La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Sur la crise en général et la crise agricole en particulier

Posted in Articles on avril 9th, 2024 by admin – Commentaires fermés

Penser la crise

Faire preuve de discernement en temps de crise

Conférence donnée le 04/04/2024 au Lycée Agricole de Bourges dans le cadre d’une soirée organisée par IFOCAP BERRY

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament »

Cette citation du poète René Char débute la préface de l’ouvrage de la philosophe Hannah Arendt intitulé La crise de la culture et elle signifie que dans la mesure où toute crise caractérise le passage d’un monde à un autre, elle renvoie à une situation dans laquelle les êtres humains se trouvent projetés dans un univers dont ils n’ont pas les clés et dont ils ne parviennent pas toujours à décrypter le sens et le mode de fonctionnement. Autrement dit, leur héritage, le monde qu’il reçoive est difficile pour eux à décrypter, à comprendre, parce qu’ils ne disposent pas des codes permettant d’en discerner tous les aspects et d’en saisir les tenants et les aboutissants. C’est en ce sens que cet héritage n’est précédé d’aucun testament.

Certes, la crise de la culture n’est pas la crise de l’agriculture, mais comme l’avait déjà souligné Cicéron en son temps, il n’y a pas si loin que cela de la culture à l’agriculture et ce n’est d’ailleurs pas par hasard que l’on utilise le même terme pour désigner les processus par lesquels nous devenons humains ainsi que l’activité qui consiste à tirer les moyens de notre subsistance de la mise en valeur de notre environnement naturel. Cultiver consiste d’abord à prendre soin. Cultiver son champ, c’est en prendre soin pour qu’il puisse donner les meilleurs fruits que la terre puisse offrir et de même éduquer ses enfants, c’est prendre soin d’eux pour leur transmettre une culture, c’est-à-dire des savoirs, des croyances, des principes et des valeurs qui contribueront à faire advenir leur humanité. Mais on peut aussi considérer que se cultiver, augmenter son savoir, s’ouvrir aux autres, faire évoluer sa manière d’être au monde, c’est prendre soin de soi et ainsi contribuer à faire en sorte de devenir toujours un peu plus humain qu’on ne l’est. C’est en ce sens que Cicéron établit un lien entre la culture et l’agriculture :

Et, pour continuer ma comparaison, je dis qu’il en est d’une âme heureusement née, comme d’une bonne terre ; qu’avec leur bonté naturelle, l’une et l’autre ont encore besoin de culture, si l’on veut qu’elles rapportent.

Cicéron, Tusculanes.

Et, en effet, dans son sens fort, l’agriculture relève du soin, soin envers la terre nourricière, soin envers ce que l’on produit ou que l’on élève, végétaux et animaux, soin envers ceux à qui est destinée cette production, c’est-à-dire les autres êtres humains que l’on nourrit. Pour reprendre un propos de Michel Serrres dans un entretien vidéo accessible en ligne « l’agriculteur est le père nourricier de l’humanité » (sans oublier d’ailleurs les agricultrices dont le rôle a toujours été essentiel et qui sont également les « mères nourricières » de l’humanité). Cependant, il semblerait que cette dimension soit aujourd’hui oubliée, occultée, non pas (uniquement) par les agriculteurs eux-mêmes, mais aussi par le reste de la société, en raison de différents aspects de l’évolution du métier d’agriculteur, aspects économiques et aspects technologiques. Deux éléments fortement liés dans la mesure où la technologisation de l’agriculture est en grande partie à l’origine d’une augmentation des investissements et des coûts de production qui sont certainement à l’origine de la difficulté pour certains agriculteurs de se ménager un revenu décent. L’une des causes du mouvement de protestation récent n’a-t-elle pas été l’augmentation du prix des carburants rendus indispensables à la mécanisation de l’agriculture ? À cela, s’ajoute certainement une certaine financiarisation de l’agriculture qui fait que de nombreux produits agricoles font l’objet de spéculations dont les agriculteurs sont souvent les victimes. Faudrait-il, comme le propose Michel Serres dans l’interview précédemment citée, ne plus soumettre la production agricole à la logique du marché pour sortir de la crise ? C’est peut-être une piste à explorer. Reste à définir comment pourrait se mettre en place une autre logique plus respectueuse du travail agricole, de l’environnement et du consommateur.

Cette référence à la notion de culture renvoie également à l’idée que toute crise est fondamentalement culturelle dans la mesure où elle repose toujours sur la nécessité de faire évoluer notre manière de nous représenter le monde afin d’établir un lien mieux adapté à ce dernier.

Qu’est-ce qu’une crise, en effet ? Une crise désigne certes un moment de difficulté, un moment durant lequel on a le sentiment que tout fonctionne mal, qu’on ne peut plus faire comme on faisait avant. Mais dire cela, c’est en rester aux apparences, c’est certes évoquer un aspect incontournable de la crise, celui du vécu, du ressenti de ceux qui la subissent, mais il n’est pas possible d’en rester là, il faut nécessairement aller plus loin.

Le terme grec Krisis désigne un moment de rupture qui nécessite une prise de décision. C’est pourquoi son premier sens est d’ordre médical, il désigne chez Hippocrate le moment où la maladie atteint son paroxysme et où il faut décider d’un traitement. La crise présente d’ailleurs un caractère ambigu et ambivalent, car elle désigne un moment d’indécision – si l’on en reste à la métaphore médicale, elle est le moment durant lequel le malade peut mourir ou être sauvé -, il faut donc pour cette raison prendre les bonnes décisions. Elle présente donc un caractère négatif, le dysfonctionnement et la souffrance qu’il engendre, mais elle a aussi un aspect positif, la possibilité de rebondir et reconstruire les choses sur de nouveaux fondements. Il est donc nécessaire de dépasser le sentiment négatif qu’inspire la crise et faire de celle-ci un moment de progression. Car une crise, c’est aussi un moment de remise en question durant lequel il est important et nécessaire de se demander pourquoi on a le sentiment que tout va mal de manière à pouvoir s’orienter vers les voies qui pourront mener à des solutions. Une crise désigne aussi et toujours un moment décisif, un moment de réorientation. Comme cela a déjà été souligné, il y a une certaine ambivalence de la crise, car on a le sentiment d’être dans la confusion et l’indécision tout en étant confronté à la nécessité de faire des choix cruciaux. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est indispensable de faire preuve de discernement en temps de crise, d’autant plus que si l’on s’intéresse à l’étymologie du terme même de crise, on y retrouve cette idée de discernement. Le terme Krisis en grec ancien, qui a également donné en français critique, désigne l’action de distinguer, il renvoie à l’action de séparer et de choisir, donc de discerner pour décider. La crise désigne donc un moment qui nécessite d’être analysé pour parvenir à sortir de l’impasse dans laquelle on se sent engagé. S’il faut faire preuve de discernement en temps de crise, c’est parce que la crise nécessite des prises de décisions qui, si l’on reprend ce que pensait Aristote, ne peuvent se faire sans un temps de délibération. Cette attitude est cependant difficile à adopter, car la violence inhérente à toute crise a tendance à nous rendre plus réactifs qu’actifs, c’est-à-dire nous incite à laisser parler spontanément nos affects sans les soumettre préalablement au filtre de la réflexion. Il est donc important de discerner également les comportements à éviter. Il y a, en effet, plusieurs types d’attitude à écarter en situation de crise.

La première est le déni, faire comme s’il n’y avait pas vraiment de problème et s’obstiner à toujours faire comme avant, se crisper sur la situation antérieure pour ne pas avoir à se remettre en question. Attitude très humaine et fort compréhensible, mais qui empêche d’avancer et risque fort de laisser les problèmes s’enkyster plutôt que de les résoudre.

La seconde attitude à éviter est celle qui consiste à vouloir trouver des coupables en se limitant à la question : « à qui est-ce la faute ? ». Il est préférable ici de suivre cet adage s’inspirant de Spinoza lorsqu’il écrit dans son Traité politique :

Ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins les maudire, mais seulement les comprendre.

Cela ne veut pas dire qu’il faut évacuer les désaccords, qu’il faut diluer les responsabilités, mais cela signifie qu’il faut s’efforcer de comprendre les raisons des divergences auxquelles on peut se trouver confronter pour tenter de mieux se comprendre les uns les autres. Sinon, chacune des parties prenantes accusera l’autre et l’on risque fort de se trouver confronté à des problèmes de stigmatisation, chacun se sentant accusé injustement. Comme le souligne Edgar Morin, la recherche des responsabilités peut prendre deux aspects, elle peut se séparer en deux branches antagonistes : « l’une qui cherche à reconnaître la nature même du mal, l’autre qui cherche le bouc émissaire à immoler, et bien sûr, il y a multiplication de coupables imaginaires, le plus souvent marginaux ou minoritaires ».

Dernière attitude également à éviter, celle qui consiste à n’aborder les problèmes que selon un angle ou une approche uniquement quantitative, c’est-à-dire de considérer qu’il faut simplement réajuster sa manière de faire en termes de plus ou de moins. Alors qu’en situation de crise, il faut le plus souvent inventer de nouvelles manières de faire. C’est pourquoi, par exemple, le terme de décroissance n’est peut-être pas le mieux choisi pour désigner la voie qui va nous permettre de sortir des difficultés auxquelles nous a conduit un productivisme débridé. Il ne s’agit pas de produire et de consommer moins ou plus, tout en restant dans la même logique, il s’agit surtout de consommer et de produire mieux. Cela doit certainement passer par un réajustement quantitatif et des efforts pour tendre vers une plus grande sobriété, mais ne peut s’y réduire. Il s’agit de modifier tout un système afin de passer d’une croissance essentiellement quantitative à une croissance qualitative. C’est un peu cette idée que tend à développer l’économiste Amartya Sen qui propose, pour mesurer la « bonne santé » d’une société de remplacer le PIB par l’indice de développement humain (IDH) qui tient compte notamment du niveau d’éducation, de l’espérance de vie, de la qualité des soins et de l’égalité entre les sexes. Reste à déterminer comment on peut passer d’une logique à une autre pour sortir de la crise.

Le problème vient principalement de ce qu’en période de crise, même si l’on veut changer de manière de faire, on a souvent l’impression d’être soumis en permanence à des injonctions paradoxales, c’est-à-dire de devoir obéir à des exigences incompatibles. Une injonction paradoxale est par définition un ordre auquel on ne peut obéir. L’exemple type consiste à demander à quelqu’un d’être naturel, comme il étudiera son comportement, il ne pourra pas l’être.

Ainsi, le caractère multifactoriel de la crise agricole fait que la nécessité louable de se conformer à des normes écologiques plus exigeantes entre en contradiction avec certains impératifs économiques ainsi qu’avec le fait de devoir entrer en concurrence avec des pays n’ayant pas les mêmes normes que les nôtres et pouvant, par conséquent, produire à moindre coût et vendre moins cher. En situation de crise, nous sommes tous confrontés à ce type d’exigence contradictoire. Ainsi, en tant que consommateur, on nous demandera de faire preuve de sobriété pour des raisons écologiques, mais en même temps, on nous incitera à consommer plus pour maintenir la croissance. Ainsi, il y a peu, le ministère de l’écologie a fait diffuser un message incitant à la sobriété (la pub du dévendeur), afin d’inciter le grand public à ne pas consommer inutilement, mais aussitôt le ministère de l’économie s’est inquiété de ce qu’une telle publicité mettait en péril la croissance.

Ces difficultés tiennent principalement dans le fait qu’une crise présente toujours une dimension systémique, elle consiste toujours dans le fait qu’un système arrive à un stade de son évolution où il ne peut plus fonctionner comme auparavant.

Un système, si l’on reprend la définition qu’en donne Edgar Morin désigne, « un ensemble organisé par l’interrelation de ses constituants ». Il suffit donc qu’un ou plusieurs de ses constituants se trouvent contraints à se modifier pour que le système dysfonctionne. N’est-ce pas ce qui se produit actuellement avec la mondialisation de l’économie, la crise écologique et les bouleversements géopolitiques auxquels notre époque est confrontée ? Le système est bouleversé, mais nous continuons toujours de fonctionner avec un référentiel de représentations mentales correspondants à l’état antérieure du système pour la simple et bonne raison que nous sommes pris dans les impératifs de l’action et que nous n’avons pas le temps de repenser et de mettre en place une autre manière de fonctionner, d’où la difficulté de faire preuve de discernement. L’idéal pour bien comprendre les tenants et les aboutissants d’une crise, ce serait de pouvoir s’extraire du système, afin de pouvoir adopter une position de surplomb et prendre de la distance, ce qui est impossible lorsque l’on est pris dans les mailles du système. Néanmoins, si l’on ne s’adapte pas aux changements du système, on s’expose à devoir subir les conséquences de ces changements qui peuvent nous être néfastes.

Il y a, cela a déjà été évoqué, deux aspects dans une crise, un aspect négatif qui relève du dysfonctionnement, du dérèglement et de l’impression d’instabilité que cela engendre, mais il y a également une dimension positive de la crise qui consiste dans l’incitation à innover, à inventer de nouveau modes de fonctionnement mieux adapter à une réalité qui change. Comme l’écrit Edgar Morin dans l’article précédemment cité :

La crise crée des conditions nouvelles pour l’action. (…) La situation de crise de par ces incertitudes et aléas, de par la mobilité des forces et des formes en présence, de par la multiplication des alternatives crée des conditions favorables au déploiement de stratégies audacieuses et inventives, favorables à ce caractère propre de toute action : la décision entre divers comportements ou diverses stratégies possibles.

Ce qui caractérise la crise globale que nous traversons, et dont participe la crise agricole, c’est qu’elle est une crise de la relation. Autrement dit, la manière dont nous créons et percevons les liens qui nous unissent au monde auquel nous appartenons demande à être révisée de fond en comble.

Comme cela a été évoqué précédemment, toute crise est principalement culturelle. Toute crise sociale, humaine, historique s’enracine dans des contenus qui sont d’abord présents « dans nos têtes ». Certes, si l’on prend le cas de la crise agricole, elle concerne une réalité bien tangible qui ne se résume pas à un système de représentation. Cependant, si l’on y réfléchit bien, cette réalité, c’est nous qui l’avons produit à partir de notre manière de concevoir le monde, manière de concevoir le monde qui, elle-même, évolue en fonction des transformations que subit ce monde. Ainsi, la production industrielle a fait que beaucoup de nos contemporains ont quasiment oublié la provenance de ce qu’ils consomment comme nourriture, ils ne perçoivent plus clairement que ce qu’ils mangent vient de la terre et du travail de la terre par les paysans. Je me souviens d’une étudiante américaine que nous hébergions, il y a de cela une dizaine d’année et qui ne comprenait pas comment on pouvait faire du pain issu de l’agriculture biologique parce qu’elle ne savait pas que le pain était réalisé avec de la farine qui, elle-même, provenait de la culture de céréales, etc. De même, elle était émerveillée par la production d’une mayonnaise faite maison, parce que pour elle, cela ne pouvait exister qu’en tube. Ces anecdotes peuvent sembler caricaturales, mais elles n’en sont pas moins symptomatiques d’un certain type de rapport au monde induit par le système industriel productiviste.

Le système économique dans lequel nous nous trouvons repose bien sur une certaine manière de concevoir la production et les échanges, c’est-à-dire un certain type de relation avec notre environnement naturel et une certaine manière pour les êtres humains d’entrer en relation les uns avec les autres. Nous fonctionnons selon un mode de représentation qui est principalement basé sur la dualité et l’opposition, l’opposition de l’esprit et du corps, de la nature et de la culture, du sujet et de l’objet, de l’individu et de la société. Cette manière de penser, nous empêche de prendre conscience que nous sommes par définition des êtres reliés, reliés à la société qui est la nôtre, mais aussi reliés à l’humanité tout entière, reliés à cette totalité que nous appelons nature et que nous ne pouvons exploiter sans nous soucier des effets que produisent les actions que nous exerçons sur elle et qui en retour peuvent nous être néfastes. Comme le souligne le philosophe Bruno Latour, nous avons longtemps fonctionné comme si les choses n’avaient pas de puissance d’agir, comme si l’action que nous exerçons sur elles était sans feedback, c’est-à-dire sans action en retour. Le pire, c’est que nous avons également adopté de mode de fonctionnement dans nos rapports sociaux, seulement là, l’action en retour est souvent très rapide et donne lieu à des conflits qui peuvent être d’une grande violence. Bref, on ne fait pas ce qu’on veut des choses, de la nature et encore moins des hommes, il faut tenir compte de leur mode de fonctionnement, des lois de la nature (tant de la nature humaine que de la nature dans sa globalité), pour agir sans entraîner des conséquences qui peuvent nous être néfastes aussi bien sur le plan social ou politique que sur le plan écologique et environnemental. Comme l’écrivait déjà au XVIIe siècle, le philosophe anglais Francis Bacon, l’un des fondateurs, avec Descartes et d’autres, de l’esprit scientifique moderne : « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant ». Les agriculteurs en ont d’ailleurs conscience tant ils sont dépendants de la nature des sols, du climat et de tout un ensemble de paramètres qu’ils ne peuvent contrôler.

Il est donc essentiel de repenser et de tisser un nouveau type de liens les uns avec les autres ainsi qu’avec le reste du vivant et de notre environnement global. La perte du sentiment d’appartenir à un monde commun caractérise selon Hanah Arendt les périodes de crise. N’est-ce pas ce à quoi nous sommes aujourd’hui confronté ? Chacun ne perçoit que son intérêt immédiat et oublie ce qui est bénéfique pour les entités plus globales dont il dépend. C’est pourquoi il est urgent de repenser notre mode de relation au monde.

Cela peut apparaître comme un vœu pieu, mais il y a fort à parier que si nous ne faisons pas ce travail, notre monde changera quand-même, mais il ne se transformera pas avec nous, mais malgré nous.

Appréhender une situation de crise avec discernement consiste certainement à rechercher quels sont les facteurs de blocage qui empêchent qu’une transformation se fasse en douceur et sereinement, c’est identifier les contradictions à dépasser (comment concilier exigences écologiques et impératifs économiques, par exemple), c’est déceler les causes de conflits potentiels et tenter de se mettre à la place de chacune des parties pour comprendre ce qui peut être à l’origine de ses oppositions et de ses refus, afin d’essayer de ménager des points de rencontre. Mais pour sortir d’une crise, il faut aussi que chacun prenne conscience du rôle qu’il joue à l’intérieur d’un système en mutation et qu’il prenne conscience de la nécessité, à son niveau, de modifier son comportement et d’agir de manière adaptée. On ne peut pas demander à une seule des parties prenantes de faire des efforts sans que ces derniers soient soutenus par les efforts de tous les autres acteurs du système. Ainsi, pour ce qui concerne la crise de l’agriculture aujourd’hui, il est clair qu’on ne peut pas uniquement demander aux agriculteurs – et principalement à ceux qui travaillent dans les secteurs les moins rémunérateurs – de prendre sur eux tous les efforts sans que les pouvoirs publics, la grande distribution et les consommateurs y prendre leur part. Comme le fait remarquer Michel Serres dans l’entretien déjà cité, les agriculteurs sont ceux dont la mission est de nous nourrir et pour cette raison dit-il « manger est un acte politique », c’est-à-dire un acte qui engage l’organisation de la société tout entière. C’est pourquoi cela concerne chaque citoyen qui est aussi un consommateur. Le problème, c’est que beaucoup oublient qu’ils sont aussi citoyens en devenant consommateurs. Certes, certaines populations fortement défavorisées ne peuvent se nourrir en consommant des produits locaux et de qualité supérieure, mais pour le reste de la population, on ne peut pas exiger une agriculture plus souveraine, plus locale et plus écologique et se ruer sur les produits les moins chers en faisant le jeu d’une grande distribution qui, sous prétexte de lutter contre la vie chère, privilégie les profits à court terme – en nous trompant parfois : il ya peu dans une émission télévisée traitant de la crise agricole un député est venu sur le plateau avec deux plaquette de beurre de même marque française, conditionnées de manière identique et dont l’une était moins chère que l’autre. La différence de prix venait de ce que l’on pouvait lire en tout petits caractères sur la moins chère qu’elle était issue de lait irlandais.

La crise de civilisation que nous connaissons aujourd’hui, et à laquelle participe grandement la crise de l’agriculture, ne pourra se résoudre que par une évolution des mentalités de part et d’autre. Ce changement se fera de toute façon, mais soit il se fera par un processus de régulation auquel tous prendront part, soit il se fera de lui-même parce que « nécessité fera loi », il se fera alors sans accompagnement et par conséquent il se fera de manière violente et dans la douleur. Aussi, pour en revenir à la citation de René Char à laquelle j’ai fait référence en introduction, c’est à nous d’écrire le testament de notre héritage, afin de le transmettre aux générations futures qui seront les acteurs de ce monde nouveau.

Éric Delassus

Mobilis in mobile

Posted in Articles on avril 9th, 2024 by admin – Commentaires fermés

Qu’est-ce que la mobilité ? Si pour débuter, nous commençons par interroger la signification littérale de ce terme, nous pouvons dire qu’il peut se comprendre de deux manières distinctes et complémentaires. Tout d’abord, la mobilité est une caractéristique, puisqu’elle désigne le caractère de qui est en mouvement. Néanmoins, si on prend le terme dans un autre sens, il peut aussi désigner une potentialité, c’est-à-dire la possibilité pour un objet de se mettre en mouvement. Ainsi, un objet peut-il être considéré comme faisant preuve de mobilité sans pour autant être en mouvement, il suffit qu’il puisse se mettre en mouvement pour être qualifié comme tel. Dans un certain sens, on pourrait considérer qu’il y a une mobilité qui désigne le mouvement en puissance – la capacité de se mettre en mouvement – et une mobilité qui désigne le mouvement en acte – le caractère de ce qui est en mouvement. Cependant, si l’on se réfère à ce qu’en dit Aristote, le mouvement concerne finalement le passage de la puissance à l’acte, c’est-à-dire le processus par lequel se réalise une potentialité. Ainsi, pour que l’arbre qui est dans la graine puisse se développer, il est nécessaire qu’un mouvement ait lieu, autrement dit un processus de changement. Aristote définit d’ailleurs dans sa métaphysique le mouvement comme « la réalisation de ce qui est en puissance ». C’est pourquoi la notion de mouvement est, souvent chez lui, associée à celle de changement. Toute transformation, toute modification est toujours, d’une manière ou d’une autre associée à l’idée de mouvement. Ainsi, Aristote distingue-t-il plusieurs types de mouvement :

- Le mouvement local qui correspond au sens que nous lui donnons couramment et qui renvoie à la catégorie du lieu ainsi qu’au rapport espace / temps.

- L’altération qui renvoie à la catégorie de la qualité.

- L’accroissement qui désigne le mouvement selon la catégorie de la quantité.

- La génération / corruption qui relève de la catégorie de la substance.

Ce qui est intéressant dans cette classification en quatre types de mouvement, c’est qu’elle nous permet de percevoir plus précisément que la notion essentielle qui est au cœur du mouvement, ce n’est pas tant l’espace que le temps. Quant à la mobilité, elle suppose justement un certain rapport au temps qui fait d’ailleurs que l’on ne doit pas la confondre avec le mouvement. Si l’on voulait donner une première définition de la mobilité, on pourrait dire qu’elle est une ouverture au mouvement ou plutôt une disponibilité au mouvement. Dans la mesure où la mobilité peut se caractériser comme une potentialité de mouvement ou un mouvement potentiel, on peut très bien envisager la possibilité d’une mobilité immobile, prête à se mettre en mouvement, mais attendant l’instant propice pour le faire, guettant le moment opportun – que les Grecs de l’antiquité désignaient par le terme de kairos – pour agir et opérer le changement nécessaire, apporter la réponse qui s’impose à la situation singulière qui se présente. Être mobile, ce n’est pas être en mouvement pour être mouvement, comme si le mouvement avait en lui-même, en tant que mouvement une vertu, ce que laisse un peu entendre une certaine tendance contemporaine consistant à valoriser par principe ce qui est en mouvement. Or, ce que ne perçoive pas ce qui « aime que ça bouge », comme ils disent, c’est qu’ils confondent le mouvement et l’instabilité et qu’ils prennent l’agitation pour de l’action. Pour que le mouvement ait un sens, il faut que justement, il s’ancre sur quelque chose de stable et qu’il s’efforce sans cesse tout en le rompant de rétablir un certain équilibre. Le mouvement n’a de sens que par rapport au repos et réciproquement. Peut-être pourrait-on d’ailleurs considérer que la mobilité se manifeste le plus souvent par un mouvement en repos.

Aussi, la notion de mobilité peut-elle être envisagée comme une sorte de synthèse du mouvement et du repos, permettant de résoudre leur opposition telle qu’elle a pu se constituer tout au long de l’histoire de la philosophie.

En effet, le mouvement n’a pas toujours eu bonne presse auprès des philosophes, en tout cas de certains. On pourrait, dans une certaine mesure, classer les philosophes selon deux catégories. D’un côté, ceux qui privilégient l’immobilité et l’identité à soi et qui y voit une marque de perfection, alors que le mouvement est pour eux un signe et un facteur de corruption et de l’autre, ceux qui voient dans le mouvement l’expression même de la vie, ainsi qu’un facteur d’évolution et de progrès.

Cette opposition, nous la rencontrons dès la naissance de la philosophie, chez ces deux philosophes présocratiques que sont Parménide et Héraclite.

Pour le premier l’être n’est parfait que s’il est un et toujours identique à lui-même, tandis que pour le second, l’harmonie naît de l’union des contraires. En d’autres termes, Héraclite oppose à la métaphysique de l’être de Parménide, qui est en un sens une métaphysique de l’immobilité, une métaphysique du devenir, c’est-à-dire une métaphysique du mouvement.

Ainsi, est-il écrit dans le poème de Parménide au sujet de l’être :

Restant le même et dans le même état, il est là, en lui-même, et demeure ainsi immuablement fixé au même endroit ; car la contraignante Nécessité, le maintient dans les liens d’une limite qui l’enserre de toute part1.

Tandis qu’à l’inverse pour Héraclite :

Ceux qui descendent dans les mêmes fleuves, se baignent dans le courant d’une eau toujours nouvelle2.

Pourquoi devenir et mouvement ont pu être perçus de manière négative par certains philosophes ?

Si devenir et mouvement n’ont pas obtenu grâce aux yeux de certains penseurs, comme Parménide ou Platon, c’est qu’ils y voyaient une forme d’irrationalité dans la mesure où le devenir est toujours un mélange d’être et de non-être. Devenir, changer, être en mouvement, c’est toujours n’être plus et n’être pas encore. Or, pour ces philosophes, l’être dans sa perfection se caractérise par l’identité à soi. Cela se retrouve d’ailleurs dans la logique aristotélicienne avec les principes d’identité et du tiers-exclus, un être est toujours identique à lui-même (a=a) et il n’y a pas de moyen terme entre le vrai et le faux, entre l’être et le non-être.

C’est pourquoi, comme le fait remarquer Aristote dans sa Métaphysique, Platon opérera une sorte de synthèse entre Parménide et Héraclite, puisque le mouvement, le changement et l’imperfection vont caractériser chez lui le monde sensible, le monde des ombres projetées sur les parois de la caverne, tandis que l’immobilité, le repos et la perfection caractériseront le monde intelligible, monde des idées éternelles et toujours identiques à elles-mêmes.

Et même Aristote qui remettra en question cette séparation entre monde sensible et monde intelligible établira une nouvelle séparation privilégiant le repos par rapport au mouvement, l’immobilité par rapport à la mobilité, puisqu’il distinguera entre le monde sublunaire qui est le lieu de la contingence et le monde supralunaire, celui du mouvement des astres, qui est celui de la régularité, c’est-à-dire d’un mouvement immuable déterminé par l’action d’un premier moteur qui meut sans être mû.

Néanmoins, si le repos peut être signe de perfection, de stabilité et d’équilibre, le mouvement a aussi ses vertus, car il est caractéristique de la vie. En effet, dans la mesure où la vie est une permanente adaptation à son milieu, elle ne peut rester en repos, elle se doit de se mouvoir, de se transformer et de changer pour précisément préserver son équilibre et sa relative stabilité. Le repos pour la vie, s’il perdure, est synonyme de mort. C’est le repos éternel. Cependant, le mouvement peut aussi l’épuiser. Une trop grande agitation est pour la vie une consommation inutile d’énergie qui peut aussi la détruire. C’est pourquoi la vie n’est pas perpétuellement en mouvement, mais est mobile au sens où elle est en capacité de se mouvoir, disponible au mouvement lorsque cela est nécessaire. C’est l’exemple de l’animal qui peut rester tapi des heures en guettant sa proie sans effectuer le moindre mouvement, mais qui, dès que celle-ci se présente, peut soudain fondre sur elle en quelques dixièmes de secondes. On retrouve ici l’idée grecque du kairos, du moment opportun, de l’instant qui convient pour agir de manière appropriée.

C’est en ce sens que la mobilité ne présuppose pas nécessairement le mouvement en acte, mais est principalement un mouvement potentiel. C’est pourquoi, il peut très bien exister une mobilité immobile, une mobilité en repos, une mobilité inactive. Cette mobilité est une mobilité en attente et peut correspondre à des temporalités différentes. Temporalité de l’espoir, de l’affût, de celui qui guette le moment opportun pour agir. Mais aussi, temporalité de la réflexion pour celui qui doit prendre une décision et déterminer ainsi l’orientation de son mouvement.

Ainsi, se mobiliser, ce n’est pas nécessairement se mettre immédiatement en mouvement. Comme le dit la formule consacrée,« la mobilisation n’est pas la guerre ». Elle permet juste de se préparer à agir lorsque la nécessité se présente où lorsque les circonstances sont favorables pour atteindre l’objectif que l’on s’est fixé.

Nous avons souvent du mal à cultiver cette mobilité patiente qui suppose parfois plus de repos que de mouvement, parce que nous vivons dans une civilisation qui privilégie la vitesse et l’accélération et qui a fait de ces modes d’action et d’existence un impératif incontournable. Comme le fait remarquer le philosophe allemand Hartmut Rosa, nous vivons dans des sociétés qui ne peuvent se maintenir et perdurer que dans et par l’accélération3. Non seulement, il faut toujours être en mouvement, mais il faut en plus que ce mouvement s’accélère. Cela est vrai pour nos déplacements dans l’espace, mais l’est encore plus pour la communication, l’évolution technique et scientifique ou la politique. Cela fait que le temps de la réflexion, de la méditation, de la contemplation a tendance à se réduire, voire à disparaître. On pourrait prendre l’exemple de la bicyclette pour illustrer les thèses de Rosa, mais cette comparaison serait encore insuffisante, car si pour rester en équilibre sur une bicyclette, il faut toujours pédaler et avancer, cela peut se faire à vitesse constante. Or, le mode de fonctionnement de nos sociétés est tel qu’il nous faut toujours avancer de plus en plus vite, d’où le caractère stressant et épuisant d’un tel régime dont on peut supposer qu’il risque fort de nous conduire à notre perte. D’où d’ailleurs son caractère paradoxal puisque pour éviter l’effondrement nous avançons à une allure toujours croissante que nous risquons fort de ne pas pouvoir tenir dans la durée.

Pour remédier aux effets de cette accélération, et principalement à l’aliénation qu’elle entraîne, Rosa propose comme remède de se reconnecter différemment au monde en entrant en résonance4 avec lui, autrement dit, en ne demandant plus à celui-ci de se soumettre à un rythme que nous lui imposons, mais en acceptant de vibrer au rythme de ce monde qui est peut-être aussi fondamentalement le nôtre.

Il s’agit d’entrer en contact avec la nature et avec les autres dans un mouvement qui n’est pas forcé, selon une mobilité qui est celle d’un monde devenu à nouveau indisponible. Notre frénésie de mouvement vient principalement de ce que nous cherchons à rendre le monde disponible, nous vivons comme si nous pouvions disposer à notre guise de ce monde que nous avons tendance à objectiver et dont nous nous désolidarisons pour en faire quelque chose d’autre que nous, un monde extérieur, oubliant que nous en sommes parties prenantes. Rendre le monde indisponible, entrer en résonance avec lui, c’est justement s’installer dans cette mobilité qui n’a rien à voir avec le mouvement perpétuel ou avec la frénésie d’agitation propre au monde de l’accélération. C’est épouser le temps du monde, le temps de ce que nous appelons la nature, le temps des choses, le temps des autres. C’est rendre le monde indisponible pour se rendre disponible au mouvement pertinent, au mouvement judicieux, au mouvement qui vibre au rythme de la terre et des hommes avec lesquels nous entrons en résonance.

Dans l’argument de cette journée, il est écrit que les pédopsychiatres ont de plus en plus souvent affaire à des enfants et à des adolescents en souffrance psychique. Peut-être est-il permis d’émettre l’hypothèse selon laquelle cette souffrance pourrait être due à cette accélération à laquelle nous sommes soumis ainsi qu’à cette impossibilité, ou du moins cette difficulté, d’entrer en résonance avec le monde. Les raisons qui sont identifiées comme pouvant être la source de cette souffrance (pandémie, guerre, éco-anxiété, écran, I. A., éducation, etc.) correspondent à cette difficulté à laquelle nous sommes confrontés de ne pouvoir nous inscrire dans une mobilité qui soit réellement la nôtre, qui entre en résonance avec le monde auquel nous appartenons. En voulant imposer à ce monde une allure qui n’est pas la sienne, nous ne l’avons pas soumis pour autant à un rythme qui serait réellement le nôtre, mais nous nous sommes également séparés de nous-mêmes, nous nous sommes imposés une mobilité qui nous est étrangère, car nous avons posé ce monde, la nature, la société, les autres comme des extériorités. En objectivant ainsi le monde, nous nous en sommes d’une certaine manière désolidarisés et notre mobilité n’est plus en phase avec la mobilité du monde. Si l’on prend l’exemple de l’éco-anxiété, nous nous apercevons qu’elle provient de la sensation que nous éprouvons à ne plus faire corps avec l’environnement naturel dont nous faisons intégralement partie et donc, en nous coupant de ce milieu sans lequel nous ne pourrions vivre, nous nous sommes coupés de nous-mêmes.

Nous pourrions également établir un diagnostic comparable avec l’entrée de l’I. A. dans nos vies, entrée qui s’effectue à une vitesse fulgurante et qui a tendance à nous sidérer, c’est-à-dire à nous surprendre au point que nous en sommes comme paralysés, c’est-à-dire rendus immobiles par un mouvement d’une inimaginable rapidité qui remet en question le sens même de notre existence en ce monde. Jusqu’à présent, nous croyions que nous étions, nous les êtres humains, les seuls à disposer d’une puissance intellectuelle supérieure. Or, cette puissance n’a apparemment rien trouvé de mieux que de produire une « intelligence artificielle » qui lui donne l’impression d’être définitivement dépassée, au point que nous craignons désormais que cette intelligence vienne supplanter l’esprit humain et rende ainsi, comme l’avait anticipé Gunter Anders, l’être humain obsolète. En effet, selon ce philosophe, le danger qui menace l’être humain s’inscrit dans ce qu’il désigne par l’expression de « honte prométhéenne », c’est-à-dire par le sentiment éprouvé par l’être humain contemporain d’être inférieur à ses propres productions techniques. Comme s’il était dépassé par son propre mouvement et qu’à force d’avoir cherché à rendre le monde disponible, il n’était plus lui-même disponible au mouvement du monde. Cette accélération permanente, dont parle Hartmut Rosa a certainement pour conséquence une incapacité à s’adapter, car s’adapter demande le plus souvent de s’inscrire dans un temps long. Aussi, lorsque le mouvement s’accélère en permanence, nous n’avons plus le temps de nous adapter. Ce qui fait que nous avons toujours un , voire plusieurs temps de retard par rapport à l’état de la société dans laquelle nous vivons, par apport aux bouleversements sociétaux, aux évolutions technologiques. Nous avons beau avancer de plus en plus rapidement, nous ne sommes jamais en phase avec les évolutions que nous produisons, mais qu’en même temps nous subissons. Tout se passe comme si nous courrions de plus en plus vite pour tenter de dépasser notre ombre. Ce mouvement frénétique et permanent de nos sociétés contemporaines, mouvement qui n’a rien à voir avec la mobilité patiente qui n’est pas le mouvement, mais la disponibilité au mouvement, met aussi le désir à l’épreuve. Ces jeunes que vous rencontrez et que j’ai moi-même côtoyé en tant qu’enseignant pendant de nombreuses années sont de plus en plus agressés par un déferlement médiatique d’injonctions à se conformer à des normes qui changent constamment, ils sont soumis à des tentations constante liées à la société de consommation, tentations exacerbées par le développement des réseaux sociaux – dont le caractère réellement social reste fort discutable – qui cultive la dimension la plus pauvre du désir. Nous vivons dans une civilisation étrange qui cultive les injonctions paradoxales et qui nous impose de suivre en permanence des mouvements contraires. On nous parle du travail comme valeur tout en cultivant un désir de jouissance immédiate et permanente, nous vivons dans une société d’abondance qui produit des quantités considérables de biens matériels, mais qui ne peut fonctionner qu’en cultivant le manque sous sa forme la plus pauvre et la plus triste. Il suffit pour s’en convaincre de voir les queues qui se forment devant les Apple Store à la sortie d’un nouvel iPhone.

 

Aussi, si nous voulons nous mobiliser pour tenter de remédier aux inquiétudes que suscite notre civilisation en accélération permanente, il nous faut réapprendre à prendre notre temps et principalement prendre le temps du soin, le soin qui se fait patiemment et qui suppose que l’on soit disposé à attendre de l’autre qu’il se mobilise pour écouter et être écouté. Apprendre à prendre soin de soi, des autres, de la nature à laquelle nous appartenons – ce que nous avons malheureusement oublié – à prendre soin peut-être aussi du temps qui passe pour savoir parfois s’arrêter et écouter, écouter le silence, écouter la vie, pour regarder, regarder les choses simples, comme la danse des branches et des feuilles des arbres lorsqu’elles sont balayées par le vent. Certains d’entre vous ont peut-être vu récemment le dernier film de Wim Wenders Perfect day qui nous invite à suivre la vie quotidienne d’un homme employé pour nettoyer les toilettes publiques de Tokyo et qui sait prendre le temps de tout transformer en source de joie. Ainsi, transforme-t-il son travail en rituel en l’accomplissant avec une perfection quasi religieuse, le sublimant de telle sorte qu’il en fait apparaître toute la dignité. Mais aussi, sait-il s’arrêter pour s’émerveiller devant la beauté des choses les plus infimes, un brin d’herbe, le vent dans les arbres. Il semble justement avoir acquis une mobilité qui parvient à se distancier du mouvement frénétique et en perpétuelle accélération de la société dont il fait néanmoins partie.

« Mobilis in mobile », être mobile dans l’élément mobile, cela ne signifie pas imposer un mouvement qui n’est pas le sien au milieu dans lequel on évolue, cela ne signifie pas non plus se soumettre à un mouvement qui est en décalage par rapport à sa propre mobilité, c’est plutôt être disposé à se mouvoir en s’efforçant de saisir les points de rencontre entre sa mobilité et celle du monde, afin d’entrer en résonance avec lui. Cela suppose donc de ne pas se mettre précipitamment en mouvement, mais de mettre sa mobilité en repos pour apprendre à saisir le moment opportun et inventer avec ceux qui en ont besoin des chemins qui permettent de se distancier de temps à autre de la frénésie dans laquelle nous sommes trop souvent plongés pour trouver le bon rythme, la bonne respiration qui nous évitera l’essoufflement et l’épuisement.

Éric Delassus


1  Parménide, Le poème, présenté par Jean Beaufret, PUF, collection Épiméthée,1955, 2e édition 1984, p. 85.

2 Héraclite d’Éphèse, frgment 15, in Trois présocratiques, Yves Batistini, nrf, Gallimard, collection Idées, 1968, p. 31.

3  Hartmut Rosa, Aliénation et accélération: Vers une théorie critique de la modernité tardive,La Découverte, 2014.

4  Hartmut Rosa, Résonance: Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2021.

Peut-on séparer laïcité et hospitalité ?

Posted in Articles on avril 9th, 2024 by admin – Commentaires fermés

Conférence donnée le 24/11/2023 dans le cadre du colloque Hospitalité et laïcité : Mieux accueillir la différence dans un climat hospitalier organisé à l’IMS de Pessac par l’ERENA en partenariat avec l’IMS Académie, centre de formation continue du CHU de Bordeaux.

 

Il y a plusieurs manières de poser la question du rapport entre laïcité et hospitalité et qui ne sont pas toutes dépourvues de présupposés qui méritent d’être interrogés.

- La première pourrait être de se demander ce que pourrait être une laïcité hospitalière, ce qui laisserait sous-entendre qu’il pourrait y avoir une laïcité inhospitalière et qui conduirait à aborder la question de la laïcité sous l’angle de ce que Catherine Kintzler1 appelle une laïcité adjectivée. Approche qui pose problème dans la mesure où elle présuppose que le principe de laïcité n’est pas autosuffisant et nécessite que lui soit adjoint d’autres principes pour qu’il puisse jouer pleinement son rôle.

- La seconde pourrait consister à se demander ce que pourrait être une hospitalité laïque, ce qui sous-entendrait que certaine forme d’hospitalité non-laïque pourraient exister. Mais que faudrait-il entendre par là ? S’agirait-il d’une hospitalité qui ne s’appliquerait qu’aux seuls membres d’une religion, qui ne vaudraient que pour ceux qui partagent les mêmes croyances ou les mêmes opinions en excluant tous les autres ? La question se pose alors de savoir si une telle hospitalité exclusive serait encore véritablement de l’hospitalité ? Question qui nous invite à nous demander s’il n’y a pas finalement un fond de laïcité dans toute forme d’hospitalité. Car s’il peut exister des formes d’hospitalité propres à certaines confessions et qui ne se réduisent pas à accorder l’asile uniquement à ceux qui partagent la même foi, mais aussi à accueillir les croyants d’autres religions comme les non-croyants, on peut se demander si elles ne deviennent pas réellement hospitalières qu’en s’imposant à elle-même une obligation s’appuyant sur un principe qui ne serait pas totalement étranger à l’idée de laïcité.

- La troisième approche possible, et c’est celle que je choisis, consiste plutôt à se demander si laïcité et hospitalité ne sont pas consubstantielles l’une à l’autre. La laïcité n’est-elle pas une condition de l’hospitalité ? Une véritable hospitalité ne suppose-t-elle pas le respect d’exigences qui seraient de même nature que celles qu’implique le principe de laïcité ?

Mais préalablement à toute argumentation, il convient en premier lieu de préciser le sens des termes qui vont être au cœur de notre réflexion. Tout d’abord, il faut souligner que laïcité et hospitalité ne sont pas deux notions de même nature. La première est un principe, tandis que l’autre est une vertu.

La laïcité est essentiellement un principe politique fondant notre république tandis que l’hospitalité est une vertu, c’est-à-dire une disposition éthique. Elle est la vertu de celui qui accueille, mais peut-être aussi, nous y reviendrons, de celui qui est accueilli, car il ne faut pas oublier qu’en français l’hôte désigne aussi bien celui qui reçoit que celui qui est reçu. Cela étant dit, il y a aussi une dimension politique, voire juridique, de l’hospitalité puisqu’elle peut faire l’objet d’un droit. C’est ainsi que Kant y fait référence dans son Projet de paix perpétuelle, lorsqu’il affirme qu’elle consiste dans le droit, droit que Kant qualifie de cosmopolitique, pour l’étranger qui arrive dans un pays qui n’est pas le sien de ne pas être traité en ennemi. C’est d’ailleurs ici l’occasion de souligner qu’en français les mots hostilité et hospitalité ont la même racine. Ce qui a conduit Jacques Derrida à forger le mot d’hostipitalité pour souligner l’ambivalence ou l’ambiguïté de la racine étymologique de mot « hôte ».

La laïcité est tout d’abord un principe politique qui consiste en une séparation nette entre le politique et le religieux, entre l’administration des affaires publiques et la vie spirituelle. Elle implique donc de la part de la puissance publique une totale neutralité en matière de croyance ou de non-croyance, le but étant de rendre possible la vie commune entre des citoyens ne partageant pas les mêmes convictions religieuses, entre les croyants de différentes confessions, mais aussi entre les croyants et les non-croyants qu’ils soient agnostiques ou athées. Elle permet aussi l’accueil de ceux qui, bien que n’étant pas citoyens, peuvent résider et vivre dans notre pays tout en restant fidèle à leur conviction en matière de spiritualité. Si l’hospitalité est une vertu, Parce qu’elle est également un droit, elle est aussi, parce qu’il n’existe pas de droit qui n’ait pour corrélat un devoir, une obligation, celle d’accorder l’asile au voyageur, à l’étranger, à celui qui vient d’ailleurs et que l’on ne connaît pas, mais à qui l’on doit l’accueil. Cette hospitalité repose – et je cite à nouveau Emmanuel Kant dans son Projet de paix perpétuelle – dans « le droit qu’a tout étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive2 ». La laïcité peut alors être considérée comme au fondement d’une telle hospitalité dont Kant écrit qu’elle consiste dans le droit de « s’offrir à faire partie de la société, lequel appartient à tous les hommes, en vertu de celui de la possession commune de la surface de la terre3 ». Ce devoir d’accorder l’asile à l’étranger peut être également envisagé comme un impératif inconditionnel, une obligation morale à laquelle il serait interdit de déroger sans aller à l’encontre de ce qui fait notre humanité.

Comme l’écrit Anne Dufourmantelle dans un article intitulé « L’hospitalité, une valeur universelle ? »

La loi d’une inconditionnelle hospitalité apparaît dans toutes les sociétés primitives, depuis les tablettes mésopotamiennes, sans doute parce qu’elle est l’une des lois fondamentales de toute civilisation, avec celle de l’interdit de l’inceste. Cette loi immémoriale nous rappelle la condition première, exilique de l’humanité. La règle d’hospitalité inconditionnelle constitue peut-être ce rappel très concret, très impératif et immédiat du fait que celui qui reçoit peut à son tour, du jour au lendemain, être jeté sur la route et avoir besoin d’asile4.

Certes, l’hospitalité que permet la laïcité n’est pas totalement inconditionnelle, dans la mesure où elle oblige celui qui est reçu à respecter un principe que doivent aussi respecter tous les citoyens de la république et qui consiste à placer la loi commune au-dessus de toute autre loi, même celle que l’on suppose être d’origine divine. Nul ne peut dans un État laïc s’autoriser à désobéir à la loi au nom de ses convictions religieuses. Néanmoins, cette condition est singulière dans la mesure où elle n’est pas une condition imposée à l’hôte qui est reçu par celui qui reçoit, mais une condition qui s’impose à l’un comme à l’autre. Elle n’est pas une condition mise à l’hospitalité par celui qui accueille, elle est la condition de l’hospitalité elle-même. Elle est ce qui permet d’éviter toute hostilité de part et d’autre. L’hostilité est l’inverse de l’hospitalité, mais il ne faut pas oublier que le terme qui la désigne en français est formé sur la même racine que « hôte » et « hospitalité ». Cette condition ne signifie pas que chacun doit faire taire totalement ses convictions, cela signifie simplement qu’il ne peut au nom de celles-ci se soustraire au droit commun.

Dans une république laïque comme la nôtre, l’État n’a pas de religion et la religion n’intervient pas dans la gestion des affaires publiques. Cela entraîne de la part de la puissance publique un certain nombre d’obligations et principalement celle pour ses agents de ne pas manifester ostensiblement ou de manière prosélyte leurs convictions religieuses dans le cadre de l’exercice de leur fonction. La religion reste une affaire privée et ne doit pas interférer dans les domaines d’exercice de la puissance publique. Cela dit, il ne faut pas en conclure que la religion doit s’effacer totalement de l’espace public. Comme le fait remarquer Catherine Kintzler dans son livre Penser la laïcité, il ne faut pas confondre les deux significations du terme public. Si, en effet, il est en cohérence avec le principe de laïcité qu’un agent de l’État ne manifeste pas dans l’exercice de ses fonctions ses croyances et, par exemple, ne porte sur lui aucun signe religieux visible, cela n’interdit pas d’arborer ces signes, par exemple, dans la rue, c’est-à-dire dans l’espace public. Car ce qui se passe dans la rue ne relève pas en totalité de la puissance publique, mais relève tout simplement de la vie sociale. Et ce que certains oublient trop souvent, c’est que dans notre pays, ce n’est pas la société qui est soumis au principe de laïcité, mais l’État. Ce qui signifie que ce dernier doit être neutre pour garantir la liberté de conscience et que les autorités religieuses et les représentants des cultes n’ont aucun pouvoir politique, aucun droit ou privilège liés à leur fonction. Cela implique également que les communautés n’ont pas d’existence juridique, la laïcité considère que l’État n’a affaire qu’à des citoyens considérés comme des individus libres en conscience de pratiquer la religion de leur choix ou de n’en avoir aucune. Comme l’écrit Patrick Weil dans son livre La laïcité en France5 : la laïcité, c’est le droit « d’exister comme citoyen sans identification à la religion ».

Cela ne signifie pas pour autant que la laïcité rejette les communautés et suppose une négation totale de leur existence. Ce qu’elle rejette, c’est le communautarisme, c’est-à-dire une organisation de la société sur la base des communautés et dans laquelle les citoyens se définiraient en premier lieu comme membre d’une communauté. Le principe de laïcité fonde le droit de n’appartenir à aucune communauté, de se dégager de sa communauté d’origine et d’avoir n’importe quelle conviction, tant que cela ne met pas en péril la paix civile. Rien ne m’empêche d’adopter une croyance même si je suis le seul à y adhérer. Comme le fait remarquer Catherine Kintzler avant de garantir le « vivre-ensemble », la laïcité garantit d’abord le droit de vivre séparé. J’irai même jusqu’à dire qu’elle garantit le droit de vivre séparé pour mieux vivre ensemble. En effet, vivre séparé ne signifie pas ici vivre totalement coupé du corps politique et de la société, bien au contraire. Ce que garantit le principe de laïcité ; c’est justement la possibilité de faire intégralement partie du corps politique et du corps social, même pour celui qui adhère à des croyances que personne ne partage. Et c’est certainement là que se situe le lien entre laïcité et hospitalité, car la république laïque parce qu’elle est laïque est en capacité d’accueillir en son sein toute personne quelles que soient ses croyances, à la condition qu’ils n’accomplissent pas au nom de celles-ci des actes qui pourraient mettre en péril la sécurité des citoyens et la paix civile, à la condition qu’il respecte le droit commun.

Il est important de rappeler cela, car il y a aujourd’hui une certaine mécompréhension de ce qu’est vraiment la laïcité qui peut conduire à heurter deux écueils qui pourraient nous conduire à dénaturer ce principe. Ces deux écueils sont soulignés par Catherine Kintzler et pourraient être résumés ainsi :

- D’un côté, il y a ceux qui comme le fait remarquer Patrick Weil dans l’ouvrage précédemment cité, voient dans la laïcité « un catéchisme répétitif vide de sens, voire comme un régime d’interdits discriminatoires. C’est-à-dire rien de ce qu’elle est ». Ceux-là prétendent, soit que la laïcité a besoin d’évoluer et nécessite des accommodements eu égard à l’évolution de la société, soit lui préfère un régime de tolérance qui la viderait de toute sa richesse. La laïcité est certainement moins tolérante sur certains points que certaines formes de communautarisme, mais elle permet à des altérités, des singularités de se retrouver dans un monde commun plutôt que de vivre juxtaposés les unes aux autres.

- De l’autre côté, il y a ce que j’appellerai l’ultra-laïcisme, c’est-à-dire une position qui sous prétexte de défendre la laïcité passe outre ce qui lui donne tout son sens. Cette position est celle de ceux qui, confondant puissance publique et espace public, le privé et l’intime, voudraient que la laïcité ne concerne pas que l’État, mais s’étende à la société tout entière en interdisant l’expression et la manifestation de ses croyances ou non-croyances dans l’espace public, ce qui irait à l’encontre de la liberté d’expression qui est corrélative à la liberté de conscience, deux libertés que garantit la laïcité. Affirmer que la religion est une affaire privée ne signifie pas qu’elle doit rester confinée dans l’intimité de la conscience et être totalement chassée de l’espace public. C’est cet ultra-laïcisme qui fait que la laïcité est souvent perçue comme l’adversaire de la religion. Peut-être d’ailleurs, parce qu’il est parfois, pour ne pas dire souvent, le fait de ceux qui instrumentalisent la laïcité pour en faire une arme contre la religion, voire contre une religion en particulier.

Pour permettre à chacun de croire ou de ne pas croire et d’exercer son droit à une pratique en accord avec ses convictions, il n’est pas nécessaire d’aménager ou d’adjectiver la laïcité, de même que pour s’opposer à des pratiques religieuses qui contreviendraient au droit commun et au principe de laïcité, il n’est pas nécessaire de l’étendre au-delà des limites qui sont les siennes sans le dénaturer.

C’est pour cette raison qu’il me semble que les deux positions précédemment citées sont difficilement compatibles avec la notion d’hospitalité qui suppose l’accueil de l’altérité et de la singularité de chacun non pas à côté de soi, mais chez soi. Elle suppose aussi que je ne demande pas à l’autre qui est accueilli de s’effacer totalement, mais de rester lui-même chez l’autre qui l’accueille. L’hospitalité renvoie finalement à un type de rapport fort complexe à l’altérité. C’est en ce sens qu’il me semble qu’elle est une vertu de l’hôte dans les deux sens de ce terme, vertu de celui qui reçoit et de celui qui est reçu. Car il y a une certaine ambiguïté de l’altérité. Nous connaissons tous la formule consacrée lorsque l’on reçoit ou que l’on est reçu « faites comme chez vous », « fais comme chez toi ». Or, l’expérience nous apprend vite qu’en réalité, la première règle de l’hospitalité et de ne pas faire « comme chez soi », ni pour l’hôte qui reçoit, ni pour l’hôte qui est reçu. Lorsque je reçois, je fais certains efforts pour l’autre que je ne fais pas habituellement, la maison est mieux rangée, je suis plus attentif à la manière dont je m’habille, je mets comme on dit « les petits plats dans les grands », mais pas trop non plus pour ne pas gêner mon hôte. Je ne suis donc plus chez moi comme à l’habitude, je suis aussi en un certain sens chez lui. Comme le fait remarquer Jacques Derrida, il s’opère dans l’hospitalité « un renversement selon lequel le maître de céans, le maître chez soi, l’hôte (host) ne puisse accomplir sa mission d’hôte, donc l’hospitalité, qu’en devenant invité par l’autre chez lui, en étant accueilli par qui il accueille, en recevant l’hospitalité qu’il donne6 ».

De même, lorsque je suis reçu, je m’efforce d’être discret et de me conformer à ce que je perçois comme étant les habitudes de l’autre qui m’accorde l’hospitalité. Cependant, je ne deviens pas pour autant transparent, je ne disparais pas devant celui qui m’accueille, ce qui serait une indélicatesse de ma part également. L’hospitalité est la vertu de celui qui accueille l’étranger en lui accordant chez lui la meilleure place pour qu’il ne se sente plus tout à fait étranger tout en restant lui-même, mais c’est peut-être aussi la vertu de celui qui sait être accueilli et qui sait rester lui-même sans s’imposer à celui qui l’accueille. Savoir accueillir et savoir accueillir l’accueil qui nous est fait, sont certainement les deux facettes de l’hospitalité. L’hospitalité suppose donc que chacun accueille l’autre, tant celui qui reçoit que celui qui est reçu.

Vu sous cet angle, la laïcité est certainement un principe d’hospitalité dans la mesure où l’étranger peut être accueilli au sein de la république tout en restant lui-même à la seule condition qu’il respecte le droit commun. C’est-à-dire qu’il respecte des lois qui ne sont pas faites pour empêcher l’expression des différences, mais plutôt pour permettre à ces différences de s’exprimer dans le cadre d’une vie commune. La laïcité permet de créer un espace commun à l’intérieur duquel les différences peuvent non seulement coexister, mais se rencontrer et dialoguer. C’est d’ailleurs ce qui fait la différence entre la laïcité et la tolérance, terme finalement assez peu heureux puisqu’il sous-entend dans certaines de ses acceptions que je supporte l’autre comme un mal nécessaire, un peu comme le malade tolère un traitement dont il se passerait bien. La laïcité va au-delà de la tolérance puisqu’elle oblige chacun à accepter l’autre dans sa différence et à se sentir lié à lui dans une fraternité qui va au-delà de la fraternité religieuse, puisque je suis lié à l’autre indépendamment de toute appartenance à une communauté autre que la communauté humaine.

Tout cela se décline dans les établissements publics de santé par un certain nombre de règles qui sont en vigueur et qui garantissent l’égal accès aux soins de tous. Ainsi, la charte de la personne hospitalisée précise que :

Aucune personne ne doit être l’objet d’une quelconque discrimination que ce soit en raison de son état de santé, de son handicap, de son origine, de son sexe, de sa situation de famille, de ses opinions politiques, de sa religion, de sa race ou de ses caractéristiques génétiques.

Également, si le principe de laïcité s’applique aux personnels soignants des établissements publics, il ne s’applique pas aux patients de la même manière, ces derniers n’ont pas une obligation de neutralité comparable à celle des soignants :

L’établissement de santé doit respecter les croyances et convictions des personnes accueillies. Dans les établissements de santé publics, toute personne doit pouvoir être mise en mesure de participer à l’exercice de son culte (recueillement, présence d’un ministre du culte de sa religion, nourriture, liberté d’action et d’expression, rites funéraires…). Toutefois, l’expression des convictions religieuses ne doit porter atteinte ni au fonctionnement du service, ni à la qualité des soins, ni aux règles d’hygiène, ni à la tranquillité des autres personnes hospitalisées et de leurs proches.

Tout prosélytisme est interdit, qu’il soit le fait d’une personne hospitalisée, d’un visiteur, d’un membre du personnel ou d’un bénévole7.

Ici encore, nous pouvons souligner que c’est le principe de laïcité qui crée les conditions d’une hospitalité indifférenciée de tous les patients et qui permet le respect de la différence et de la singularité de chacun.

 

C’est donc en respectant le principe de laïcité à la lettre que l’hôpital peut être pleinement hospitalier. Hospitalité et laïcité n’ont donc pas besoin de dispositifs spécifiques pour s’accorder l’une à l’autre dans la mesure où la laïcité est au principe même de l’hospitalité. Elle reconnaît à toute personne membre de la communauté humaine le droit d’être accueilli, quelles que soient les circonstances, mais principalement lorsqu’elle souffre et qu’elle est en difficulté. Il n’est donc pas nécessaire d’adjectiver la laïcité pour la rendre plus hospitalière, elle l’est par définition, à condition qu’elle ne se transforme pas en une idéologie laïciste qui en dénature totalement le contenu.

Aussi, si la laïcité est un principe essentiellement politique, elle n’est pas moins en mesure de déboucher sur une éthique, c’est-à-dire sur une certaine manière d’être et de se comporter face à l’altérité. Avoir face à autrui une attitude s’inspirant de la laïcité consiste à prendre en considération les deux dimensions qui caractérisent. L’autre, l’étranger désigne celui qui est à la fois semblable et différent et il est impossible d’occulter l’une de ces dimensions. Si je ne le considère que comme mon semblable, je nie ce qui fait sa singularité et ce qui constitue, à proprement parler son altérité. À l’inverse, si je ne le considère que comme différent, je rejette toute possibilité d’entrer en relation avec lui puisque que je ne reconnais pas ce que je possède en commun avec lui, c’est-à-dire ce qui fait notre humanité. Aussi, la laïcité, dans la mesure où elle consiste à établir communauté politique d’individus différents, en dépassant ces différences tout en les respectant et en leur permettant de s’exprimer dans leur singularité peut également être au principe d’une éthique de l’altérité, de la singularité et de l’hospitalité puisqu’en son nom chacun peut être accueilli dans la communauté humaine sans devoir abandonner ce qui le différencie des autres auxquels il n’en est pas moins lié.

 

Éric Delassus

 


1 Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2014.

2 Kant, Projet de paix perpétuelle, « Troisième article définitif d’un traité de paix perpétuelle ».

3 Ibid.

4 Anne Dufourmantelle, « L’hospitalité, une valeur universelle ? », dans Insistance 2012/2 (n° 8), pages 57 à 62, Éditions Érès.

5 Patrick Weil, De la laïcité en France, Grasset, 2021.

6 Jacques Derrida, Hospitalité, Volume 1, (séminaire 1995 – 1996), Seuil.

7 Charte de la laïcité dans les services publics.

Assumer sa vulnérabilité

Posted in Articles on novembre 25th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée le 23/11/2023 dans le cadre d’une rencontre organisée par la Chambre d’Agriculture du Cher

Pourquoi venir parler de vulnérabilité devant des représentants du monde agricole ? Peut-être parce que cette notion ne vous est pas si étrangère que ça.

En effet, être vulnérable signifie tout d’abord être exposé : exposé aux blessures, exposé au risque d’être affecté négativement par un facteur extérieur, exposé à toute forme d’altération. Aussi, si l’on y réfléchit bien, votre condition a, depuis le néolithique, c’est-à-dire l’invention de l’agriculture, été celle de la vulnérabilité, dans la mesure où votre dépendance vis-à-vis des conditions naturelles, principalement climatiques et météorologiques, vous expose au risque de voir le fruit de votre travail affecté, voire détruit si les circonstances ne sont pas favorables. A cela, on peut ajouter dans le contexte contemporain un certain nombre de dépendances d’ordre économique qui peuvent également vous exposer au risque de ne pas toujours parvenir à jouir pleinement du résultat de vos efforts.

Comme vous l’avez peut-être remarqué, un terme est revenu fréquemment dans mon propos, en lien avec celui de vulnérabilité, celui de dépendance. En effet, être vulnérable, c’est aussi être dépendant. Ainsi, nous avons l’habitude de ranger dans la catégorie des personnes dites vulnérables, celles qui sont en situation de dépendance : l’enfant, la personne malade, en situation de précarité ou qui a atteint le stade du grand âge. Mais cela signifie-t-il pour autant que tous les autres sont invulnérables ? Certainement pas ! En fait, si nous regardons avec lucidité notre condition, nous sommes tous vulnérables au sens où nous sommes tous dépendants. Nous sommes dépendants de notre environnement naturel. Comme tout être vivant, nous sommes inséparables du milieu dans lequel nous évoluons et si ce milieu ne remplit plus les conditions nécessaires pour rendre notre vie possible, nous sommes exposés à subir de graves déboires. Nous sommes également dépendants de notre environnement social et relationnel. Pour dire les choses plus simplement nous avons tous besoin les uns des autres.

Pour illustrer, cette forme de dépendance, j’ai coutume d’emprunter un exemple à une philosophe américaine, Joan Tronto, qui a travaillé sur la notion de vulnérabilité et qui dans son livre Un monde vulnérable[1] imagine une situation dans laquelle un être humain peut se trouver confronté à une vulnérabilité qu’il avait jusque-là ignorée. Imaginons une personne qui occupe un poste important dans une organisation, un cadre d’entreprise, qui, un matin, arrive à son bureau et s’aperçoit que le ménage n’a pas été fait. Il retrouve son bureau tel qu’il l’avait laissé la veille, la poubelle n’a pas été vidée, peut-être que le gobelet du café qu’il avait bu l’après-midi précédente est toujours sur son bureau… Bref, il ne retrouve pas, pour commencer sa journée son environnement de travail habituel et ne peut pas commencer sa journée dans des conditions optimales. Il découvre soudain qu’il est vulnérable, parce qu’il dépend de quelqu’un dont jusque-là, il ignorait presque l’existence. Il s’aperçoit que ses conditions de travail sont liées à ces travailleurs de la nuit, ces travailleurs invisibles sans lesquels nous ne pourrions pas vivre et travailler dans des conditions satisfaisantes. Et il se sent d’autant plus vulnérable qu’il n’a jamais assumé cette vulnérabilité. Il s’est toujours perçu comme une personne autonome et à la suite de cet événement, somme toute assez banal, il prend conscience qu’il est relié à d’autres qui contribuent à la bonne marche de son existence.

Cette situation est peut-être symptomatique de celle dans laquelle nous trouvons aujourd’hui. En effet, ne sommes-nous pas, tous autant que nous sommes, en train de découvrir ou de redécouvrir que nous sommes vulnérables et que nous le sommes d’autant plus que nous avons nié pendant de nombreuses années cette vulnérabilité parce que nous avons été aveuglés par les succès de notre civilisation au point de ne pas en percevoir les effets négatifs.

Ainsi, nous avions oublié que nous étions dépendants de notre environnement et nous nous sommes rendus encore plus vulnérables du fait de cet oubli. Le dérèglement climatique auquel nous devons faire face en est certainement le signe le plus criant. Emporté par ce que les Grecs de l’antiquité appelaient l’hubris, c’est-à-dire une prétention démesurée à se sentir supérieur au reste de la nature, nous nous sommes laissé aveugler par nos conquêtes scientifiques et technologiques et nous nous sommes imaginés que nous dominions la nature et que nous pouvions lui demander de satisfaire toutes nos demandes sans avoir à subir les conséquences de nos actions. Nous avions oublié l’enseignement du philosophe anglais du XVIIe siècle, Francis Bacon, qui fut pourtant l’un des fondateurs de l’esprit scientifique moderne, et qui écrivit dans l’un de ses ouvrages que l’« on ne commande à la nature qu’en lui obéissant[2] ». Non seulement toute technique, pour être efficace, se doit de respecter un certain nombre de contraintes physiques, mais nous devrions également, avant de la mettre en œuvre, nous interroger sur les conséquences de son usage sur notre milieu, ce que, il faut l’avouer, nous n’avons pas suffisamment fait durant au moins les deux siècles précédents, même s’il est vrai que notre civilisation n’est pas la première dans l’histoire à avoir à subir les conséquences d’un déni de vulnérabilité relativement à notre dépendance vis-à-vis de notre environnement naturel. Comme l’a magistralement montré le scientifique américain Jared Diamond dans son excellent livre intitulé Effondrement[3] de nombreuses civilisations avant nous se sont effondrées du fait de ne pas avoir su s’adapter correctement à leur milieu, du fait certainement de s’être crue invulnérables. C’est par exemple le cas de l’île de Pâques qui à force de déforestation est devenue ce lieu inhospitalier où seules les statues ont survécu, c’est celui des Vikings qui ne sont restés au Groenland que quelques siècles parce qu’ils n’ont pas su s’adapter à ce milieu ou des Indiens Anasazi en sur le continent américain qui ont épuisé leurs terres en pratiquant une agriculture inadaptée. Notre problème, c’est qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus faire ce que faisaient les populations qui constituaient ces civilisations lorsque celles-ci s’effondraient, c’est-à-dire migrer et fonder d’autres civilisations. Aujourd’hui, notre île de Pâques, c’est notre planète et sauf à suivre les fantasmes de certains milliardaires mégalomanes, il est difficile d’en changer. Mais alors que faut-il faire ? Peut-être commencer par assumer notre vulnérabilité, c’est-à-dire assumer notre dépendance les uns envers les autres et apprendre à prendre soin de soi, des autres et de l’environnement dans lequel nous vivons. Apprendre à penser autrement, et surtout apprendre à se percevoir autrement, c’est-à-dire ne plus se percevoir comme invulnérable et totalement autonome et surtout penser autrement la manière dont nous sommes reliés au monde qui nous entoure pour mieux percevoir les modalités selon lesquelles nous sommes reliés aux autres êtres humains et à notre environnement.

L’une des caractéristiques de la modernité est d’avoir fait du monde dans lequel nous vivons un objet, un objet pour la science, un objet pour la technique.

Étymologiquement, l’objet désigne ce qui est jeté devant, ce qui est extérieur. Nous avons ainsi parfois tendance à objectiver autrui, comme nous avons tendance à objectiver la nature dont pourtant nous faisons partie. Un philosophe du XVIIe qui m’est cher, Spinoza, a écrit que « l’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire[4] ». Par-là, il voulait signifier que l’être humain n’est pas un être qui échappe aux lois de la nature, il n’est pas une exception dans la nature et doit prendre en considération le fait qu’il est soumis à ses lois, comme toutes les autres choses qui la constituent. Cette manière qu’a eu l’être humain, principalement dans la civilisation occidentale, de se penser comme extérieur à ce que nous appelons la nature a d’ailleurs donné lieu à la distinction entre nature et culture qui a été théorisée par Claude Lévi-Strauss, mais qui a ensuite été remise en question par l’un de ses élèves qui est aujourd’hui professeur au Collège de France, Philippe De Scola, qui dans son Livre Par-delà nature et culture[5] a montré que cette distinction était elle-même culturelle et que dans beaucoup d’autres civilisations, elle n’existe pas.

Comprendre cela peut permettre d’assumer sa vulnérabilité et de faire de celle-ci une force. C’est également comprendre qu’il nous faut passer du « travailler sur » au « travailler dans » et au « travailler avec ».

L’être humain ne peut pas vivre sans transformer son environnement, pas plus qu’il ne peut vivre sans collaborer avec ses semblables, c’est une donnée incontournable de sa condition. Cependant, cette nécessité ne doit pas nous conduire à en occulter une autre, celle de rester solidaires les uns des autres et solidaires de la nature dont nous faisons partie. La solidarité est certainement l’une des voies les plus à même de nous aider à vivre positivement notre vulnérabilité afin d’en limiter les effets. Si être vulnérable, c’est être exposé et fragilisé par cette exposition au risque, être solidaire, c’est mettre en place un certain type de liens qui nous font littéralement tenir ensemble. Il ne faut pas oublier que dans solidaire, il y a solide. Les agriculteurs l’ont bien compris, eux qui ont mis en place des structures coopératives et qui savent par exemple mutualiser le matériel pour ne pas avoir à subir des coûts insupportables.

Néanmoins, il reste difficile de s’assumer comme vulnérable dans une civilisation qui a longtemps pratiqué l’injonction à l’autonomie, par exemple en cultivant l’image du self-made-man – celui qui s’est fait tout seul. Mais qui peut sérieusement affirmer cela ? Aucun être humain ne peut le prétendre dans la mesure où il est un être de culture, pas au sens où il serait dissocié de la nature, mais au sens où il ne peut devenir pleinement humain qu’en recevant l’héritage des générations précédentes et étant accompagné par un environnement familial et social. C’est-à-dire au sens où, pour devenir pleinement humain, il lui faut recevoir une éducation.

Il n’empêche que cette injonction à l’autonomie nous rend réticents à assumer notre vulnérabilité, car cela est souvent perçu comme un aveu de faiblesse. Or, ne faudrait-il pas plutôt percevoir l’acceptation de la vulnérabilité comme une source de force ? Accepter que nous ayons tous besoin les uns des autres permet de se placer dans des dispositions favorables à l’entraide et à la solidarité. Une telle acceptation aurait pour conséquence de faire taire notre peur de faire appel à l’aide et de considérer ces appels comme une attitude normale. Nous pourrions ainsi devenir les uns pour les autres, les uns avec les autres, les acteurs de notre existence et de nos actions. C’est le principe même du travail en équipe dont j’ai pu constater les vertus dans le monde médical et hospitalier. Dans ce domaine, les équipes qui fonctionnent le mieux sont celles dans lesquelles, d’une part, les médecins et les soignants ne se considèrent pas comme invulnérables face à leurs patients qui seraient seuls à être en situation de vulnérabilité et d’autre part à l’intérieur desquelles règnent une réelle collaboration entre tous les acteurs quelles que soient leurs compétences et leurs qualifications. Dans ces équipes, les médecins n’hésitent pas à écouter les aides soignant.e.s ou les infirmier.e.s, les psychologues ou les praticiens paramédicaux. Les équipes qui fonctionnent le mieux sont celles à l’intérieur desquelles chacun écoute les autres et vient soutenir le travail collectif. Dans ces équipes, grâce à l’acceptation de la vulnérabilité de chacun, règne une solidarité qui permet de mieux s’adapter aux situations imprévues et de mieux gérer les risques qu’elles peuvent présenter ou entraîner. Pour prendre soin des patients, chacun prend soin des autres soignants et est à l’écoute de ses difficultés pour lui apporter l’aide dont il a besoin. Il ne s’agit pas de personnes invulnérables prenant en charge ces personnes vulnérables que sont les patients, mais de personnes vulnérables s’occupant d’autres personnes vulnérables.

Toute la difficulté pour parvenir à une telle acceptation de sa vulnérabilité et de celle des autres tient principalement dans le fait que nous sommes pris dans une temporalité qui nous empêche de nous arrêter pour nous livrer à la méditation et à la réflexion au sujet de notre condition. Comme le prétend le philosophe allemand Hartmut Rosa[6], nous vivons dans des sociétés qui ne peuvent survivre que dans l’accélération, s’arrêter, et même ralentir, c’est prendre le risque de l’effondrement. Il nous faut cependant nous ménager des plages de décélération et apprendre à nous redécouvrir autrement. Pour Hartmut Rosa, cela passe par l’apprentissage de la résonance[7]. Il nous faut réapprendre à regarder le monde et à nous regarder autrement, c’est-à-dire à faire l’expérience de l’indisponibilité du monde[8]. En effet, nous sommes habitués à considérer le monde (ce que l’on appelle communément la nature, les autres, les choses) comme disponible, c’est-à-dire comme une réalité extérieure dont nous pouvons disposer à notre guise. Rendre le monde indisponible, c’est le percevoir, non pour ce que nous pouvons en faire, mais pour ce qu’il est et s’efforcer d’entrer en résonance avec lui. La résonance désigne le phénomène qui se produit lorsque je vibre au même rythme que ce qui m’entoure, lorsque je ne cherche plus à imposer mon rythme au monde, mais que je cherche à épouser le rythme du monde.

Prendre conscience de sa vulnérabilité et l’assumer, c’est peut-être aussi cela, découvrir et comprendre de quelle manière nous sommes reliés à la totalité qui nous entoure et apprendre à vivre en entrant en résonance avec tous ces liens. Peut-être ne serions-nous pas confrontés aux problèmes écologiques et sociaux que nous rencontrons aujourd’hui si nous avions perçu plus tôt cette dimension de notre condition ?

 

On perçoit bien ici en quoi l’acceptation de la vulnérabilité rend plus fort, plus efficace et renforce la solidarité. C’est certainement à ce niveau que se situe l’un des enjeux fondamentaux des tournants que doit prendre notre civilisation. Il nous faut désormais apprendre ou réapprendre à assumer notre vulnérabilité foncière, c’est-à-dire à accepter le fait d’être dépendant en ne percevant plus cette dépendance comme une faiblesse qu’il faudrait vaincre, mais comme un élément constitutif de notre condition. Être humain, être vivant, c’est avant tout être reliés, reliés à un environnement, à une communauté et le meilleur moyen de vivre positivement ces liens, c’est d’en comprendre la véritable nature. Spinoza, philosophe du XVIIe siècle, sur lequel j’ai beaucoup travaillé et auquel j’ai déjà fait référence, écrit dans l’un de ses livres que la sagesse naît de la compréhension des liens par lesquels nous sommes unis à la nature tout entière[9]. Par-là, il n’entend pas que nous devons vivre en accord avec la nature, comme l’entendait certains penseurs de l’antiquité, cet accord existe de fait dans la mesure où nous faisons partie de la nature et ne pouvons nous en détacher. En revanche, ce sur quoi nous pouvons agir, c’est sur notre manière de lui être reliés, c’est sur la façon dont nous sommes reliés à notre environnement et les uns aux autres. Une meilleure compréhension du tissu relationnel dans lequel nous nous inscrivons peut ainsi contribuer à nous rendre pleinement acteurs de ce que nous entreprenons par l’acceptation notre vulnérabilité qui conduit à développer une plus grande solidarité.


[1] Joan Tronto, Un monde vulnérable, éditions La Découverte, 2009.

[2] Francis Bacon (1561-1626), Novum Organum ou Eléments d’interprétation de la nature, (1620).

[3] Jared Diamond, Effondrement, Folio Essais, 2009.

[4] Spinoza, Ethique, Préface de la troisième partie.

[5] Philippe De Scola, Par-delà nature et culture, Folio Essais, 2015.

[6] Hartmut Rosa, Accélération, La Découverte, 2013.

[7] Hartmut Rosa, Résonance, La Découvertes, 2021.

[8] Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020.

[9] Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement.

Singularité, altérité, créativité

Posted in Articles on octobre 16th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée lors du séminaire de l’ IRISA Institut des 14 et 15 octobre 2023.

Pour bien comprendre ce que signifie la notion de singularité, il convient de la distinguer de celle de particularité avec laquelle on a parfois tendance à la confondre. En effet, une chose peut très bien être particulière sans être singulière. Un ensemble peut être composé d’éléments tous identiques, chacun est particulier en tant qu’il est une partie d’une totalité qu’il compose, mais il n’est pas singulier dans la mesure où il n’y a rien qui le distingue des autres éléments de l’ensemble. Le singulier désigne par définition ce qui n’a pas son pareil, ce qui est unique et qui se distingue de ce qui lui est semblable, mais pas identique.

C’est en ce sens que la singularité est constitutive de l’altérité. Ce qui fait l’altérité de l’autre, ce qui fait qu’il n’est pas simplement mon semblable, mais qu’il y a en lui quelque chose qui lui est propre et qui m’échappe, c’est justement ce qui fait sa singularité. Cette singularité fait qu’aucune personne humaine n’est substituable à une autre, qu’elle ne peut être équivalente d’une autre. Même si elle doit être considérée comme égale aux autres d’un point de vue moral ou politique, elle ne lui est pas équivalente au sens où elle ne peut en remplacer une autre ou être remplacée par elle. La singularité fait le mystère de l’autre, ce que je peux saisir totalement, ce dont je ne peux avoir qu’une vague intuition, ce qui fait sa personnalité et dont une partie ne peut être saisie que de manière progressive, diffuse sans faire l’objet d’une véritable connaissance, mais plutôt d’une expérience qui me révèle en permanence des aspects nouveaux que parfois je ne soupçonnais pas. La singularité est donc ce qui fait à la fois le mystère et la richesse d’autrui.

Cette singularité, nous pouvons la cultiver comme nous pouvons l’étouffer. Nous sommes même parfois enclins à faire taire notre singularité, par le conformisme, le désir de se fondre dans la masse et de ne pas se faire remarquer. Il est parfois, pour ne pas dire souvent, difficile d’assumer sa singularité, car si la singularité est constitutive de l’altérité, il n’est pas toujours évident de l’exposer au regard de l’autre dont nous pouvons craindre le jugement. Nous aspirons à ce que notre singularité soit reconnue par autrui, mais nous pouvons craindre en même temps qu’elle soit jugée négativement, rejetée ou tournée en dérision.

C’est pourquoi il est essentiel de développer une culture de la singularité, c’est-à-dire de faire en sorte que chacun puisse assumer, développer et enrichir sa singularité tout en apprenant à accepter la singularité de l’autre et à laisser s’exprimer sa créativité dans le processus par lequel nous nous ouvrons à de nouvelles manières d’être, nous laissons s’épanouir librement toutes nos aptitudes.

Cette culture de la singularité passe certainement par un apprentissage qui lui-même repose sur l’acte d’adopter une certaine disposition du corps et de l’esprit. Apprendre tout d’abord à observer pour se rendre compte que la nature produit finalement peu d’uniformité, mais s’accomplit pleinement et fait naître toute sa richesse de la diversité en donnant le jour à des choses toujours singulières. Regarder, par exemple, deux roses d’un même rosier, deux fruits d’un même arbre, aucun n’est parfaitement identique à l’autre, ils possèdent tous leur singularité. Vu sous cet angle, on peut affirmer qu’il y a une sorte de créativité de la nature dans son aptitude à produire de la singularité. C’est un peu, d’ailleurs, ce qu’avait bien vu Spinoza pour qui il n’existe en réalité que des choses singulières qui sont l’expression de la puissance de Dieu ou de la nature. Les termes génériques ne sont pour lui que des êtres de raison, des termes commodes pour désigner des choses possédant de nombreux points communs, mais la réalité est toujours constituée de singularités. C’est pourquoi, on peut parler à ce sujet, d’un nominalisme de Spinoza puisqu’il n’accorde pas de réalité substantielle aux termes généraux. Ainsi, le mot « arbre » ne désigne pas une réalité en soi, « l’arbre » n’existe pas, ce qui existe, ce sont des choses singulières que l’on nomme ainsi parce qu’elles possèdent de nombreux points communs, mais qui en réalité possèdent toutes leur singularité. Vous ne verrez jamais deux arbres, même d’une espèce identique, parfaitement indiscernables. Il y aura toujours quelques détails qui les distingueront.

Ainsi, même si pour Spinoza la nature est un système de lois constantes – Spinoza s’appuie, entre autres, sur la physique galiléenne pour élaborer ce qu’il entend par Dieu ou la nature et les lois de la physique sont les mêmes de toute éternité – la complexité de ce système est telle, et les interactions causales qu’il produit sont d’une telle multiplicité, qu’il ne peut produire que des choses singulières. Mais des choses singulières qui sont toutes reliées à la totalité de la nature dont elles sont l’expression de la puissance. C’est d’ailleurs ce qui explique cette formule de Spinoza : « plus je comprends les choses singulières, plus je comprends Dieu ».

C’est cette complexité du réel qui rend possible ce lien entre singularité et créativité. La nature est, en quelque sorte créative, dans la mesure où elle produit sans cesse de la singularité et toute singularité est, dans une certaine mesure, créative dans la mesure où ce qu’il y a de singulier en elle agit sur le réel de telle sorte qu’elle contribue à faire émerger sans cesse de la nouveauté. Certes, toute singularité n’est pas systématiquement créative, mais on peut dire que toute singularité assumée, développée l’est. C’est pourquoi, il est essentiel pour développer sa créativité de cultiver sa singularité. C’est lorsque la singularité est étouffée, inhibée et aliénée que la créativité s’étiole et se trouve comme bâillonnée par les conventions sociales et le conformisme ambiant. En revanche, lorsque pour parler comme Spinoza, un être laisse s’exprimer la seule nécessité de sa nature, il va pouvoir plus facilement laisser s’exprimer sa créativité. Que ce soit dans le domaine artistique, technique, scientifique ou tout simplement dans la vie quotidienne et les relations sociales en inventant des manières d’être nouvelles et parfaitement adaptées aux situations qu’il est en train de vivre.

Au sujet de la notion de création, il convient d’ailleurs d’apporter ici quelques précisions concernant la définition que l’on peut donner de ce terme qui appartient autant au vocabulaire artistique que théologique. Peut-être est-ce d’ailleurs à partir de sa signification théologique que s’est formée sa signification artistique ? En effet, créer signifie d’abord donner l’être. Faire être à partir de rien. Le terme de création au sens fort signifie nécessairement création ex nihilo. Il s’agit d’un acte qui relève du miracle. Et si l’on parle de création artistique, n’est-ce pas parce que l’on est tenté de penser ou de croire que l’artiste est comme un dieu par rapport à ce qu’il produit. Il ne s’agit, certes, que d’une analogie, mais d’une analogie qui donne à penser, d’autant que la création qu’elle soit divine ou artistique a quelque chose à voir avec le langage. En effet, la Bible nous dit qu’au commencement était le verbe, c’est-à-dire la parole de Dieu dont la puissance apparaît comme créatrice. Indépendamment de toute conviction religieuse, on peut interpréter cette formule de manière métaphorique ou allégorique exprimant la créativité du langage quelle que soit la forme qu’il prenne, qu’il s’agisse du langage des mots ou de celui des images et des formes. Le langage nourrit l’imagination créatrice et actualise des potentialités singulières dans l’esprit de celui qui crée. Si l’on prend l’exemple de la création littéraire, on peut dire que chaque œuvre est singulière et qu’elle consiste dans l’émergence d’une potentialité contenue dans la langue de l’auteur et qui voit le jour grâce à sa puissance créatrice.

Il peut néanmoins sembler curieux de s’inspirer de la philosophie de Spinoza pour penser la création et la créativité dans la mesure où sa métaphysique n’est en rien créationniste. En effet, le Dieu de Spinoza n’est pas un dieu créateur puisqu’il est assimilé à la nature, raison pour laquelle d’ailleurs Spinoza fut à son époque accusé d’athéisme et qui explique qu’aujourd’hui certains athées se réclame de sa philosophie. Dieu n’a pas créé la nature, il est la nature, qui existe de toute éternité. Il n’y a donc pas, à proprement parler, dans sa philosophie de création puisque créer signifie faire être ce qui n’était pas. C’est pourquoi, l’idée de création au sens fort de ce terme possède un caractère totalement irrationnel et suppose une émergence, une venue à l’existence totalement ex nihilo, c’est-à-dire un passage du non-être à l’être dont la raison ne peut rendre compte. L’idée de création au sens fort s’oppose aussi bien au principe d’identité qu’au principe de non-contradiction qui sont tous deux issus de l’ontologie parménidienne et sont présents aux fondements de la logique aristotélicienne. Si l’on se réfère à la mythologie grecque, il n’est d’ailleurs jamais question de création. Au commencement, il y a quelque chose, une singularité informe, indéterminée qui va produire le monde en donnant naissance à Gaia la terre qui produira Ouranos le ciel puis de leur union naîtront d’autres divinités. Si on lit le Timée de Platon, on se trouve dans une configuration similaire, il y a la matière informe d’un côté et le monde intelligible de l’autre, monde des formes et le démiurge, dieu ordonnateur, met en forme le monde sensible en prenant modèle sur les idées du monde intelligible. À aucun moment, il n’est question de création.

Avec Spinoza, qui, d’une certaine façon concilie la mobilité héraclitéenne (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. ») et l’ontologie parménidienne (l’être est toujours identique à lui-même) la problématique de la création se pose également. Dans une perspective spinoziste, il serait plus juste de parler de production plutôt que de création, puisque Dieu produit à partir de sa propre puissance des manières d’être qui sont les choses singulières. Comment rendre compte, dans ces conditions, de la création artistique ?

Il ne s’agit pas alors d’une création ex-nihilo, mais il s’agit quand même d’un acte qui a à voir avec la création dans la mesure où il consiste à faire venir au monde une réalité absolument nouvelle, une réalité singulière qui n’aurait pas été si celui qui l’a réalisé n’avait pas été emporté par l’élan créateur qui lui a donné le jour. On peut donc considérer que tout créateur, par exemple un artiste, joue un peu un rôle de médiateur à l’intérieur même de la nature pour faire être des manières d’êtres, des choses singulières dont l’idée est de toute éternité présente dans l’entendement divin et que la puissance d’agir de Dieu ou de la nature a rendu réel en prenant comme médiateur l’imagination et le corps de l’artiste. La puissance de l’artiste est ici une expression, une manière d’être de la puissance de la nature qui s’exprime par la production de choses singulières.

Créer consiste donc ici à faire émerger des manières d’être, des modalités de la puissance de la nature à travers une puissance singulière. C’est à partir de cette manière de voir les choses qu’il faut comprendre la formule de Spinoza « plus je comprends les choses singulières plus je comprends Dieu », car chaque chose singulière contient en elle-même toute la puissance de la nature dont elle est l’expression. Il suffit donc de laisser parler notre nature pour que notre singularité, en s’exprimant, devienne créative. Cette singularité créative, parce qu’elle est l’expression de ce à quoi nous sommes intrinsèquement reliés, parce qu’elle n’est pas le fruit d’une singularité dissociée des autres singularités, mais qu’elle exprime leurs interactions ne peut que s’ouvrir aux autres. Parce qu’elle est expression, elle est nécessairement projection hors de soi vers autrui, car cette puissance créatrice n’est autre que le désir.

La notion de désir est fondamentale dans la pensée de Spinoza qui va jusqu’à affirmer que le désir est l’essence de l’homme. Autrement dit, ce que veut nous signifier ici Spinoza, c’est que l’être humain est désir et que ce désir le fait être. De plus, Spinoza analyse le désir en mettant en évidence sa dimension essentiellement positive, puisqu’il le définit comme puissance, ce qui est tout à fait original si on se réfère aux autres théories du désir qui l’ont précédé. En effet, depuis Platon, le désir est le plus souvent défini comme manque, comme désir d’un objet que l’on ne possède pas. Or, pour Spinoza, le désir va principalement se présenter comme désir d’être et puissance d’agir. Le désir est ici le moteur de la vie, il est l’expression de ce que Spinoza nomme en latin, le conatus, c’est-à-dire « l’effort pour persévérer dans l’être » qui se manifeste en toute chose, mais qui prend la forme de l’appétit chez les êtres vivants et du désir chez l’être humain chez qui il se définit comme « l’appétit avec la conscience de l’appétit ». Il faut ici être prudent sur le sens à donner au terme d’effort qui est la traduction littérale du terme latin conatus, mais qui ne relève pas de cette tension de la volonté, à laquelle nous faisons habituellement référence lorsque nous utilisons ce terme. Il y a en fait deux interprétations du terme de conatus à proscrire si l’on veut éviter les contresens. Le conatus n’est ni à prendre dans un sens volontariste ni en lui donnant une signification vitaliste. Il ne s’agit pas plus d’une tension de la volonté que d’une énergie vitale, le conatus résulte de la manière dont s’agence les différents constituants d’un individu et plus ces éléments constitutifs sont en convenance plus le conatus de l’individu est puissant. Ce qu’il faut bien comprendre ici, c’est que chez Spinoza un individu n’est pas, comme le sens étymologique et littéral de ce terme pourrait le laisser croire, une chose indivise, mais une réalité composée et composante, composée de parties qui possèdent d’ailleurs chacune leur conatus et composante d’un individu plus grand que lui. C’est lorsque ces parties s’agencent pour le mieux que la puissance d’être d’une chose singulière augmente. En revanche, si la structure d’une individualité est fragilisée par l’action d’une cause externe, sa puissance diminue.

Ainsi, ce qui fait la singularité d’un individu résulte de l’interaction entre structure interne et causalité externe. Ce jeu de l’interne et de l’externe constitue ce que Spinoza désigne par le terme de complexion. La complexion d’un individu renvoie à sa structure interne ainsi qu’aux relations qu’il entretient avec son environnement. Ainsi, une pierre, si elle se situe dans un environnement dans lequel elle n’est pas exposée à l’érosion ou à des chocs qui pourraient la briser, persévérera dans son être autant qu’il est en elle et maintiendra sa structure à l’identique. Mais la complexion de la pierre est relativement simple. Il n’en va pas de même pour les êtres vivants dont la complexion est plus grande et, parmi eux, l’être humain est certainement celui qui dépasse tous les autres en complexité. En effet, sa structure interne est d’une grande richesse, mais de plus, il possède une grande aptitude à affecter le monde extérieur et à être affecté par lui. En effet, un être humain est le produit de son hérédité biologique, de son environnement social et affectif, de son histoire personnelle et des événements qui ont traversé sa vie. Aussi, dans la mesure où tout être humain est le produit de cette multiplicité d’interactions d’origines diverses, il sera toujours singulier. Aucun de nous n’a la même histoire, n’a vécu dans les mêmes conditions et chaque individu apparaît donc comme une expression singulière de la puissance de la nature et plus il assumera cette singularité, plus il la comprendra, plus il pourra être créatif. Car cette singularité caractérisera aussi son désir et sera en lui source de joie, c’est-à-dire d’une augmentation de puissance.

Par conséquent, cultiver sa singularité consiste à développer toutes les aptitudes qui sont inhérentes à notre structure interne qui est animée par une dynamique positive et qui ne peut voir diminuer sa puissance que par l’action de facteurs externes qui viennent la déstructurer et qui produisent de la tristesse. Il faut donc faire en sorte que les conditions externes dans lesquelles nous évoluons soient favorables au développement de ces aptitudes créatives dans tous les domaines. Dans le domaine artistique, mais également sur le plan social, culturel, économique, technique, il faut que chacun prenne soin de sa créativité et de la créativité de l’autre pour que nous nous sentions pleinement exister en voyant notre puissance d’agir augmenter. Comme nous sommes des individus composés et composants (nous composons ces grands individus complexes que sont les sociétés humaines), comme nous sommes de singularités reliées, nous ne pouvons nous développer seuls. Il nous faut donc agir de manière à faire en sorte que la puissance d’agir des autres hommes augmentent, car cette augmentation de la puissance d’agir des autres et la condition de l’augmentation de la mienne et réciproquement. Si je suis entouré d’individus noyés dans la tristesse, l’expression de leurs passions tristes (la haine, l’envie, la jalousie, etc.) m’affaiblira nécessairement.

En revanche, une véritable culture de la joie ne peut que contribuer à l’expansion de la puissance de chacun. La puissance qui n’est pas le pouvoir, car le pouvoir peut lorsqu’il est exercé pour lui-même générer de la tristesse. En effet, le pouvoir (en latin potestas) renvoie à la capacité d’agir sur autrui et son exercice, lorsqu’il est le fait de personne animé par le goût du pouvoir – et c’est souvent le cas – s’avère le plus souvent un signe d’impuissance plutôt que la manifestation d’une réelle puissance. Lorsque le pouvoir n’est pas exercé pour lui-même, mais pour le bien d’autrui, il est une expression de la puissance d’agir de celui qui l’exerce. En revanche, lorsque le pouvoir est exercé pour lui-même, par goût du pouvoir, il est une marque d’impuissance, parce qu’il est le fait d’un être qui ne parvient pas à tirer sa force de ses propres ressources et qui, pour se sentir fort, ne voit pas d’autre moyen que de réduire la puissance de l’autre. C’est d’ailleurs à ce niveau que se situe la différence entre l’autorité et l’autoritarisme. L’autorité véritable consiste en l’exercice d’un pouvoir en vue du bien d’autrui, tandis que l’autoritarisme consiste dans l’exercice d’un pouvoir afin de satisfaire un désir de puissance inassouvi en soumettant l’autre. En un certain sens, celui qui exerce un pouvoir par goût du pouvoir ne parvient pas assumer à la fois sa singularité et celle de l’autre et ne peut se sentir singulier qu’en l’écrasant. Mais n’est-ce pas là une fausse singularité, une singularité mutilée et aliénée qui reste prisonnière de sa propre impuissance et qui confond singularité et culte de l’ego.

Car la singularité n’est pas culte du moi ou repli sur soi, elle est ouverture à l’autre pour accueillir sa singularité et mieux affirmer la sienne.

Il y a donc une dimension éthique à la culture de la singularité et une anthropologie de la singularité ne peut que déboucher sur l’émergence d’un éthos de la singularité. Savoir être singulier, c’est cultiver la puissance d’être soi en prenant soin de la puissance d’être soi de l’autre, c’est se créer chaque jour pour soi et pour autrui et offrir à l’autre une invitation à exprimer la créativité qui est en lui.

Eric Delassus

Dialoguer avec soi-même

Posted in Articles on septembre 29th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Souvent, il m’arrive lors de cours ou de conférence de demander à une personne de l’assistance si elle connaît l’étymologie du mot « dialogue » et généralement cette dernière croit que le préfixe dia signifie deux et qu’un dialogue est une conversation entre deux personnes. Il n’y a là rien d’étonnant, dans la mesure où l’on nous a tous appris que le dialogue s’oppose au monologue qui consiste en un discours prononcé par une seule personne.

Dialoguer avec soi-même sur Youtube

Il s’agit cependant d’une grave erreur étymologique, car le préfixe dia dans « dialogue » ne signifie pas « deux », mais « à travers ». Il s’agit de la même racine que dans « diamètre » ou « diagonale ». Par conséquent, dialoguer ne signifie pas parler à deux, mais consiste d’abord à traverser quelque chose. Mais que traverse-t-on lorsque l’on dialogue ? Eh bien, ce que l’on traverse, c’est le second terme qui constitue le mot « dialogue », c’est-à-dire le logos, autre terme grec dont le sens est d’une grande richesse, puisqu’il désigne aussi bien le discours et le langage que la pensée cohérente, la raison. Il ne faut pas oublier que le français « logique » vient du grec logos.

Autrement dit, dialoguer signifie littéralement traverser le logos, traverser le discours ou le langage et la raison. Mais la raison dont il s’agit là n’a rien à voir avec cette raison instrumentale et gestionnaire qui se limite au simple calcul, il s’agit d’une raison plus fondamentale, d’une raison à la fois sensible et intuitive, d’une raison qui n’est pas la simple application de règles figées de la pensée sur un réel qu’elle aurait préalablement déterminé. La raison qui est à l’œuvre dans un dialogue est une raison en train de se construire par le dialogue lui-même et qui s’efforce par l’échange avec l’autre de saisir toute la complexité des choses, alors que notre tendance spontanée serait plutôt de les simplifier à l’excès.

Dialoguer, c’est reconnaître que nous possédons avec l’autre quelque chose en commun. Ce qui nous permet justement de communiquer, d’échanger et surtout de penser et de réfléchir ensemble. Mais pour savoir communiquer et échanger avec autrui, il faut aussi savoir le faire avec soi-même. C’est pourquoi il faut commencer par dialoguer avec soi-même. Ce qui n’est pas impossible, puisque le dialogue ne s’oppose pas au monologue.

Platon définit la pensée comme « un dialogue silencieux de l’âme avec elle-même ». Penser consiste en effet à examiner ses propres pensées, à les passer au crible de cette raison toujours à l’œuvre dans son travail de remise en question, pour débusquer toutes les incohérences, les insuffisances, les failles de nos opinions qui ne sont le plus souvent que réactions, c’est-à-dire réponses irréfléchies aux questions que la vie nous pose.

Être ouvert au dialogue consiste donc a d’abord être disposé à dialoguer avec soi-même, à penser contre soi, ce qui ne veut pas dire parler contre soi. En effet, la première vertu du dialogue est de nous permettre de traquer la contradiction. Se contredire signifie dire contre soi, tenir un propos qui se détruit lui-même. Certes, la contradiction peut-être constructive, Hegel l’a magistralement démontré, mais il faut pour cela qu’elle soit identifiée et dépassée. C’est justement le rôle du dialogue de contribuer à ce dépassement.

Ainsi, penser contre soi, c’est aussi penser pour soi et pour dépasser cette contradiction, il faut souligner que penser contre soi, c’est en réalité penser contre ce qui en soi exprime ce qui n’est pas soi, c’est-à-dire contre les opinions qui se développent en nous du fait de l’influence qu’exerce sur nous le monde extérieur sans que nous en ayons conscience. C’est ce que Spinoza appelle la connaissance par expérience vague ou par ouï-dire. Ce que j’ai vécu et qui m’a fait réagir sans réfléchir, ce que j’entends dire depuis toujours et que je crois vrai parce que personne autour de moi ne l’a jamais remis en question. En revanche, penser pour soi consiste à penser par soi-même et à oser se départir des préjugés. Pour y parvenir, il me faut interroger ce qui me paraît évident et qui le plus souvent ne l’est pas.

Il est donc possible de dialoguer avec soi-même, de procéder à ce jeu de questions et de réponses par lequel la pensée se développe et évolue.

Cette pensée solitaire n’a rien à voir avec un repli sur soi, bien au contraire, car elle permet de se décentrer de soi et de se considérer soi-même comme un autre – pour paraphraser ce très beau titre d’un livre de Paul Ricœur – et donc de pouvoir aussi considérer l’autre comme un autre soi avec qui on peut échanger parce que l’on partage avec lui cette capacité de se situer sur le terrain du logos pour discuter. Ainsi, même lorsque l’on n’est pas d’accord, on se trouve en mesure de se situer sur un terrain commun et de comprendre la teneur de nos désaccords. On se trouve donc également en mesure de s’ouvrir à l’autre et d’essayer de comprendre pourquoi il ne pense pas comme nous, ce qui est la condition d’un dialogue fructueux et constructif.

Éric Delassus

Repenser l‘entreprise à l’heure de l’anthropocène

Posted in Articles on août 30th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée lors du 10e congrès de la SPSG (Société de Philosophie des Sciences de Gestion) qui s’est déroulé les 31 mai et 1 et 2 juin à l’Université d’Evry.

L’humanité est à l’origine d’une nouvelle ère géologique, elle n’a cependant pas à s’en réjouir, car son apparition marque peut-être l’heure de sa disparition plus ou moins prochaine ou en tout cas de la fin d’une période historique au cours de laquelle, les êtres humains – et principalement la civilisation occidentale – ont cru pouvoir s’affranchir de ce qu’ils ont cru bon d’appeler la nature. Cette nouvelle ère est celle de la pollution de l’eau et de l’air, du réchauffement climatique, de la déforestation, de l’appauvrissement des terres par l’agriculture industrielle, de l’entrée dans une nouvelle période de disparition massive des espèces. Tous ces phénomènes risquent à plus ou moins long terme de rendre difficile, voire impossible, l’adaptation de certaines formes de vie, qui avaient subsisté jusque-là sans aucun problème, sur notre planète. Il est d’ailleurs fort probable, pour ne pas dire certain, que l’humanité fasse partie de ces espèces vivantes qui verront leurs conditions de vie devenir de plus en plus difficiles au fur et à mesure que l’impact de l’activité humaine sur cette planète augmentera. Certes, ce n’est pas la première fois que des civilisations s’effondrent pour des raisons écologiques. Le géographe et biologiste Jared Diamond a magistralement montré dans son livre Effondrement[1] que ce fut le cas pour de nombreuses sociétés, des peuples de l’île de Pâques aux Vikings du Grœnland en passant par les Amérindiens Anasazis. Ces peuples ont dû à cause d’une déforestation excessive ou de l’adoption de techniques agricole inadaptées entraînant l’épuisement des sols abandonner les territoires qu’ils occupaient. Malheureusement, pour ce qui concerne notre époque, notre île de Pâques, c’est notre planète et sauf dans les rêves et les fantasmes de certains milliardaires mégalomanes, il est peu probable que l’on puisse en changer.

L’origine de cette nouvelle ère que de nombreux scientifiques qualifient d’anthropocène coïncide probablement avec celle d’une certaine modernité qui a atteint son acmé avec la civilisation industrielle. Cette nouvelle ère résulte de ce Philippe Descola[2] qualifie de naturalisme, terme qui ne désigne pas chez lui le souci de préserver l’intégrité de l’univers auquel nous appartenons, mais une certaine manière de se représenter notre monde qui est apparue avec cette modernité dont nous parlions précédemment. Cette manière de se représenter le monde et de nous représenter dans le monde, nous a conduit à nous percevoir comme extérieur, pour ne pas dire étranger à l’univers dont nous tirons notre subsistance.

En effet, pour Philippe Descola, la nature n’existe pas. Le concept de nature est une construction historique qui ne se comprend que dans le cadre de la dichotomie nature / culture. Or, cette distinction n’existe pas partout et n’a pas toujours existé. Ainsi, pour les Grecs de l’antiquité, l’être humain fait partie intégrante du cosmos et pour beaucoup de sagesse antique, la vertu consiste d’ailleurs à vivre en accord avec celui-ci. Cette distinction est également absente des systèmes de représentations propres aux peuples d’Amazonie qu’a étudié Philippe Descola (les Achuars). C’est principalement la civilisation occidentale qui est à l’origine de cette fiction qu’est la nature, qui ne se conçoit que comme distincte de l’être humain. En élaborant une telle fiction, l’être humain occidental, que malheureusement d’autres peuples, plus ou moins contraints de le faire, se sont empressés d’imiter, s’est placé du côté de la culture, s’est dissocié du reste des vivants et aussi des non-vivants pour objectiver cette « nature » et la considérer comme un réservoir de ressources, comme le terrain sur lequel exercer sa puissance.

Ce processus historique a été parallèlement accompagné par le développement de ces structures productives que l’on a pris l’habitude de désigner par le terme d’entreprise. Ces formes d’organisation ont contribué à envisager le travail selon une rationalité qui leur est propre et à exploiter le monde vivant et non-vivant, en contribuant ainsi à l’apparition de tous les problèmes écologiques que nous connaissons aujourd’hui.

Mais si l’entreprise correspond à un certain type d’organisation du travail et de la production, elle ne se réduit pas uniquement à cela. Derrière l’idée d’entreprise, il y a aussi l’idée d’innovation, de commencement, de création. Entreprendre quelque chose, n’est-ce pas l’initier, poser l’origine de cette chose pour l’édifier. Les entreprises se sont, pour beaucoup d’entre elles, constituées selon un modèle productiviste considérant leur monde comme un réservoir de ressources humaines et naturelles. Il est d’ailleurs significatif que ce terme de ressource soit utilisé dans le monde entrepreneurial aussi bien pour caractériser les matières premières que l’on transforme que pour désigner les personnes qui contribuent à cette transformation.

Ne serait-il pas temps d’entreprendre une refondation de l’entreprise pour remédier aux effets délétères et mortifères de l’anthropocène ?

Si entreprendre, c’est commencer, ne faut-il pas voir dans la démarche entrepreneuriale une expression de l’une de ces caractéristiques propres à l’être humain et soulignée par Hannah Arendt : la capacité de création, de donner le jour à du nouveau, à ce qui n’a jamais existé avant soi[3] ? Mais cette capacité innovante, ne faut-il pas la réorienter ? L’inscrire non plus dans un rapport frontal avec notre environnement, mais plutôt dans un rapport de collaboration en intégrant le fait que nous ne sommes pas face à une nature que nous pouvons transformer à notre guise, mais partie intégrante d’un monde vivant dont il nous est impossible de nous désolidariser. On pourrait reprendre ici la fameuse formule de Spinoza qui écrit dans son Éthique que l’être humain « n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire[4] ». Cette formule qui a, entre autres, inspiré le grand philosophe de l’écologie Arne Naess, fondateur du courant de l’écologie profonde[5], signifie que les lois qui régissent le fonctionnement de l’humanité ne sont pas distinctes des lois communes de la nature et que c’est un pur fantasme de s’imaginer que l’on pourra un jour transgresser les lois de la nature. Comme l’écrivait Francis Bacon : « on ne commande à la nature en lui obéissant[6] ». Mais si l’on commande à la nature, ou plutôt à ce que l’on appelle ainsi, en oubliant que nous en sommes parties prenantes, celle-ci risque fort de produire des effets qui nous seront nuisibles.

Repenser l’entreprise à l’heure de l’anthropocène devrait donc nous conduire à une refondation de son concept en ne l’envisageant plus comme une structure dont la seule finalité serait de faire du profit (thèse qu’avait défendu en son temps Milton Friedman[7]), mais comme une œuvre toujours en train de se faire, dont la finalité doit avant tout concerner l’utilité sociale de ce qu’elle produit en intégrant la protection du sol originel sur lequel notre humanité s’est développée. Cette manière de penser l’entreprise permettrait de remédier au déficit de sens dont elle souffre aujourd’hui et dont souffrent surtout celles et ceux qui travaillent en son sein. De nombreuses tentatives ont aujourd’hui été concrètement amorcées, dans le domaine de l’économie sociale et solidaire, par exemple, mais aussi dans des domaines traditionnellement considérés comme appartenant uniquement à l’économie marchande, pour essayer de réconcilier économie et écologie en se mettant au service de l’humain et du vivant. C’est par exemple le cas dans le domaine du textile et de la mode avec des entreprises comme LOOM créée par Julia Faure[8] et qui se donne pour mission de produire des vêtements durables et de contribuer à une certaine forme de décroissance ou de croissance plus qualitative que quantitative. C’est également le cas du mouvement Impact France qui se définit comme « Le mouvement des entrepreneurs et dirigeants qui mettent l’impact écologique et social au cœur de leur entreprise ». Cette dynamique ne peut se déployer qu’en reposant sur un engagement éthique de toutes les parties prenantes : clients, partenaires, salariés, direction et l’argument écologique pour inciter ces parties prenantes à contribuer à la prospérité de l’entreprise ne doit pas relever du greenwashing, mais d’une réelle volonté d’initier une nouvelle manière de produire et de consommer.

Ces nouveaux modèles ne pourraient-ils pas nous aider à repenser l’entreprise, à faire en sorte que ce modèle organisationnel du travail qui a contribué à l’appauvrissement du monde vivant change pour de poison se transformer en remède ? L’entreprise ne pourrait-elle pas devenir le pharmakon de l’anthropocène ? Reste à définir les conditions et les nouveaux paradigmes en fonction desquels ce nouveau modèle d’entreprise pourrait voir le jour.

Ces conditions sont déjà sur la voie de la réalisation avec le développement de l’Économie Sociale et Solidaire les exigences liées à la RSE qui commencent à être inscrite dans la loi et la création du statut d’ ESUS (Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale) et d’entreprise à mission permettant à celles-ci de ne pas faire du profit leur seule finalité[9]. Ces mesures ont permis l’évolution vers un entrepreneuriat à impact s’inspirant de la pensée de l’économiste Muhammad Yunus qui défend l’idée qu’il faut introduire une dimension sociale dans l’économie et s’oppose à ce qu’il appelle le « capitalisme unidimensionnel » qui réduit l’entreprise à n’avoir pour seul finalité que la recherche de « profits immédiats »[10].

Cependant, la mise en place de cette diversité de statut pour les entreprises n’est peut-être pas suffisante. Parmi les conditions qui peuvent conduire au développement d’entreprises plus responsables, il faut inclure la nécessaire vigilance des consommateurs qu’il faut mettre en garde contre le greenwashing qui fait de l’exigence écologique, non plus une obligation fondamentale de l’entreprise, mais un argument publicitaire souvent trompeur.

Il faudrait donc certainement ajouter à la RSE, la responsabilité sociale et environnementale du consommateur et pour contribuer au développement de celle-ci, agir pour que les ménages les moins favorisés puisse accéder à des produits respectant l’environnement à des prix accessibles. L’entreprise à l’heure de l’anthropocène ne peut faire l’impasse sur certaines exigences d’ordre démocratique et social, ainsi que sur la nécessité d’éclairer le plus grand nombre sur les risques auxquels est exposée notre planète et sur les conséquences de ces risques sur les générations présentes et futures.

La problématique à laquelle est confrontée aujourd’hui l’humanité est principalement celle de la relation, relation des êtres humains entre eux, relation aux autres vivant et plus globalement à l’univers tout entier. Il nous faut, en effet, repenser notre manière de créer des liens. La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui repose en grande partie sur une conception de la relation en termes d’opposition ou de soumission. En ce sens, les problématiques managériales et environnementales se rejoignent. La dynamique historique qui a donné lieu aux difficultés que nous rencontrons aujourd’hui s’appuie principalement sur l’idée que l’être humain doit s’opposer à son environnement pour le transformer et l’exploiter, de même l’organisation du travail s’est principalement constituée selon des rapports de subordinations qui ont souvent produit des antagonismes générateurs de conflits. Or, si nous voulons sortir de ce mode de fonctionnement, il nous faut repenser notre manière de nous relier en modifiant le type de rationalité qui nous sert de fondement et passer de cette logique de l’opposition et de la soumission à une logique de la collaboration et de l’inclusion. Aussi, repenser l’entreprise à l’heure de l’anthropocène, la réinventer, suppose que l’on sorte d’un régime de fonctionnement dans lequel rentabilité et profit sont envisagés comme une finalité et non comme les conséquences du bon fonctionnement de l’entreprise. Il s’agit de privilégier le « travailler dans » – l’inclusif – et le « travailler avec » – le collaboratif – de manière à pouvoir envisager un autre mode d’action sur le monde sans en épuiser les ressources dont nous sommes dépendants et qu’il nous faut préserver.

Cette réinvention de nouvelles formes d’entreprises à la fois plus humaines et plus respectueuses de notre inclusion dans une totalité dont nous ne pouvons nous désolidariser suppose que nous assumions cette caractéristique foncière de la condition humaine, mise en évidence par les éthiques du care, qui est la vulnérabilité. En tant que vivants, nous sommes vulnérables parce que dépendants, dépendants des autres humains, des autres vivants et de tout l’écosystème dans lequel nous sommes inclus.

La réinvention de l’entreprise de l’anthropocène sera donc probablement celle de l’entreprise de l’être humain vulnérable qui assume sa vulnérabilité pour en faire une force, non plus une force d’exploitation s’inscrivant dans un rapport d’opposition de l’être humain avec ce qu’il a appelé jusqu’à présent « nature », mais une réelle puissance d’agir dans et avec les autres forces qui constituent notre monde, monde humain, qui ne peut être pleinement humain que s’il ne se sépare pas du non-humain à quoi il est essentiellement relié.

Éric Delassus

[1] Jared Diamond, Effondrement, Folio Essais, 2009.

[2] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Folio-Essais, 2015.

[3] Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne.

[4] Spinoza, Éthique III, Préface.

[5] Arne Naess, Vers l’écologie profonde, Wildproject Editions, 2017.

[6] Francis Bacon, Novum Organume, 1620.

[7] « Dans un système de propriété privée et de libre entreprise, un dirigeant d’entreprise est l’employé du propriétaire de l’entreprise. Il a une responsabilité directe envers ses employeurs. Cette responsabilité implique de conduire l’entreprise conformément à ses désirs, qui seront généralement de faire autant d’argent que possible tout en se conformant aux règles de base de leur société, à la fois celles incar-nées dans la loi et celles incarnées par les us et coutumes. », Milton Friedman, The New-York Times Magazine, 13 septembre 1970.

[8] Julia Faure (Loom), l’entrepreneure qui ne voulait pas créer de start-up https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/toujours-plus-haut/role-modeles/0700531832418-julia-faure-loom-l-entrepreneure-qui-ne-voulait-pas-creer-de-start-up-346390.php

[9] Lire à ce sujet le livre d’Hélène Binet et Léa Zaslavsky, Entreprendre pour le bien commun – Le guide pour se lancer et changer le monde, Vuibert, 2022.

[10] Muhamad Yunus, Vers une économie à trois zéros – Zéro pauvreté, zéro chômage, zéro émission carbone, JC Lattès, 2017.

L’amour peut-il être intellectuel ?

Posted in Articles on juillet 15th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Dans l’Éthique Spinoza parle d’un amour intellectuel de Dieu et va jusqu’à affirmer que cet amour conduit à la béatitude, c’est-à-dire à la joie suprême. Cette expression « amour intellectuel » peut sembler étrange à beaucoup d’entre nous puisque nous ne sommes pas accoutumés à relier nos sentiments et notre intellect. Nous avons plutôt l’habitude de les séparer, voire de considérer qu’ils se limitent réciproquement. Selon notre manière courante de voir les choses, nous avons plutôt tendance à penser que l’intelligence conduit à la froideur et que les affects troublent notre jugement et notre manière de raisonner. Aussi, pour bien comprendre ce que Spinoza entend par cette formule, il nous faut revenir aux définitions que donne Spinoza des termes qui la composent. En premier lieu, il faut préciser que l’objet de cet amour n’est pas un Dieu caché et mystérieux et encore moins un Dieu anthropomorphe et personnel. Il ne faut jamais oublier que lorsque Spinoza parle de Dieu, il parle de la nature qu’il faut comprendre comme un système de lois, c’est-à-dire de rapports complexes, mais constants, entre tous les éléments qui la composent. Par conséquent, plus on comprend cette nature, par la philosophie, la science, par toutes les formes de perception que nous en avons, plus nous connaissons Dieu. Ensuite, il nous faut préciser ce qu’est l’amour et Spinoza en donne une définition on ne peut plus claire : « L’Amour est une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure », mais qui nécessite pour être comprise que l’on se réfère également à la définition qu’il donne de la joie : « La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection ». Par perfection, Spinoza entend ici puissance, puissance d’être, puissance d’agir, puissance de penser. Pour dire encore les choses différemment, plus nous nous sentons capables de faire des choses, plus nous nous sentons joyeux. Par conséquent, si nous percevons une chose extérieure comme contribuant à augmenter nos capacités, nous l’aimons. Bien entendu, nous pouvons nous tromper, nous pouvons imaginer qu’une chose augmente notre puissance, alors qu’en réalité, elle fait tout le contraire. Dans ces conditions, l’amour est passif et repose sur une idée erronée, ce que Spinoza appelle une idée inadéquate. Dans ce cas d’ailleurs je ne me sentirai pas véritablement plus puissant en présence de la chose aimée, j’aurai simplement peur de me sentir plus faible, moins capable, en son absence.

En revanche, lorsque je comprends clairement l’effet que produit sur moi la chose aimée, je vais ressentir un amour plus actif et plus intense. On pourrait objecter que toute compréhension d’une chose n’entraîne pas nécessairement une modification de nos affects. Ainsi, si une personne m’a causé un tort, on n’aura beau m’expliquer les raisons qui l’ont conduit à agir comme elle l’a fait, on aura beau m’expliquer qu’elle bénéficie de nombreuses circonstances atténuantes ou qu’elle n’était pas lucide au moment où elle a agi et qu’elle n’était pas responsable de ses actes, cela ne m’empêchera pas de ressentir de la haine envers elle, c’est-à-dire une tristesse accompagnée de la représentation de cette personne.

Il faut donc, pour bien comprendre ce que veut dire Spinoza, s’interroger sur le mode de compréhension auquel il fait référence, lorsqu’il parle d’amour intellectuel. L’intellect auquel il fait référence n’est pas la raison purement démonstrative et finalement abstraite et désincarnée. Cette dernière est fort utile dans les sciences et nous aide grandement à mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, mais elle n’aboutit qu’à des généralités. Elle permet, par exemple en physique, de découvrir les lois générales du mouvement, ce qui est déjà beaucoup, mais n’est pas suffisant pour modifier en profondeur notre ressenti.

L’intellect dont il est question, lorsque l’on parle de l’amour intellectuel de Dieu, relève d’une pensée plus intuitive et plus incorporée, il concerne une perception plus fine des liens qui nous unissent à la nature. Spinoza précise d’ailleurs dans le Traité de la réforme de l’entendement que cette joie suprême à laquelle il aspire ne peut venir que de la compréhension des liens par lesquels « notre esprit est uni à la nature tout entière ». Et quand on sait que pour Spinoza l’esprit et le corps ne sont qu’une seule et même chose on saisit mieux en quoi l’intellect dont il est ici question ne peut pas être désincarné et pourquoi l’amour peut être intellectuel. Il n’y a pas d’un côté les sentiments qui s’enracineraient dans le corps qui serait l’instance sensible de l’être humain et de l’autre l’intellect qui relèverait de l’esprit. L’unité du corps et de l’esprit fait que l’intellect et la raison sont autant sensible que la sensibilité peut faire preuve d’intelligence. Il s’agit donc de comprendre les choses dans leur singularité, toute chose singulière étant l’expression de la puissance de la nature et comme cette compréhension consiste en une augmentation de puissance, elle ne peut être que source de joie. Par conséquent l’amour étant une joie accompagnée de l’idée de sa cause, plus je comprends une chose de cette manière plus je vais l’aimer et comme toute chose exprime la puissance de Dieu ou de la nature, plus je comprends une chose plus j’aime Dieu. Comprendre prend alors ici tout son sens, il s’agit de prendre avec soi ou plutôt de découvrir en soi tout ce qui nous relie à la totalité de la nature. Comprendre une chose consiste à comprendre de quelle manière celle-ci est comprise dans une nature qui me comprend également, c’est donc progresser dans la saisie intuitive des liens qui nous unissent à la nature.

Un amour intellectuel est donc possible, il est même la forme la plus élevé de l’amour, sa forme la plus active, mais il nécessite pour pouvoir s’exprimer et se manifester que l’on dépasse la conception réductrice et borné que nous avons de l’intellect qui n’est pas une puissance de pensée froide et désincarnée, mais l’expression d’un esprit vivant qui ne fait qu’un avec le corps. S’efforcer de comprendre l’autre, c’est donc toujours s’efforcer de l’aimer et cet amour ne peut passer que par la compréhension des liens qui nous unissent à lui.

Éric Delassus

Singularité et altérité

Posted in Articles on avril 17th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Conférence prononcée le 15 avril 2023 Lors de la séance inaugurale de l’IRISA : De la méthodologie de l’art aux méthodologies de l’être

Qu’est-ce qu’un autre ? Qui est autrui ? Parmi les réponses possibles à cette question, il y a celle qui consiste à définir autrui comme notre semblable. Ce qui n’est pas totalement faux. Je ne vais pas qualifier d’autrui ce qui est tout autre. Une chose, un objet matériel inanimé est tout autre que moi, c’est autre chose, c’est d’ailleurs tellement autre chose que je ne vais pas pouvoir le qualifier d’autrui. En revanche, dès que je vais avoir affaire à une réalité avec laquelle je possède quelque chose en commun, la question va devenir plus complexe. Ainsi, en va-t-il du vivant. Pour ce qui concerne le végétal, j’ai le sentiment de ne pas avoir suffisamment de points communs avec lui pour ne pas le considérer comme un autre, j’ai l’impression qu’il est trop autre pour être un autre. Néanmoins, certaines découvertes récentes nous montrent que nous partageons plus que nous pensions avec le monde végétal.

Ainsi, les travaux du botaniste Francis Halé, nous ont permis de découvrir que les arbres communiquaient et qu’ils étaient capables de se reconnaître, autrement dit de percevoir ce qui fait la singularité de leurs semblables. Est-ce assez pour le considérer comme un autre ? La question reste en suspens, mais elle souligne en quoi la question de l’altérité est certainement beaucoup plus complexe qu’il n’y parait.

Pour ce qui concerne l’animal, la question est peut-être encore plus difficile, car il est évident que je ne peux le considérer comme tout autre, même s’il m’est difficile de le considérer comme mon semblable. Mais est-ce que je possède suffisamment en commun avec lui pour le considérer comme un autre ? Je sens bien qu’il y a quelque chose en moi de l’animal, je partage avec certains d’entre eux des organes identiques. Certainement, sommes-nous d’ailleurs nous aussi des animaux, des animaux singuliers, mais des animaux quand même !

J’ai l’impression de pouvoir communiquer avec certains d’entre eux. Certains mêmes sont parvenus à s’adapter à la vie humaine, à l’environnement de l’être humain. On peut même se demander pour certains d’entre eux, les chats par exemple, si ce sont les humains qui les ont domestiqués ou si ce sont eux qui ont colonisé l’environnement humain.

Quoi qu’il en soit, nous hésitons encore à ranger l’animal dans la catégorie « autrui », même si comme l’ont montré de nombreux travaux scientifiques en éthologie, ainsi qu’une réflexion philosophique comme celle développée par Vinciane Despret, les comportements animaux ne sont pas purement instinctifs, mais peuvent sur de nombreux points se rapprocher de ceux des humains.

L’intérêt de cette brève entrée en matière est de nous montrer en quoi réduire l’autre à n’être que notre semblable a tendance à pouvoir être source d’exclusion dans la mesure où moins l’autre me ressemble, moins j’ai tendance à le considérer comme un autre, mais plutôt à le considérer comme tout autre et à ne plus m’interroger sur la nature des liens qu’il me faut entretenir avec lui.

On pourrait croire qu’entre les humains les choses pourraient être plus simples, mais l’histoire, et même l’actualité, ont vite fait de tordre le cou à une telle croyance. Le racisme, l’intolérance, le rejet de l’autre sont malheureusement des preuves par l’exemple qu’il n’en va pas du tout ainsi.

On citera, par exemple, la fameuse controverse de Valladolid au cours de laquelle des théologiens s’affrontèrent, afin de déterminer si les Indiens des Amériques pouvaient être considérés comme des êtres humains à part entière, ce qui décida du sort des populations africaines et de leur déportation pour les réduire en esclavage. Pas suffisamment semblables, trop autres pour nous, elles furent mises en marge de l’humanité. Preuve qu’à trop considérer l’autre comme semblable, nous sommes conduits à nier l’altérité de ceux qui ne nous ressemblent pas assez.

S’il en va ainsi, c’est que nous avons trop souvent tendance à confondre le semblable et l’identique et que ce qui nous fait peur, c’est précisément l’écart qui sépare le semblable de l’identique. Et cela est vrai tant pour les peuples que pour les individus. En réalité, ce qui inquiète, c’est la singularité de l’autre, c’est-à-dire ce qui fait qu’il n’a pas son pareil et qu’il s’écarte de la singularité dominante qui ne se perçoit pas comme singulière et s’érige en norme qui devrait s’imposer à tous. Revendiquer et défendre la valeur de la singularité, c’est affirmer la valeur de l’irremplaçable, du non-substituable. C’est ce qui fait d’ailleurs la distinction entre le singulier et le particulier. Dans un ensemble, tous les éléments qui le constituent sont particuliers, mais ils ne sont pas nécessairement singuliers, car ils peuvent tous être identiques. En revanche, le singulier est par définition ce qui n’a pas son pareil, parce qu’il possède ce « je ne sais quoi » qui le distingue de tous les autres et qui peut nous sembler étrange ou étranger. C’est en ce sens que le singulier peut inquiéter et, pour qui n’assume pas cette inquiétude, donner lieu à des comportements de rejet ou d’exclusion.

Si les êtres humains ont parfois, pour ne pas dire souvent, tendance à se comporter de manière intolérante ou discriminante, cela vient de leur difficulté à admettre la singularité de l’autre qui est pleinement constitutive de son altérité. En effet, admettre la différence d’autrui, conduit nécessairement à une remise en question de sa propre singularité. Celui qui est différent de moi remet en question ma manière d’être humain en me signifiant qu’il n’y a pas une seule manière d’être humain et que la mienne n’est pas la seule possible et encore moins la meilleure. Aussi, si je ressens cette remise en question comme une fragilisation de mon être, je vais rejeter l’autre hors de l’humanité et ne plus le considérer comme mon semblable, je le considérerai comme non-humain ou moins humain que moi et en le percevant ainsi inférieur, je sauverai ce que je crois être mon humanité, alors que je me comporterai en réalité de la manière la plus inhumaine qui soit.

Faut-il pour éviter un tel dévoiement, privilégier la différence aux dépens de la similitude ? Plutôt que de considérer l’autre comme mon semblable, ne serait-il pas plus judicieux de le percevoir uniquement comme différent ?

Cette manière de voir les choses risque fort de m’emmener vers une autre impasse, car si je ne perçois l’autre que comme radicalement différent, le risque n’est-il pas grand d’oublier ce que je possède en commun avec lui et de ne plus le considérer comme prochain ?

Aussi, le respect de l’autre nécessite-t-il que l’on tienne les deux bouts de la chaîne afin d’être en mesure de concilier similitude et différence en évitant de confondre le semblable et l’identique, le différent et le radicalement autre. Et c’est certainement en appréhendant l’autre dans sa singularité que l’on peut y parvenir, car cette singularité est constitutive de ce qui fait l’altérité de l’autre.

Cette expression « altérité de l’autre » peut sembler pléonastique, au même titre que la circularité du cercle, mais en fait elle ne l’est pas, car l’altérité ne désigne pas l’essence de l’autre, mais sa singularité, une singularité toujours complexe et, sous certains aspects, mystérieuse. Elle est ce que je ne peux connaître véritablement, si ce n’est par ses manifestations extérieures, elle est ce qui résulte, pour parler comme Spinoza de la complexion propre de tout individu.

Je me réfère ici à Spinoza, car celui-ci est certainement l’un des grands penseurs de la singularité. En effet, selon lui, les modes ou manières d’être qui constituent la nature, qui sont l’expression de la puissance d’être du Dieu-Nature, sont principalement des choses singulières et les notions de genre ou d’espèce ne sont que des êtres de raison, c’est-à-dire des manières commodes de se représenter des choses qui possèdent des caractéristiques communes sans que pour autant, elles présentent une quelconque réalité sur le plan ontologique. Les seules réalités qui vaillent sont, dans une certaine mesure singulière et individuelle. Mais ce ne sont pas des individualités repliées sur elles-mêmes, car chaque chose singulière exprime la puissance de Dieu tout entière. Ce qui fait d’ailleurs dire à Spinoza dans la proposition XXIV de la cinquième partie de l’Ethique que « plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu » Pour Spinoza, un individu n’est pas, comme pourrait le laisser penser l’étymologie de ce terme, un être indivis, il est bien au contraire toujours composant et composé. Ainsi, je suis un corps composé d’autre corps eux-mêmes de corps plus petit, mais je suis moi-même composant d’un corps plus grand que moi qui est la cité à laquelle j’appartiens, ce qui permet au passage de souligner la dimension politique de la singularité. La politique ne devrait-elle pas être, en un certain sens, l’art de faire coexister les singularités, au lieu d’être une entreprise de normalisation et d’uniformisation ?

Ce que nous permet donc de mettre en évidence Spinoza, c’est que toute singularité est toujours relationnelle, on n’est jamais singulier tout seul et comprendre sa singularité consiste, comme l’écrit Spinoza dans son Traité de la réforme de l’entendement, à comprendre de quelle manière nous sommes reliés à la nature tout entière et donc reliés les uns aux autres. Cette complexion propre à chaque chose singulière est le fruit d’un tissu de relations internes et externes. La singularité de chacun résulte de la manière dont se conjuguent les différentes parties qui le composent et de la manière dont il est relié à la totalité dont il fait partie. Par conséquent, pour les êtres humains, la manière dont nous sommes reliés aux autres hommes est essentielle. Non seulement, nous produisons ces relations, mais nous en sommes également le produit. En fait, une personne singulière n’existe pas en elle-même et par elle-même, mais en tant qu’elle est un carrefour où se rejoigne de multiples déterminations d’ordres différents : culturelles, sociales, psychique, biologiques… Je ne puis donc me comprendre, c’est-à-dire connaître ce qui fait ma singularité qu’en m’intéressant aux autres avec lesquels je vis et en m’efforçant de comprendre leur altérité, c’est-à-dire leur singularité.

« Deviens ce que tu es ». Nietzsche, dans son Zarathoustra, emprunte cette formule au poète Pindare et le paradoxe qu’elle contient peut tout à fait s’éclairer à la lumière de Spinoza en qui Nietzsche avait d’ailleurs vu un précurseur. Il ne s’agit pas ici de faire coïncider mon existence avec une essence qui se situerait dans on ne sait quel arrière-monde. Il s’agit plutôt ici de s’efforcer de comprendre pourquoi on est ce que l’on est présentement, c’est-à-dire de mieux saisir ce qui fait notre singularité pour y adhérer pleinement de manière, pour reprendre une expression spinoziste, à être et agir selon la seule nécessité de sa nature. Nature qui n’est pas une essence immuable, mais plutôt un système de rapport, de relation dont la compréhension s’inscrit dans un processus de subjectivation par lequel l’individu se libère de la servitude envers les causes externes et devient soi-même en augmentant sa puissance et en comprenant plus clairement le tissu relationnel à l’intérieur duquel il s’inscrit.

C’est en ce sens que, comme l’affirme Spinoza « rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme », car augmenter sa puissance d’agir ce n’est pas accroître son pouvoir sur les autres hommes, mais au contraire s’ouvrir à leur singularité pour s’en nourrir et collaborer avec eux.

La puissance n’est pas le pouvoir. Le pouvoir exercé pour lui-même est plutôt un signe d’impuissance. Il consiste à réprimer la singularité d’autrui, c’est-à-dire à diminuer sa puissance d’être et d’agir pour se donner l’illusion de la puissance. Celui qui exerce le pouvoir par goût du pouvoir, plutôt que de chercher à s’affirmer en développant ses aptitudes singulières et en exploitant ses propres ressources, ne fait que se donner l’impression d’être fort en rendant les autres plus faibles. Il reste donc englué dans la servitude et l’aliénation.

En revanche, celui qui cultive sa singularité en se nourrissant de la singularité d’autrui s’inscrit dans un jeu d’échange par lequel les puissances s’augmentent réciproquement. Autrement dit, plus ma puissance d’agir augmente, plus je contribue à l’augmentation de celle d’autrui et plus celle d’autrui augment plus la mienne se développe.

C’est certainement le cas de l’artiste qui développe sa puissance créatrice, parce qu’il se nourrit de la singularité d’autrui. Ainsi, parce qu’il s’inspire de ses pairs, qu’il s’ouvre à d’autres cultures ou à d’autres disciplines que la sienne, il offre aux autres hommes une œuvre qui leur donne la possibilité d’enrichir leur singularité et donc de développer leur puissance d’être, de penser et d’agir.

Un tel enrichissement mutuel des singularités ne pourrait se produire si l’on se contentait de réduire l’autre à n’être que notre semblable, ce qui condamne au repli sur soi et empêche toute ouverture à l’altérité de l’autre, c’est-à-dire à sa singularité. Mais il ne pourrait non plus avoir lieu si l’autre était considéré comme radicalement différent, puisque dans ces conditions, il n’y aurait aucune terre commune sur laquelle se situer pour réussir à communiquer.

Cultiver sa singularité et contribuer à l’épanouissement de la singularité d’autrui – mais comme nous venons de le voir, l’un ne va pas sans l’autre – peut certainement nous aider à sortir des impasses vers lesquelles pourrait conduire aujourd’hui le culte de l’identité. Non pas qu’il faille nier les différences culturelles, de genre ou de tout autre nature, cela entrerait d’ailleurs en contradiction avec l’intérêt que nous portons à la singularité, mais il faut néanmoins éviter de se laisser enfermer ou réduire dans une identité. Dans l’idée d’identité, il y a celle d’identique, c’est-à-dire l’idée d’une adhésion à soi, d’une coïncidence à soi qui peut vite devenir réductrice et justement empêcher de devenir soi-même. Je ne suis pas ce que je suis, ce qui fait ma singularité, c’est peut-être aussi que je suis un autre pour moi-même et que je suis fait d’une multiplicité d’identités fluctuantes et parfois contradictoires. Affirmer sa singularité, n’est-ce pas aussi assumer cette diversité intérieure, accepter cette altérité de soi envers soi-même. Non seulement, si je veux respecter la singularité de l’autre et son altérité, je ne peux le limiter à n’être que mon semblable, mais si je veux respecter ma propre singularité, je ne peux moi non plus me considérer comme n’étant que mon semblable ou pire m’installer dans une identité à soi qui pourrait devenir mortifère.

C’est d’ailleurs ce refus de l’identité à soi pour soi-même et pour autrui qui est la condition même de l’éveil et de l’affirmation de la singularité de chacun. Car si l’on peut établir un parallèle entre identité et singularité, ce n’est pas à cette identité qui se rapproche de ce que Paul Ricœur appelle l’identité-mêmeté qu’il faut se référer, mais plutôt à ce qu’il nomme ipséité et qui relève d’une identité narrative. Ce qui fait ma singularité, c’est aussi et surtout mon histoire et c’est parce que je suis une personne s’inscrivant dans une trame narrative singulière que mon identité est diverse et fluctuante. Néanmoins ce qui fait que je sais que, bien que n’étant plus le même que dans le passé, il y a en moi quelque chose qui subsiste malgré tous les changements qui ont pu traverser mon existence et qui ont contribué à l’élaboration de ma singularité, c’est cette capacité que j’ai à pouvoir me raconter et à être sujet du récit de mon existence singulière.

 

Aussi, à la question posée initialement, qu’est-ce qu’un autre, il est permis de répondre que l’autre est avant tout une singularité qui ne peut se manifester à mes yeux que si je ne le réduis pas à n’être que mon semblable sans pour autant le confiner dans une différence qui nierait toute communauté avec lui. Pour prendre en compte l’altérité de l’autre, il est nécessaire que je tienne compte de ce qui en lui m’échappe et parfois m’inquiète, c’est-à-dire de ce qui le rend irremplaçable, de ce qui fait sa différence et constitue sa singularité. Mais l’autre est aussi une histoire, une histoire dont il peut faire le récit et c’est cette identité narrative qui le caractérise également. L’autre, c’est aussi cette singularité susceptible de se raconter. Il est une histoire singulière qu’il faut entendre et c’est par l’intérêt que chacun porte à son histoire et à l’histoire d’autrui que les singularités multiples peuvent échanger et s’enrichir les unes les autres. Cette histoire constitutive de toute singularité, chacun peut la raconter à sa manière, elle peut être réelle ou imaginaire, la sienne comme celle d’autrui, elle est toujours l’histoire d’une singularité qui en s’exprimant se constitue comme ouverture vers autrui.

Eric Delassus

Ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas

Posted in Articles on février 7th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Dans son Manuel, le philosophe stoïcien Épictète distingue ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Parmi les choses qui dépendent de nous, il y a principalement nos jugements, tandis que parmi celles qui ne dépendent pas de nous, il y a les événements extérieurs qui obéissent à la nécessité naturelle et sur lesquelles nous ne pouvons pas agir. Ainsi, est-il inutile de pester parce qu’il pleut, cela ne dépend pas de moi et je ne peux pas, par ma seule volonté, faire en sorte qu’il ne pleuve pas. De même, nous dit Épictète, il est inutile de craindre une mort qui viendra quoi qu’il arrive, modifions notre jugement sur la mort et nous ne la craindrons plus : « ce n’est pas parce que la mort est terrible que nous la craignons, c’est parce que nous la jugeons terrible que nous la craignons, modifions notre jugement sur la mort et nous ne la craindrons plus ». « Facile à dire ! » diront certains, mais comment arriver à un tel degré d’indifférence face à ce qui est l’une de nos angoisses fondamentales ? Il ne suffit pas d’une décision soudaine pour modifier un jugement et agir sur nos affects. Les stoïciens ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés qui préconisaient de nombreux exercices spirituels pour parvenir, après une longue initiation, à l’ataraxie, l’absence de troubles de l’âme.

Cette formule d’Épictète est souvent reprise par certains tenants du développement personnel pour persuader ceux à qui ils s’adressent que leurs difficultés ne dépendent que d’eux, ce qui est, il faut l’avouer, une manière habile d’empêcher la remise en question des structures et des organisations à l’intérieur desquelles ces personnes évoluent. Il y a là une perversion de la pensée stoïcienne qu’il convient de dénoncer avec force.

Certes, Épictète, qui fut esclave une bonne partie de sa vie a su, grâce à sa philosophie, apprendre à accepter sa condition en cultivant cette liberté intérieure qui fit de lui l’un des grands penseurs de l’antiquité. Mais accepter une condition contre laquelle on ne peut rien ne signifie pas la légitimer et il fut certainement heureux d’être affranchi de pouvoir jouir pleinement de l’existence en tant qu’homme libre.

Les tenants du développement personnel semblent parfois tentés, pour certains d’entre eux en tout cas, de nous faire croire que si nous ressentons des affects tristes, cela ne vient que de nous et ne relève que de notre seule responsabilité. Mais peut-on dire décemment à une personne atteinte d’un cancer qu’elle est angoissée ou révoltée parce qu’elle a une mauvaise perception des choses et qu’elle refuse de penser positivement ? Peut-on sérieusement conseiller à une personne qui va travailler chaque matin la boule au ventre parce qu’elle est victime de harcèlement que cela est dû à une mauvaise « gestion » de ses émotions ? A-t-on le droit de dire à un salarié qui se retrouve au chômage et qui ne sait pas s’il va retrouver du travail rapidement, ou à un chef d’entreprise qui ne parvient à boucler ses fins de mois et rembourser ses emprunts à cause de la conjoncture, que tout cela n’est pas bien grave et fait partie des aléas de la vie qu’il faut appréhender avec une âme sereine ? Il y a aussi des choses extérieures qui ne dépendent pas directement de nous qui peuvent nous faire souffrir et contre lesquelles il faut lutter, parce que si elles ne dépendent pas de nous, elles dépendent d’autres que nous. Il y a des modes d’organisation sociale, des formes de management qui sont plus toxiques et mortifères que d’autres et il ne suffit pas de modifier ses jugements pour que tout aille mieux.

Ce n’est d’ailleurs pas en cela que consiste le message stoïcien. Si c’était le cas, Marc-Aurèle, l’empereur romain philosophe qui se réclamait du stoïcisme n’aurait jamais pu exercer sa fonction à une époque où l’empire était menacé de toute part par les invasions barbares.

Ce que signifie la formule d’Épictète, c’est que s’il est fou de vouloir changer ce qui ne dépend pas de nous, il est également inapproprié de se laisser envahir par des affects qui nous empêchent d’appréhender les situations que nous vivons de manière active. Si, par exemple, je suis victime de harcèlement, cette situation ne dépend pas de moi et je ne peux pas faire qu’elle n’existe pas, c’est un fait dont je ne peux dénier l’existence. En revanche, ce qui dépend de moi, c’est la manière dont je vais répondre à cette situation. Cette réponse est le plus souvent conditionnée par mes affects. Si je suis terrorisé par mon harceleur ou même, ce qui est possible, fasciné par lui, je ne vais rien faire pour mettre fin à cette situation, je vais même pouvoir aller jusqu’à croire que je mérite ce que je vis, parce que le harcèlement dont je suis victime me fait perdre toute confiance en moi. Il faut donc, en effet, que je parvienne à modifier mon jugement sur moi-même et la situation que je vis, et cela n’est pas simple, prend du temps et nécessite le plus souvent l’aide d’un tiers. Une fois ce jugement modifié, parce que l’intellect et les affects peuvent être corrélés, je pourrai ressentir les choses autrement et agir pour lutter contre ceux qui me sont nuisibles.

Ce que veut nous dire Épictète, c’est qu’il faut justement bien faire la part entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas et que c’est en opérant avec pertinence ces distinctions que l’on peut parvenir à une certaine paix intérieure. L’indifférence stoïcienne n’est pas une invitation à la passivité, pas plus que l’invitation à agir sur ses jugements et ses affects ne doit conduire à nous faire croire que nos souffrances ne dépendent que de nous. Distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas doit permettre de nous mettre dans des dispositions favorables à l’action pour mieux répondre à ce qui nous fait souffrir et aussi à ceux qui nous font souffrir.

Éric Delassus

L’homme, animal politique ou le pouvoir des mots Modifier l’article

Posted in Articles on février 7th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Aristote définit l’être humain comme un animal politique. Par-là, il n’entend pas seulement que l’être humain est un animal social. Il existe une multitude d’animaux qui tout en étant sociaux ne sont pas politiques. C’est, par exemple, le cas des abeilles auxquelles fait d’ailleurs référence Aristote. L’homme est un animal politique, parce que justement, il n’a pas vraiment d’instinct social. Certes, il ne peut faire autrement que vivre en société, mais il n’y a pas pour lui une seule manière possible de le faire. Il ne sait pas spontanément quelles sont les règles qu’il doit suivre pour vivre en bonne intelligence avec ses semblables. Par conséquent, il doit faire en sorte que la société dans laquelle il vit se constitue en cité (polis), c’est-à-dire en une société régie par des lois. Des lois qui ne sont pas définies à l’avance pour lui, mais qu’il doit élaborer lui-même en délibérant avec les autres êtres humains, c’est-à-dire en discutant avec eux du juste et de l’injuste. C’est cette capacité de discussion et de dialogue qui est, selon Aristote, à la racine même du caractère politique de l’être humain. En effet, toujours selon Aristote, l’être humain est le seul à disposer de la parole. Par-là, il n’entend pas seulement un moyen de communication et de transmission d’informations, dont les animaux disposent par ce qu’il nomme « la voix », mais un pouvoir de dialoguer, c’est-à-dire également de raisonner, de réfléchir et d’échanger le produit de ces réflexions. C’est cette puissance dialogique qui fait de l’être humain un animal politique. Dia / loguer, c’est comme j’ai pu l’indiquer dans un billet précédent, se situer à travers (dia) le logos, c’est-à-dire se situer ensemble sur le terrain du langage et d’une rationalité qui se constitue par l’échange et la réflexion commune.

Cette puissance est à cultiver au sein de toute organisation humaine, elle est essentielle, car elle est un rempart contre l’incompréhension, la haine et la violence. Là où les mots n’ont plus le pouvoir, il n’y a plus que la force brutale et violente qui règne. Cette force ne s’exerce pas simplement de manière physique, elle trouve le plus souvent des manières plus insidieuses pour réduire au silence ceux qui souhaiteraient parler et mettre en place un dialogue fructueux source de changement, d’innovation et d’amélioration. Cette force violente pourra se manifester sous la forme du mépris, du harcèlement, de l’acharnement, de l’absence d’encouragement… Elle fera régner la crainte et l’autoritarisme au lieu d’exercer une réelle autorité bienveillante et constructive.

Elle pourra aussi se manifester par un usage pervers des mots, en corrompant leur véritable sens. En cela, elle reprendra les techniques des sophistes. C’est ainsi que l’on parlera de transparence pour s’autoriser à faire intrusion dans l’intimité des acteurs du fonctionnement de cette organisation ou que l’on qualifiera d’open-space des espaces de travail dont la finalité n’est pas la convivialité, mais la surveillance et le contrôle de ceux qui y travaillent.

Si les mots ont un pouvoir, il peut être à double tranchant, il faut distinguer le discours qui persuade – qui obtient l’assentiment de l’autre par tous les moyens sans faire appel à son pouvoir de réflexion – du discours qui convainc, c’est-à-dire qui repose essentiellement sur cette rationalité commune et partagée à laquelle il a été fait référence précédemment.

Un tel mode de fonctionnement ne relève pas à proprement parler d’une réelle politique, car la politique consiste justement dans l’art de mettre fin à la violence dans les rapports sociaux par le langage. Ce qui ne veut pas dire mettre fin aux conflits, mais les traiter autrement que par la loi du plus fort. Pour ce faire, le fonctionnement démocratique apparaît comme le mieux à même de traiter les antagonismes qui peuvent fragiliser une structure sociale, car le fonctionnement démocratique met précisément le dialogue au cœur même de la vie sociale pour en évincer la violence et permettre aux êtres humains de vivre en bonne intelligence, c’est-à-dire en essayant de se comprendre les uns les autres, même lorsqu’ils sont en désaccord. Tâche éminemment difficile, car le recours à la force sous toutes ses formes reste une tentation à laquelle nous sommes souvent prêts à céder, le plus souvent d’ailleurs en utilisant l’espace du débat pour manquer de loyauté envers l’adversaire et le discréditer sans s’attaquer au fond des problèmes qui font l’objet de la discussion – la petite phrase qui tue, la caricature et la déformation de ses arguments, etc.

Aussi, faire fonctionner une organisation suppose une grande attention au pouvoir des mots. Pouvoir positif, lorsqu’ils permettent le débat et le dialogue, pouvoir mortifère lorsque leur usage sophistique empêche tout échange fructueux. À ceux qui reprochent aux hommes politiques et aux dirigeants de toute sorte de trop parler et de ne pas suffisamment agir, il faut montrer en quoi ceux qui agissent sans jamais parler pour se justifier sont dangereux. Si une parole qui n’est pas suivie d’actes est souvent creuse, des actes qui ne sont pas justifiés par une parole, elle-même issue d’un authentique dialogue entre toutes les parties concernées, sont la négation même de toute politique et par conséquent de la liberté humaine.

« Ce ne sont que des mots » entend-on parfois, sous-entendant que les mots ne sont que du vent. Mais les mots ont un pouvoir, un pouvoir qui lorsque l’on en fait un bon usage est facteur de paix et de respect mutuel. Pour reprendre ce que disait le chanteur et poète québécois Gilles Vigneault « la violence, c’est un manque de vocabulaire ». Aussi, si pour reprendre la formule de Clausewitz selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », on peut aussi dire avec Michel Foucault qui retourne la formule que « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens », ces autres moyens sont les mots par lesquels nous tentons de continuer la guerre pour y mettre fin.

Éric Delassus

La joie plutôt que le bonheur au travail | Eric DELASSUS | TEDxOrléans

Posted in Articles on janvier 26th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Ça y est ! Les videos de la session TedX Orleans 2022 commencent à être en ligne sur Youtube. Ici, ma conférence qui est une réflexion sur la légitimité et la pertinence de l’idée de bonheur au travail au nom de la joie au travail. Justement, une #nuance à prendre en considération pour éviter des confusions lourdes de sens.
Un grand merci à toute l’équipe TEDxOrléans qui a travaillé dans la #joie pour rendre cet événement possible. Bravo pour leur efficacité et surtout pour la convivialité qui a régné tout au long des échanges et des séances de préparation.
Un mentions toute particulière pour Cédric LOUISY-LOUIS et Nicolas GOUGET de LANDRES qui m’ont accompagné dans la préparation de ce talk.
Merci et bravo aux autres conférencier Jérôme BrisebourgRoxane LihoreauDelphine Gay RauchSamah KarakiEdgardo Koestinger pour leurs prestations et leur engagement.

Interview Institut Prospectif – Eric Delassus | ICD Business School Paris

Posted in Articles on janvier 20th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Temporalités décalées en milieu hospitalier

Posted in Articles on janvier 20th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Conférence prononcée le 19 janvier 2023 à l’hôpital Théophile Roussel de Montesson dans le cadre des « Journées de Théo ».

Nous connaissons tous l’adage selon lequel « le temps c’est de l’argent », et même s’il repose sur des fondements plus que fragiles, il présente l’avantage d’être symptomatique de notre manière de percevoir notre rapport à ce que nous appelons le temps et de vivre notre temporalité. En effet, si nous faisons l’inventaire de toutes les expressions que nous utilisons pour parler de notre rapport au temps, nous remarquons que nous parlons le plus souvent du temps de la même manière que nous parlons de l’argent. Ainsi, peut-on « gagner ou perdre du temps », « avoir du temps devant soi », « investir son temps » dans une activité.

À une époque où, pour reprendre les analyses du sociologue et philosophe Hartmut Rosa[1], la rationalité à laquelle il faut se conformer s’inscrit dans un processus permanent d’accélération, certains vont même jusqu’à parler de « rentabiliser » ou « d’économiser » son temps.

Nous concevons le temps sur le mode de l’avoir, alors que curieusement nous le vivons sur celui de l’être, ou plus exactement du devenir. La temporalité de l’existence humaine est celle du devenir humain. Si, en effet, nous étions, le temps ne nous préoccuperait peut-être pas tant, nous serions plus proche de l’éternité, mais comme nous sommes en devenir, nous sommes nécessairement et incessamment préoccupés de ce qu’il va advenir de nous. D’autant que ce devenir est celui d’un vivant, c’est-à-dire d’un mortel. Cette dimension finie de notre condition marque d’ailleurs les limites du parallèle que nous pouvons établir entre le temps et l’argent. On aura beau bien « gérer » son temps, il est impossible d’économiser du temps de la même manière que l’on « met de côté » de l’argent pour subvenir à nos besoins dans les moments difficiles. Quand arrive le moment ultime, il n’est pas possible d’aller puiser dans ses économies pour gagner quelques semaines, quelques jours ou quelques heures. Nous sommes alors pris par le temps et il n’est alors plus temps de prendre son temps, si ce n’est prendre le temps de laisser le temps nous emporter.

D’ailleurs, nous ne savons guère si le temps agit sur nous ou si ce sont les choses de la vie qui agissent sur nous dans le temps. Car le temps, finalement, on ne sait pas trop ce que c’est… Nous croyons le savoir, mais pour reprendre ce qu’écrit Saint Augustin dans sa méditation sur le temps dans ses Confessions, il suffit qu’on nous demande de le définir pour que nous ne le sachions plus :

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus[2].

Le temps n’a pas d’être et peut-être est-il pour cela indéfinissable. Comme l’écrit le même Saint Augustin, ce qui fait qu’il est, c’est qu’il tend à n’être plus. Comme nous sommes en devenir, nous sommes pris entre un passé qui n’est plus et un futur qui n’est pas encore et notre vie présente ne se situe que dans cette limite qui sépare ces deux non-êtres que sont le passé et l’avenir. Nous nous situons toujours entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore. Si nous voulions nous exprimer à la manière du regretté Raymond Devos, nous pourrions dire que notre existence se perçoit comme située au point de rencontre entre deux riens, ce qui n’est finalement pas grand-chose ! Seulement voilà, ce « pas grand-chose », c’est toute notre vie, c’est la chair même de notre existence que l’on voit s’enfuir à chaque instant et que l’on ne parvient pas à saisir et arrêter. Il nous est néanmoins possible de retenir le temps et de nous projeter en lui, c’est ce qui fait dire à Saint Augustin que le temps est une distension de l’esprit et que finalement seul le présent existe selon plusieurs modalités, le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur grâce à la mémoire, l’intuition et l’anticipation. Saint Augustin écrit en effet :

Ce qui m’apparaît maintenant avec la clarté de l’évidence, c’est que ni l’avenir, ni le passé n’existent. Ce n’est pas user de termes propres que de dire : “il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir”. Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur” », car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente.

Mais s’agit-il alors encore bien du temps ? Ce dont nous parlons actuellement ne concerne-t-il pas plutôt notre perception que ce que l’on appelle le temps, que le temps réel, si tant est que le temps ait une réalité en soi. Comme l’écrit André Comte-Sponville :

Mais ce temps-là n’est pas le temps réel, n’est pas le temps du monde, n’est pas le temps de la nature : c’est le temps de l’âme, c’est le temps de l’esprit, et ce qu’on appellerait mieux la temporalité, entendant par-là l’unité – dans la conscience, par elle, pour elle – du passé, du présent et du futur[3].

Le temps existe-t-il en nous ou hors de nous ? Est-il comme le prétend Kant une forme a priori de l’intuition ou faut-il à la manière d’Isaac Newton le considérer comme une réalité absolue ? Il nous faut avouer que nous n’en savons rien. Le peu que nous savons et que nous connaissons du temps, c’est notre vécu du temps ou plutôt nos vécus du temps, c’est-à-dire certaines formes de temporalité.

Le temps est irréversible, impossible de l’arrêter ou de revenir en arrière. Comme le souligne avec malice Alain reprenant ces vers du Lac de Lamartine « Ô temps suspend ton vol », la question est de savoir pendant combien de temps le temps va-t-il s’arrêter ?

« Ô Temps ! Suspends ton vol ! » C’est le vœu du poète, mais qui se détruit par la contradiction, si l’on demande : combien de temps le Temps va-t-il suspendre son vol ?[4]

Impossible de faire en sorte que le temps s’accélère ou ralentisse, nous avons le sentiment que le temps s’impose à nous dans l’urgence ou l’ennui, la précipitation ou l’attente.

Cette incapacité de ralentir ou d’arrêter le temps est souvent durement ressentie par les soignants lorsqu’ils voudraient passer un peu plus de temps avec certains patients, afin de faire preuve à leur égard d’un peu plus de sollicitude et d’attention, mais qu’ils s’en trouvent empêchés par certains impératifs liés à la gestion des établissements de soin ou plus simplement par la nécessité de devoir s’occuper d’autres malades. Cette incapacité est le plus souvent vécue comme une indépassable impuissance qui confirme d’ailleurs la pensée de Jules Lagneau à propos de l’irréversibilité du temps lorsqu’il écrivait qu’alors que l’espace est la dimension de ma puissance, le temps est celle de mon impuissance[5]. Je peux faire et défaire ce que j’ai construit matériellement, comme l’enfant qui, avec son jeu de construction, édifie une structure qu’il démonte ensuite pour la remonter à nouveau. En revanche, nul ne peut faire que ce qui a eu lieu n’ait pas été. Ce qui est fait est fait et il n’est pas possible de revenir en arrière. Dans la vie, on ne peut pas, comme au cinéma, rejouer la scène. En ce sens la vie est plus proche du théâtre, on ne peut pas reprendre une scène au cours de la même représentation parce qu’on estime qu’on ne l’a pas bien joué. Les jeux sont toujours faits et rien ne va plus. Cela dit, si l’on ne peut agir sur le passé, il reste l’avenir qui est la dimension de tous nos projets. Nous avons le pouvoir de nous projeter dans le futur et d’essayer d’y produire des effets. Mais l’expérience le montre, tous nos projets ne sont pas toujours couronnés de succès et même lorsqu’ils aboutissent, c’est toujours après de nombreuses reconfigurations qui prennent en considération les obstacles et les contraintes avec lesquels il faut nécessairement négocier pour parvenir à ses fins. Et parmi les éléments incontournables à prendre en considération dans l’effectuation de nos actions et la réalisation de nos projets, il y a la présence d’autrui. Nous ne vivons pas le temps dans l’isolement ou la solitude, nous le vivons socialement et de manière intersubjective. Le problème est que nous vivons tous dans des temporalités différentes et qu’il est souvent difficile de faire se conjuguer ces diverses temporalités. On dit souvent qu’il y a un temps pour tout, sous-entendant par là qu’il faut toujours faire les choses au bon moment, mais il y a aussi une temporalité pour chaque chose et chaque action que nous effectuons, chaque attitude que nous adoptons possède sa propre temporalité. La temporalité de la méditation n’est pas celle de l’action, il y aussi le temps de l’attente et celui de l’urgence, celle de l’ennui et celle du souvenir. C’est lorsque l’on compare ces différentes temporalités que l’on prend conscience que si les heures sont toutes composées de soixante minutes, elles ne durent pas toute aussi longtemps les unes que les autres. Et c’est lorsque l’on prend conscience de cela que l’on découvre que le temps ne peut être mesuré simplement quantitativement et que la représentation que l’on s’en fait comme constitué d’une succession d’instants, par analogie avec l’espace qui serait composé de points, est erronée. Comme l’a montré Bergson, le présent n’est pas de l’instant, mais de la durée. C’est pourquoi il peut durer plus ou moins longtemps. Le temps des montres, le temps qui se mesure en mesurant de l’espace ne correspond qu’à une tentative pour objectiver le temps qui est peut-être fort utile sur le plan social, mais qui reste une abstraction au sens où il est totalement étranger à notre vécu concret du temps, à notre expérience du temps, c’est-à-dire à notre temporalité. Il peut sembler étrange de qualifier de concret ce qui n’a rien d’objectif et qui présente toutes les caractéristiques de la plus totale subjectivité, mais il faut prendre ici le terme concret au sens où l’entend Bergson au tout début de l’une de ses conférences intitulée « la conscience et la vie ». Voilà ce que dit Bergson au tout début de conférence :

Mais, qu’est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l’expérience de chacun de nous.

Si l’on considère qu’est concret ce qui est indissociable de notre expérience et qu’est abstrait ce qui en est séparé́, il n’y a en effet rien de plus concret que la conscience, car jamais je ne pourrai en faire abstraction. Et comme pour Bergson la conscience est indissociable de la mémoire et de l’anticipation sans lesquelles nous ne pourrions pas nous inscrire dans une temporalité, il n’y a donc rien de plus concret que cette temporalité dont nous ne pouvons faire abstraction. Autrement dit, la perception concrète du temps est celle de la temporalité́, celle d’une durée qui s’évalue plus qualitativement que quantitativement.

Si l’on envisage les choses sous cet angle, on peut estimer que les gestionnaires qui voudraient mesurer le temps de travail des soignants uniquement de manière quantitative ont une conception totalement abstraite de la temporalité soignante. Il confonde le temps humain, le temps relationnel, le temps de la sollicitude et de l’intérêt attaché à autrui avec un temps qui n’est concevable qu’intellectuellement, mais qui ne possède pas la dimension charnelle du temps vécu. Le temps des montres et des horloges, le temps des mathématiciens et des physiciens est un temps totalement désincarné. C’est pourquoi on peut considérer avec Bergson que ce temps ne dure pas, il ne se mesure que selon des rapports quantitatifs qui ne révèlent rien de la manière dont il peut être vécu. Ce temps-là n’est pas celui de la conscience. Voilà ce que Bergson, toujours lui, écrit pour nous aider à mieux le comprendre :

Le temps pourrait s’accélérer énormément, et même infiniment : rien ne serait changé pour le mathématicien, pour le physicien, pour l’astronome. Profonde serait pourtant la différence au regard de la conscience

[6].

Si le temps des montres et des horloges est homogène dans la mesure ou une heure y fait toujours soixante minutes et chaque minute soixante secondes, le temps vécu peut, quant à lui, se présenter selon des modalités très différentes et c’est principalement ce qui peut poser problème à l’intérieur d’une organisation et dans le cadre des relations humaines et peut-être encore plus à l’intérieur d’un établissement de soin et dans le cadre d’une relation de soins. En effet, les différentes parties prenantes qui entrent en relation dans le cadre d’un dispositif thérapeutique ne vivent pas nécessairement dans des temporalités identiques et compatibles. Le temps du patient (dont la patience est d’ailleurs parfois fort limitée ou à l’inverse très excessive) n’est pas celui du soignant qui n’est pas non plus celui de l’administration de l’établissement de soins.

On se trouve donc confronté à un choc de temporalité qu’il est souvent difficile de réguler. Difficulté qui se trouve peut-être redoublée dans le cadre d’une relation de soins en psychiatrie ou pédopsychiatrie, étant donné qu’une grande partie des pathologies qui y sont traitées peuvent concerner la temporalité et peuvent même être, pour certaines d’entre elles, considérées comme des pathologies de la temporalité. On a tous ici en tête ce fameux texte de Freud dans lequel il définit l’hystérique comme souffrant de réminiscence, dans la mesure où son existence s’inscrit dans une temporalité qui n’est pas parvenu à se détacher de l’événement ou de la scène traumatique passé qui sont sans cesse inconsciemment revécus ou remémorés avec la même intensité que si le traumatisme venait d’être vécu à l’instant. Au point que Freud compare le patient hystérique à des passants londoniens qui seraient affectés par des monuments, comme Charing cross ou la colonne proche de London Bridge qui commémorent des drames d’il y a plusieurs siècles, comme s’ils venaient de se produire :

Les hystériques et autres névrosés se comportent comme les deux Londoniens de notre exemple invraisemblable. Non seulement ils se souviennent d’événements douloureux passés depuis longtemps, mais ils y sont encore affectivement attachés ; ils ne se libèrent pas du passé et négligent pour lui la réalité et le présent. Cette fixation de la vie mentale aux traumatismes pathogènes est un des caractères les plus importants et, pratiquement, les plus significatifs de la névrose[7].

On pourrait donc, en un certain sens, considérer que dans ce type de névrose le malade est prisonnier d’une temporalité dont il ne parvient pas à se libérer et qui l’enferme dans un passé qui l’affecte de telle sorte qu’il lui est impossible de laisser s’exprimer définitivement la souffrance qu’a pu entraîner en lui un événement traumatique.

La question de la temporalité se pose certainement en pédopsychiatrie du fait que cette discipline doit prendre en charge des patients durant différents temps de la vie au cours desquelles la perception du temps évolue et diffère de celle des adultes.

Pour le pédopsychiatre, il est nécessaire de bien cerner la temporalité dans laquelle se situe le patient. La temporalité de l’enfance n’est pas celle de l’adolescence et selon les sujets ces temporalités peuvent certainement se manifester selon des modalités différentes. Pour l’enfant le présent est souvent perçu comme un maintenant immédiat et même s’il dure au sens où l’entend Bergson, cette durée se construit par un jeu de rétention / protention qui concerne principalement le passé et l’avenir immédiat. Il en est certainement tout autrement pour l’adolescent qui cherchent à sortir de cette temporalité pour tendre vers une temporalité adulte, mais qui voit aussi revenir à lui un passé qu’il avait réussi jusque-là à refouler. Avec le retour de certaines pulsions œdipiennes, l’adolescent se trouve sur une ligne de crête entre deux temporalités qu’il ne parvient pas nécessairement à apprivoiser et sur laquelle il doit se construire. La relation de soin va donc devoir s’établir en prenant en compte ces différentes temporalités et construire sa propre temporalité en les faisant dialoguer, et ce sans oublier la temporalité du soignant.

Le soin s’inscrit, en effet, dans une temporalité patiente et attentive qui est celle de l’écoute, de l’empathie ainsi que de l’analyse et de la réflexion. Elle peut se trouver confrontée à celle d’un patient trop impatient qui souhaiterait aller mieux tout de suite, où d’un patient qui restant inscrit dans la temporalité de sa pathologie résiste à la cure et s’enferme dans le souvenir récurent d’un traumatisme. Il faut donc que le soignant soit attentif au moment opportun – le kairos dont parle Aristote – durant lequel il pourra aider son patient à glisser d’une temporalité à une autre, à reconstruire une temporalité plus « équilibrée » dans laquelle il pourra assumer le passé tout en se projetant dans l’avenir.

Cela dit, le soignant doit aussi se préparer à affronter la temporalité de l’urgence, celle de ces moments qui nécessitent des prises de décision qui ne peuvent s’appuyer que sur une lente et patiente délibération.

Affronter ces temporalités décalées, celle du patient, celle du soignant, celle des non-soignants – les proches du patient, les personnels administratifs des établissements de soin -, c’est en fait se trouver confronté à la question de l’altérité. Comme l’écrit Emmanuel Levinas : « le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais il est la relation même du sujet avec autrui ». Cette caractéristique du temps, nous la sentons déjà dans nos relations interpersonnelles ordinaires et quotidiennes. Chacun d’entre nous vit au rythme d’une temporalité qui lui est propre et rencontre parfois, pour ne pas dire souvent, des difficultés à s’adapter au rythme de l’autre. Tel s’agace de la lenteur de tel autre ou se trouve étourdi par le rythme effréné de ses actions. Vivre avec les autres, c’est d’abord s’adapter à de multiples temporalités, s’inscrire dans un univers de temporalités décalées.

Dans le monde du soin, nous l’avons souligné précédemment, ces décalages sont le fait du statut et de la position institutionnelle de chacun. Aux décalages liés à la temporalité singulière de chacun viennent s’ajouter ceux produits par la structure de soin et par la situation que chaque partie prenante occupe dans la relation de soin et le cadre dans lequel elle se met en place. Toute la question est donc ici de savoir comment faire se rencontrer ces temporalités sans qu’il y ait confrontation ou « collision » entre elles. Cela suppose donc de la part de chacun une certaine capacité à s’adapter à la temporalité de l’autre et non la volonté d’imposer sa temporalité à l’ensemble du dispositif de soin, ce qui est certainement la cause de nombreux conflits ou de nombreuses incompréhensions, principalement entre les soignants et les administratifs. Chacun voudrait que l’autre se cale sur la temporalité propre à son mode de fonctionnement et reste aveugle à ce qui légitime le mode temporel dans lequel l’autre évolue. L’administration voudrait que les soignants adopte un mode temporel de type gestionnaire qui se cale plus sur une mesure quantitative du temps que sur sa dimension qualitative, qui est plus attaché au temps des horloges qu’au temps vécu, comme c’est le cas en milieu hospitalier lorsque l’administration définit le nombre de toilette que doit faire un.e aide soignant.e et le temps maximum qu’elle doit y passer. Vision purement comptable d’un temps qui est souvent celui d’un échange humainement indispensable avec le patient, d’un temps durant lequel parce qu’on s’immisce dans l’intimité du patient et dans le rapport qu’il entretient avec son corps, il faut faire preuve de sollicitude, de respect et de délicatesse pour ne pas heurter se pudeur. En psychiatrie et en pédopsychiatrie, il en va certainement de même du temps de la consultation et de l’échange avec le patient. Ici le soin est aussi, en un certain sens, une intrusion dans l’intimité d’autrui et dans une temporalité à laquelle il faut s’adapter.

Mais si le temps gestionnaire a du mal à s’adapter au temps du soin et de la thérapie, à la temporalité vécue par les patients et les soignants et à celle qui se met en place dans la relation qui se construit entre eux, peut-être en va-t-il de même dans l’autre sens ? La temporalité gestionnaire peut aussi prétendre à une certaine légitimité. Pour reprendre une formule bien connue « si la santé n’a pas de prix, elle a un coût » et il n’y a rien en soi de choquant à ce que les ressources allouées au système de santé soient gérées de telle sorte qu’elles se trouvent optimisées. Toute la question est alors de savoir quelles sont les conditions le plus favorables à une telle optimisation. Ce n’est certainement pas en restant aveugle à la temporalité de l’autre que l’on peut y parvenir.

Régler le problème des temporalités décalées dans l’univers du soin, ce n’est certainement pas s’obstiner à vouloir que tous se cale sur une seule et même temporalité, mais plutôt s’efforcer de faire dialoguer les temporalités et faire en sorte que chacune s’efforce de comprendre l’autre, c’est-à-dire, c’est là le véritable sens du verbe comprendre, la prenne avec soi. Il ne s’agit plus alors d’imposer une temporalité à une autre, mais de procéder plutôt à un ajustement des temporalités, ce qui suppose qu’il y ait du jeu entre elles et que leur rencontre ne bloque pas le système, mais permette au contraire qu’il fonctionne mieux. Dans un mécanisme, s’il n’y a pas un minimum de jeu entre les pièces qui le composent, il ne peut fonctionner, il bloque. En revanche, trop de jeu entraîne sa dislocation. C’est d’ailleurs tout le travail de l’ajusteur d’introduire dans le mécanisme le minimum de jeu nécessaire à son bon fonctionnement.

Dans la relation de soin telle qu’elle peut se mettre en place dans un cadre institutionnelle précis, n’est-on pas confronté à une difficulté comparable ? Difficulté qui se trouve accentuée par le fait qu’il n’y a pas à l’extérieur du système un deus ex machina qui ajuste le système, mais que c’est à chacun de procéder, pour lui-même et dans sa relation aux autres, à cet ajustement. Difficulté peut-être encore plus grande en pédopsychiatrie dans la mesure où le patient, du fait de sa pathologie, peut se trouver dans l’incapacité d’effectuer pour lui-même cet ajustement.

Pour rendre effectif cet ajustement, il faut introduire du jeu entre les temporalités de manière qu’elle puisse s’articuler les unes aux autres et se comprendre les unes les autres. C’est par le dialogue des temporalités qu’un tel jeu pourra introduire de la souplesse dans le système et rendre possible les ajustements nécessaires à son bon fonctionnement.

Pour que les soins et les traitements puissent être prodigués le plus efficacement possible, il faut éviter de tomber dans cet écueil vers lequel on est vite tenté de glisser et qui consiste à penser que tout fonctionnerait mieux si tout le monde fonctionnait comme soi, voire si on était le seul à le faire fonctionner. Une telle manière d’envisager les problèmes est elle-même problématique et confine à l’absurde dans la mesure où le gestionnaire d’un établissement de soin pourrait en arriver à penser que son métier serait bien plus facile s’il n’y avait pas les soignants ou un soignant à penser qu’il ferait mieux son travail s’il n’était sans cesse ennuyé par les malades. Cette présentation est plus que caricaturale, mais ne traduit-elle pas une tentation à laquelle nous sommes fréquemment exposés et à laquelle nous succombons parfois ? Cependant, il ne s’agit là que de pures fictions, la condition humaine est celle d’un être social et s’inscrit dans une intersubjectivité à laquelle il est impossible d’échapper.

Nous travaillons les uns avec les autres et les uns pour les autres, il nous faut donc prendre en compte la singularité de toutes les parties prenantes d’une relation afin de nous accorder à elle de façon à rendre la relation plus harmonieuse.

En fait, cette difficulté à laquelle sont confrontés les différentes parties prenantes d’une relation de soin est symptomatique de la vulnérabilité foncière de l’être humain. Cette vulnérabilité qui est au cœur même de la condition humaine est encore plus accentuée dans la relation de soin. Elle ne concerne pas simplement la faiblesse ou la fragilité des êtres humains, mais leurs dépendances réciproques. Nous avons trop souvent tendance à croire que ne sont dépendants que les être que nous jugeons les plus faibles : les enfants, les personnes âgées ou en situation de précarité, les malades, mais ce jugement nous aveugle et nous empêche de percevoir notre propre vulnérabilité. Nous sommes tous vulnérables, car nous sommes tous dépendants les uns des autres. Par conséquent, la relation de soin n’est pas une relation entre les soignants ou les médecins qui seraient des personnes autonomes et les patients qui seraient vulnérables. En réalité la relation de soin est une relation qui s’établit entre personnes vulnérables. Prendre conscience de cette dimension de vulnérabilité inhérente à la relation de soin permet de se mettre dans des dispositions favorables à une certaine forme d’empathie et, entre autres, à ce que l’on pourrait appeler une « empathie temporelle ». Si je me pense comme totalement autonome, je ne vais prendre en considération que la temporalité qui est la mienne, qui est celle de mon activité, de ma position dans le système de soin. Autrement dit, je réduirai mon point de vue et n’appréhenderait la relation que sous un seul et unique angle, celui du gestionnaire pour l’administratif ou celui du soignant ou du médecin. En revanche, si chacun assume sa vulnérabilité, il pourra s’efforcer de mieux comprendre la temporalité selon laquelle l’autre évolue et pourra ainsi tenter de faire se concilier les différentes exigences de chacune des positions et de mieux comprendre leurs inscriptions temporelles.

Mais ce qui nous rend également vulnérable relativement au temps et à la temporalité et qui rend difficile la communication des temporalités, c’est que nous ne sommes pas suffisamment armés pour en parler. S’il est difficile de faire dialoguer les temporalités, c’est que nous ne disposons pas d’un logos approprié pour le faire. En effet, comme le fait remarquer Henri Bergson, notre intelligence et notre langage parce qu’ils se sont construits à partir de l’action ne fonctionnent qu’à partir de métaphores spatiales. C’est pourquoi nous nous représentons le temps et nous en parlons comme si c’était de l’espace. Nous nous représentons le temps comme une ligne ou un cercle – pour imaginer le temps cyclique -, quand nous croyons mesurer le temps, nous mesurons en réalité de l’espace, la distance que parcourt l’aiguille sur le cadran de la montre. Il nous faut donc pour parvenir à faire dialoguer les temporalités, trouver une métaphore spatiale qui le permette et c’est, me semble-t-il, la notion de « point de vue » qui convient le mieux. Un point de vue, au sens littéral, désigne un lieu où l’on se trouve et en fonction duquel on peut observer un objet sous un certain angle. Ainsi, si l’on change de point de vue, on peut viser le même objet et ne pas voir la même chose. Aussi, si l’on se contente d’un seul point de vue, on ne pourra exprimer qu’une opinion partielle et partiale. En revanche, si l’on s’efforce d’adopter le plus de points de vue possible, on pourra, à partir de ces différentes perceptions du même objet, tenter d’en construire une représentation plus précise et plus en adéquation avec la nature de l’objet que l’on tente de définir.

Pour ce qui concerne la temporalité, peut-être pourrait-on parler de « point de vue temporel » pour appréhender une situation et envisager toutes les perceptions possibles que l’on peut en avoir selon les nécessités auxquelles on est confronté. Cela suppose une certaine forme d’empathie dans la mesure où le temps est, à la différence de l’espace qui est, comme le précise Kant, la forme du sens externe, la forme du sens interne. Autrement dit, alors que nous organisons la perception de ce qui se passe hors de nous selon des rapports spatiaux, nous organisons ce qui se passe en nous selon de rapports temporels. Le problème, c’est que nous ne savons pas vraiment parler de ce qui s’inscrit dans cette temporalité, si ce n’est en essayant d’envisager la possibilité d’appréhender les choses selon différents points de vue temporels.

 

Si la relation de soin s’inscrit donc dans une triangulation à temporalités décalées, toute la question est de savoir comment recaler ces temporalités, comment les ajuster. Parmi les pistes qui s’offrent aux différents termes de cette relation, la prise de conscience de cette vulnérabilité foncière de toutes les parties prenantes et la volonté d’assumer celle-ci et de l’accepter pour soi-même et pour autrui est certainement l’une de celle qui permettrait d’éviter beaucoup de souffrance de part et d’autre. S’il faut savoir prendre son temps pour bien faire les choses, il faut aussi apprendre à prendre le temps de l’autre, le respecter et l’aider à s’ajuster aux autres temporalités qu’il doit nécessairement côtoyer. On pourrait ainsi éviter de nombreux phénomènes d’épuisement qui viennent le plus souvent de l’effort impossible d’adopter une temporalité qui n’est pas la sienne, qui n’est pas celle de sa fonction et qui donne trop souvent le sentiment de mal faire la tâche qui est la sienne. Comment faire pour travailler selon une juste temporalité adaptée à sa pratique sans pour autant mépriser la temporalité de l’autre avec qui l’on travaille ? Comment faire pour s’adapter à la temporalité de l’autre sans renoncer au rythme indispensable que l’on doit suivre pour bien faire son métier ? Comment la temporalité gestionnaire et managériales peut-elle s’adapter à la temporalité soignante et réciproquement ? Comment ces temporalités peuvent-elles s’ajuster à celles des patients ? C’est semble-t-il tout l’enjeu des échanges qui vont avoir lieu aujourd’hui.

Il ne faut ni se soumettre à la temporalité de l’autre ni la nier ou la mépriser. Il faut apprendre à écouter les nécessités des uns et des autres et pour cela apprendre à s’assumer comme vulnérable en intégrant la vulnérabilité des autres avec qui ou pour qui l’on travaille, ce qui n’est pas un signe de faiblesse, mais une force qui rend possible une véritable collaboration en vue du bien de tous les acteurs du soin et du bien de ceux à qui ces soins sont destinés.

Eric Delassus

 

[1] Harmut Rosa, Accélération, Editions La découverte, 2013.

[2] Saint-Augustin, Confessions, Paris, Garnier-Flammarion, 1964. p. 264.

[3] Comte-Sponville A, L’être-temps, Paris: PUF; 1999. p. 22.

[4] Alain. Éléments de philosophie. Chapitre XVII : “Du temps”. Paris: Gallimard; 1941. p. 80.

[5] Lagneau J. « Cours sur la perception ». In: Célèbres leçons. Paris: PUF; 1964. p. 175-6.

[6] Bergson H. La pensée et le mouvant. Paris: PUF; 1975. p. 3.

[7] Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, leçon 1.


 

Des vertus du doute en entreprise

Posted in Articles on janvier 9th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Douter est parfois interprété comme un signe de faiblesse, il est souvent perçu comme le propre des caractères indécis et hésitant. À l’inverse, on aurait aujourd’hui plutôt tendance à valoriser l’attitude du fonceur qui ne craint pas de prendre des risques. Mais n’est-ce pas prendre un risque inconsidéré que de ne pas douter ? Le doute ne peut-il pas devenir une force lorsqu’il est utilisé à bon escient dans le calcul des risques ?

Que signifie douter ? Douter ne signifie pas nécessairement hésiter et être indécis. Le doute désigne littéralement la suspension du jugement et cette suspension peut ne concerner que le moment pendant lequel on examine les différentes options possibles face à une situation, afin de tenter de déterminer quelle est la meilleure. Autrement dit, le doute n’installe pas nécessairement celui qui le pratique dans l’incertitude, il peut également être un moyen d’accéder à une connaissance plus assurée. À l’origine, le doute a été pratiqué par les sceptiques, dont certains, comme Pyrrhon, vont jusqu’à considérer que le monde n’est fait que d’apparence et qu’il n’y a aucune vérité. On peut considérer qu’il y a deux formes de scepticisme, une forme forte et une forme faible. Pour la première, il faut douter de tout parce qu’il n’y a aucune vérité, tandis que pour la seconde, il y a peut-être une vérité, mais elle nous est inaccessible. Quoi qu’il en soit, le problème du scepticisme est qu’il peut vite conduire au silence et à l’inaction. En effet, si je considère qu’aucune vérité n’est accessible, si je ne peux être certain de rien, je ne peux rien affirmer et je peux difficilement agir puisque je ne peux faire aucun choix. Mais le doute ne se limite pas au scepticisme, il y a un autre usage possible du doute, celui du doute méthodique de Descartes. En effet, Descartes, qui cherche une vérité certaine et indubitable, va utiliser le doute comme pierre de touche pour examiner le degré de vérité et de certitude d’une affirmation. C’est ainsi qu’il parvient au fameux cogito ergo sum – « je pense donc je suis » – après avoir poussé le doute aussi loin qu’il est possible. En effet, je peux douter de tout sauf de mon existence en tant que sujet de ce doute, c’est-à-dire en tant que sujet pensant. Si je doute, il faut bien que ce « je » qui doute existe, c’est une évidence, une vérité qui se perçoit immédiatement et qui marque les limites du doute, mais qui permet aussi d’en préciser l’utilité. Tant que j’ai une raison de douter d’une affirmation, je ne peux pas affirmer catégoriquement qu’elle est vraie, je ne la considère pas non plus comme fausse, je suspends mon jugement à son sujet.

Cette utilisation du doute comme moyen d’évaluer la valeur de vérité d’une proposition se retrouve dans le premier précepte de la méthode :

« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de la mettre en doute. »

Ce précepte peut certainement trouver sa juste place dans le monde de l’entreprise et intervenir dans les délibérations qui précèdent toute prise de décision. Se demander toujours, avant de valider une décision, quelles sont les raisons qui pourraient conduire à douter de son bien-fondé, n’est-ce pas la meilleure manière d’éviter de se fourvoyer en adoptant des stratégies inadaptées, en recourant à des méthodes de management inadéquates ou en se trompant de priorité dans les objectifs à poursuivre ?

Utiliser de cette manière, c’est-à-dire comme méthode, le doute n’est plus un signe faiblesse ou d’irrésolution, il devient générateur de force et de lucidité. De plus, comme une entreprise est une réalité sociale, collective, cette méthode invite à s’ouvrir aux objections des uns et des autres qui peuvent nourrir ce doute, non pour bloquer la décision, mais pour enrichir la délibération qui la précède.

Il nous faut donc apprendre à douter, tant dans notre vie personnelle que dans notre activité professionnelle, non pour n’être assuré de rien, mais au contraire pour s’assurer que l’on a choisi, sinon la bonne solution, celle qui apparaît la meilleure.

Éric Delassus

La responsabilisation

Posted in Articles on janvier 5th, 2023 by admin – Commentaires fermés

La responsabilisation

Intervention du 8 septembre 2022 dans le cadre des rencontres organisées par le réseau ICARE au siège de la Société Michelin à Clermont-Ferrand.

Le sens et la valeur de l’altérité

Posted in Articles on décembre 24th, 2022 by admin – Commentaires fermés

À la suite de mon précédent article sur la notion d’altérité, j’aimerais le compléter et poursuivre cette réflexion en insistant sur les raisons pour lesquelles il est essentiel de valoriser celle-ci, principalement dans les organisations. En effet, la vision taylorienne du travail a atteint ses limites et a suffisamment montré qu’elle était porteuse d’effets pervers pour que l’on passe à autre chose. En effet, le temps où l’on considérait l’être humain au travail comme un individu substituable à un autre est révolu. Cette manière de considérer l’être humain au travail en l’assimilant à une chose ne devrait plus avoir cours aujourd’hui. D’une part, parce que de nombreuses tâches répétitives qui devaient être accomplies par des êtres humains à l’époque de Taylor sont désormais effectuées par des machines. D’autre part, parce que même lorsqu’il s’agit de tâches de simple exécution, on s’aperçoit que chaque personne les effectue à sa manière et qu’il est souvent profitable à une organisation, comme une entreprise, de laisser les individualités s’exprimer, ce qui est généralement une source inépuisable d’innovation. L’altérité de l’autre – et ce n’est pas un pléonasme d’utiliser cette expression – c’est ce qui fait son originalité, sa singularité, ce qui fait qu’il n’a pas son pareil et qu’il possède des caractéristiques, des aptitudes qu’il est le seul à posséder. Par conséquent, prendre en considération cette altérité, c’est nécessairement accorder de la valeur à ce qui fait d’un être humain une personne. Valoriser l’altérité, c’est donc respecter la personne.

Ce respect de la personne dans une entreprise est un impératif inconditionnel sur le plan éthique, mais qui peut par surcroit, être porteur de conséquences favorables tant pour les personnes prises individuellement que pour l’organisation tout entière. Ainsi, en valorisant l’altérité et la singularité, il est possible de conjuguer la valeur accordée à la personne prise individuellement et celle qu’il faut nécessairement attribuer à la dimension collective du travail. Un collectif de travail n’est pas un ensemble d’individus uniformes, mais une communauté de personnes toutes différentes les unes des autres et c’est cette différence qui en fait la richesse et la puissance créatrice.

En effet, nier ou mépriser cette altérité, cette singularité qui fait que chacun est unique, irremplaçable et n’a pas son pareil, c’est passer à côté d’aptitudes que la personne peut développer à l’intérieur de l’entreprise et mettre au service de celle-ci et plus largement de la collectivité dans son intégralité.

Il est donc essentiel de reconnaître cette altérité dans les organisations, elle peut être une source de joie pour la personne qui vivra sa présence dans l’organisation comme l’occasion de développer sa puissance de penser et d’agir, elle est aussi une richesse pour l’organisation elle-même et la collectivité au service de laquelle elle fonctionne, puisque le développement des aptitudes singulières de chacun est généralement une source d’innovation et de progrès.

Éric Delassus

À LA RENCONTRE DE L’ALTÉRITÉ

Posted in Articles on décembre 24th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Qui est autrui ? À cette question, nous serions tentés de répondre qu’il est notre semblable. En effet, nous ne rangeons pas dans la catégorie « autrui », ce qui est radicalement autre que nous. Une chose ou même un animal, nous ne pouvons pas précisément les considérer comme relevant de ce terme. Cependant, puis-je réduire autrui à n’être que mon semblable ?

S’il en était ainsi, il n’y aurait quasiment plus de frontière entre la similitude et l’identité. Or, si autrui est mon semblable, il n’est pas mon identique. Ce qui fait qu’il est autre, c’est aussi et surtout sa différence. C’est d’ailleurs cette différence qui va constituer son altérité, c’est-à-dire cette caractéristique propre à ce qui est autre. Le problème est alors de savoir jusqu’où peut aller cette différence pour que je puisse toujours reconnaître en l’autre mon semblable.

Tout homme est mon semblable, mais en un certain sens tout être vivant également, néanmoins j’aurai plus de mal à considérer qu’un vivant non-humain est un autre au même titre que peut l’être un autre être humain. Ce qui ne veut pas dire que je peux m’autoriser à être indifférent au sort des autres vivants, mais face à un vivant non-humain, je vais être confronté à une altérité qui ne sera pas du même type que celle que je rencontre face à autrui.

L’altérité suppose la similitude et la différence, aucune de ces deux caractéristiques ne peut être évacuée.

En effet, si je ne considère autrui que comme mon semblable, je risque fort de ne plus considérer comme un autre tout ce que je perçois comme trop différent de moi. Cette tendance à ne voir dans l’autre que mon semblable et à rejeter ce qui est jugé comme trop dissemblable a pu, par exemple, servir de justification à l’esclavage ou à la colonisation.

C’est cette question qui fut posée lors de la controverse de Valladolid lorsque se posait la question de savoir si les Indiens d’Amérique étaient des créatures humaines et qui a abouti à la réduction en esclavage des populations noires d’Afrique. C’est ce rejet et cette incompréhension de la différence au nom de la valeur accordée à la similitude qui fait que lorsque Robinson rencontre Vendredi, il a tout d’abord du mal à le considérer comme un être humain à part entière. C’est ce refus de la différence qui fut à l’origine du rejet d’une partie de l’humanité considérée comme sauvage ou barbare. Or, comme le fait remarquer Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire, le barbare n’est-ce pas d’abord celui qui croit à la barbarie ?

Néanmoins, si je dois considérer autrui comme différent, je ne dois pas pour autant évacuer le fait qu’il est mon semblable, car si je le considère comme radicalement différent, je risque de ne plus être en mesure de prendre en considération ce qui fait son humanité et ce que je possède en commun avec lui.

Pour comprendre et appréhender autrui, il convient donc de se situer sur la ligne de crête qui sépare l’identité et la différence.

Autrui est toujours celui dont je suis proche, mais qui en même temps m’échappe et reste pour moi un mystère, il est une source d’inquiétude, car il m’invite en permanence à me remettre en question. Sous le regard d’autrui, je découvre des aspects de moi-même que j’ignore et sa différence m’invite à interroger ma manière d’être humain. Si nous avons trop souvent tendance à rejeter ce qui nous est différent et si les diversités sexuelles, culturelles ou de tout autre espèce nous inspire parfois une certaine forme de répulsion, c’est qu’elles remettent toujours en question notre manière d’être humain. Elles nous montrent qu’il n’y a pas qu’une seule façon de manifester son humanité, que la nôtre n’est peut-être pas la seule possible et pas nécessairement la meilleure.

Il faut donc se méfier de tout rejet de l’autre et de ce qui fait son irréductible altérité, cela nécessite que l’on ne dissocie pas différence et similitude. Il nous faut donc à la fois respecter en l’autre ce qui fait sa différence tout en continuant d’avoir le sentiment qu’il est notre semblable et que nous partageons avec lui cette humanité qui nous évite de vivre séparés les uns des autres et de rejeter en l’autre ce qui fait son altérité.

Éric Delassus

Le courage managérial

Posted in Articles on octobre 26th, 2022 by admin – Commentaires fermés

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Le courage est une vertu difficile à définir et à identifier, car il peut prendre des formes diverses ou parfois, donner l’impression d’être présent dans des comportements dans lesquels il est en réalité totalement absent. Comme l’a écrit Albert Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » et souvent, on désigne par le terme de courage, ce qui est certainement tout son contraire. Dans le film de Stéphane Brizé, Un autre monde, Vincent Lindon joue le rôle d’un chef d’entreprise qui essaie de sauver des emplois dans son usine, alors que la direction du groupe dont il fait partie envisage une restructuration qui risque d’être dévastatrice pour les salariés. Ce chef d’entreprise tient tête à sa hiérarchie et propose une alternative financièrement viable, afin de sauver les emplois. Ce qui est intéressant dans ce film, c’est l’emploi qui y est fait du terme de courage. Alors que l’attitude de ce patron qui fait ce qu’il estime juste peut sembler courageuse, ce qui lui est reproché, principalement par la directrice de la filiale française du groupe interprétée par Marie Drucker, c’est justement de manquer de courage. Comme si le courage consistait à ne pas écouter ses sentiments et à faire preuve de dureté et d’insensibilité.

En effet, on se représente communément la personne courageuse comme une personne n’écoutant pas ses affects, indifférentes à ses sentiments personnels ou ses émotions, totalement dénuée de peur et ignorant la crainte. Bien évidemment, les choses sont bien plus complexes que cela dans la réalité. Si la personne courageuse était telle qu’on vient de la décrire, elle ne serait pas éloignée de la brute insensible et irréfléchie. Le courage ne consiste pas dans l’absence d’affect et plus particulièrement de peur, il consiste plutôt dans la manière dont on appréhende ses peurs et ses émotions et surtout dans la capacité à pouvoir dépasser ses impulsions premières, à aller au-delà de ses tendances spontanées. Dans la vie courante, on distingue deux formes de courage. La première est celle de celui qui ne rechigne pas à l’effort, c’est le courage de celui qui est disposé à travailler sans ménager sa peine. Ici, le courage désigne ce qui s’oppose à la paresse. La seconde désigne celui qui ne fuit pas devant le danger et qui est prêt à l’affronter en faisant preuve d’une remarquable détermination. Le courage s’oppose alors à la lâcheté. Dans les deux cas, on a affaire à une force de résistance face à des comportements que nous pourrions être tentés d’adopter spontanément, naturellement. Être courageux, c’est avoir la force de se lever le matin pour aller travailler et ne pas se laisser aller à une certaine tendance naturelle à l’inertie. Si nous n’étions pas un peu courageux, nous ne serions pas venus ici ce matin et nous serions restés bien confortablement blottis sous la couette. Être courageux, c’est aussi avoir la force de résister à la tentation de fuir face au danger pour l’affronter efficacement. Ce peut être le courage du héros qui risque sa vie pour les valeurs auxquelles il croit. Le courage des résistants qui ont mis leur vie en danger au nom de la liberté. C’est aussi, par exemple, le courage de celui qui n’hésite pas à se jeter à l’eau pour aller sauver celui qui est en train de se noyer, le courage du pompier qui brave le feu. En ce sens, le courage n’est pas absence d’affect, mais capacité à apprivoiser ses affects, pas seulement par un effort de volonté, mais aussi en faisant appel à la puissance de la réflexion. C’est pourquoi, comme le faite remarquer Aristote, le courage n’est pas la témérité. Il ne consiste pas à affronter le danger sans réfléchir. La personne courageuse n’est pas ce que l’on appelle couramment une « tête brûlée ». Elle ne met pas bêtement sa vie en danger et les risques qu’elle prend sont calculés. À la volonté de bien faire et de faire le bien, elle allie la réflexion et la lucidité.

Mais si le courage est une affaire de volonté, il est aussi une affaire de désir, car si la volonté n’est pas soutenue par le désir, elle n’est rien. En effet, si vous vous orientez vers une profession comme celle de cadre de santé, de manager et que vous n’êtes pas animé par le désir de faire ce métier et de bien le faire, vous risquez fort, à un moment ou à un autre de manquer de courage, de ne pas avoir le force de faire ce qu’il faut faire au moment où il faut le faire. Faire preuve de courage managérial, c’est savoir prendre des décisions difficiles, parfois ingrates, accepter de déplaire, accepter – nous en reparlerons – de prendre le risque de se tromper et assumer seul ses choix. S’il n’y a pas un puissant désir de bien faire derrière tout cela, il est difficile d’aller au bout de sa mission.

Ce lien entre le courage, les affects et le désir est d’ailleurs présent dans l’étymologie même du mot courage. En effet, ce terme vient du latin cor qui désigne le cœur considéré comme le siège des sentiments. La personne courageuse est une personne de cœur, pas seulement au sens où elle saurait faire preuve d’empathie et de bonté, pas uniquement au sens où elle serait généreuse et charitable, mais aussi au sens où elle cherche à augmenter sa puissance d’agir pour contribuer à l’augmentation de celle des autres. En ce sens, et cela rejoint également la problématique de l’autorité, le courage managérial consiste à savoir prendre les décisions qui vont dans le sens du bien commun, au risque parfois de devoir affronter les réticences et les critiques parfois violentes de ceux qui, soit par ignorance, soit pour préserver certains intérêts particuliers, s’y opposent. Le courage consiste alors à défendre ses choix tout en écoutant les critiques formulées et tout en étant en capacité de se remettre en question lorsque les critiques sont constructives. Si être courageux consiste à faire preuve de résolution, cela ne signifie pas être obstinée. Que signifie la différence en la résolution et l’obstination ? Pour répondre à cette question, je prendrai un exemple emprunté à Descartes. Il s’agit de l’exemple de l’homme perdu dans la forêt. Que faire lorsque l’on est perdu dans une forêt ? Celui qui manque de courage, celui qui panique (qui se laisse emporter par ses affects, ne réfléchit pas et perd toute lucidité), partira dans tous les sens et fera preuve d’irrésolution, il ne saura pas se décider pour s’orienter dans une direction ou une autre et risquera fort de « tourner en rond » et de ne jamais atteindre l’orée du bois. En revanche, celui qui fait preuve de courage prendra une décision et s’y tiendra autant qu’il est possible. Il déterminera un cap, n’importe lequel, mais s’y tiendra, car il aura compris que s’il avance toujours dans la même direction, il finira par sortir de la forêt. Néanmoins, comme cela vient d’être dit, il s’y tiendra, autant qu’il est possible. S’il aperçoit qu’un obstacle l’empêche d’avancer, ou que certains signes lui indique qu’un autre chemin préférable à celui qu’il a choisi initialement est possible, il ne va pas poursuivre son chemin malgré tout, il va admettre qu’une autre voie peut être empruntée et se réorienter. D’un point de vue managérial, c’est le même schéma qui peut être utilisé. Être courageux consiste à savoir prendre des décisions et à faire preuve de résolution, mais sans pour autant être obstiné, ce qui signifie s’accorder un certain droit à l’erreur et, par conséquent, introduire de la réciprocité dans ce droit. On ne peut s’accorder le droit à l’erreur sans l’accorder aux autres.

Reconnaître un droit à l’erreur, pour soi-même comme pour autrui, est aussi une forme de courage. En effet, si le courage consiste à résister à ses impulsions premières, refuser de s’enferrer dans ses propres erreurs et être capable d ’accepter que l’autre ait pu se tromper en toute bonne foi relève aussi du courage. Trop souvent, on est tenté de se laisser emporter par le désir d’avoir toujours raison et on interprète le fait de changer d’avis comme un signe de faiblesse. Or, l’entêtement peut souvent être dévastateur. Mieux vaut admettre son erreur pour se réorienter dans la bonne direction qu’aller droit dans le mur par obstination. Comme le fait remarquer le philosophe Charles Pépin qui a écrit un livre sur Les vertus de l’échec, lorsque l’on dit que « l’erreur est humaine », cela ne signifie pas seulement que parce que l’on est humain, on peut se tromper. Cela va au-delà de ce simple constat. Selon Charles Pépin, dire que l’erreur est humaine, c’est affirmer que l’erreur est le chemin normal par lequel l’être humain apprend. c’est à force de faire des erreurs et de les corriger, c’est à force d’essais plus ou moins concluant que nous progressons. Mais Charles Pépin n’oublie pas la seconde partie du proverbe « persévérer est diabolique ». C’est dans la répétition de l’erreur que se situe le mal. Celui qui réitère sans cesse les mêmes erreurs, en sachant pertinemment que ça ne marche pas, commet une faute impardonnable. Et pourquoi le fait-il, si « ça ne marche pas » ? Par manque de courage. Il préfère commettre une erreur connue, plutôt que prendre le risque d’en commettre une autre en essayant de faire autrement. J’ai pu constater ce phénomène lorsqu’il y a encore peu de temps, j’enseignais. Certains élèves me rendaient régulièrement le même devoir, quel que soit le sujet. Certes, le contenu était différent selon le sujet qu’ils avaient à traiter, mais les erreurs de méthode étaient toujours les mêmes. Ils ne prenaient pas le risque de faire autrement de peur de se tromper encore et de commettre des erreurs encore plus graves que celle qu’ils avaient commis précédemment. Ainsi, en persévérant toujours dans la même erreur, ils s’interdisaient de progresser. Or, le courage consiste justement à prendre le risque de l’erreur, mais sans persévérer dans les erreurs déjà commises. Dans le domaine des relations humaines et donc aussi du management, nous pouvons rencontrer des cas de figure comparables. Nous rencontrons cela dans le monde du travail, mais aussi dans notre vie familiale ou avec nos relations dans divers domaines. Il y a des gens avec lesquels, systématiquement, ça va mal se passer. Le plus souvent, nous imputons la responsabilité de ces échecs relationnels à l’autre. Cependant, si l’autre y est aussi pour quelque chose, nous ne posons pas la question de savoir si nous n’avons pas, nous aussi, une part de responsabilité dans l’affaire. Souvent, en effet, lorsque quelqu’un nous agresse, ou lorsque nous percevons son attitude comme une agression, nous réagissons toujours de la même façon, même si nous savons par expérience que ce type de réponse ne fait qu’envenimer la situation et ne résout jamais les problèmes, mais les rend encore plus complexes et plus difficiles à résoudre. Tout se passe comme si le fait de savoir comment ça allait mal se passer nous rassurait. En fait, par manque de courage, nous ne prenons pas le risque d’agir autrement. Nous succombons à la tentation diabolique de persévérer dans l’erreur. Aussi, en tant que cadre, en tant que manager, vous devez faire preuve de courage et d’imagination pour essayer différentes manières d’appréhender les personnes que vous devez diriger et accompagner pour établir avec eux une relation constructive, même en cas de conflit. Le conflit, comme l’échec, peut être constructif, tout dépend ce que l’on en fait. Dans ce domaine, le courage consiste aussi à s’adapter à la singularité de l’autre et de la situation. Autrement dit, manager avec courage, ce n’est pas appliquer des recettes qui seraient les mêmes pour tout le monde et en toute circonstance. La vertu qui permet de savoir s’adapter à ces singularités consiste en ce qu’Aristote nomme le phronesis, terme grec que l’on traduit souvent par prudence ou par sagacité. La phronesis, c’est l’intelligence du singulier.

Qu’est-ce que le singulier ? Le singulier, ce n’est pas le particulier. Dans un ensemble, tous les éléments peuvent être identiques, chacun est cependant un élément particulier. Il n’est pas pour autant singulier. Ce qui est singulier, c’est ce qui n’a pas son pareil, ce qui n’est pas substituable par quelque chose d’identique. C’est le propre de chaque personne humaine d’être une singularité. Toutes et tous ici, vous êtes des personnes singulières. Aussi, le management peut-il être considéré comme l’art d’accompagner des singularités. J’ai d’ailleurs donner une conférence sur ce sujet dans laquelle je définis le manager comme un phronimos (http://cogitations.free.fr/wp-content/Et-si-le-manager-devenait-un-phronimos%C2%A0.pdf), c’est-à-dire selon Aristote un homme prudent ou sagace, quelqu’un qui a l’intelligence du singulier. Le courage se manifeste donc alors dans la capacité du manager à prendre le risque de s’adapter à la singularité de chacun, ce qui peut parfois être difficile et nécessite des qualités d’écoute, de compréhension et d’ouverture à autrui. Il faut pour cela avoir le courage de se décentrer de soi. Par exemple, lorsque l’on est confronté à un désaccord avec une autre personne, l’attitude la plus courageuse n’est certainement pas de se placer en position défensive et de rechercher immédiatement les arguments pour contrer l’autre. La première chose à faire, c’est d’essayer de comprendre pourquoi l’autre pense différemment et, à partir de là, de nuancer sa position et d’envisager les arguments qu’on peut lui opposer non pour le « coincer » et le laisser sans réponse, mais pour mettre en place les conditions d’un véritable dialogue.

Faire cet effort de décentrement, c’est aussi se libérer des affects tristes, c’est-à-dire qui ont tendance à nous rendre impuissants. Comme cela a déjà été dit, être courageux, ce n’est pas se couper de ses affects, c’est au contraire les écouter, mais les écouter, ce n’est pas s’y soumettre. C’est plutôt les examiner par le prisme de la réflexion pour tenter de les apprivoiser et de les orienter dans un sens qui puisse être bénéfique pour tous. Dans les situations de tension, l’affect dont il faut principalement se garder est la haine sous toutes ses formes, c’est-à-dire l’affect par lequel je suis conduit à nuire à celui avec lequel j’entretiens des rapports tendus, voire à l’éliminer. Spinoza, philosophe du XVIIe siècle, analyse notre vie affective à partir de trois affects fondamentaux, le désir – dont nous avons déjà parlé – la joie et la tristesse. La joie désigne l’affect qui accompagne une augmentation de notre puissance d’être et d’agir, tandis que la tristesse accompagne au contraire une diminution de cette puissance. Pour vous aider à mieux comprendre ce que signifie la joie, je vous demanderais de vous remémorer quelques expériences que vous avez probablement vécues. Vous vous souvenez certainement que lorsque vous étiez élèves ou étudiants, il vous est arrivé de « sécher » sur un problème de maths ou le sujet d’une dissertation, si vous êtes sportif, vous avez nécessairement dû vivre des périodes pendant lesquelles vous ne parveniez pas à atteindre les performances que vous souhaitiez réaliser, si vous êtes bricoleur vous avez certainement peiné à effectuer certaines opérations. Maintenant, souvenez-vous de ce que vous avez ressenti lorsqu’enfin, vous avez compris comment faire pour trouver la solution de votre problème de maths, lorsque soudain l’angoisse de la page blanche s’est dissipée et que l’inspiration est venue, lorsque, malgré la peine générée par l’effort fourni, vous avez senti que la performance était réalisée ou que d’un seul coup vous avez compris quel était le bon geste à effectuer pour étaler correctement l’enduit sur le mur que vous rénoviez. Vous avez alors senti votre puissance de penser et d’agir augmenter, vous avez eu pendant un temps le sentiment d’exister plus intensément, vous avez ressenti de la joie. En d’autres termes, je me sens joyeux quand je me sens capable et que la mise en œuvre de mes capacités me permet de produire, de créer, de réaliser ou de réussir quelque chose de positif. Par conséquent, si quelqu’un favorise l’augmentation de ma puissance d’agir, je l’aimerais. L’amour étant, selon Spinoza, une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. En revanche, si quelqu’un vient limiter ma puissance d’agir, je le prendrai en haine, la haine étant une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. C’est de ce dernier affect dont il faut se méfier, car, comme l’a pertinemment remarqué Spinoza, la haine étant une tristesse, elle est aussi une manifestation d’impuissance, la haine m’affaiblit. Il faut donc que je m’en préserve, et le meilleur moyen d’y arriver est d’essayer de comprendre l’autre, même mon pire ennemi. Par conséquent pour régler les conflits, faire preuve de courage consiste à se décentrer de soi pour se garder de la haine, et même s’il est parfois nécessaire de s’opposer, de sévir ou de sanctionner, il faut s’efforcer de le faire sans haine.

En ce sens, le courage n’a rien à voir avec une quelconque toute-puissance. Être courageux, c’est aussi être en capacité d’assumer la vulnérabilité humaine, la sienne ainsi que celle des autres. Par vulnérabilité, il ne faut pas entendre fragilité ou faiblesse, mais surtout dépendance. C’est ce sens que donne au terme de vulnérabilité les éthiques du care qui remettent en question l’idée que la condition humaine serait principalement fondée sur l’autonomie de la personne. Or, l’autonomie n’est pas une donnée fondamentale, elle est une qualité qui s’acquiert progressivement et jamais totalement. Pour bien décrire ce qu’il faut entendre par vulnérabilité, j’ai coutume de faire appel à un exemple que j’emprunte à la philosophe américaine Joan Tronto dans son livre Un mode vulnérable. Il s’agit du cadre d’entreprise qui arrive un matin et qui découvre son bureau dans l’état dans lequel il l’a laissé la veille. Le ménage n’a pas été fait durant la nuit, la poubelle n’a pas été vidée, rien n’est rangée et il ne peut pas commencer sa journée dans les conditions favorables rendues possibles par les travailleurs invisibles de la nuit dont il découvre qu’il est dépendant. Cette expérience lui permet de découvrir sa vulnérabilité, c’est-à-dire de prendre conscience qu’il est dépendant d’autres personnes qui prennent soin de lui. Contrairement à ce que l’on pourrait croire être courageux, ce n’est pas rejeter cette vulnérabilité ni même la combattre, mais l’assumer, l’accepter. Dans une telle situation, le manager courageux n’est pas celui qui se met en colère et qui peste contre la personne qui n’a pas fait son travail, mais celui qui s’inquiète de savoir pourquoi le travail n’a pas été fait. Le courage ne consiste pas à réagir, mais à agir et pour agir efficacement, il faut d’abord tout faire pour comprendre la situation que l’on a à traiter afin de l’appréhender justement. Peut-être la personne qui devait accomplir cette tâche a été malade et n’a pas été en capacité de prévenir, peut-être est-ce dû aussi à un manquement de sa part. Quoi qu’il en soit, ce qui importe, qu’il faille aider ou qu’il faille recadrer la personne, il importe de le faire toujours dans un esprit de justice et la justice s’appuie toujours sur la justesse, c’est-à-dire sur une compréhension juste des situations.

Cette compréhension est l’une des conditions du courage que l’on peut rapprocher de cette force d’âme dont parle Spinoza et qui allie fermeté et générosité :

« Je ramène à la Force d’âme les actions qui suivent des affections se rapportant à l’Âme en tant qu’elle connaît, et je divise la Force d’âme en Fermeté et Générosité. Par Fermeté j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la Raison. Par Générosité j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié. Je rapporte donc à la Fermeté ces actions qui ont pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la Générosité celles qui ont aussi pour but l’utilité d’autrui ».

Ce que Spinoza nous explique ici, c’est que si le courage est une force, une puissance, il n’est pas la condition de l’exercice d’un pouvoir. C’est sur ce point d’ailleurs que nous allons voir que la question du courage et celle de l’autorité sont indissociablement liées. Manager avec courage ne signifie pas dominer l’autre, mais faire usage de sa puissance d’agir pour contribuer à l’augmentation de celle d’autrui. C’est agir de telle sorte que l’on contribue au développement des aptitudes de celui que l’on dirige et que l’on accompagne. Vu sous cet angle, le manager courageux est celui qui s’efforce d’appliquer cette maxime, elle aussi de Spinoza :

« Ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins les maudire, mais seulement les comprendre. »

Vu sous cet angle d’ailleurs, le travail du manager est comparable à celui du pédagogue et le rapport manager / managé n’est pas éloigné du rapport maître / élève. Dans le rapport maître / élève, le maître n’est pas le dominus, mais le magister, il n’est pas celui qui domine l’autre pour le rabaisser, mais celui qui l’élève. Le manager courageux doit donc lui aussi agir en ce sens.

En fait, le manager courageux est d’abord celui qui est animé par l’esprit de justice et qui fait toujours ce qu’il estime qu’il faut faire pour agir justement. Pour dire les choses simplement, être courageux consiste d’abord à faire ce que l’on estime devoir faire sans renoncer aux principes et aux valeurs qui sont au cœur de nos convictions par crainte des conséquences que cela pourrait entraîner. Pour reprendre une formule empruntée à Platon, être courageux, c’est agir en étant animé par l’assurance qu’il est préférable « de subir l’injustice plutôt que de la commettre ». C’est à ce courage-là qu’il faut faire appel lorsque l’on est confronté à ce que l’on a coutume d’appeler des conflits de loyauté, lorsqu’il y a d’un côté l’institution ou l’organisation que l’on s’est engagé à servir et de l’autre ceux pour qui et avec qui l’on travaille chaque jour, mais aussi la société et tout ce qui est mis en jeu par les actions que nous pouvons être conduits à accomplir en tant que manager. Entre ces différents termes se situent nos convictions intimes, qui parfois s’accordent difficilement avec les différentes forces entre lesquelles nous pouvons nous sentir pris en tenaille. Il faut donc parfois avoir le courage de dire non à ceux qui pourraient nous conduire à commettre ce que nous pourrions considérer comme une injustice. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de temps à autre des compromis, mais le compromis qui est le résultat du dialogue et de la négociation, ne doit être confondu avec la compromission qui consiste à accepter de se mettre au service de ce que l’on sait être une injustice. Le courage managérial consiste donc aussi à savoir appréhender des situations complexes et à faire des choix difficiles relativement à ces situations. Mais si le courage était simple et facile, serait-ce encore du courage ?

 

Le courage n’a donc rien à voir avec l’insensibilité et l’absence de peur, il résulte plutôt de l’expression d’une raison sensible et ouverte au dialogue. Le manager courageux n’est pas celui qui s’enferme dans ses certitudes comme en une forteresse pour se protéger des critiques, il est plutôt celui qui parce qu’il est ouvert à autrui accepte sa vulnérabilité ainsi que celle de ceux qu’il doit accompagner.

Éric Delassus

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Se penser et se vivre comme carrefour

Posted in Articles on octobre 22nd, 2022 by admin – Commentaires fermés

Se penser et se vivre comme carrefour (vidéo)

Qu’est-ce qu’un carrefour ? Existe-t-il en lui-même où n’a-t-il de réalité que par la rencontre des différents chemins qui se croisent en son centre ? De toute évidence, la seconde réponse est la bonne.

Le carrefour n’existe que comme point de convergence entre plusieurs voies. N’en va-t-il pas de même pour la personnalité de chacun d’entre nous ? Si nous recherchons le noyau dur de notre moi, nous risquons fort de nous trouver confrontés à un grand vide, car nous aurons bon essayé d’y voir la manifestation de notre essence immuable, dès que nous nous mettrons à creuser un peu, nous n’y verrons que la conséquence de multiples influences extérieures. Serai-je la même personne si j’étais né à une autre époque, dans une autre culture, un autre milieu social, si mon histoire personnelle avait été différente ? Bref, ce que je suis s’est construit au fil des ans par de multiples rencontres et je suis au carrefour de ces rencontres. Je suis le point central où se sont connectées des influences biologiques, sociales, culturelles, historiques, affectives, psychiques… Et ce sont les interactions entre tous ces facteurs qui ont fait que je suis ce que je suis ici et maintenant ; non pas un moi durable et monolithique, mais un soi changeant et multiple au carrefour d’une multitude de déterminations de natures diverses. C’est pourquoi mon identité est multiple et ne peut être perçue comme une essence toujours identique à elle-même, je suis l’histoire de ma vie et c’est pourquoi la mémoire est essentielle dans la constitution de mon identité toujours en pleine élaboration et jamais achevée. Je suis un carrefour, un point de rencontre. Ces rencontres, je peux les vivre de différentes manières. Je peux les subir et dans ces conditions je ne fais que me subir et je m’installe dans la passivité, mais je peux aussi les vivre activement en en prenant conscience par un acte réflexif. En réalité, ceux qui s’imaginent être détenteurs d’une identité immuable font partie de ceux qui subissent ces déterminations puisqu’ils n’ont pas conscience qu’ils en sont le produit. En revanche, celui qui a compris – au sens de prendre avec soi – qu’il est le produit de toutes ces rencontres et qui se vit comme le carrefour de toutes ces influences, celui-là pourra les vivre activement, car la connaissance qu’il en aura lui permettra de se les approprier, de les incorporer et, de ce fait, elles n’agiront plus sur lui de la même façon. Par exemple, je peux rester accroché à certaines opinions et m’imaginant qu’elles sont inhérentes à l’essence même de ma personne et refuser toute remise en question, alors qu’en réalité, elles ne sont que la conséquence du conditionnement que j’ai pu subir dans mon milieu social et familial. En revanche, si j’ai la possibilité de prendre conscience de ce qui est à l’origine de telles opinions, je serai en mesure d’en apprécier la relativité et je pourrai m’interroger sur les raisons pour lesquelles je pense cela plutôt qu’autre chose. J’aurai alors la capacité de mieux comprendre mes pensées, de les approuver en connaissance de cause ou de les corriger, si je m’aperçois qu’elles sont erronées. C’est peut-être une interprétation possible du « connais-toi toi-même » socratique : efforce-toi de connaître ce que tu penses et de comprendre pourquoi tu le penses et si les raisons qui sont à l’origine de tes pensées ne te semblent pas recevables, accepte de te remettre en question.

Mais il faut pour cela se penser et se vivre comme un carrefour, comme ce qui ne peut être soi que par la rencontre de ce qui n’est pas soi. Se penser ainsi, c’est aussi une incitation à s’ouvrir aux autres pour mieux les comprendre, pour saisir comment ils se sont constitués comme carrefour. Ainsi devient-on comme un carrefour de carrefour, une réalité réticulaire qui ne peut être soi-même que dans la rencontre.

Éric Delassus