Des vertus du doute en entreprise
Douter est parfois interprété comme un signe de faiblesse, il est souvent perçu comme le propre des caractères indécis et hésitant. À l’inverse, on aurait aujourd’hui plutôt tendance à valoriser l’attitude du fonceur qui ne craint pas de prendre des risques. Mais n’est-ce pas prendre un risque inconsidéré que de ne pas douter ? Le doute ne peut-il pas devenir une force lorsqu’il est utilisé à bon escient dans le calcul des risques ?
Que signifie douter ? Douter ne signifie pas nécessairement hésiter et être indécis. Le doute désigne littéralement la suspension du jugement et cette suspension peut ne concerner que le moment pendant lequel on examine les différentes options possibles face à une situation, afin de tenter de déterminer quelle est la meilleure. Autrement dit, le doute n’installe pas nécessairement celui qui le pratique dans l’incertitude, il peut également être un moyen d’accéder à une connaissance plus assurée. À l’origine, le doute a été pratiqué par les sceptiques, dont certains, comme Pyrrhon, vont jusqu’à considérer que le monde n’est fait que d’apparence et qu’il n’y a aucune vérité. On peut considérer qu’il y a deux formes de scepticisme, une forme forte et une forme faible. Pour la première, il faut douter de tout parce qu’il n’y a aucune vérité, tandis que pour la seconde, il y a peut-être une vérité, mais elle nous est inaccessible. Quoi qu’il en soit, le problème du scepticisme est qu’il peut vite conduire au silence et à l’inaction. En effet, si je considère qu’aucune vérité n’est accessible, si je ne peux être certain de rien, je ne peux rien affirmer et je peux difficilement agir puisque je ne peux faire aucun choix.
Mais le doute ne se limite pas au scepticisme, il y a un autre usage possible du doute, celui du doute méthodique de Descartes. En effet, Descartes, qui cherche une vérité certaine et indubitable, va utiliser le doute comme pierre de touche pour examiner le degré de vérité et de certitude d’une affirmation. C’est ainsi qu’il parvient au fameux cogito ergo sum – « je pense donc je suis » – après avoir poussé le doute aussi loin qu’il est possible. En effet, je peux douter de tout sauf de mon existence en tant que sujet de ce doute, c’est-à-dire en tant que sujet pensant. Si je doute, il faut bien que ce « je » qui doute existe, c’est une évidence, une vérité qui se perçoit immédiatement et qui marque les limites du doute, mais qui permet aussi d’en préciser l’utilité. Tant que j’ai une raison de douter d’une affirmation, je ne peux pas affirmer catégoriquement qu’elle est vraie, je ne la considère pas non plus comme fausse, je suspends mon jugement à son sujet.
Cette utilisation du doute comme moyen d’évaluer la valeur de vérité d’une proposition se retrouve dans le premier précepte de la méthode :
« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de la mettre en doute. »
Ce précepte peut certainement trouver sa juste place dans le monde de l’entreprise et intervenir dans les délibérations qui précèdent toute prise de décision. Se demander toujours, avant de valider une décision, quelles sont les raisons qui pourraient conduire à douter de son bien-fondé, n’est-ce pas la meilleure manière d’éviter de se fourvoyer en adoptant des stratégies inadaptées, en recourant à des méthodes de management inadéquates ou en se trompant de priorité dans les objectifs à poursuivre ?
Utiliser de cette manière, c’est-à-dire comme méthode, le doute n’est plus un signe faiblesse ou d’irrésolution, il devient générateur de force et de lucidité. De plus, comme une entreprise est une réalité sociale, collective, cette méthode invite à s’ouvrir aux objections des uns et des autres qui peuvent nourrir ce doute, non pour bloquer la décision, mais pour enrichir la délibération qui la précède.
Il nous faut donc apprendre à douter, tant dans notre vie personnelle que dans notre activité professionnelle, non pour n’être assuré de rien, mais au contraire pour s’assurer que l’on a choisi, sinon la bonne solution, celle qui apparaît la meilleure.
Éric Delassus