La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas

Dans son Manuel, le philosophe stoïcien Épictète distingue ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Parmi les choses qui dépendent de nous, il y a principalement nos jugements, tandis que parmi celles qui ne dépendent pas de nous, il y a les événements extérieurs qui obéissent à la nécessité naturelle et sur lesquelles nous ne pouvons pas agir. Ainsi, est-il inutile de pester parce qu’il pleut, cela ne dépend pas de moi et je ne peux pas, par ma seule volonté, faire en sorte qu’il ne pleuve pas. De même, nous dit Épictète, il est inutile de craindre une mort qui viendra quoi qu’il arrive, modifions notre jugement sur la mort et nous ne la craindrons plus : « ce n’est pas parce que la mort est terrible que nous la craignons, c’est parce que nous la jugeons terrible que nous la craignons, modifions notre jugement sur la mort et nous ne la craindrons plus ». « Facile à dire ! » diront certains, mais comment arriver à un tel degré d’indifférence face à ce qui est l’une de nos angoisses fondamentales ? Il ne suffit pas d’une décision soudaine pour modifier un jugement et agir sur nos affects. Les stoïciens ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés qui préconisaient de nombreux exercices spirituels pour parvenir, après une longue initiation, à l’ataraxie, l’absence de troubles de l’âme.

Cette formule d’Épictète est souvent reprise par certains tenants du développement personnel pour persuader ceux à qui ils s’adressent que leurs difficultés ne dépendent que d’eux, ce qui est, il faut l’avouer, une manière habile d’empêcher la remise en question des structures et des organisations à l’intérieur desquelles ces personnes évoluent. Il y a là une perversion de la pensée stoïcienne qu’il convient de dénoncer avec force.

Certes, Épictète, qui fut esclave une bonne partie de sa vie a su, grâce à sa philosophie, apprendre à accepter sa condition en cultivant cette liberté intérieure qui fit de lui l’un des grands penseurs de l’antiquité. Mais accepter une condition contre laquelle on ne peut rien ne signifie pas la légitimer et il fut certainement heureux d’être affranchi de pouvoir jouir pleinement de l’existence en tant qu’homme libre.

Les tenants du développement personnel semblent parfois tentés, pour certains d’entre eux en tout cas, de nous faire croire que si nous ressentons des affects tristes, cela ne vient que de nous et ne relève que de notre seule responsabilité. Mais peut-on dire décemment à une personne atteinte d’un cancer qu’elle est angoissée ou révoltée parce qu’elle a une mauvaise perception des choses et qu’elle refuse de penser positivement ? Peut-on sérieusement conseiller à une personne qui va travailler chaque matin la boule au ventre parce qu’elle est victime de harcèlement que cela est dû à une mauvaise « gestion » de ses émotions ? A-t-on le droit de dire à un salarié qui se retrouve au chômage et qui ne sait pas s’il va retrouver du travail rapidement, ou à un chef d’entreprise qui ne parvient à boucler ses fins de mois et rembourser ses emprunts à cause de la conjoncture, que tout cela n’est pas bien grave et fait partie des aléas de la vie qu’il faut appréhender avec une âme sereine ? Il y a aussi des choses extérieures qui ne dépendent pas directement de nous qui peuvent nous faire souffrir et contre lesquelles il faut lutter, parce que si elles ne dépendent pas de nous, elles dépendent d’autres que nous. Il y a des modes d’organisation sociale, des formes de management qui sont plus toxiques et mortifères que d’autres et il ne suffit pas de modifier ses jugements pour que tout aille mieux.

Ce n’est d’ailleurs pas en cela que consiste le message stoïcien. Si c’était le cas, Marc-Aurèle, l’empereur romain philosophe qui se réclamait du stoïcisme n’aurait jamais pu exercer sa fonction à une époque où l’empire était menacé de toute part par les invasions barbares.

Ce que signifie la formule d’Épictète, c’est que s’il est fou de vouloir changer ce qui ne dépend pas de nous, il est également inapproprié de se laisser envahir par des affects qui nous empêchent d’appréhender les situations que nous vivons de manière active. Si, par exemple, je suis victime de harcèlement, cette situation ne dépend pas de moi et je ne peux pas faire qu’elle n’existe pas, c’est un fait dont je ne peux dénier l’existence. En revanche, ce qui dépend de moi, c’est la manière dont je vais répondre à cette situation. Cette réponse est le plus souvent conditionnée par mes affects. Si je suis terrorisé par mon harceleur ou même, ce qui est possible, fasciné par lui, je ne vais rien faire pour mettre fin à cette situation, je vais même pouvoir aller jusqu’à croire que je mérite ce que je vis, parce que le harcèlement dont je suis victime me fait perdre toute confiance en moi. Il faut donc, en effet, que je parvienne à modifier mon jugement sur moi-même et la situation que je vis, et cela n’est pas simple, prend du temps et nécessite le plus souvent l’aide d’un tiers. Une fois ce jugement modifié, parce que l’intellect et les affects peuvent être corrélés, je pourrai ressentir les choses autrement et agir pour lutter contre ceux qui me sont nuisibles.

Ce que veut nous dire Épictète, c’est qu’il faut justement bien faire la part entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas et que c’est en opérant avec pertinence ces distinctions que l’on peut parvenir à une certaine paix intérieure. L’indifférence stoïcienne n’est pas une invitation à la passivité, pas plus que l’invitation à agir sur ses jugements et ses affects ne doit conduire à nous faire croire que nos souffrances ne dépendent que de nous. Distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas doit permettre de nous mettre dans des dispositions favorables à l’action pour mieux répondre à ce qui nous fait souffrir et aussi à ceux qui nous font souffrir.

Éric Delassus

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