La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Se penser et se vivre comme carrefour

Se penser et se vivre comme carrefour (vidéo)

Qu’est-ce qu’un carrefour ? Existe-t-il en lui-même où n’a-t-il de réalité que par la rencontre des différents chemins qui se croisent en son centre ? De toute évidence, la seconde réponse est la bonne.

Le carrefour n’existe que comme point de convergence entre plusieurs voies. N’en va-t-il pas de même pour la personnalité de chacun d’entre nous ? Si nous recherchons le noyau dur de notre moi, nous risquons fort de nous trouver confrontés à un grand vide, car nous aurons bon essayé d’y voir la manifestation de notre essence immuable, dès que nous nous mettrons à creuser un peu, nous n’y verrons que la conséquence de multiples influences extérieures. Serai-je la même personne si j’étais né à une autre époque, dans une autre culture, un autre milieu social, si mon histoire personnelle avait été différente ? Bref, ce que je suis s’est construit au fil des ans par de multiples rencontres et je suis au carrefour de ces rencontres. Je suis le point central où se sont connectées des influences biologiques, sociales, culturelles, historiques, affectives, psychiques… Et ce sont les interactions entre tous ces facteurs qui ont fait que je suis ce que je suis ici et maintenant ; non pas un moi durable et monolithique, mais un soi changeant et multiple au carrefour d’une multitude de déterminations de natures diverses. C’est pourquoi mon identité est multiple et ne peut être perçue comme une essence toujours identique à elle-même, je suis l’histoire de ma vie et c’est pourquoi la mémoire est essentielle dans la constitution de mon identité toujours en pleine élaboration et jamais achevée. Je suis un carrefour, un point de rencontre. Ces rencontres, je peux les vivre de différentes manières. Je peux les subir et dans ces conditions je ne fais que me subir et je m’installe dans la passivité, mais je peux aussi les vivre activement en en prenant conscience par un acte réflexif. En réalité, ceux qui s’imaginent être détenteurs d’une identité immuable font partie de ceux qui subissent ces déterminations puisqu’ils n’ont pas conscience qu’ils en sont le produit. En revanche, celui qui a compris – au sens de prendre avec soi – qu’il est le produit de toutes ces rencontres et qui se vit comme le carrefour de toutes ces influences, celui-là pourra les vivre activement, car la connaissance qu’il en aura lui permettra de se les approprier, de les incorporer et, de ce fait, elles n’agiront plus sur lui de la même façon. Par exemple, je peux rester accroché à certaines opinions et m’imaginant qu’elles sont inhérentes à l’essence même de ma personne et refuser toute remise en question, alors qu’en réalité, elles ne sont que la conséquence du conditionnement que j’ai pu subir dans mon milieu social et familial. En revanche, si j’ai la possibilité de prendre conscience de ce qui est à l’origine de telles opinions, je serai en mesure d’en apprécier la relativité et je pourrai m’interroger sur les raisons pour lesquelles je pense cela plutôt qu’autre chose. J’aurai alors la capacité de mieux comprendre mes pensées, de les approuver en connaissance de cause ou de les corriger, si je m’aperçois qu’elles sont erronées. C’est peut-être une interprétation possible du « connais-toi toi-même » socratique : efforce-toi de connaître ce que tu penses et de comprendre pourquoi tu le penses et si les raisons qui sont à l’origine de tes pensées ne te semblent pas recevables, accepte de te remettre en question.

Mais il faut pour cela se penser et se vivre comme un carrefour, comme ce qui ne peut être soi que par la rencontre de ce qui n’est pas soi. Se penser ainsi, c’est aussi une incitation à s’ouvrir aux autres pour mieux les comprendre, pour saisir comment ils se sont constitués comme carrefour. Ainsi devient-on comme un carrefour de carrefour, une réalité réticulaire qui ne peut être soi-même que dans la rencontre.

Éric Delassus

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