La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Archive for décembre, 2024

Éloge de la gentillesse

Posted in Articles on décembre 11th, 2024 by admin – Commentaires fermés

La gentillesse n’a pas toujours bonne presse, principalement aux yeux des intellectuels et plus particulièrement des philosophes. Souvent confondue avec la naïveté, la mièvrerie ou la crédulité, elle est rarement louée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire la vertu de celui qui sait parfois s’oublier au profit de l’autre et qui parvient modestement à s’élever au-dessus de lui-même.

Pourquoi un tel mépris de la gentillesse ? C’est à cette question que répond le livre d’Emmanuel Jaffelin : Éloge de la gentillesse.

Pour traiter cette question, l’auteur se livre à un travail quasi-philologique par lequel il met en évidence la nature rhizomique de la gentillesse dont le sens va prendre de multiples directions parfois totalement opposées.

À l’origine, ce terme n’a que peu de choses à voir avec cette qualité qui évoque la douceur et le souci de servir autrui, puisqu’il désigne ce qui relève de la lignée, de l’appartenance à une famille (gens), pour ensuite d’inclusif devenir exclusif et signifier la non-appartenance au monde chrétien principalement catholique. Cette approche historique de l’évolution des différentes signification du terme « gentil » contribue à identifier les raisons pour lesquels la gentillesse est souvent méprisée. Le terme « gentil » désigne en effet dans le langage chrétien du Moyen-âge ceux qui ne sont pas de bons catholiques, les impies ou les infidèles qu’il faut impérativement convertir. C’est en ce sens que St Thomas d’Aquin rédige sa fameuse Somme contre les gentils (Summa contra Gentiles) ou Livre sur la vérité de la foi catholique contre les erreurs des infidèles.

Néanmoins, la signification du terme gentil va progressivement évoluer.

Avec la renaissance, la gentillesse retrouve ses racines latines avec la figure du gentilhomme qui perd rapidement sa noblesse d’âme en se faisant courtisans, c’est-à-dire serviteur du roi. Ainsi avec les progrès de la royauté, le gentilhomme, d’homme libre devient serviteur. C’est ainsi qu’il abandonne progressivement toutes les vertus qui faisaient auparavant sa grandeur pour disparaître avec la montée de la bourgeoisie et la révolution. Ce qui fait dire à emmanuel jaffelin qu’une telle gentillesse se situe finalement du côté des vaincus.

Mais finalement, la gentillesse va prendre un tout autre sens, celui que nous connaissons aujourd’hui. Qu’est-ce qu’être gentil ? Quelle est la finalité de la gentillesse ?

L’auteur répond à ces questions en montrant en quoi, il y a dans la gentillesse une forme de modestie et d’humilité, plus proche de l’honnêteté que de la sainteté, la gentillesse n’est pas obéissance à une loi morale désincarnée, la personne gentille n’obéit pas à l’impératif catégorique kantien, mais repose sur une certaine empathie et répond aux sollicitations d’autrui sans pour autant relever d’une sollicitude par trop intrusive. La gentillesse nous dit Emmanuel Jaffelin est hétéronome et populaire, elle obéit à une pulsion qui nous conduit vers l’autre sans prétendre se soumettre à une obligation universelle. Elle se contente de viser le bien en petit en apportant aux autres la chaleur humaine dont ils ont besoin. C’est en ce sens qu’elle est une vertu empathique et caressante. Elle fait le bien au gré des circonstances et de nos humeurs. En ce sens, parce qu’elle reste à dimension humaine, la gentillesse nous permet d’envisager la possibilité de faire le bien sans que nous considérions sa réalisation comme nécessitant la mise en œuvre de capacités démesurées. En ce sens, la gentillesse est efficace sur le mode de l’effet papillon, elle est une petite cause pouvant produire de grands effets. Elle nous évite de renoncer au bien en nous montrant que le faire n’est pas insurmontable et reste à notre portée. Sa dimension rhizomique se situe également à ce niveau, car tous les petits actes de gentillesse que nous pouvons accomplir irradient autour d’eux et peuvent, comme par contagion, inviter d’autres êtres humains à rendre service à autrui. Se mettre au service d’autrui, peut-être est-ce là la force et la faiblesse de la gentillesse. Sa force, car elle rend plus chaleureuses les relations humaines, mais aussi sa faiblesse, car c’est peut-être aussi ce qui est à l’origine de la perception négative que certains en ont. En effet, il y a dans la gentillesse l’idée de servir sans rien attendre en retour, or servir gratuitement, c’est ce qui caractérise la condition de l’esclave. C’est souvent ce qui est à l’origine de la réticence à être gentil, la peur de « se faire avoir », de devenir l’esclave de l’autre. C’est pourquoi, malgré sa modestie, la gentillesse suppose une culture et une éthique basée sur une certaine confiance en l’autre. Comme le souligne Emmanuel Jaffelin, si la gentillesse ne présente pas la dimension dramatique du pari pascalien qui porte sur Dieu, elle n’en est pas moins fondée sur un pari. S’efforcer d’être gentil, c’est parier sur l’autre et produire ce qu’Emmanuel Jaffelin nomme un « effet de levier » donnant naissance à une culture de la gentillesse. Les vertus de la gentillesse sont homéopathiques, ses actions sont des « presque rien » – pour reprendre l’expression de Jankélévitch – porteurs de grands effets « poussant ses bénéficiaires à en redemander et à la pratiquer eux-mêmes ».

Au-delà des figures consacrées du gentilhomme qui ont traversé l’histoire et qui vont de la noblesse antique et médiévale au super-héros moderne en passant par le surhomme nietzschéen, cette gentillesse en appelle à un nouveau type de gentilhomme qui annonce un nouvel humanisme. Mais en quel sens une nouvelle aristocratie pourrait-elle naître de la gentillesse qui se caractérise par son absence de prétention ?

En réalité, ce nouveau gentilhomme, qui serait issu de la postmodernité, tirerait sa noblesse de la servitude volontaire qu’il s’impose. À la différence de l’esclave à qui l’on impose de servir, le gentilhomme d’aujourd’hui serait celui qui choisirait volontairement de se rendre disponible à autrui, il substituerait au service le sacrifice d’un moi souvent trop proéminent. Un tel sacrifice n’a rien de grandiose, il consiste juste, sans s’effacer totalement, car il y a toujours un peu d’égoïsme dans la gentillesse, à faire s’écarter légèrement le moi pour faire un peu de place à autrui. En ce sens, la gentillesse est une vertu érotique au sens où l’entend Platon dans le banquet, lorsqu’il décrit Éros comme n’étant ni sage ni ignorant, elle n’est ni bonté absolue ni total égoïsme, elle n’est pas l’enfant d’un système philosophique, elle relève de l’ortho-doxa, l’opinion droite. Elle est également proche de la médiété aristotélicienne, ce juste milieu qui n’est pas tiédeur, mais perception de ce qui convient à l’être humain pour être lui-même sans viser l’inaccessible.

En ce sens, la gentillesse n’est pas sans effet politique, car si elle suppose une certaine éthique prenant le pas sur le politique, elle n’est pas sans effet sur la société en adoucissant les rapports humains.

Ainsi, en procédant à une fine analyse de cette vertu qu’est la gentillesse, Emmanuel Jaffelin lui donne ses lettres de noblesse et corrige ainsi la vision trop souvent méprisante que nous en avons. La gentillesse pourrait devenir le ferment d’une nouvelle aristocratie, règne des meilleurs auquel chacun pourrait participer en devenant un véritable gentilhomme.

Éric Delassus

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N’obéir qu’aux lois

Posted in Articles on décembre 2nd, 2024 by admin – Commentaires fermés

« Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes ».

Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites sur la montagne, VIII

 

Si la pensée de Jean-Jacques Rousseau est inépuisable pour nourrir notre réflexion politique, elle peut certainement aussi nous donner du grain à moudre pour penser le fonctionnement des organisations et des entreprises en particulier. J’ai publié, il y a peu, un petit opuscule dans lequel je tente modestement de déconstruire la notion de leadership et d’en souligner les limites (https://managementetavenir.fr/article/pour-en-finir-avec-le-leadership/) et j’aurais certainement pu y citer cette formule qui explique en quoi consiste la liberté à l’intérieur d’un collectif. Pour qu’une organisation fonctionne, il est nécessaire qu’elle soit structurée par des règles, mais pour que ces règles s’appliquent dans l’intérêt de tous, il importe qu’elles ne soient pas l’expression de la volonté d’une seule personne ou de quelques-uns. Pour que les lois, les règles, libèrent, il faut, toujours selon Rousseau, qu’elles soient l’expression d’une volonté générale, c’est-à-dire de la volonté de la collectivité tout entière. C’est pourquoi d’ailleurs, la volonté générale n’est pas, à proprement parler, la volonté de la majorité. Une majorité reste, quoi qu’il en soit, une partie d’un ensemble plus vaste et une communauté d’hommes libres ne peut en rien reposer sur la dictature d’une majorité sur la minorité. Une majorité d’hommes qui imposerait sa volonté à une minorité d’esclaves ne constitue en rien une société d’hommes libres. Pour que la volonté de la majorité soit légitime, il faut que la société dans son ensemble accepte le principe selon lequel la majorité qui se dégage à l’issue d’un suffrage est compétente pour légiférer. Et il faut également que les minorités puissent avoir voix au chapitre pour exprimer leurs désaccords et proposer des amendements aux lois en discussion. Il faut donc pour que la loi libère que se mette en place un processus de régulation qui fasse qu’au bout du compte, la loi sera reconnue comme légitime par tous, même par ceux qui ne l’approuvent pas, mais qui jugent qu’elle a été établie selon une procédure considérée elle-même comme légitime pas tous. Ce qui leur laisse d’ailleurs la possibilité de faire évoluer les règles, s’ils obtiennent la majorité à l’issue d’un suffrage ultérieur. La volonté générale est donc le résultat, non pas d’une agrégation de volontés particulières, mais d’une association de volontés visant l’intérêt du collectif constitué par cette association. Dans ces conditions, obéir à la loi n’est plus à proprement parler une contrainte, il ne s’agit pas d’une volonté qui se soumet à une autre parce qu’elle y est forcée, mais une obligation, c’est-à-dire le respect d’une règle que l’on se fixe à soi-même en tant que membre de la collectivité et comme l’écrit Rousseau dans le Chapitre VIII du Livre 1 du Contrat Social :

« L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ».

De nombreuses organisations pourraient certainement s’inspirer de la philosophie politique de Rousseau pour penser leur mode de gouvernance et faire en sorte que toutes les parties prenantes puissent s’associer de telle sorte qu’émerge une volonté générale et qu’une régulation allant le sens de l’intérêt collectif se mette en place.

Éric Delassus.

Être déterministe conduit-il nécessairement à être de mauvaise foi ?

Posted in Articles on décembre 2nd, 2024 by admin – Commentaires fermés

Être déterministe, qu’est-ce que cela signifie ? Le déterminisme désigne la théorie philosophique selon laquelle tout à une cause, tout obéit à des relations de cause à effet, même le comportement humain. Parmi les représentants de ce courant de pensée, celui qui a poussé le plus loin le principe de causalité est certainement Spinoza qui affirme dans son Éthique que l’être humain n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire » ou comme un « État dans l’État ». Autrement dit, selon Spinoza qui se réfère à la physique naissante des XVIe et XVIIe siècle, si tous les phénomènes naturels peuvent s’expliquer en se référant au principe de causalité, dans la mesure où l’homme fait partie de la nature, il n’échappe pas à cette règle et ne dispose pas d’un libre arbitre comme le pense Descartes, mais est déterminé par des lois propres à sa nature qui s’inscrivent dans la nature tout entière. Comme il le souligne également dans l’Éthique : « les hommes se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs désirs, mais ignorent les causes qui les déterminent ».

Les sciences humaines ont d’une certaine manière apporté de l’eau au moulin de cette position puisqu’elles on montré que les comportements humains sont souvent explicables par l’action qu’exerce sur l’individu tout un ensemble de facteurs externes liés à l’histoire familiale ou au milieu social. On pourrait porter le même jugement en se référant à la biologie et la génétique qui nous expliquent qu’à ses facteurs externes se joignent des éléments liés au patrimoine génétique. Bref, autant la biologie que la société font qu’un individu est ce qu’il est et fait ce qu’il fait. Mais alors, me direz-vous, qu’en est-il de la responsabilité ? N’est-ce pas un peu trop facile de croire que l’on est le jeu de causes qui ne dépendent pas de nous et n’est-ce pas un moyen de ne pas avoir à assumer les conséquences de ses actes ? En effet, si l’on se réfère, par exemple, à la pensée d’un philosophe comme Jean-Paul Sartre, adhérer au déterminisme conduit à la mauvaise foi. Si j’ai commis un acte immoral, je peux toujours arguer que ce n’est pas de ma faute et que j’ai été le jeu du déterminisme naturel et social. Par conséquent, je n’y suis pour rien, je ne pouvais pas faire autrement. Pour Sartre, raisonner ainsi, c’est faire preuve de mauvaise foi, s’appuyer sur la duplicité de la conscience pour se mentir à soi-même et se convaincre qu’on n’est coupable de rien. Nous avons tous l’expérience de ces moments où, lorsque nous sommes mis face aux fautes que nous avons pu commettre, nous nous efforçons désespérément de nous convaincre que nous n’y sommes pour rien et qu’il n’était pas possible de faire autrement. Cependant, les choses sont comme toujours plus complexe qu’il n’y parait, car pour raisonner ainsi, il faut avoir conscience que l’on est déterminé et avoir identifié les causes qui nous ont poussé à agir malgré nous et il ne faut pas oublier qu’une telle prise de conscience est elle-même déterminante. En effet, si un philosophe comme Spinoza conteste l’existence d’un libre arbitre chez l’être humain, il n’abandonne pas totalement l’idée de liberté, il la définit comme libre nécessité, c’est-à-dire comme la puissance d’être déterminé par la raison qui comprend le déterminisme naturel. Ainsi, l’homme libre est celui qui parvient à s’affranchir de la servitude, c’est-à-dire qui se libère de la soumission aux causes externes par la compréhension de leurs mécanismes, compréhension qui fait que ces causes n’agissent plus sur moi de la même façon, voire n’agissent plus du tout, parce que leurs actions a été enrayée par une causalité interne qui relève de la compréhension des lois de la nature. L’exemple que je prends le plus souvent pour illustrer cette idée et qui actualise un peu la pensée de Spinoza est celui de la publicité. Si je parviens à comprendre que mon comportement de consommateur est déterminé par la publicité, je ne vais plus me laisser influencer par elle tout à fait de la même façon. Mais pour cela, il faut que je le comprenne vraiment, c’est-à-dire que cette connaissance des causes qui me déterminent ne soit pas totalement abstraite et seulement intellectuelle. Il faut que cette compréhension soit pleine et entière – au sens de prendre avec soi, en soi – et qu’elle m’affecte de telle sorte que je l’intègre, littéralement que je l’incorpore pour qu’elle soit efficace.

Aussi, le déterminisme bien compris, ne peut-il conduire à la mauvaise foi, car celui qui utilise l’argument déterministe pour se dédouaner des erreurs qu’il a pu commettre est encore en situation de servitude puisqu’il n’a pas suffisamment compris comment il est déterminé. Son ignorance le détermine, dans une certaine mesure, à être de mauvaise foi et l’empêche d’agir selon la seule nécessité de sa nature, c’est-à-dire librement.

Éric Delassus