La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Archive for mars, 2020

Pourquoi aimons-nous nos amis ?

Posted in Articles, Billets on mars 27th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Lorsqu’on est bienfaisant et libéral, ce n’est pas pour qu’on le soit à notre égard ; faire le bien n’est pas prêter à usure, c’est suivre un penchant naturel : ainsi nous cherchons dans l’amitié, non pas l’espérance de quelque profit, mais ce qui vient d’elle-même, l’avantage d’aimer et d’être aimé.

Cicéron, De l’amitié.

 

Nous aimons nos amis et nous aimons avoir des amis. L’ami, c’est notre confident, celui à qui l’ont peut livrer ses plus intimes secret, celui dont on sait que l’on peut compter sur lui parce que l’on a la certitude qu’en toute circonstance il nous viendra en aide. Mais il n’y a d’amitié que dans la réciprocité. Autrement dit, les bienfaits dispensés par un ami sont également ceux que nous sommes disposés à lui prodiguer généreusement, et cela, sans espoir de contrepartie. Les amis sont ceux qui se veulent du bien l’un pour l’autre sans espérer un quelconque bien pour eux-mêmes. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous pouvons compter sur nos amis. Nous savons que même dans les pires moments de la vie, ceux durant lesquels, incapables de faire notre bien, nous sommes également dans l’impossibilité de faire celui des autres, ils seront là malgré tout.

L’ami ne l’est pas parce qu’il nous est utile, sinon les amitiés ne durerait que tant que l’autre nous sert à quelque chose. En effet, l’utilité est liée à la servitude. « Être utile » signifie d’abord servir à quelque chose. Or, si l’amitié est conditionnée à l’utilité, cela signifie que lorsque celui que je considère comme mon ami n’est plus en mesure de me rendre service, il n’est plus mon ami. Curieuse conception de l’amitié que celle qui fait de l’autre un vulgaire moyen, un simple instrument pour parvenir à ses fins.

On pourrait aussi considérer que l’ami est celui avec qui je passe de bon moment, celui avec qui je prends du plaisir, mais alors, à nouveau, je conditionne l’amitié à un critère qui lui est extérieur et cette amitié risque fort de s’effondrer lorsque la possibilité de prendre du plaisir avec l’autre disparaît. Comme le fait remarquer Aristote dans Éthique à Nicomaque, les amitiés utiles ou agréables ne sont pas de vraies amitiés, elles sont bien trop fragiles pour cela. Ce qu’il nomme l’amitié vertueuse, l’amitié véritable se doit d’être inconditionnée, elle suppose une foi indestructible en l’autre et le désir d’être avec lui et de lui venir en aide en toute circonstance, même lorsque, trop faible et trop vulnérable, il ne peut nous être utile en rien et n’est plus en mesure de prendre avec nous autant de plaisir qu’auparavant. C’est pourquoi, comme le pense l’opinion commune, qui ici a raison, c’est toujours dans l’adversité que l’on reconnaît les vrais amis, car c’est précisément lorsque l’on est plus en mesure de leur être utile ou que lorsque notre compagnie n’est pas particulièrement agréable (dans la maladie, par exemple) qu’ils restent auprès de nous, qu’ils viennent vers nous, parfois même plus souvent que lorsque tout allait bien.

L’ami désigne d’abord celui en qui nous croyons et qui croit en nous et c’est pour cela que nous aimons nos amis. L’amitié est, en effet, une affaire de foi. Foi en l’autre, foi en soi, foi de chacun en l’autre, car cette foi ne peut qu’être réciproque pour que l’amitié soit authentique. C’est ce que l’on nomme la confiance qui nourrit la fidélité.

Cependant, affirmer que nous aimons nos amis parce que nous croyons en eux, ce n’est qu’apporter une demi-réponse à la question. Il faut aussi s’interroger sur l’origine et les raisons d’une telle foi. C’est là que les choses deviennent plus difficiles, car la nature même de cette foi semble échapper à toute forme de rationalité.

La foi relève d’une certitude qu’aucune raison ne suffit à justifier. Croire, ce n’est pas savoir, il y a toujours dans la foi des raisons de douter, ce qui fait d’ailleurs que la foi relève toujours d’un choix, d’un acte de foi. Le savoir relève de l’évidence intellectuelle ou se prouve par des démonstrations, des raisonnements dont la nécessité ne peut entraîner que l’acquiescement. La foi se prouve par des signes qu’il faut sans cesse renouveler. L’amitié ne se démontre pas, il se montre et se manifeste par des actes, des attentions envers l’autre que l’autre n’attend pas nécessairement, mais qu’on lui signifie nécessairement, non pour lui prouver que l’on est son ami, mais parce que l’on est son ami. La foi, comme l’a montré Pascal, est de l’ordre du pari, et il en va de Dieu comme des amis, croire en eux, c’est parier sur soi et sur eux. La fidélité en amitié consiste, en effet, à parier autant sur soi que sur autrui. Il s’agit de nourrir une espérance, celle de la capacité de l’être humain à agir gratuitement, sans autre raison que de vouloir le bien de l’autre et sans attendre de telles actions aucune récompense. Parce qu’il relève d’une telle gratuité, l’amitié semble inexplicable. Tout se passe comme si vouloir en rendre raison serait lui faire rendre gorge, autrement dit la détruire. Il faut donc pour qu’une amitié subsiste lui ménager une part de mystère, admettre qu’il y a en elle quelque chose d’irréductible à un certain type de rationalité.

S’il en va ainsi, c’est qu’il n’y a pas de règle en amitié. Il n’y a aucune loi générale qui puisse rendre compte du lien privilégié qui préside à la joie qu’éprouvent deux amis à se trouver l’un avec l’autre. Les amitiés sont toujours singulières, car elles sont le fruit de la rencontre de deux individualités elles-mêmes singulières. Le singulier désigne ce qui n’a pas son pareil. C’est d’ailleurs en cela qu’il se distingue du particulier. Le particulier désigne ce qui caractérise les parties d’un tout, mais ces parties peuvent toutes être identiques. En revanche, ce qui est singulier désigne ce qui n’existe qu’à un seul exemplaire, or chaque être humain est différent de ses semblables et s’avère d’ailleurs pour cela irremplaçable, ce qui fait sa valeur absolue. Aucune personne humaine ne peut se substituer à une autre, aucune personne humaine n’est indiscernable d’une autre personne humaine.

Le secret de l’amitié se situe probablement dans cette singularité humaine. Le lien d’amitié n’est autre que celui qui se tisse entre deux êtres singuliers qui s’agencent harmonieusement l’un à l’autre, comme peuvent le faire les deux parties du sumbolon – qui est à l’origine du mot « symbole » – qui désignait dans la Grèce antique un tesson de poterie brisé en deux et dont la correspondance entre les deux parties était un signe de reconnaissance entre deux contractants. Rien ne peut permettre de prévoir les contours qu’adopteront les parties brisées, rien n’explique la forme qu’elles prendront et qui fera qu’elles s’agenceront parfaitement l’une à l’autre. Deux amis, ce sont deux individus dont les esprits prennent des formes qui se combinent dans une certaine harmonie et qui se reconnaissent l’un l’autre comme les deux parties du sumbolon.

 

Aussi, n’y a-t-il d’autre réponse à la question : « Pourquoi aimons-nous nos amis ? », que celle que donne Montaigne, écrasé de douleur après la perte de son ami Étienne de La Boétie, pour expliquer le lien qui l’unissait à lui : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Éric Delassus

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Renforcer son courage managérial

Posted in Articles, Billets on mars 21st, 2020 by admin – Commentaires fermés

Mon interview dans Management Magazine

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La puissance du désir

Posted in Articles on mars 19th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Éric Delassus

Résumé :

« Le désir est l’essence de l’homme » écrit Spinoza dans l’Éthique. Il faut comprendre par là que l’homme est désir et qu’il s’affirme en exprimant pleinement la puissance qui le caractérise. Cette approche positive rompt avec l’idée selon laquelle le désir ne serait que manque et marquerait l’imperfection humaine. Spinoza va donc s’attacher à le présenter positivement, non plus comme le sentiment d’une absence, mais comme la puissance par laquelle se manifeste notre perfection. Le désir ainsi défini n’exprime pas ce qui nous fait défaut, mais ce que nous sommes. Mais s’il est en premier lieu l’expression de notre puissance d’être et d’agir, la question se pose de savoir ce que désire le désir. Peut-être rien d’autre que contribuer à l’augmentation de cette puissance qui le caractérise ?

Cette conception du désir est au cœur d’une éthique de la joie s’appuyant sur la nécessité d’une réflexion par laquelle le désir, s’efforçant de mieux cerner sa véritable nature, s’oriente vers ce qui augmente sa capacité d’agir. En quoi cette éthique conduit-elle à se rendre utile aux autres hommes ? C’est la question à laquelle tentera de répondre cette intervention.

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Pourquoi aimons-nous faire des choses et les montrer aux autres ?

Posted in Articles on mars 19th, 2020 by admin – Commentaires fermés

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Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité.

Hegel, Esthétique.

Souvent, lorsque les petits enfants rentrent de l’école, ils aiment montrer à leurs parents ce qu’ils y ont fait, un dessin, par exemple. Ils aiment qu’on leur demande de commenter leur réalisation et apprécie d’être complimentés pour la qualité de leur création.

Cette attitude n’est pas propre à l’enfant, les adultes aiment également soumettre au regard d’autrui les productions issus de leur travail ou de leurs loisirs. De l’artiste à l’ingénieur, de l’artisan à l’ouvrier en passant par le bricoleur du dimanche, chacun aime que l’on reconnaisse la valeur des œuvres auxquelles il donne le jour par son activité, qu’elle soit manuelle ou intellectuelle. Cette distinction entre le travail de la main et celui de l’esprit est d’ailleurs fort peu pertinente, car il n’y a que peut d’activités proprement humaines qui ne font appel qu’à l’une ou l’autre de ces capacités. L’artisan et l’ouvrier pensent autant que le scientifique ou l’écrivain qui ont besoin de leurs mains pour rédiger et écrire les résultats de leurs recherches et de leurs cogitations. D’où, d’ailleurs, ce très beau mot de « manuscrit » qui désigne ce que la main et l’esprit adossés l’un à l’autre ont pu engendrer. Mais, si l’on excepte le journal intime que l’on garde pour soi – et encore peut-être espère-t-on secrètement ou inconsciemment en le rédigeant qu’un jour ceux à qui on n’a pas osé dire ce que l’on y écrit le liront – lorsque nous composons un texte, c’est toujours pour être lu pour le soumettre au jugement d’autrui.

Il y a dans ce désir de montrer aux autres ce que l’on fait, la manifestation d’un puissant désir de reconnaissance, d’un intense appétit de se sentir exister et de voir confirmer ce sentiment d’existence.

Cette confirmation s’accomplit à deux niveaux, celui individuel de la création et de la reconnaissance de soi par soi et celui plus social de la reconnaissance par autrui.

Ce désir est d’abord satisfait par l’action elle-même, c’est ce que Hegel nomme dans son Esthétique, la prise de conscience de soi pratique, qu’il distingue de la prise de conscience de soi théorique. Prendre conscience de soi théoriquement consiste à saisir sa propre existence par la seule réflexion, il s’agit donc d’une prise de conscience toute intérieure et purement subjective. J’existe et par la réflexion, je me retourne sur moi-même et j’acquière le savoir de cette existence. J’en prends donc conscience. Or, cette prise de conscience ne suffit pas, c’est pourquoi l’être humain a besoin de construire un monde qui soit le produit de sa pensée consciente d’elle-même. Ainsi, l’enfant qui réalise un dessin, l’artisan qui fabrique son ouvrage, chacun pense également cette production avant et pendant sa réalisation. Une fois ce travail effectué, une fois l’objet produit, chacun a devant lui une preuve objective de son existence en tant qu’esprit, car la chose réalisée, celle qui se trouve devant lui – et n’oublions pas qu’étymologiquement « l’objet » désigne « ce qui est jeté devant » – ne serait pas là, si elle n’avait pas été conçue auparavant en son esprit. Ce second processus correspond à ce que Hegel appelle le prise de conscience de soi pratique, c’est-à-dire par l’action, par une opération qui permet à l’être humain de produire des effets dont il est la seule cause, hors de lui-même.

Mais nous ne sommes ici qu’au premier niveau du processus de reconnaissance. À ce stade, il est encore incomplet. Il a besoin pour s’accomplir pleinement du regard d’autrui.

En effet, tant que je me reconnais dans ce que j’ai fait, je reste malgré tout dans le cadre d’une relation de soi à soi, de soi à sa propre création ou production. Pour que le processus de reconnaissance s’accomplisse complètement, il est nécessaire qu’une autre conscience vienne corroborer cette première confirmation objective de ma propre existence.

Pour bien comprendre cela, il convient de préciser le sens à donner au terme de « reconnaissance ». Si l’on prend ce mot à la lettre, il désigne l’acte de connaître une seconde fois – re-connaître -, c’est bien d’ailleurs ce qui se produit lorsque nous reconnaissons quelqu’un dans la rue. C’est parce que nous le connaissons déjà que nous pouvons le reconnaître. Nous apercevons une silhouette, elle évoque pour nous une personne connue et lorsque cette forme se précise, nous re-connaissons cet autre que nous connaissions antérieurement.

Se sentir reconnu repose sur un processus identique. Il s’agit de sentir exister en tant qu’être humain par d’autres humains, de percevoir que d’autres, qui ont une certaine intuition de ce qui fait la spécificité de l’humanité, identifient en nous et dans nos œuvres cette humanité présente au plus profond de notre être.

L’être humain est un être de désir, c’est-à-dire animé d’une puissance créatrice qui ne demande qu’à s’exprimer hors de lui-même. Cette puissance fait la force d’un être qui n’aspire qu’à se sentir exister et à recevoir de l’extérieur des marques de reconnaissance. La tradition philosophique (de Platon à Freud) a souvent défini le désir comme manque, mais c’est là une vision appauvrie de cette force de vie qui nous anime. Le désir se perçoit comme manque lorsqu’il échoue et ne parvient pas atteindre ce qu’il vise ou lorsqu’il se trompe d’objet et confond l’avoir et l’être, s’imaginant qu’il sera assouvi par la possession d’objets, alors que c’est principalement dans l’action qu’il s’accomplit.

Sans désir, nous devenons apathiques, nous n’avons plus envie de rien, nous n’agissons plus et ne réalisons plus rien. L’absence de désir est le propre de la dépression, c’est-à-dire d’une diminution de notre puissance d’être et d’agir. Cette diminution, Spinoza la nomme tristesse, alors qu’à l’inverse, son augmentation n’est autre que la joie.

Si nous aimons faire des choses et les montrer, c’est donc parce que nous aspirons à la joie, c’est parce que la dynamique du désir est de sentir augmenter son intensité. Cette dynamique se trouve redoublée lorsqu’elle est perçue par d’autres dans le produit de nos actions, c’est pourquoi nous aimons leur montrer nos réalisations pour qu’ils deviennent les témoins confirmant ce sentiment d’exister qui nous met en joie.

 

Peut-on manager la connerie ?

Posted in Articles on mars 9th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Poser ainsi, cette question peut apparaître comme le cas typique d’une question à la con. Question à laquelle on a spontanément envie de répondre : « si c’était possible, ça se saurait ». Or, précisément, ça ne se sait pas. C’est donc qu’il y a un problème.

Aussi, comme la philosophie peut se caractériser comme l’art de poser les problèmes, c’est ce problème que nous allons tenter ensemble de poser et, peut-être, à défaut de le résoudre, auquel nous allons tenter d’apporter des éléments de solution.

Pourquoi est-il, en effet, si difficile de supporter la connerie, et surtout d’y remédier, dans la vie en général et, plus particulièrement, dans le monde du travail ?

On pourrait, pour répondre à cette question, commencer par essayer de définir la connerie. Seulement voilà, c’est là que ça commence à coincer. On a l’impression que la connerie est indéfinissable, qu’entre deux cons, il n’y a rien de commun, sinon qu’ils sont cons. Par exemple, dans le film « le dîner de cons », on a affaire à une bande de sales cons qui régulièrement se paient la tête de quelques pauvres cons, mais entre les uns et les autres difficiles de trouver des caractères communs, sinon qu’ils sont cons.

C’est probablement là la première difficulté à laquelle on est confronté face à la connerie, son caractère indéfinissable et donc apparemment insaisissable.

Cependant, même si on ne parvient pas à définir la connerie, on sait ce que c’est, on en voit tous les jours les manifestations. Aussi, est-ce peut-être mal appréhender le problème de la connerie que de vouloir à tout prix la définir pour tenter d’y remédier. On ne viendra peut-être pas à bout de la connerie sous toutes ses formes – et Dieu qu’elle peut prendre d’insoupçonnables aspects – mais ce qui compte, c’est de pouvoir régler les problèmes qu’elle pose au quotidien sous ses formes les plus fréquentes. Et pour cela, rien ne vaut l’expérience.

Quelles sont donc les formes de connerie que l’on rencontre le plus fréquemment dans le monde du travail ? Une fois identifiées des formes de conneries particulièrement toxiques dans cet environnement, on sera probablement mieux à même d’envisager comment y répliquer efficacement. Et pour cela, il nous faudra essayer d’en identifier les causes. Toute la question est finalement de savoir ce qui rend con et comment faire pour se préserver de tous les facteurs de connerie auxquels nous sommes régulièrement exposés. Bref, pour bien lutter contre la connerie, il faut peut-être essayer de la comprendre. Ici, on pourrait appliquer ce principe emprunté à Spinoza et qui nous recommande « de ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire, mais seulement les comprendre ». Rassurez-vous ! Il est toujours possible de rire de certaines de nos conneries ou même de celle des autres, mais ce que veut nous faire comprendre ici Spinoza, c’est que ce n’est pas en stigmatisant les hommes en raison de leurs défauts que l’on parvient à les en libérer. C’est d’ailleurs pour cette raison que je traiterai plus ici de la connerie que des cons, car la connerie est un phénomène qui ne concerne pas une catégorie bien particulière d’individus. Il n’y a pas de cons de nature. J’aurais plutôt tendance à penser que l’on ne naît pas con, mais qu’on le devient en raison d’un certain nombre de causes extérieures qui nous affectent et qui nous font réagir d’une manière pour le moins peu appropriée aux circonstances. Par conséquent, s’il y a des causes extérieures qui peuvent nous rendre plus ou moins cons, il est possible de rechercher les causes susceptibles d’inverser le processus.

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Ne pas confondre les fins et les conséquences

Posted in Articles, Billets on mars 8th, 2020 by admin – Commentaires fermés

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Il m’arrive souvent de dire à mes élèves ou à mes étudiants qu’ils ne poursuivent par leurs études pour obtenir un diplôme. Ils sont généralement étonnés que leur professeur puisse leur tenir ce genre de discours. Cependant, si l’on y réfléchit bien, la finalité des études n’a jamais été l’obtention d’une quelconque parchemin, mais l’acquisition du savoir, l’accès aux connaissances et le développement des aptitudes de l’esprit. Ensuite, l’examen n’est qu’un moyen d’évaluation par lequel les enseignants peuvent juger que ces objectifs ont été atteints et le diplôme un document attestant que cette finalité a bien été réalisée. Il s’ensuit donc que son obtention est la conséquence de ce que les fins poursuivies ont été atteintes. Cet exemple montre bien en quoi fin et conséquence ne désignent pas les mêmes choses. Tandis que la fin désigne ce que vise une intention, la conséquence correspond à un effet produit par une cause selon une nécessité qui n’est pas guidée par une volonté.

 

Cette confusion caractérise également un certain discours sur l’économie et plus particulièrement sur la finalité des entreprises. Ainsi, dans un article publié en 1970 dans le New York Times, Milton Friedman affirme qu’« il y a une et une seule responsabilité sociale des entreprises – utiliser ses ressources et s’engager dans des activités visant à augmenter ses profits tant qu’il reste dans les règles du jeu, c’est-à-dire, qu’il s’engage dans une compétition ouverte et libre sans tromperie ni fraude ». Le problème, c’est que lorsque l’on ne vise que l’augmentation des profits, on risque fort de faire passer au second plan le respect des règles et la loyauté envers les concurrents.

N’y a-t-il pas également, dans cette manière de voir les choses, une confusion entre fin et conséquence ? Il ne s’agit pas ici de prétendre que le profit n’est pas une donnée fondamentale de l’entreprise, ce qui serait absurde, mais de replacer cette notion à sa juste place, c’est-à-dire à la place où, fort heureusement, de nombreux entrepreneurs la situent. Qu’il y ait des dirigeants d’entreprise qui ne visent que le profit, c’est également certain, mais cela ne signifie pas pour autant que cette manière de faire est la plus pertinente et la plus sensée. De même que la fin des études n’est pas l’obtention d’un diplôme, mais la conquête du savoir ; la fin de l’entreprise n’est pas le profit, mais la production de biens et de services de qualité. Le profit n’est plus alors que la conséquence de la réalisation de cette fin.

Aussi, même s’il est vrai que de nombreuses firmes parviennent encore à engranger des bénéfices considérables en diffusant sur le marché des produits médiocres, ce qui semble contredire la thèse que je m’efforce de défendre ici, il n’en reste pas moins que l’activité entrepreneuriale ne prend son véritable sens que lorsqu’elle est conduite avec un souci du travail bien fait comparable à celui qui anime encore certains de nos artisans dans l’exercice de leur métier.

On peut d’ailleurs se demander si la vision de ceux qui ne recherchent que le profit pour lui-même n’est pas un peu trop court-termiste, au point de devenir rapidement contre-productive. Ces entreprises sont d’ailleurs souvent celles dans lesquelles règne une certaine souffrance au travail. Les travailleurs étant souvent soumis à des dilemmes insurmontables entre la réalisation des objectifs qui leur sont fixés et les valeurs morales dans lesquelles ils se reconnaissent. Lors du dieselgate, ou du scandale du Médiator, bon nombre des salariés des entreprises incriminées ont dû ressentir une intense souffrance en prenant conscience de la portée des pratiques de leur entreprise auxquelles ils avaient dû collaborer, consciemment ou à leur insu.

Un travailleur, quelle que soit sa place d’ans l’entreprise, qu’il soit cadre ou simple employé, ne peut s’épanouir dans son travail que s’il peut lui donner un sens auquel il adhère pleinement.

 

L’enjeu de ce siècle, qui est confronté au risque de l’effondrement d’une civilisation mondialisé, est de redonner à nos activités un sens pleinement humain. Cela passe par un effort pour remettre sur pied ce qui a trop longtemps été envisagé à l’envers. Éviter les confusions comparables à celles que nous venons de dénoncer, c’est certainement la tâche de ceux qui, pour reprendre la belle formule d’Albert Camus, ne cherchent pas à refaire le monde, mais s’efforcent de tout mettre en œuvre pour « empêcher que le monde ne se défasse ».

 

 

Sur la puissance de la connerie

Posted in Articles on mars 8th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Dans l’un de ses romans intitulé Chien blanc, Romain Gary caractérise la connerie d’une manière tout à fait originale, pour ne pas dire géniale. Pour ceux qui ne l’auraient pas lu, ce roman, en grande partie autobiographique se déroule aux États-Unis, plus exactement à Beverly Hills, en 1968, alors que Romain Gary a rejoint sa femme, l’actrice Jean Seberg qui y tourne un film et y soutient également activement la lutte des noirs pour conquérir leurs droits. Romain Gary, quant à lui, adopte plutôt la position du spectateur au regard désabusé, parfois agacé par la bonne conscience de certains blancs soutenant la cause noire, tout en continuant de vivre confortablement leur vie de blancs privilégiés. Ceux-là, Gary les qualifie en anglais américain de « phony californien », terme qu’il traduit en français par « faisan », autrement dit escroc, désignant ainsi, je cite, « ces progressistes indignés par notre société de consommation qui vous empruntent de l’argent pour faire de la spéculation immobilière ». Ce qui nous donne déjà un bel exemple d’une des formes que peut prendre la connerie en ce monde. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont Gary la présente à propos du racisme dont elle est une des manifestations les plus déplorables et les plus inhumaines. Et si Gary adopte cette posture de spectateur désabusé face aux efforts de son épouse pour soutenir la cause noire, c’est qu’il désespère de voir un jour le racisme disparaître. Voici d’ailleurs ce qu’il écrit à ce sujet :

Je suis en train de me dire que le problème noir aux États-Unis pose une question qui le rend pratiquement insoluble : celui de la Bêtise. Il a ses racines dans les profondeurs de la plus grande puissance spirituelle de tous les temps, qui est la Connerie.

Je dois avouer que cette qualification de la connerie comme « plus grande puissance spirituelle de tous les temps » m’est toujours apparue comme l’une des expressions les plus grandioses et les plus géniales du talent littéraire de Romain Gary, même si comme nous le verrons ensuite, je me permettrai de la remettre quelque peu en question. Mais je n’anticiperai pas plus pour ménager le suspens.

Ce qui est intéressant dans cette citation, c’est la qualification de la connerie comme puissance et comme puissance apparemment invulnérable qui, à l’instar de la chouette de Minerve qui symbolise la sagesse, renaît toujours de ses cendres. La connerie serait un peu l’image inversée de cette sagesse, mais tout aussi puissante. Par conséquent, la question se pose de savoir d’où vient cette puissance, car c’est là le cœur du problème de la connerie : comment se fait-il qu’il soit si difficile d’en venir à bout, car il semblerait que même vaincue, elle dispose des ressources nécessaires pour repartir de plus belle, comme si la défaite la nourrissait et lui donner encore plus de force.

Que la connerie soit puissante, personne n’en doute, à moins d’être soi-même victime inconsciente de cette puissance. Car cette puissance, c’est en soi-même qu’on la rencontre le plus souvent, même si on est suffisamment sous son emprise pour faire preuve de la plus complète mauvaise foi et refuser de le voir. Cela dit, il faut se rassurer, la connerie est aussi très présente chez les autres et nous permet fort heureusement de faire notre ce mot de Talleyrand « quand je me contemple, je me désole, mais quand je me compare, je me console ». Cette puissance de la connerie, c’est, par exemple, celle du petit chef qui empêchera ses subordonnés de prendre des initiatives de peur de voir s’affaiblir ce qu’il croit être son autorité, c’est celle de la bureaucratie qui nous demande régulièrement de lui fournir des renseignements dont elle dispose depuis des années. C’est celle des gens trop certains d’eux-mêmes et qui n’écoutent jamais les autres, celle de ceux qui sont incapables de se remettre en question et s’imaginent tellement qu’ils sont quelqu’un qu’ils en arrivent à se prendre pour quelque chose parce que leur esprit de sérieux les transforme en ces « gros plein d’être » dont parle Jean-Paul Sartre pour désigner ceux qui ont tellement peur d’être libre qu’ils s’enferment dans une identité dont ils sont incapables de sortir. Et l’on pourrait encore trouver une multitude d’exemples de cette puissance dévastatrice, comme ces hommes politiques ou ces célébrités que finissent par tellement s’identifier aux personnages qu’ils se sont créés ou auquel ils voudraient ressembler, qu’ils en deviennent, pour reprendre une formule empruntée à Nietzsche, « les singes de leur idéal ». On le voit bien, la connerie est protéiforme et c’est certainement cela qui fait sa force. Il convient donc de s’interroger sur l’origine d’une telle force, d’où vient-elle et comment s’y opposer ?

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