À LA RENCONTRE DE L’ALTÉRITÉ
Qui est autrui ? À cette question, nous serions tentés de répondre qu’il est notre semblable. En effet, nous ne rangeons pas dans la catégorie « autrui », ce qui est radicalement autre que nous. Une chose ou même un animal, nous ne pouvons pas précisément les considérer comme relevant de ce terme. Cependant, puis-je réduire autrui à n’être que mon semblable ?
S’il en était ainsi, il n’y aurait quasiment plus de frontière entre la similitude et l’identité. Or, si autrui est mon semblable, il n’est pas mon identique. Ce qui fait qu’il est autre, c’est aussi et surtout sa différence. C’est d’ailleurs cette différence qui va constituer son altérité, c’est-à-dire cette caractéristique propre à ce qui est autre. Le problème est alors de savoir jusqu’où peut aller cette différence pour que je puisse toujours reconnaître en l’autre mon semblable.
Tout homme est mon semblable, mais en un certain sens tout être vivant également, néanmoins j’aurai plus de mal à considérer qu’un vivant non-humain est un autre au même titre que peut l’être un autre être humain. Ce qui ne veut pas dire que je peux m’autoriser à être indifférent au sort des autres vivants, mais face à un vivant non-humain, je vais être confronté à une altérité qui ne sera pas du même type que celle que je rencontre face à autrui.
L’altérité suppose la similitude et la différence, aucune de ces deux caractéristiques ne peut être évacuée.
En effet, si je ne considère autrui que comme mon semblable, je risque fort de ne plus considérer comme un autre tout ce que je perçois comme trop différent de moi. Cette tendance à ne voir dans l’autre que mon semblable et à rejeter ce qui est jugé comme trop dissemblable a pu, par exemple, servir de justification à l’esclavage ou à la colonisation.
C’est cette question qui fut posée lors de la controverse de Valladolid lorsque se posait la question de savoir si les Indiens d’Amérique étaient des créatures humaines et qui a abouti à la réduction en esclavage des populations noires d’Afrique. C’est ce rejet et cette incompréhension de la différence au nom de la valeur accordée à la similitude qui fait que lorsque Robinson rencontre Vendredi, il a tout d’abord du mal à le considérer comme un être humain à part entière. C’est ce refus de la différence qui fut à l’origine du rejet d’une partie de l’humanité considérée comme sauvage ou barbare. Or, comme le fait remarquer Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire, le barbare n’est-ce pas d’abord celui qui croit à la barbarie ?
Néanmoins, si je dois considérer autrui comme différent, je ne dois pas pour autant évacuer le fait qu’il est mon semblable, car si je le considère comme radicalement différent, je risque de ne plus être en mesure de prendre en considération ce qui fait son humanité et ce que je possède en commun avec lui.
Pour comprendre et appréhender autrui, il convient donc de se situer sur la ligne de crête qui sépare l’identité et la différence.
Autrui est toujours celui dont je suis proche, mais qui en même temps m’échappe et reste pour moi un mystère, il est une source d’inquiétude, car il m’invite en permanence à me remettre en question. Sous le regard d’autrui, je découvre des aspects de moi-même que j’ignore et sa différence m’invite à interroger ma manière d’être humain. Si nous avons trop souvent tendance à rejeter ce qui nous est différent et si les diversités sexuelles, culturelles ou de tout autre espèce nous inspire parfois une certaine forme de répulsion, c’est qu’elles remettent toujours en question notre manière d’être humain. Elles nous montrent qu’il n’y a pas qu’une seule façon de manifester son humanité, que la nôtre n’est peut-être pas la seule possible et pas nécessairement la meilleure.
Il faut donc se méfier de tout rejet de l’autre et de ce qui fait son irréductible altérité, cela nécessite que l’on ne dissocie pas différence et similitude. Il nous faut donc à la fois respecter en l’autre ce qui fait sa différence tout en continuant d’avoir le sentiment qu’il est notre semblable et que nous partageons avec lui cette humanité qui nous évite de vivre séparés les uns des autres et de rejeter en l’autre ce qui fait son altérité.
Éric Delassus