Le courage managérial
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Le courage est une vertu difficile à définir et à identifier, car il peut prendre des formes diverses ou parfois, donner l’impression d’être présent dans des comportements dans lesquels il est en réalité totalement absent. Comme l’a écrit Albert Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » et souvent, on désigne par le terme de courage, ce qui est certainement tout son contraire. Dans le film de Stéphane Brizé, Un autre monde, Vincent Lindon joue le rôle d’un chef d’entreprise qui essaie de sauver des emplois dans son usine, alors que la direction du groupe dont il fait partie envisage une restructuration qui risque d’être dévastatrice pour les salariés. Ce chef d’entreprise tient tête à sa hiérarchie et propose une alternative financièrement viable, afin de sauver les emplois. Ce qui est intéressant dans ce film, c’est l’emploi qui y est fait du terme de courage. Alors que l’attitude de ce patron qui fait ce qu’il estime juste peut sembler courageuse, ce qui lui est reproché, principalement par la directrice de la filiale française du groupe interprétée par Marie Drucker, c’est justement de manquer de courage. Comme si le courage consistait à ne pas écouter ses sentiments et à faire preuve de dureté et d’insensibilité.
En effet, on se représente communément la personne courageuse comme une personne n’écoutant pas ses affects, indifférentes à ses sentiments personnels ou ses émotions, totalement dénuée de peur et ignorant la crainte. Bien évidemment, les choses sont bien plus complexes que cela dans la réalité. Si la personne courageuse était telle qu’on vient de la décrire, elle ne serait pas éloignée de la brute insensible et irréfléchie. Le courage ne consiste pas dans l’absence d’affect et plus particulièrement de peur, il consiste plutôt dans la manière dont on appréhende ses peurs et ses émotions et surtout dans la capacité à pouvoir dépasser ses impulsions premières, à aller au-delà de ses tendances spontanées. Dans la vie courante, on distingue deux formes de courage. La première est celle de celui qui ne rechigne pas à l’effort, c’est le courage de celui qui est disposé à travailler sans ménager sa peine. Ici, le courage désigne ce qui s’oppose à la paresse. La seconde désigne celui qui ne fuit pas devant le danger et qui est prêt à l’affronter en faisant preuve d’une remarquable détermination. Le courage s’oppose alors à la lâcheté. Dans les deux cas, on a affaire à une force de résistance face à des comportements que nous pourrions être tentés d’adopter spontanément, naturellement. Être courageux, c’est avoir la force de se lever le matin pour aller travailler et ne pas se laisser aller à une certaine tendance naturelle à l’inertie. Si nous n’étions pas un peu courageux, nous ne serions pas venus ici ce matin et nous serions restés bien confortablement blottis sous la couette. Être courageux, c’est aussi avoir la force de résister à la tentation de fuir face au danger pour l’affronter efficacement. Ce peut être le courage du héros qui risque sa vie pour les valeurs auxquelles il croit. Le courage des résistants qui ont mis leur vie en danger au nom de la liberté. C’est aussi, par exemple, le courage de celui qui n’hésite pas à se jeter à l’eau pour aller sauver celui qui est en train de se noyer, le courage du pompier qui brave le feu. En ce sens, le courage n’est pas absence d’affect, mais capacité à apprivoiser ses affects, pas seulement par un effort de volonté, mais aussi en faisant appel à la puissance de la réflexion. C’est pourquoi, comme le faite remarquer Aristote, le courage n’est pas la témérité. Il ne consiste pas à affronter le danger sans réfléchir. La personne courageuse n’est pas ce que l’on appelle couramment une « tête brûlée ». Elle ne met pas bêtement sa vie en danger et les risques qu’elle prend sont calculés. À la volonté de bien faire et de faire le bien, elle allie la réflexion et la lucidité.
Mais si le courage est une affaire de volonté, il est aussi une affaire de désir, car si la volonté n’est pas soutenue par le désir, elle n’est rien. En effet, si vous vous orientez vers une profession comme celle de cadre de santé, de manager et que vous n’êtes pas animé par le désir de faire ce métier et de bien le faire, vous risquez fort, à un moment ou à un autre de manquer de courage, de ne pas avoir le force de faire ce qu’il faut faire au moment où il faut le faire. Faire preuve de courage managérial, c’est savoir prendre des décisions difficiles, parfois ingrates, accepter de déplaire, accepter – nous en reparlerons – de prendre le risque de se tromper et assumer seul ses choix. S’il n’y a pas un puissant désir de bien faire derrière tout cela, il est difficile d’aller au bout de sa mission.
Ce lien entre le courage, les affects et le désir est d’ailleurs présent dans l’étymologie même du mot courage. En effet, ce terme vient du latin cor qui désigne le cœur considéré comme le siège des sentiments. La personne courageuse est une personne de cœur, pas seulement au sens où elle saurait faire preuve d’empathie et de bonté, pas uniquement au sens où elle serait généreuse et charitable, mais aussi au sens où elle cherche à augmenter sa puissance d’agir pour contribuer à l’augmentation de celle des autres. En ce sens, et cela rejoint également la problématique de l’autorité, le courage managérial consiste à savoir prendre les décisions qui vont dans le sens du bien commun, au risque parfois de devoir affronter les réticences et les critiques parfois violentes de ceux qui, soit par ignorance, soit pour préserver certains intérêts particuliers, s’y opposent. Le courage consiste alors à défendre ses choix tout en écoutant les critiques formulées et tout en étant en capacité de se remettre en question lorsque les critiques sont constructives. Si être courageux consiste à faire preuve de résolution, cela ne signifie pas être obstinée. Que signifie la différence en la résolution et l’obstination ? Pour répondre à cette question, je prendrai un exemple emprunté à Descartes. Il s’agit de l’exemple de l’homme perdu dans la forêt. Que faire lorsque l’on est perdu dans une forêt ? Celui qui manque de courage, celui qui panique (qui se laisse emporter par ses affects, ne réfléchit pas et perd toute lucidité), partira dans tous les sens et fera preuve d’irrésolution, il ne saura pas se décider pour s’orienter dans une direction ou une autre et risquera fort de « tourner en rond » et de ne jamais atteindre l’orée du bois. En revanche, celui qui fait preuve de courage prendra une décision et s’y tiendra autant qu’il est possible. Il déterminera un cap, n’importe lequel, mais s’y tiendra, car il aura compris que s’il avance toujours dans la même direction, il finira par sortir de la forêt. Néanmoins, comme cela vient d’être dit, il s’y tiendra, autant qu’il est possible. S’il aperçoit qu’un obstacle l’empêche d’avancer, ou que certains signes lui indique qu’un autre chemin préférable à celui qu’il a choisi initialement est possible, il ne va pas poursuivre son chemin malgré tout, il va admettre qu’une autre voie peut être empruntée et se réorienter. D’un point de vue managérial, c’est le même schéma qui peut être utilisé. Être courageux consiste à savoir prendre des décisions et à faire preuve de résolution, mais sans pour autant être obstiné, ce qui signifie s’accorder un certain droit à l’erreur et, par conséquent, introduire de la réciprocité dans ce droit. On ne peut s’accorder le droit à l’erreur sans l’accorder aux autres.
Reconnaître un droit à l’erreur, pour soi-même comme pour autrui, est aussi une forme de courage. En effet, si le courage consiste à résister à ses impulsions premières, refuser de s’enferrer dans ses propres erreurs et être capable d ’accepter que l’autre ait pu se tromper en toute bonne foi relève aussi du courage. Trop souvent, on est tenté de se laisser emporter par le désir d’avoir toujours raison et on interprète le fait de changer d’avis comme un signe de faiblesse. Or, l’entêtement peut souvent être dévastateur. Mieux vaut admettre son erreur pour se réorienter dans la bonne direction qu’aller droit dans le mur par obstination. Comme le fait remarquer le philosophe Charles Pépin qui a écrit un livre sur Les vertus de l’échec, lorsque l’on dit que « l’erreur est humaine », cela ne signifie pas seulement que parce que l’on est humain, on peut se tromper. Cela va au-delà de ce simple constat. Selon Charles Pépin, dire que l’erreur est humaine, c’est affirmer que l’erreur est le chemin normal par lequel l’être humain apprend. c’est à force de faire des erreurs et de les corriger, c’est à force d’essais plus ou moins concluant que nous progressons. Mais Charles Pépin n’oublie pas la seconde partie du proverbe « persévérer est diabolique ». C’est dans la répétition de l’erreur que se situe le mal. Celui qui réitère sans cesse les mêmes erreurs, en sachant pertinemment que ça ne marche pas, commet une faute impardonnable. Et pourquoi le fait-il, si « ça ne marche pas » ? Par manque de courage. Il préfère commettre une erreur connue, plutôt que prendre le risque d’en commettre une autre en essayant de faire autrement. J’ai pu constater ce phénomène lorsqu’il y a encore peu de temps, j’enseignais. Certains élèves me rendaient régulièrement le même devoir, quel que soit le sujet. Certes, le contenu était différent selon le sujet qu’ils avaient à traiter, mais les erreurs de méthode étaient toujours les mêmes. Ils ne prenaient pas le risque de faire autrement de peur de se tromper encore et de commettre des erreurs encore plus graves que celle qu’ils avaient commis précédemment. Ainsi, en persévérant toujours dans la même erreur, ils s’interdisaient de progresser. Or, le courage consiste justement à prendre le risque de l’erreur, mais sans persévérer dans les erreurs déjà commises. Dans le domaine des relations humaines et donc aussi du management, nous pouvons rencontrer des cas de figure comparables. Nous rencontrons cela dans le monde du travail, mais aussi dans notre vie familiale ou avec nos relations dans divers domaines. Il y a des gens avec lesquels, systématiquement, ça va mal se passer. Le plus souvent, nous imputons la responsabilité de ces échecs relationnels à l’autre. Cependant, si l’autre y est aussi pour quelque chose, nous ne posons pas la question de savoir si nous n’avons pas, nous aussi, une part de responsabilité dans l’affaire. Souvent, en effet, lorsque quelqu’un nous agresse, ou lorsque nous percevons son attitude comme une agression, nous réagissons toujours de la même façon, même si nous savons par expérience que ce type de réponse ne fait qu’envenimer la situation et ne résout jamais les problèmes, mais les rend encore plus complexes et plus difficiles à résoudre. Tout se passe comme si le fait de savoir comment ça allait mal se passer nous rassurait. En fait, par manque de courage, nous ne prenons pas le risque d’agir autrement. Nous succombons à la tentation diabolique de persévérer dans l’erreur. Aussi, en tant que cadre, en tant que manager, vous devez faire preuve de courage et d’imagination pour essayer différentes manières d’appréhender les personnes que vous devez diriger et accompagner pour établir avec eux une relation constructive, même en cas de conflit. Le conflit, comme l’échec, peut être constructif, tout dépend ce que l’on en fait. Dans ce domaine, le courage consiste aussi à s’adapter à la singularité de l’autre et de la situation. Autrement dit, manager avec courage, ce n’est pas appliquer des recettes qui seraient les mêmes pour tout le monde et en toute circonstance. La vertu qui permet de savoir s’adapter à ces singularités consiste en ce qu’Aristote nomme le phronesis, terme grec que l’on traduit souvent par prudence ou par sagacité. La phronesis, c’est l’intelligence du singulier.
Qu’est-ce que le singulier ? Le singulier, ce n’est pas le particulier. Dans un ensemble, tous les éléments peuvent être identiques, chacun est cependant un élément particulier. Il n’est pas pour autant singulier. Ce qui est singulier, c’est ce qui n’a pas son pareil, ce qui n’est pas substituable par quelque chose d’identique. C’est le propre de chaque personne humaine d’être une singularité. Toutes et tous ici, vous êtes des personnes singulières. Aussi, le management peut-il être considéré comme l’art d’accompagner des singularités. J’ai d’ailleurs donner une conférence sur ce sujet dans laquelle je définis le manager comme un phronimos (http://cogitations.free.fr/wp-content/Et-si-le-manager-devenait-un-phronimos%C2%A0.pdf), c’est-à-dire selon Aristote un homme prudent ou sagace, quelqu’un qui a l’intelligence du singulier. Le courage se manifeste donc alors dans la capacité du manager à prendre le risque de s’adapter à la singularité de chacun, ce qui peut parfois être difficile et nécessite des qualités d’écoute, de compréhension et d’ouverture à autrui. Il faut pour cela avoir le courage de se décentrer de soi. Par exemple, lorsque l’on est confronté à un désaccord avec une autre personne, l’attitude la plus courageuse n’est certainement pas de se placer en position défensive et de rechercher immédiatement les arguments pour contrer l’autre. La première chose à faire, c’est d’essayer de comprendre pourquoi l’autre pense différemment et, à partir de là, de nuancer sa position et d’envisager les arguments qu’on peut lui opposer non pour le « coincer » et le laisser sans réponse, mais pour mettre en place les conditions d’un véritable dialogue.
Faire cet effort de décentrement, c’est aussi se libérer des affects tristes, c’est-à-dire qui ont tendance à nous rendre impuissants. Comme cela a déjà été dit, être courageux, ce n’est pas se couper de ses affects, c’est au contraire les écouter, mais les écouter, ce n’est pas s’y soumettre. C’est plutôt les examiner par le prisme de la réflexion pour tenter de les apprivoiser et de les orienter dans un sens qui puisse être bénéfique pour tous. Dans les situations de tension, l’affect dont il faut principalement se garder est la haine sous toutes ses formes, c’est-à-dire l’affect par lequel je suis conduit à nuire à celui avec lequel j’entretiens des rapports tendus, voire à l’éliminer. Spinoza, philosophe du XVIIe siècle, analyse notre vie affective à partir de trois affects fondamentaux, le désir – dont nous avons déjà parlé – la joie et la tristesse. La joie désigne l’affect qui accompagne une augmentation de notre puissance d’être et d’agir, tandis que la tristesse accompagne au contraire une diminution de cette puissance. Pour vous aider à mieux comprendre ce que signifie la joie, je vous demanderais de vous remémorer quelques expériences que vous avez probablement vécues. Vous vous souvenez certainement que lorsque vous étiez élèves ou étudiants, il vous est arrivé de « sécher » sur un problème de maths ou le sujet d’une dissertation, si vous êtes sportif, vous avez nécessairement dû vivre des périodes pendant lesquelles vous ne parveniez pas à atteindre les performances que vous souhaitiez réaliser, si vous êtes bricoleur vous avez certainement peiné à effectuer certaines opérations. Maintenant, souvenez-vous de ce que vous avez ressenti lorsqu’enfin, vous avez compris comment faire pour trouver la solution de votre problème de maths, lorsque soudain l’angoisse de la page blanche s’est dissipée et que l’inspiration est venue, lorsque, malgré la peine générée par l’effort fourni, vous avez senti que la performance était réalisée ou que d’un seul coup vous avez compris quel était le bon geste à effectuer pour étaler correctement l’enduit sur le mur que vous rénoviez. Vous avez alors senti votre puissance de penser et d’agir augmenter, vous avez eu pendant un temps le sentiment d’exister plus intensément, vous avez ressenti de la joie. En d’autres termes, je me sens joyeux quand je me sens capable et que la mise en œuvre de mes capacités me permet de produire, de créer, de réaliser ou de réussir quelque chose de positif. Par conséquent, si quelqu’un favorise l’augmentation de ma puissance d’agir, je l’aimerais. L’amour étant, selon Spinoza, une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. En revanche, si quelqu’un vient limiter ma puissance d’agir, je le prendrai en haine, la haine étant une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. C’est de ce dernier affect dont il faut se méfier, car, comme l’a pertinemment remarqué Spinoza, la haine étant une tristesse, elle est aussi une manifestation d’impuissance, la haine m’affaiblit. Il faut donc que je m’en préserve, et le meilleur moyen d’y arriver est d’essayer de comprendre l’autre, même mon pire ennemi. Par conséquent pour régler les conflits, faire preuve de courage consiste à se décentrer de soi pour se garder de la haine, et même s’il est parfois nécessaire de s’opposer, de sévir ou de sanctionner, il faut s’efforcer de le faire sans haine.
En ce sens, le courage n’a rien à voir avec une quelconque toute-puissance. Être courageux, c’est aussi être en capacité d’assumer la vulnérabilité humaine, la sienne ainsi que celle des autres. Par vulnérabilité, il ne faut pas entendre fragilité ou faiblesse, mais surtout dépendance. C’est ce sens que donne au terme de vulnérabilité les éthiques du care qui remettent en question l’idée que la condition humaine serait principalement fondée sur l’autonomie de la personne. Or, l’autonomie n’est pas une donnée fondamentale, elle est une qualité qui s’acquiert progressivement et jamais totalement. Pour bien décrire ce qu’il faut entendre par vulnérabilité, j’ai coutume de faire appel à un exemple que j’emprunte à la philosophe américaine Joan Tronto dans son livre Un mode vulnérable. Il s’agit du cadre d’entreprise qui arrive un matin et qui découvre son bureau dans l’état dans lequel il l’a laissé la veille. Le ménage n’a pas été fait durant la nuit, la poubelle n’a pas été vidée, rien n’est rangée et il ne peut pas commencer sa journée dans les conditions favorables rendues possibles par les travailleurs invisibles de la nuit dont il découvre qu’il est dépendant. Cette expérience lui permet de découvrir sa vulnérabilité, c’est-à-dire de prendre conscience qu’il est dépendant d’autres personnes qui prennent soin de lui. Contrairement à ce que l’on pourrait croire être courageux, ce n’est pas rejeter cette vulnérabilité ni même la combattre, mais l’assumer, l’accepter. Dans une telle situation, le manager courageux n’est pas celui qui se met en colère et qui peste contre la personne qui n’a pas fait son travail, mais celui qui s’inquiète de savoir pourquoi le travail n’a pas été fait. Le courage ne consiste pas à réagir, mais à agir et pour agir efficacement, il faut d’abord tout faire pour comprendre la situation que l’on a à traiter afin de l’appréhender justement. Peut-être la personne qui devait accomplir cette tâche a été malade et n’a pas été en capacité de prévenir, peut-être est-ce dû aussi à un manquement de sa part. Quoi qu’il en soit, ce qui importe, qu’il faille aider ou qu’il faille recadrer la personne, il importe de le faire toujours dans un esprit de justice et la justice s’appuie toujours sur la justesse, c’est-à-dire sur une compréhension juste des situations.
Cette compréhension est l’une des conditions du courage que l’on peut rapprocher de cette force d’âme dont parle Spinoza et qui allie fermeté et générosité :
« Je ramène à la Force d’âme les actions qui suivent des affections se rapportant à l’Âme en tant qu’elle connaît, et je divise la Force d’âme en Fermeté et Générosité. Par Fermeté j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la Raison. Par Générosité j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié. Je rapporte donc à la Fermeté ces actions qui ont pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la Générosité celles qui ont aussi pour but l’utilité d’autrui ».
Ce que Spinoza nous explique ici, c’est que si le courage est une force, une puissance, il n’est pas la condition de l’exercice d’un pouvoir. C’est sur ce point d’ailleurs que nous allons voir que la question du courage et celle de l’autorité sont indissociablement liées. Manager avec courage ne signifie pas dominer l’autre, mais faire usage de sa puissance d’agir pour contribuer à l’augmentation de celle d’autrui. C’est agir de telle sorte que l’on contribue au développement des aptitudes de celui que l’on dirige et que l’on accompagne. Vu sous cet angle, le manager courageux est celui qui s’efforce d’appliquer cette maxime, elle aussi de Spinoza :
« Ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins les maudire, mais seulement les comprendre. »
Vu sous cet angle d’ailleurs, le travail du manager est comparable à celui du pédagogue et le rapport manager / managé n’est pas éloigné du rapport maître / élève. Dans le rapport maître / élève, le maître n’est pas le dominus, mais le magister, il n’est pas celui qui domine l’autre pour le rabaisser, mais celui qui l’élève. Le manager courageux doit donc lui aussi agir en ce sens.
En fait, le manager courageux est d’abord celui qui est animé par l’esprit de justice et qui fait toujours ce qu’il estime qu’il faut faire pour agir justement. Pour dire les choses simplement, être courageux consiste d’abord à faire ce que l’on estime devoir faire sans renoncer aux principes et aux valeurs qui sont au cœur de nos convictions par crainte des conséquences que cela pourrait entraîner. Pour reprendre une formule empruntée à Platon, être courageux, c’est agir en étant animé par l’assurance qu’il est préférable « de subir l’injustice plutôt que de la commettre ». C’est à ce courage-là qu’il faut faire appel lorsque l’on est confronté à ce que l’on a coutume d’appeler des conflits de loyauté, lorsqu’il y a d’un côté l’institution ou l’organisation que l’on s’est engagé à servir et de l’autre ceux pour qui et avec qui l’on travaille chaque jour, mais aussi la société et tout ce qui est mis en jeu par les actions que nous pouvons être conduits à accomplir en tant que manager. Entre ces différents termes se situent nos convictions intimes, qui parfois s’accordent difficilement avec les différentes forces entre lesquelles nous pouvons nous sentir pris en tenaille. Il faut donc parfois avoir le courage de dire non à ceux qui pourraient nous conduire à commettre ce que nous pourrions considérer comme une injustice. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de temps à autre des compromis, mais le compromis qui est le résultat du dialogue et de la négociation, ne doit être confondu avec la compromission qui consiste à accepter de se mettre au service de ce que l’on sait être une injustice. Le courage managérial consiste donc aussi à savoir appréhender des situations complexes et à faire des choix difficiles relativement à ces situations. Mais si le courage était simple et facile, serait-ce encore du courage ?
Le courage n’a donc rien à voir avec l’insensibilité et l’absence de peur, il résulte plutôt de l’expression d’une raison sensible et ouverte au dialogue. Le manager courageux n’est pas celui qui s’enferme dans ses certitudes comme en une forteresse pour se protéger des critiques, il est plutôt celui qui parce qu’il est ouvert à autrui accepte sa vulnérabilité ainsi que celle de ceux qu’il doit accompagner.
Éric Delassus