La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Désir, motivation et leadership

Introduction

Expérience de pensée : imaginer que vous vous réveillez un matin et que vous ne ressentez plus aucun désir. Cet état s’appelle dépression. Preuve vivante que le désir est le moteur de la vie.

Qu’est-ce que le désir ?

L’ambivalence du désir

Aspect négatif : on désire toujours ce que l’on n’a pas, le désir se manifeste sous la forme du manque (Platon, Le Banquet).

Aspect positif : le désir est puissance, puissance d’être et d’agir. Il est le moteur de la vie et de l’action (Spinoza).

Même si Platon définit principalement le désir comme manque, il perçoit cette ambivalence dans le récit mythique de la naissance d’Éros (amour, mais aussi désir), fils de la déesse de la pauvreté Penia et du dieu de la ressource Poros. Il est donc toujours riche de ce qu’il n’a pas et animé par la quête du beau et du bien.

Lequel du manque ou de la puissance a la primauté ?

Selon Spinoza, le désir est d’abord puissance, il est l’expression de l’effort par lequel nous persévérons dans l’être (le conatus), il est puissance d’agir. C’est pourquoi il affirme que « le désir est l’essence de l’homme ». En d’autres termes, l’être humain est désir.

Nous percevons généralement le désir sous la forme du manque, car le plus souvent, notre désir, par absence de lucidité sur lui-même, se trompe d’objet et confond les fins et les moyens de se satisfaire. C’est donc lorsque le désir échoue que nous le percevons comme manque, mais il est originellement puissance d’agir.

Ex : celui qui s’imagine pouvoir se satisfaire par la seule possession de richesses matérielles ne sera jamais heureux, car il s’imaginera toujours qu’il pourrait être plus heureux s’il possédait plus de richesses. Ce qui ne signifie pas qu’il faille mépriser les biens matériels, mais cela signifie que ces biens doivent être recherchés comme des moyens contribuant à la satisfaction du désir et non comme les fins ultimes de l’existence humaine.

Toute la question est donc ici de savoir ce que désire vraiment le désir.

Que désire le désir ?

Le désir et les désirs

De nombreux désirs traversent notre existence, des plus futiles au plus essentiels – désirer le dernier iPhone, une belle voiture ou fonder une famille et faire son bonheur, accomplir un projet professionnel, etc.

Les désirs sont donc des déclinaisons du désir dans ce qu’il a de plus fondamental. Toute la question est donc de savoir ce que nous désirons, lorsque nous visons ces objets et pourquoi l’obtention de certains d’entre eux nous déçoivent et pas d’autres.

En effet, la satisfaction que nous procure la réalisation de certains désirs est souvent de courte durée, le smartphone dernier cri ou la belle voiture ne nous satisfont que tant qu’il présente l’attrait de la nouveauté, mais très vite notre désir se fixe sur d’autres objets et le manque renaît. En revanche, la réalisation de désirs plus profonds nous procure une plus grande satisfaction. Cette satisfaction entretient le désir, non sous la forme du manque, mais plutôt comme tendance à persévérer dans l’être et à maintenir et augmenter sa puissance d’agir.

Le désir est désir de puissance

La puissance n’est pas le pouvoir :D ire que le désir est désir de puissance (potentia), ce n’est pas dire qu’il est désir de pouvoir (potestas). Désirer la puissance consiste à désirer agir, c’est-à-dire produire des effets sur soi et hors de soi, réaliser un projet, créer une œuvre ou tout simplement bien faire son travail. Désirer le pouvoir consiste à désirer exercer une domination sur autrui principalement pour le contraindre et lui imposer de faire ce qu’il ne désire pas. Le goût du pouvoir est donc plus un signe d’impuissance que de puissance, dans la mesure où il consiste à chercher à se sentir fort, non pas en augmentant sa puissance, mais en diminuant celle de l’autre.

Ce qui ne signifie pas que le pouvoir ou l’autorité sont en eux-mêmes condamnables, mais ils ne sont légitimes et efficaces que s’ils sont considérés comme moyen et non comme fin. Le véritable leadership ne consiste pas à contrarier le désir de l’autre, mais au contraire à le susciter. Il ne s’agit pas de diminuer la puissance d’autrui, mais au contraire de faire en sorte de contribuer à son augmentation dans le cadre de la réalisation d’un projet collectif, d’une cause qui devient commune parce que chacun désire contribuer à son aboutissement.

EX : différence entre le maître (dominus) dans la relation maître/esclave et le maître (magister) dans la relation maître/élève. Le premier cherche à diminuer l’autre, le second à le faire progresser.

Le désir se désire lui-même

Si le désir est puissance et que le désir est désir de puissance, cela signifie qu’en un certain sens le désir se désire lui- même. Ce que nous désirons, c’est continuer à désirer, c’est-à-dire continuer à être animé par cette puissance d’agir qui nous maintient dans l’être et qui anime notre existence. C’est d’ailleurs ce qui fait la différence entre le désir et le besoin. Le besoin obéit à une nécessité d’ordre biologique et dès qu’il est satisfait, il s’apaise, il est essentiellement manque et lorsque le manque est comblé, il se tait jusqu’à ce que le manque réapparaisse. Ainsi en va-t-il de la faim et de la soif, un fois que j’ai mangé et bu, je n’ai plus faim ni soif. En revanche, le désir est insatiable, ce n’est pas parce qu’il est satisfait qu’il disparaît, bien au contraire, il continue de se faire sentir. Une fois un projet réalisé, je me lance à nouveau et peut-être avec d’autant plus de vigueur dans la réalisation d’un autre projet, car désirer, c’est désirer désirer. Désirer, c’est désirer se sentir exister et produire des preuves de son existence dans ce qu’on peut réaliser par l’action. Désirer, c’est désirer se reconnaître dans ce que l’on fait et dans le regard de l’autre.

Le désir est désir de reconnaissance

Reconnaissance : connaître une seconde fois (re-connaître). Chacun se connaît subjectivement, intérieurement, mais cette connaissance a besoin d’être confirmée par une preuve objective, c’est ce que Hegel nomme la prise de conscience pratique de soi, la prise de conscience de soi par l’action. Ainsi, lorsque je produis un objet par mon travail, dans la mesure où cet objet n’existerait pas si je n’existais pas, il est donc la preuve, le signe objectif de mon existence. Je me reconnais dans le fruit de mon travail.

Je me reconnais aussi dans le regard de l’autre qui me reconnaît dans les produits de mon action et qui me renvoie une image positive de moi-même.

Remise en cause de la théorie de Maslow

 

Si l’on se réfère à la pensée de Hegel, une théorie comme celle d’Abraham Maslow s’avère discutable dans la mesure où la satisfaction des besoins considérés comme inférieurs n’est pas nécessairement la condition de celle de besoins jugés supérieurs. En effet, le besoin de reconnaissance peut conduire un être humain à renoncer à ses besoins primaires pour parvenir à sentir réellement exister. C’est précisément parce que l’homme est un être de désir qu’il peut être conduit à renoncer à la satisfaction de ses besoins pour répondre à son désir et principalement à son désir de reconnaissance.

La distinction entre désir et besoin est floue. Il n’y a pas d’un côté les besoins qui relèvent du nécessaire et de l’autre les désirs qui seraient de l’ordre du superflu. Nous avons aussi besoin de désirer, il y a aussi une nécessité du désir. Les désirs ne seraient-ils pas des besoins propres aux êtres conscients ? des besoins de la conscience ? Mais, comme nous l’avons souligné précédemment, à la différence des besoins considérés comme primaires, ces besoins sont insatiables puisqu’ils se manifestent sous la forme du désir de désirer.

Le désir est producteur de sens

Les différentes acceptions du terme de sens

Les cinq sens ==> lien avec le monde extérieur ;

la direction ==> lien entre un point et un autre dans l’espace ;

la signification ==> lien entre un signifiant et un signifié.

Ce qui réunit ces trois acceptions du terme de sens est la notion de relation.

Le désir de reconnaissance est producteur de sens, car il nous met en relation avec le monde et avec autrui.

Désir et leadership

Qu’entend-on par leadership ?

Il s’agit d’une capacité à entraîner avec soi une équipe, un groupe d’individus dans une direction qui sera reconnue par tous, vers un but commun. Être leader signifie donc être en capacité de fédérer les désirs des uns et des autres vers un objectif commun. Reste à définir dans quelles conditions ce leadership peut s’exercer en étant à la fois efficace et acceptable sur le plan éthique. Il ne s’agit pas, en effet, de manipuler l’autre, de lui donner l’illusion qu’il fait librement ce qu’on lui impose de faire. Il ne s’agit pas non plus de faire preuve d’autoritarisme, ce qui n’a rien à voir avec une réelle autorité. Il s’agit plutôt de cerner le désir de l’autre et de lui proposer une voie pour se satisfaire. Ici intervient une faculté qui a été très bien décrite et analysée par Aristote et qui est la phronesis, c’est-à-dire la sagesse du singulier. Prudence ou sagacité, la phronesis, à la différence de la sophia (sagesse au sens de science) qui est toujours science du général ou de l’universel, désigne la capacité à saisir d’une manière intuitive ce qui convient pour bien conduire son action au bon moment (le kairos), il s’agit d’une sagesse pratique. Un commentateur d’Aristote définit la phronesis comme « l’habileté des vertueux ». Il s’agit, en effet, de la capacité à comprendre le singulier (qui se distingue du particulier dans la mesure où le singulier désigne ce qui n’a pas son pareil) et, pour se concerne le leadership, à faire en sorte de fédérer et de solidariser des singularités pour qu’elles contribuent toutes à la réalisation d’un projet commun.

Le leader, est donc celui qui parvient à saisir dans la singularité du désir de l’autre ce qui peut être sollicité pour la réalisation d’un projet commun et qui parvient également, par ce que l’on peut appeler son charisme, à faire découvrir à l’autre les ressources qui sont en lui, les possibilités que lui offre son propre désir avec lequel il n’est pas nécessairement au clair.

Manager : savoir susciter le désir de l’autre

Aussi, motiver l’autre, est-ce faire usage de cette habileté qu’est la phronesis qui s’acquiert principalement par l’expérience, pour trouver dans le désir de l’autre ce qui peut coïncider avec le projet auquel on souhaite l’associer. Dans l’idée de motivation, on trouve l’idée de mouvement (du latin movere qui a donné « mouvoir », « déplacer »), motiver consiste donc à initier un mouvement, à l’orienter, à saisir sa direction naturelle pour l’infléchir dans un sens qui convient aussi bien au désir de l’autre qu’au projet commun que l’on contribue à mettre en œuvre. En clair, le désir étant le moteur de la vie et de l’action, être motivé, c’est avoir le désir de faire ce que l’on fait.

Il ne s’agit pas d’imposer à l’autre son propre désir, mais de faire converger les désirs. Créer les conditions pour que l’homme au travail ne travaille pas simplement pour gagner sa vie, mais aussi pour se sentir reconnu et trouver du sens à son activité.

Nécessité pour le manager de manifester un réel désir de faire progresser l’autre et créer les conditions pour que son désir nourrisse le désir de l’autre. Si le manager montre qu’il aime son travail, il est plus en mesure de transmettre son désir à ceux qu’il a pour mission d’accompagner. L’exemplarité joue ici une rôle déterminant.

Phénomène de l’imitation des affects souligné par Spinoza :

De ce que nous imaginons une chose semblable à nous, et que nous n’avons poursuivie d’aucun affect, affectée d’un certain affect, nous sommes par là même affectés d’un affect semblable. (Éthique III).

Le managé sera d’autant plus disposé à ressentir de la joie au travail que le manager manifeste également une certaine forme de joie à accomplir les tâches qui sont les siennes.

Créer les conditions de la joie au travail

Plutôt parler de joie au travail que de bonheur au travail. Le bonheur est un état difficilement accessible et difficilement définissable, il fait intervenir tous les aspects de la vie d’un individu (vie personnelle et vie professionnelle). La joie est plutôt un affect qui exprime une augmentation de puissance, de créativité ou d’activité. La joie n’est pas la manifestation d’un état, mais l’expression d’un passage d’un degré de puissance à un autre. Le sentiment du travail bien fait, la réussite d’un projet sont des sources de joie.

Par joie j’entendrai donc, dans la suite, un affect par lequel l’esprit passe à une plus grande perfection. (Spinoza, Éthique III)

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. (Bergson, Énergie spirituelle

Le leader, révélateur de sens

Accompagner l’homme au travail, le guider, c’est aussi lui faire comprendre l’intérêt de son travail, son utilité sociale. Montrer en quoi le travail est créateur de lien, donc de sens. Cela implique de faire en sorte que le travail ne se limite pas au labeur, à la tâche répétitive dont il ne reste rien une fois le produit du travail consommé. Il faut qu’il y ait dans le travail quelque chose qui relève de l’œuvre ou de l’action qui produit un effet dans et sur la société. Rien de plus motivant que d’avoir le sentiment que par son travail on parvient à changer le monde, même modestement, mais avoir le sentiment que l’on apporte sa pierre à l’édifice.

Créer les conditions d’une réelle reconnaissance du travail de l’autre

Faire en sorte que le managé se sente reconnu, pas simplement en lui transmettant des signes de gratification (félicitations, remerciements, etc.), mais en lui permettant de se reconnaître dans le produit de son travail et d’y voir la preuve objective de son existence et de l’expression de sa puissance d’agir ==> créer les conditions de la joie au travail.

Conclusion

Si le désir est l’essence de l’homme, c’est en cultivant son désir que l’homme s’accomplit. Pour que cette culture du désir produise des effets positifs, il faut que le désir puisse être au clair avec lui-même, c’est-à-dire qu’il soit en mesure de prendre conscience de ce qu’il désire vraiment.

Le désir en tant que puissance qui s’auto-entretient est le moteur de la vie et de l’action. Il est donc ce que le manager doit susciter et entretenir, afin que l’être humain au travail sente augmenter sa puissance d’agir et soit en capacité de saisir le sens de ce qu’il fait et puisse y trouver une certaine forme de joie.

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