La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Dialoguer avec soi-même

Souvent, il m’arrive lors de cours ou de conférence de demander à une personne de l’assistance si elle connaît l’étymologie du mot « dialogue » et généralement cette dernière croit que le préfixe dia signifie deux et qu’un dialogue est une conversation entre deux personnes. Il n’y a là rien d’étonnant, dans la mesure où l’on nous a tous appris que le dialogue s’oppose au monologue qui consiste en un discours prononcé par une seule personne.

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Il s’agit cependant d’une grave erreur étymologique, car le préfixe dia dans « dialogue » ne signifie pas « deux », mais « à travers ». Il s’agit de la même racine que dans « diamètre » ou « diagonale ». Par conséquent, dialoguer ne signifie pas parler à deux, mais consiste d’abord à traverser quelque chose. Mais que traverse-t-on lorsque l’on dialogue ? Eh bien, ce que l’on traverse, c’est le second terme qui constitue le mot « dialogue », c’est-à-dire le logos, autre terme grec dont le sens est d’une grande richesse, puisqu’il désigne aussi bien le discours et le langage que la pensée cohérente, la raison. Il ne faut pas oublier que le français « logique » vient du grec logos.

Autrement dit, dialoguer signifie littéralement traverser le logos, traverser le discours ou le langage et la raison. Mais la raison dont il s’agit là n’a rien à voir avec cette raison instrumentale et gestionnaire qui se limite au simple calcul, il s’agit d’une raison plus fondamentale, d’une raison à la fois sensible et intuitive, d’une raison qui n’est pas la simple application de règles figées de la pensée sur un réel qu’elle aurait préalablement déterminé. La raison qui est à l’œuvre dans un dialogue est une raison en train de se construire par le dialogue lui-même et qui s’efforce par l’échange avec l’autre de saisir toute la complexité des choses, alors que notre tendance spontanée serait plutôt de les simplifier à l’excès.

Dialoguer, c’est reconnaître que nous possédons avec l’autre quelque chose en commun. Ce qui nous permet justement de communiquer, d’échanger et surtout de penser et de réfléchir ensemble. Mais pour savoir communiquer et échanger avec autrui, il faut aussi savoir le faire avec soi-même. C’est pourquoi il faut commencer par dialoguer avec soi-même. Ce qui n’est pas impossible, puisque le dialogue ne s’oppose pas au monologue.

Platon définit la pensée comme « un dialogue silencieux de l’âme avec elle-même ». Penser consiste en effet à examiner ses propres pensées, à les passer au crible de cette raison toujours à l’œuvre dans son travail de remise en question, pour débusquer toutes les incohérences, les insuffisances, les failles de nos opinions qui ne sont le plus souvent que réactions, c’est-à-dire réponses irréfléchies aux questions que la vie nous pose.

Être ouvert au dialogue consiste donc a d’abord être disposé à dialoguer avec soi-même, à penser contre soi, ce qui ne veut pas dire parler contre soi. En effet, la première vertu du dialogue est de nous permettre de traquer la contradiction. Se contredire signifie dire contre soi, tenir un propos qui se détruit lui-même. Certes, la contradiction peut-être constructive, Hegel l’a magistralement démontré, mais il faut pour cela qu’elle soit identifiée et dépassée. C’est justement le rôle du dialogue de contribuer à ce dépassement.

Ainsi, penser contre soi, c’est aussi penser pour soi et pour dépasser cette contradiction, il faut souligner que penser contre soi, c’est en réalité penser contre ce qui en soi exprime ce qui n’est pas soi, c’est-à-dire contre les opinions qui se développent en nous du fait de l’influence qu’exerce sur nous le monde extérieur sans que nous en ayons conscience. C’est ce que Spinoza appelle la connaissance par expérience vague ou par ouï-dire. Ce que j’ai vécu et qui m’a fait réagir sans réfléchir, ce que j’entends dire depuis toujours et que je crois vrai parce que personne autour de moi ne l’a jamais remis en question. En revanche, penser pour soi consiste à penser par soi-même et à oser se départir des préjugés. Pour y parvenir, il me faut interroger ce qui me paraît évident et qui le plus souvent ne l’est pas.

Il est donc possible de dialoguer avec soi-même, de procéder à ce jeu de questions et de réponses par lequel la pensée se développe et évolue.

Cette pensée solitaire n’a rien à voir avec un repli sur soi, bien au contraire, car elle permet de se décentrer de soi et de se considérer soi-même comme un autre – pour paraphraser ce très beau titre d’un livre de Paul Ricœur – et donc de pouvoir aussi considérer l’autre comme un autre soi avec qui on peut échanger parce que l’on partage avec lui cette capacité de se situer sur le terrain du logos pour discuter. Ainsi, même lorsque l’on n’est pas d’accord, on se trouve en mesure de se situer sur un terrain commun et de comprendre la teneur de nos désaccords. On se trouve donc également en mesure de s’ouvrir à l’autre et d’essayer de comprendre pourquoi il ne pense pas comme nous, ce qui est la condition d’un dialogue fructueux et constructif.

Éric Delassus

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