas la conséquence de l’action sur l’être humain de facteurs non-humains ?

C’est cette idée que nous invite à méditer un philosophe comme Spinoza qui affirme que la condition initiale de l’homme est la servitude, c’est-à-dire la soumission à des causes extérieures dont nous ignorons l’existence et dont nous ne percevons que les effets qu’elles produisent sur nous. C’est pourquoi, à l’instar de Hobbes, il conçoit l’état de nature comme un état de guerre, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il considère que la guerre est dans la nature de l’homme. Si l’état premier de l’humanité est celui dans lequel la force règne, c’est parce que les hommes y sont dans cette condition misérable de la servitude qui est plus la manifestation de leur impuissance que de leur puissance. Ils y vivent dans la tristesse, percevant leurs semblables comme une limite à leur capacité d’être et d’agir.

Ainsi, dans des situations où règne la pénurie et la difficulté quotidienne de trouver les moyens de sa subsistance, l’individu qui subit des conditions de vie difficile sera tenté de percevoir l’autre comme une limite à sa puissance d’agir. Il pourra le prendre en haine et chercher à l’éliminer ou à essayer de lui ravir le fruit ou la proie qu’il a pu se procurer et dont on ne peut jouir. Les effets d’un environnement hostile conjugués à l’ignorance rendent généralement les êtres humains envieux et agressifs. Cependant, lorsque l’expérience et la réflexion contribuent à une prise de conscience plus juste de la condition humaine, les êtres humains se trouvent alors disposés à agir de manière plus solidaire et comprennent que si les rapports qu’ils entretiennent avec leurs semblables sont des rapports de force, il n’est pas inéluctable que ses forces s’opposent. Elles peuvent aussi se conjuguer pour le bien de tous et de chacun. C’est certainement un tel processus qui est à l’origine de l’organisation des sociétés humaines.

On peut donc en conclure que l’agressivité n’est pas inscrite au cœur de la nature humaine, qu’elle n’est que la conséquence d’un environnement hostile et mal compris qui affecte les êtres humains de tristesse et les rend donc plus faibles. En revanche, l’être humain qui parvient à comprendre sa condition et qui va agir de manière plus réfléchie et raisonnable agit selon la seule nécessité de sa nature et se trouve beaucoup plus disposé à la concorde qu’à la discorde. Bref, c’est lorsqu’autre chose que nous agit sur nous et en nous, sans que nous le sachions et en diminuant notre puissance d’agir, que naît en nous la haine et toutes ses modalités (envie, jalousie, etc.). En revanche, lorsque l’être humain est vraiment lui-même, il comprend que la concorde est toujours préférable à la discorde et il œuvre nécessairement à sa réalisation. C’est en ce sens que dans le premier cas, on peut parler d’inhumanité, puisque c’est autre chose que ce qui est humain qui agit en l’homme, tandis que dans le second cas, l’homme est proprement humain puisqu’il agit selon la seule nécessité de sa nature. C’est aussi pourquoi, comme l’écrit à plusieurs reprises Spinoza, il n’y a rien de plus utile à un homme qu’un autre homme guidé par la raison.

Éric Delassus.