Être déterministe conduit-il nécessairement à être de mauvaise foi ?
Être déterministe, qu’est-ce que cela signifie ? Le déterminisme désigne la théorie philosophique selon laquelle tout à une cause, tout obéit à des relations de cause à effet, même le comportement humain. Parmi les représentants de ce courant de pensée, celui qui a poussé le plus loin le principe de causalité est certainement Spinoza qui affirme dans son Éthique que l’être humain n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire » ou comme un « État dans l’État ». Autrement dit, selon Spinoza qui se réfère à la physique naissante des XVIe et XVIIe siècle, si tous les phénomènes naturels peuvent s’expliquer en se référant au principe de causalité, dans la mesure où l’homme fait partie de la nature, il n’échappe pas à cette règle et ne dispose pas d’un libre arbitre comme le pense Descartes, mais est déterminé par des lois propres à sa nature qui s’inscrivent dans la nature tout entière. Comme il le souligne également dans l’Éthique : « les hommes se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs désirs, mais ignorent les causes qui les déterminent ».
Les sciences humaines ont d’une certaine manière apporté de l’eau au moulin de cette position puisqu’elles on montré que les comportements humains sont souvent explicables par l’action qu’exerce sur l’individu tout un ensemble de facteurs externes liés à l’histoire familiale ou au milieu social. On pourrait porter le même jugement en se référant à la biologie et la génétique qui nous expliquent qu’à ses facteurs externes se joignent des éléments liés au patrimoine génétique. Bref, autant la biologie que la société font qu’un individu est ce qu’il est et fait ce qu’il fait. Mais alors, me direz-vous, qu’en est-il de la responsabilité ? N’est-ce pas un peu trop facile de croire que l’on est le jeu de causes qui ne dépendent pas de nous et n’est-ce pas un moyen de ne pas avoir à assumer les conséquences de ses actes ? En effet, si l’on se réfère, par exemple, à la pensée d’un philosophe comme Jean-Paul Sartre, adhérer au déterminisme conduit à la mauvaise foi. Si j’ai commis un acte immoral, je peux toujours arguer que ce n’est pas de ma faute et que j’ai été le jeu du déterminisme naturel et social. Par conséquent, je n’y suis pour rien, je ne pouvais pas faire autrement. Pour Sartre, raisonner ainsi, c’est faire preuve de mauvaise foi, s’appuyer sur la duplicité de la conscience pour se mentir à soi-même et se convaincre qu’on n’est coupable de rien. Nous avons tous l’expérience de ces moments où, lorsque nous sommes mis face aux fautes que nous avons pu commettre, nous nous efforçons désespérément de nous convaincre que nous n’y sommes pour rien et qu’il n’était pas possible de faire autrement. Cependant, les choses sont comme toujours plus complexe qu’il n’y parait, car pour raisonner ainsi, il faut avoir conscience que l’on est déterminé et avoir identifié les causes qui nous ont poussé à agir malgré nous et il ne faut pas oublier qu’une telle prise de conscience est elle-même déterminante. En effet, si un philosophe comme Spinoza conteste l’existence d’un libre arbitre chez l’être humain, il n’abandonne pas totalement l’idée de liberté, il la définit comme libre nécessité, c’est-à-dire comme la puissance d’être déterminé par la raison qui comprend le déterminisme naturel. Ainsi, l’homme libre est celui qui parvient à s’affranchir de la servitude, c’est-à-dire qui se libère de la soumission aux causes externes par la compréhension de leurs mécanismes, compréhension qui fait que ces causes n’agissent plus sur moi de la même façon, voire n’agissent plus du tout, parce que leurs actions a été enrayée par une causalité interne qui relève de la compréhension des lois de la nature. L’exemple que je prends le plus souvent pour illustrer cette idée et qui actualise un peu la pensée de Spinoza est celui de la publicité. Si je parviens à comprendre que mon comportement de consommateur est déterminé par la publicité, je ne vais plus me laisser influencer par elle tout à fait de la même façon. Mais pour cela, il faut que je le comprenne vraiment, c’est-à-dire que cette connaissance des causes qui me déterminent ne soit pas totalement abstraite et seulement intellectuelle. Il faut que cette compréhension soit pleine et entière – au sens de prendre avec soi, en soi – et qu’elle m’affecte de telle sorte que je l’intègre, littéralement que je l’incorpore pour qu’elle soit efficace.
Aussi, le déterminisme bien compris, ne peut-il conduire à la mauvaise foi, car celui qui utilise l’argument déterministe pour se dédouaner des erreurs qu’il a pu commettre est encore en situation de servitude puisqu’il n’a pas suffisamment compris comment il est déterminé. Son ignorance le détermine, dans une certaine mesure, à être de mauvaise foi et l’empêche d’agir selon la seule nécessité de sa nature, c’est-à-dire librement.
Éric Delassus