La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Sur la crise en général et la crise agricole en particulier

Penser la crise

Faire preuve de discernement en temps de crise

Conférence donnée le 04/04/2024 au Lycée Agricole de Bourges dans le cadre d’une soirée organisée par IFOCAP BERRY

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament »

Cette citation du poète René Char débute la préface de l’ouvrage de la philosophe Hannah Arendt intitulé La crise de la culture et elle signifie que dans la mesure où toute crise caractérise le passage d’un monde à un autre, elle renvoie à une situation dans laquelle les êtres humains se trouvent projetés dans un univers dont ils n’ont pas les clés et dont ils ne parviennent pas toujours à décrypter le sens et le mode de fonctionnement. Autrement dit, leur héritage, le monde qu’il reçoive est difficile pour eux à décrypter, à comprendre, parce qu’ils ne disposent pas des codes permettant d’en discerner tous les aspects et d’en saisir les tenants et les aboutissants. C’est en ce sens que cet héritage n’est précédé d’aucun testament.

Certes, la crise de la culture n’est pas la crise de l’agriculture, mais comme l’avait déjà souligné Cicéron en son temps, il n’y a pas si loin que cela de la culture à l’agriculture et ce n’est d’ailleurs pas par hasard que l’on utilise le même terme pour désigner les processus par lesquels nous devenons humains ainsi que l’activité qui consiste à tirer les moyens de notre subsistance de la mise en valeur de notre environnement naturel. Cultiver consiste d’abord à prendre soin. Cultiver son champ, c’est en prendre soin pour qu’il puisse donner les meilleurs fruits que la terre puisse offrir et de même éduquer ses enfants, c’est prendre soin d’eux pour leur transmettre une culture, c’est-à-dire des savoirs, des croyances, des principes et des valeurs qui contribueront à faire advenir leur humanité. Mais on peut aussi considérer que se cultiver, augmenter son savoir, s’ouvrir aux autres, faire évoluer sa manière d’être au monde, c’est prendre soin de soi et ainsi contribuer à faire en sorte de devenir toujours un peu plus humain qu’on ne l’est. C’est en ce sens que Cicéron établit un lien entre la culture et l’agriculture :

Et, pour continuer ma comparaison, je dis qu’il en est d’une âme heureusement née, comme d’une bonne terre ; qu’avec leur bonté naturelle, l’une et l’autre ont encore besoin de culture, si l’on veut qu’elles rapportent.

Cicéron, Tusculanes.

Et, en effet, dans son sens fort, l’agriculture relève du soin, soin envers la terre nourricière, soin envers ce que l’on produit ou que l’on élève, végétaux et animaux, soin envers ceux à qui est destinée cette production, c’est-à-dire les autres êtres humains que l’on nourrit. Pour reprendre un propos de Michel Serrres dans un entretien vidéo accessible en ligne « l’agriculteur est le père nourricier de l’humanité » (sans oublier d’ailleurs les agricultrices dont le rôle a toujours été essentiel et qui sont également les « mères nourricières » de l’humanité). Cependant, il semblerait que cette dimension soit aujourd’hui oubliée, occultée, non pas (uniquement) par les agriculteurs eux-mêmes, mais aussi par le reste de la société, en raison de différents aspects de l’évolution du métier d’agriculteur, aspects économiques et aspects technologiques. Deux éléments fortement liés dans la mesure où la technologisation de l’agriculture est en grande partie à l’origine d’une augmentation des investissements et des coûts de production qui sont certainement à l’origine de la difficulté pour certains agriculteurs de se ménager un revenu décent. L’une des causes du mouvement de protestation récent n’a-t-elle pas été l’augmentation du prix des carburants rendus indispensables à la mécanisation de l’agriculture ? À cela, s’ajoute certainement une certaine financiarisation de l’agriculture qui fait que de nombreux produits agricoles font l’objet de spéculations dont les agriculteurs sont souvent les victimes. Faudrait-il, comme le propose Michel Serres dans l’interview précédemment citée, ne plus soumettre la production agricole à la logique du marché pour sortir de la crise ? C’est peut-être une piste à explorer. Reste à définir comment pourrait se mettre en place une autre logique plus respectueuse du travail agricole, de l’environnement et du consommateur.

Cette référence à la notion de culture renvoie également à l’idée que toute crise est fondamentalement culturelle dans la mesure où elle repose toujours sur la nécessité de faire évoluer notre manière de nous représenter le monde afin d’établir un lien mieux adapté à ce dernier.

Qu’est-ce qu’une crise, en effet ? Une crise désigne certes un moment de difficulté, un moment durant lequel on a le sentiment que tout fonctionne mal, qu’on ne peut plus faire comme on faisait avant. Mais dire cela, c’est en rester aux apparences, c’est certes évoquer un aspect incontournable de la crise, celui du vécu, du ressenti de ceux qui la subissent, mais il n’est pas possible d’en rester là, il faut nécessairement aller plus loin.

Le terme grec Krisis désigne un moment de rupture qui nécessite une prise de décision. C’est pourquoi son premier sens est d’ordre médical, il désigne chez Hippocrate le moment où la maladie atteint son paroxysme et où il faut décider d’un traitement. La crise présente d’ailleurs un caractère ambigu et ambivalent, car elle désigne un moment d’indécision – si l’on en reste à la métaphore médicale, elle est le moment durant lequel le malade peut mourir ou être sauvé -, il faut donc pour cette raison prendre les bonnes décisions. Elle présente donc un caractère négatif, le dysfonctionnement et la souffrance qu’il engendre, mais elle a aussi un aspect positif, la possibilité de rebondir et reconstruire les choses sur de nouveaux fondements. Il est donc nécessaire de dépasser le sentiment négatif qu’inspire la crise et faire de celle-ci un moment de progression. Car une crise, c’est aussi un moment de remise en question durant lequel il est important et nécessaire de se demander pourquoi on a le sentiment que tout va mal de manière à pouvoir s’orienter vers les voies qui pourront mener à des solutions. Une crise désigne aussi et toujours un moment décisif, un moment de réorientation. Comme cela a déjà été souligné, il y a une certaine ambivalence de la crise, car on a le sentiment d’être dans la confusion et l’indécision tout en étant confronté à la nécessité de faire des choix cruciaux. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est indispensable de faire preuve de discernement en temps de crise, d’autant plus que si l’on s’intéresse à l’étymologie du terme même de crise, on y retrouve cette idée de discernement. Le terme Krisis en grec ancien, qui a également donné en français critique, désigne l’action de distinguer, il renvoie à l’action de séparer et de choisir, donc de discerner pour décider. La crise désigne donc un moment qui nécessite d’être analysé pour parvenir à sortir de l’impasse dans laquelle on se sent engagé. S’il faut faire preuve de discernement en temps de crise, c’est parce que la crise nécessite des prises de décisions qui, si l’on reprend ce que pensait Aristote, ne peuvent se faire sans un temps de délibération. Cette attitude est cependant difficile à adopter, car la violence inhérente à toute crise a tendance à nous rendre plus réactifs qu’actifs, c’est-à-dire nous incite à laisser parler spontanément nos affects sans les soumettre préalablement au filtre de la réflexion. Il est donc important de discerner également les comportements à éviter. Il y a, en effet, plusieurs types d’attitude à écarter en situation de crise.

La première est le déni, faire comme s’il n’y avait pas vraiment de problème et s’obstiner à toujours faire comme avant, se crisper sur la situation antérieure pour ne pas avoir à se remettre en question. Attitude très humaine et fort compréhensible, mais qui empêche d’avancer et risque fort de laisser les problèmes s’enkyster plutôt que de les résoudre.

La seconde attitude à éviter est celle qui consiste à vouloir trouver des coupables en se limitant à la question : « à qui est-ce la faute ? ». Il est préférable ici de suivre cet adage s’inspirant de Spinoza lorsqu’il écrit dans son Traité politique :

Ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins les maudire, mais seulement les comprendre.

Cela ne veut pas dire qu’il faut évacuer les désaccords, qu’il faut diluer les responsabilités, mais cela signifie qu’il faut s’efforcer de comprendre les raisons des divergences auxquelles on peut se trouver confronter pour tenter de mieux se comprendre les uns les autres. Sinon, chacune des parties prenantes accusera l’autre et l’on risque fort de se trouver confronté à des problèmes de stigmatisation, chacun se sentant accusé injustement. Comme le souligne Edgar Morin, la recherche des responsabilités peut prendre deux aspects, elle peut se séparer en deux branches antagonistes : « l’une qui cherche à reconnaître la nature même du mal, l’autre qui cherche le bouc émissaire à immoler, et bien sûr, il y a multiplication de coupables imaginaires, le plus souvent marginaux ou minoritaires ».

Dernière attitude également à éviter, celle qui consiste à n’aborder les problèmes que selon un angle ou une approche uniquement quantitative, c’est-à-dire de considérer qu’il faut simplement réajuster sa manière de faire en termes de plus ou de moins. Alors qu’en situation de crise, il faut le plus souvent inventer de nouvelles manières de faire. C’est pourquoi, par exemple, le terme de décroissance n’est peut-être pas le mieux choisi pour désigner la voie qui va nous permettre de sortir des difficultés auxquelles nous a conduit un productivisme débridé. Il ne s’agit pas de produire et de consommer moins ou plus, tout en restant dans la même logique, il s’agit surtout de consommer et de produire mieux. Cela doit certainement passer par un réajustement quantitatif et des efforts pour tendre vers une plus grande sobriété, mais ne peut s’y réduire. Il s’agit de modifier tout un système afin de passer d’une croissance essentiellement quantitative à une croissance qualitative. C’est un peu cette idée que tend à développer l’économiste Amartya Sen qui propose, pour mesurer la « bonne santé » d’une société de remplacer le PIB par l’indice de développement humain (IDH) qui tient compte notamment du niveau d’éducation, de l’espérance de vie, de la qualité des soins et de l’égalité entre les sexes. Reste à déterminer comment on peut passer d’une logique à une autre pour sortir de la crise.

Le problème vient principalement de ce qu’en période de crise, même si l’on veut changer de manière de faire, on a souvent l’impression d’être soumis en permanence à des injonctions paradoxales, c’est-à-dire de devoir obéir à des exigences incompatibles. Une injonction paradoxale est par définition un ordre auquel on ne peut obéir. L’exemple type consiste à demander à quelqu’un d’être naturel, comme il étudiera son comportement, il ne pourra pas l’être.

Ainsi, le caractère multifactoriel de la crise agricole fait que la nécessité louable de se conformer à des normes écologiques plus exigeantes entre en contradiction avec certains impératifs économiques ainsi qu’avec le fait de devoir entrer en concurrence avec des pays n’ayant pas les mêmes normes que les nôtres et pouvant, par conséquent, produire à moindre coût et vendre moins cher. En situation de crise, nous sommes tous confrontés à ce type d’exigence contradictoire. Ainsi, en tant que consommateur, on nous demandera de faire preuve de sobriété pour des raisons écologiques, mais en même temps, on nous incitera à consommer plus pour maintenir la croissance. Ainsi, il y a peu, le ministère de l’écologie a fait diffuser un message incitant à la sobriété (la pub du dévendeur), afin d’inciter le grand public à ne pas consommer inutilement, mais aussitôt le ministère de l’économie s’est inquiété de ce qu’une telle publicité mettait en péril la croissance.

Ces difficultés tiennent principalement dans le fait qu’une crise présente toujours une dimension systémique, elle consiste toujours dans le fait qu’un système arrive à un stade de son évolution où il ne peut plus fonctionner comme auparavant.

Un système, si l’on reprend la définition qu’en donne Edgar Morin désigne, « un ensemble organisé par l’interrelation de ses constituants ». Il suffit donc qu’un ou plusieurs de ses constituants se trouvent contraints à se modifier pour que le système dysfonctionne. N’est-ce pas ce qui se produit actuellement avec la mondialisation de l’économie, la crise écologique et les bouleversements géopolitiques auxquels notre époque est confrontée ? Le système est bouleversé, mais nous continuons toujours de fonctionner avec un référentiel de représentations mentales correspondants à l’état antérieure du système pour la simple et bonne raison que nous sommes pris dans les impératifs de l’action et que nous n’avons pas le temps de repenser et de mettre en place une autre manière de fonctionner, d’où la difficulté de faire preuve de discernement. L’idéal pour bien comprendre les tenants et les aboutissants d’une crise, ce serait de pouvoir s’extraire du système, afin de pouvoir adopter une position de surplomb et prendre de la distance, ce qui est impossible lorsque l’on est pris dans les mailles du système. Néanmoins, si l’on ne s’adapte pas aux changements du système, on s’expose à devoir subir les conséquences de ces changements qui peuvent nous être néfastes.

Il y a, cela a déjà été évoqué, deux aspects dans une crise, un aspect négatif qui relève du dysfonctionnement, du dérèglement et de l’impression d’instabilité que cela engendre, mais il y a également une dimension positive de la crise qui consiste dans l’incitation à innover, à inventer de nouveau modes de fonctionnement mieux adapter à une réalité qui change. Comme l’écrit Edgar Morin dans l’article précédemment cité :

La crise crée des conditions nouvelles pour l’action. (…) La situation de crise de par ces incertitudes et aléas, de par la mobilité des forces et des formes en présence, de par la multiplication des alternatives crée des conditions favorables au déploiement de stratégies audacieuses et inventives, favorables à ce caractère propre de toute action : la décision entre divers comportements ou diverses stratégies possibles.

Ce qui caractérise la crise globale que nous traversons, et dont participe la crise agricole, c’est qu’elle est une crise de la relation. Autrement dit, la manière dont nous créons et percevons les liens qui nous unissent au monde auquel nous appartenons demande à être révisée de fond en comble.

Comme cela a été évoqué précédemment, toute crise est principalement culturelle. Toute crise sociale, humaine, historique s’enracine dans des contenus qui sont d’abord présents « dans nos têtes ». Certes, si l’on prend le cas de la crise agricole, elle concerne une réalité bien tangible qui ne se résume pas à un système de représentation. Cependant, si l’on y réfléchit bien, cette réalité, c’est nous qui l’avons produit à partir de notre manière de concevoir le monde, manière de concevoir le monde qui, elle-même, évolue en fonction des transformations que subit ce monde. Ainsi, la production industrielle a fait que beaucoup de nos contemporains ont quasiment oublié la provenance de ce qu’ils consomment comme nourriture, ils ne perçoivent plus clairement que ce qu’ils mangent vient de la terre et du travail de la terre par les paysans. Je me souviens d’une étudiante américaine que nous hébergions, il y a de cela une dizaine d’année et qui ne comprenait pas comment on pouvait faire du pain issu de l’agriculture biologique parce qu’elle ne savait pas que le pain était réalisé avec de la farine qui, elle-même, provenait de la culture de céréales, etc. De même, elle était émerveillée par la production d’une mayonnaise faite maison, parce que pour elle, cela ne pouvait exister qu’en tube. Ces anecdotes peuvent sembler caricaturales, mais elles n’en sont pas moins symptomatiques d’un certain type de rapport au monde induit par le système industriel productiviste.

Le système économique dans lequel nous nous trouvons repose bien sur une certaine manière de concevoir la production et les échanges, c’est-à-dire un certain type de relation avec notre environnement naturel et une certaine manière pour les êtres humains d’entrer en relation les uns avec les autres. Nous fonctionnons selon un mode de représentation qui est principalement basé sur la dualité et l’opposition, l’opposition de l’esprit et du corps, de la nature et de la culture, du sujet et de l’objet, de l’individu et de la société. Cette manière de penser, nous empêche de prendre conscience que nous sommes par définition des êtres reliés, reliés à la société qui est la nôtre, mais aussi reliés à l’humanité tout entière, reliés à cette totalité que nous appelons nature et que nous ne pouvons exploiter sans nous soucier des effets que produisent les actions que nous exerçons sur elle et qui en retour peuvent nous être néfastes. Comme le souligne le philosophe Bruno Latour, nous avons longtemps fonctionné comme si les choses n’avaient pas de puissance d’agir, comme si l’action que nous exerçons sur elles était sans feedback, c’est-à-dire sans action en retour. Le pire, c’est que nous avons également adopté de mode de fonctionnement dans nos rapports sociaux, seulement là, l’action en retour est souvent très rapide et donne lieu à des conflits qui peuvent être d’une grande violence. Bref, on ne fait pas ce qu’on veut des choses, de la nature et encore moins des hommes, il faut tenir compte de leur mode de fonctionnement, des lois de la nature (tant de la nature humaine que de la nature dans sa globalité), pour agir sans entraîner des conséquences qui peuvent nous être néfastes aussi bien sur le plan social ou politique que sur le plan écologique et environnemental. Comme l’écrivait déjà au XVIIe siècle, le philosophe anglais Francis Bacon, l’un des fondateurs, avec Descartes et d’autres, de l’esprit scientifique moderne : « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant ». Les agriculteurs en ont d’ailleurs conscience tant ils sont dépendants de la nature des sols, du climat et de tout un ensemble de paramètres qu’ils ne peuvent contrôler.

Il est donc essentiel de repenser et de tisser un nouveau type de liens les uns avec les autres ainsi qu’avec le reste du vivant et de notre environnement global. La perte du sentiment d’appartenir à un monde commun caractérise selon Hanah Arendt les périodes de crise. N’est-ce pas ce à quoi nous sommes aujourd’hui confronté ? Chacun ne perçoit que son intérêt immédiat et oublie ce qui est bénéfique pour les entités plus globales dont il dépend. C’est pourquoi il est urgent de repenser notre mode de relation au monde.

Cela peut apparaître comme un vœu pieu, mais il y a fort à parier que si nous ne faisons pas ce travail, notre monde changera quand-même, mais il ne se transformera pas avec nous, mais malgré nous.

Appréhender une situation de crise avec discernement consiste certainement à rechercher quels sont les facteurs de blocage qui empêchent qu’une transformation se fasse en douceur et sereinement, c’est identifier les contradictions à dépasser (comment concilier exigences écologiques et impératifs économiques, par exemple), c’est déceler les causes de conflits potentiels et tenter de se mettre à la place de chacune des parties pour comprendre ce qui peut être à l’origine de ses oppositions et de ses refus, afin d’essayer de ménager des points de rencontre. Mais pour sortir d’une crise, il faut aussi que chacun prenne conscience du rôle qu’il joue à l’intérieur d’un système en mutation et qu’il prenne conscience de la nécessité, à son niveau, de modifier son comportement et d’agir de manière adaptée. On ne peut pas demander à une seule des parties prenantes de faire des efforts sans que ces derniers soient soutenus par les efforts de tous les autres acteurs du système. Ainsi, pour ce qui concerne la crise de l’agriculture aujourd’hui, il est clair qu’on ne peut pas uniquement demander aux agriculteurs – et principalement à ceux qui travaillent dans les secteurs les moins rémunérateurs – de prendre sur eux tous les efforts sans que les pouvoirs publics, la grande distribution et les consommateurs y prendre leur part. Comme le fait remarquer Michel Serres dans l’entretien déjà cité, les agriculteurs sont ceux dont la mission est de nous nourrir et pour cette raison dit-il « manger est un acte politique », c’est-à-dire un acte qui engage l’organisation de la société tout entière. C’est pourquoi cela concerne chaque citoyen qui est aussi un consommateur. Le problème, c’est que beaucoup oublient qu’ils sont aussi citoyens en devenant consommateurs. Certes, certaines populations fortement défavorisées ne peuvent se nourrir en consommant des produits locaux et de qualité supérieure, mais pour le reste de la population, on ne peut pas exiger une agriculture plus souveraine, plus locale et plus écologique et se ruer sur les produits les moins chers en faisant le jeu d’une grande distribution qui, sous prétexte de lutter contre la vie chère, privilégie les profits à court terme – en nous trompant parfois : il ya peu dans une émission télévisée traitant de la crise agricole un député est venu sur le plateau avec deux plaquette de beurre de même marque française, conditionnées de manière identique et dont l’une était moins chère que l’autre. La différence de prix venait de ce que l’on pouvait lire en tout petits caractères sur la moins chère qu’elle était issue de lait irlandais.

La crise de civilisation que nous connaissons aujourd’hui, et à laquelle participe grandement la crise de l’agriculture, ne pourra se résoudre que par une évolution des mentalités de part et d’autre. Ce changement se fera de toute façon, mais soit il se fera par un processus de régulation auquel tous prendront part, soit il se fera de lui-même parce que « nécessité fera loi », il se fera alors sans accompagnement et par conséquent il se fera de manière violente et dans la douleur. Aussi, pour en revenir à la citation de René Char à laquelle j’ai fait référence en introduction, c’est à nous d’écrire le testament de notre héritage, afin de le transmettre aux générations futures qui seront les acteurs de ce monde nouveau.

Éric Delassus

Comments are closed.