La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Archive for avril, 2024

Sur la crise en général et la crise agricole en particulier

Posted in Articles on avril 9th, 2024 by admin – Commentaires fermés

Penser la crise

Faire preuve de discernement en temps de crise

Conférence donnée le 04/04/2024 au Lycée Agricole de Bourges dans le cadre d’une soirée organisée par IFOCAP BERRY

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament »

Cette citation du poète René Char débute la préface de l’ouvrage de la philosophe Hannah Arendt intitulé La crise de la culture et elle signifie que dans la mesure où toute crise caractérise le passage d’un monde à un autre, elle renvoie à une situation dans laquelle les êtres humains se trouvent projetés dans un univers dont ils n’ont pas les clés et dont ils ne parviennent pas toujours à décrypter le sens et le mode de fonctionnement. Autrement dit, leur héritage, le monde qu’il reçoive est difficile pour eux à décrypter, à comprendre, parce qu’ils ne disposent pas des codes permettant d’en discerner tous les aspects et d’en saisir les tenants et les aboutissants. C’est en ce sens que cet héritage n’est précédé d’aucun testament.

Certes, la crise de la culture n’est pas la crise de l’agriculture, mais comme l’avait déjà souligné Cicéron en son temps, il n’y a pas si loin que cela de la culture à l’agriculture et ce n’est d’ailleurs pas par hasard que l’on utilise le même terme pour désigner les processus par lesquels nous devenons humains ainsi que l’activité qui consiste à tirer les moyens de notre subsistance de la mise en valeur de notre environnement naturel. Cultiver consiste d’abord à prendre soin. Cultiver son champ, c’est en prendre soin pour qu’il puisse donner les meilleurs fruits que la terre puisse offrir et de même éduquer ses enfants, c’est prendre soin d’eux pour leur transmettre une culture, c’est-à-dire des savoirs, des croyances, des principes et des valeurs qui contribueront à faire advenir leur humanité. Mais on peut aussi considérer que se cultiver, augmenter son savoir, s’ouvrir aux autres, faire évoluer sa manière d’être au monde, c’est prendre soin de soi et ainsi contribuer à faire en sorte de devenir toujours un peu plus humain qu’on ne l’est. C’est en ce sens que Cicéron établit un lien entre la culture et l’agriculture :

Et, pour continuer ma comparaison, je dis qu’il en est d’une âme heureusement née, comme d’une bonne terre ; qu’avec leur bonté naturelle, l’une et l’autre ont encore besoin de culture, si l’on veut qu’elles rapportent.

Cicéron, Tusculanes.

Et, en effet, dans son sens fort, l’agriculture relève du soin, soin envers la terre nourricière, soin envers ce que l’on produit ou que l’on élève, végétaux et animaux, soin envers ceux à qui est destinée cette production, c’est-à-dire les autres êtres humains que l’on nourrit. Pour reprendre un propos de Michel Serrres dans un entretien vidéo accessible en ligne « l’agriculteur est le père nourricier de l’humanité » (sans oublier d’ailleurs les agricultrices dont le rôle a toujours été essentiel et qui sont également les « mères nourricières » de l’humanité). Cependant, il semblerait que cette dimension soit aujourd’hui oubliée, occultée, non pas (uniquement) par les agriculteurs eux-mêmes, mais aussi par le reste de la société, en raison de différents aspects de l’évolution du métier d’agriculteur, aspects économiques et aspects technologiques. Deux éléments fortement liés dans la mesure où la technologisation de l’agriculture est en grande partie à l’origine d’une augmentation des investissements et des coûts de production qui sont certainement à l’origine de la difficulté pour certains agriculteurs de se ménager un revenu décent. L’une des causes du mouvement de protestation récent n’a-t-elle pas été l’augmentation du prix des carburants rendus indispensables à la mécanisation de l’agriculture ? À cela, s’ajoute certainement une certaine financiarisation de l’agriculture qui fait que de nombreux produits agricoles font l’objet de spéculations dont les agriculteurs sont souvent les victimes. Faudrait-il, comme le propose Michel Serres dans l’interview précédemment citée, ne plus soumettre la production agricole à la logique du marché pour sortir de la crise ? C’est peut-être une piste à explorer. Reste à définir comment pourrait se mettre en place une autre logique plus respectueuse du travail agricole, de l’environnement et du consommateur.

Cette référence à la notion de culture renvoie également à l’idée que toute crise est fondamentalement culturelle dans la mesure où elle repose toujours sur la nécessité de faire évoluer notre manière de nous représenter le monde afin d’établir un lien mieux adapté à ce dernier.

Qu’est-ce qu’une crise, en effet ? Une crise désigne certes un moment de difficulté, un moment durant lequel on a le sentiment que tout fonctionne mal, qu’on ne peut plus faire comme on faisait avant. Mais dire cela, c’est en rester aux apparences, c’est certes évoquer un aspect incontournable de la crise, celui du vécu, du ressenti de ceux qui la subissent, mais il n’est pas possible d’en rester là, il faut nécessairement aller plus loin.

Le terme grec Krisis désigne un moment de rupture qui nécessite une prise de décision. C’est pourquoi son premier sens est d’ordre médical, il désigne chez Hippocrate le moment où la maladie atteint son paroxysme et où il faut décider d’un traitement. La crise présente d’ailleurs un caractère ambigu et ambivalent, car elle désigne un moment d’indécision – si l’on en reste à la métaphore médicale, elle est le moment durant lequel le malade peut mourir ou être sauvé -, il faut donc pour cette raison prendre les bonnes décisions. Elle présente donc un caractère négatif, le dysfonctionnement et la souffrance qu’il engendre, mais elle a aussi un aspect positif, la possibilité de rebondir et reconstruire les choses sur de nouveaux fondements. Il est donc nécessaire de dépasser le sentiment négatif qu’inspire la crise et faire de celle-ci un moment de progression. Car une crise, c’est aussi un moment de remise en question durant lequel il est important et nécessaire de se demander pourquoi on a le sentiment que tout va mal de manière à pouvoir s’orienter vers les voies qui pourront mener à des solutions. Une crise désigne aussi et toujours un moment décisif, un moment de réorientation. Comme cela a déjà été souligné, il y a une certaine ambivalence de la crise, car on a le sentiment d’être dans la confusion et l’indécision tout en étant confronté à la nécessité de faire des choix cruciaux. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est indispensable de faire preuve de discernement en temps de crise, d’autant plus que si l’on s’intéresse à l’étymologie du terme même de crise, on y retrouve cette idée de discernement. Le terme Krisis en grec ancien, qui a également donné en français critique, désigne l’action de distinguer, il renvoie à l’action de séparer et de choisir, donc de discerner pour décider. La crise désigne donc un moment qui nécessite d’être analysé pour parvenir à sortir de l’impasse dans laquelle on se sent engagé. S’il faut faire preuve de discernement en temps de crise, c’est parce que la crise nécessite des prises de décisions qui, si l’on reprend ce que pensait Aristote, ne peuvent se faire sans un temps de délibération. Cette attitude est cependant difficile à adopter, car la violence inhérente à toute crise a tendance à nous rendre plus réactifs qu’actifs, c’est-à-dire nous incite à laisser parler spontanément nos affects sans les soumettre préalablement au filtre de la réflexion. Il est donc important de discerner également les comportements à éviter. Il y a, en effet, plusieurs types d’attitude à écarter en situation de crise.

La première est le déni, faire comme s’il n’y avait pas vraiment de problème et s’obstiner à toujours faire comme avant, se crisper sur la situation antérieure pour ne pas avoir à se remettre en question. Attitude très humaine et fort compréhensible, mais qui empêche d’avancer et risque fort de laisser les problèmes s’enkyster plutôt que de les résoudre.

La seconde attitude à éviter est celle qui consiste à vouloir trouver des coupables en se limitant à la question : « à qui est-ce la faute ? ». Il est préférable ici de suivre cet adage s’inspirant de Spinoza lorsqu’il écrit dans son Traité politique :

Ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins les maudire, mais seulement les comprendre.

Cela ne veut pas dire qu’il faut évacuer les désaccords, qu’il faut diluer les responsabilités, mais cela signifie qu’il faut s’efforcer de comprendre les raisons des divergences auxquelles on peut se trouver confronter pour tenter de mieux se comprendre les uns les autres. Sinon, chacune des parties prenantes accusera l’autre et l’on risque fort de se trouver confronté à des problèmes de stigmatisation, chacun se sentant accusé injustement. Comme le souligne Edgar Morin, la recherche des responsabilités peut prendre deux aspects, elle peut se séparer en deux branches antagonistes : « l’une qui cherche à reconnaître la nature même du mal, l’autre qui cherche le bouc émissaire à immoler, et bien sûr, il y a multiplication de coupables imaginaires, le plus souvent marginaux ou minoritaires ».

Dernière attitude également à éviter, celle qui consiste à n’aborder les problèmes que selon un angle ou une approche uniquement quantitative, c’est-à-dire de considérer qu’il faut simplement réajuster sa manière de faire en termes de plus ou de moins. Alors qu’en situation de crise, il faut le plus souvent inventer de nouvelles manières de faire. C’est pourquoi, par exemple, le terme de décroissance n’est peut-être pas le mieux choisi pour désigner la voie qui va nous permettre de sortir des difficultés auxquelles nous a conduit un productivisme débridé. Il ne s’agit pas de produire et de consommer moins ou plus, tout en restant dans la même logique, il s’agit surtout de consommer et de produire mieux. Cela doit certainement passer par un réajustement quantitatif et des efforts pour tendre vers une plus grande sobriété, mais ne peut s’y réduire. Il s’agit de modifier tout un système afin de passer d’une croissance essentiellement quantitative à une croissance qualitative. C’est un peu cette idée que tend à développer l’économiste Amartya Sen qui propose, pour mesurer la « bonne santé » d’une société de remplacer le PIB par l’indice de développement humain (IDH) qui tient compte notamment du niveau d’éducation, de l’espérance de vie, de la qualité des soins et de l’égalité entre les sexes. Reste à déterminer comment on peut passer d’une logique à une autre pour sortir de la crise.

Le problème vient principalement de ce qu’en période de crise, même si l’on veut changer de manière de faire, on a souvent l’impression d’être soumis en permanence à des injonctions paradoxales, c’est-à-dire de devoir obéir à des exigences incompatibles. Une injonction paradoxale est par définition un ordre auquel on ne peut obéir. L’exemple type consiste à demander à quelqu’un d’être naturel, comme il étudiera son comportement, il ne pourra pas l’être.

Ainsi, le caractère multifactoriel de la crise agricole fait que la nécessité louable de se conformer à des normes écologiques plus exigeantes entre en contradiction avec certains impératifs économiques ainsi qu’avec le fait de devoir entrer en concurrence avec des pays n’ayant pas les mêmes normes que les nôtres et pouvant, par conséquent, produire à moindre coût et vendre moins cher. En situation de crise, nous sommes tous confrontés à ce type d’exigence contradictoire. Ainsi, en tant que consommateur, on nous demandera de faire preuve de sobriété pour des raisons écologiques, mais en même temps, on nous incitera à consommer plus pour maintenir la croissance. Ainsi, il y a peu, le ministère de l’écologie a fait diffuser un message incitant à la sobriété (la pub du dévendeur), afin d’inciter le grand public à ne pas consommer inutilement, mais aussitôt le ministère de l’économie s’est inquiété de ce qu’une telle publicité mettait en péril la croissance.

Ces difficultés tiennent principalement dans le fait qu’une crise présente toujours une dimension systémique, elle consiste toujours dans le fait qu’un système arrive à un stade de son évolution où il ne peut plus fonctionner comme auparavant.

Un système, si l’on reprend la définition qu’en donne Edgar Morin désigne, « un ensemble organisé par l’interrelation de ses constituants ». Il suffit donc qu’un ou plusieurs de ses constituants se trouvent contraints à se modifier pour que le système dysfonctionne. N’est-ce pas ce qui se produit actuellement avec la mondialisation de l’économie, la crise écologique et les bouleversements géopolitiques auxquels notre époque est confrontée ? Le système est bouleversé, mais nous continuons toujours de fonctionner avec un référentiel de représentations mentales correspondants à l’état antérieure du système pour la simple et bonne raison que nous sommes pris dans les impératifs de l’action et que nous n’avons pas le temps de repenser et de mettre en place une autre manière de fonctionner, d’où la difficulté de faire preuve de discernement. L’idéal pour bien comprendre les tenants et les aboutissants d’une crise, ce serait de pouvoir s’extraire du système, afin de pouvoir adopter une position de surplomb et prendre de la distance, ce qui est impossible lorsque l’on est pris dans les mailles du système. Néanmoins, si l’on ne s’adapte pas aux changements du système, on s’expose à devoir subir les conséquences de ces changements qui peuvent nous être néfastes.

Il y a, cela a déjà été évoqué, deux aspects dans une crise, un aspect négatif qui relève du dysfonctionnement, du dérèglement et de l’impression d’instabilité que cela engendre, mais il y a également une dimension positive de la crise qui consiste dans l’incitation à innover, à inventer de nouveau modes de fonctionnement mieux adapter à une réalité qui change. Comme l’écrit Edgar Morin dans l’article précédemment cité :

La crise crée des conditions nouvelles pour l’action. (…) La situation de crise de par ces incertitudes et aléas, de par la mobilité des forces et des formes en présence, de par la multiplication des alternatives crée des conditions favorables au déploiement de stratégies audacieuses et inventives, favorables à ce caractère propre de toute action : la décision entre divers comportements ou diverses stratégies possibles.

Ce qui caractérise la crise globale que nous traversons, et dont participe la crise agricole, c’est qu’elle est une crise de la relation. Autrement dit, la manière dont nous créons et percevons les liens qui nous unissent au monde auquel nous appartenons demande à être révisée de fond en comble.

Comme cela a été évoqué précédemment, toute crise est principalement culturelle. Toute crise sociale, humaine, historique s’enracine dans des contenus qui sont d’abord présents « dans nos têtes ». Certes, si l’on prend le cas de la crise agricole, elle concerne une réalité bien tangible qui ne se résume pas à un système de représentation. Cependant, si l’on y réfléchit bien, cette réalité, c’est nous qui l’avons produit à partir de notre manière de concevoir le monde, manière de concevoir le monde qui, elle-même, évolue en fonction des transformations que subit ce monde. Ainsi, la production industrielle a fait que beaucoup de nos contemporains ont quasiment oublié la provenance de ce qu’ils consomment comme nourriture, ils ne perçoivent plus clairement que ce qu’ils mangent vient de la terre et du travail de la terre par les paysans. Je me souviens d’une étudiante américaine que nous hébergions, il y a de cela une dizaine d’année et qui ne comprenait pas comment on pouvait faire du pain issu de l’agriculture biologique parce qu’elle ne savait pas que le pain était réalisé avec de la farine qui, elle-même, provenait de la culture de céréales, etc. De même, elle était émerveillée par la production d’une mayonnaise faite maison, parce que pour elle, cela ne pouvait exister qu’en tube. Ces anecdotes peuvent sembler caricaturales, mais elles n’en sont pas moins symptomatiques d’un certain type de rapport au monde induit par le système industriel productiviste.

Le système économique dans lequel nous nous trouvons repose bien sur une certaine manière de concevoir la production et les échanges, c’est-à-dire un certain type de relation avec notre environnement naturel et une certaine manière pour les êtres humains d’entrer en relation les uns avec les autres. Nous fonctionnons selon un mode de représentation qui est principalement basé sur la dualité et l’opposition, l’opposition de l’esprit et du corps, de la nature et de la culture, du sujet et de l’objet, de l’individu et de la société. Cette manière de penser, nous empêche de prendre conscience que nous sommes par définition des êtres reliés, reliés à la société qui est la nôtre, mais aussi reliés à l’humanité tout entière, reliés à cette totalité que nous appelons nature et que nous ne pouvons exploiter sans nous soucier des effets que produisent les actions que nous exerçons sur elle et qui en retour peuvent nous être néfastes. Comme le souligne le philosophe Bruno Latour, nous avons longtemps fonctionné comme si les choses n’avaient pas de puissance d’agir, comme si l’action que nous exerçons sur elles était sans feedback, c’est-à-dire sans action en retour. Le pire, c’est que nous avons également adopté de mode de fonctionnement dans nos rapports sociaux, seulement là, l’action en retour est souvent très rapide et donne lieu à des conflits qui peuvent être d’une grande violence. Bref, on ne fait pas ce qu’on veut des choses, de la nature et encore moins des hommes, il faut tenir compte de leur mode de fonctionnement, des lois de la nature (tant de la nature humaine que de la nature dans sa globalité), pour agir sans entraîner des conséquences qui peuvent nous être néfastes aussi bien sur le plan social ou politique que sur le plan écologique et environnemental. Comme l’écrivait déjà au XVIIe siècle, le philosophe anglais Francis Bacon, l’un des fondateurs, avec Descartes et d’autres, de l’esprit scientifique moderne : « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant ». Les agriculteurs en ont d’ailleurs conscience tant ils sont dépendants de la nature des sols, du climat et de tout un ensemble de paramètres qu’ils ne peuvent contrôler.

Il est donc essentiel de repenser et de tisser un nouveau type de liens les uns avec les autres ainsi qu’avec le reste du vivant et de notre environnement global. La perte du sentiment d’appartenir à un monde commun caractérise selon Hanah Arendt les périodes de crise. N’est-ce pas ce à quoi nous sommes aujourd’hui confronté ? Chacun ne perçoit que son intérêt immédiat et oublie ce qui est bénéfique pour les entités plus globales dont il dépend. C’est pourquoi il est urgent de repenser notre mode de relation au monde.

Cela peut apparaître comme un vœu pieu, mais il y a fort à parier que si nous ne faisons pas ce travail, notre monde changera quand-même, mais il ne se transformera pas avec nous, mais malgré nous.

Appréhender une situation de crise avec discernement consiste certainement à rechercher quels sont les facteurs de blocage qui empêchent qu’une transformation se fasse en douceur et sereinement, c’est identifier les contradictions à dépasser (comment concilier exigences écologiques et impératifs économiques, par exemple), c’est déceler les causes de conflits potentiels et tenter de se mettre à la place de chacune des parties pour comprendre ce qui peut être à l’origine de ses oppositions et de ses refus, afin d’essayer de ménager des points de rencontre. Mais pour sortir d’une crise, il faut aussi que chacun prenne conscience du rôle qu’il joue à l’intérieur d’un système en mutation et qu’il prenne conscience de la nécessité, à son niveau, de modifier son comportement et d’agir de manière adaptée. On ne peut pas demander à une seule des parties prenantes de faire des efforts sans que ces derniers soient soutenus par les efforts de tous les autres acteurs du système. Ainsi, pour ce qui concerne la crise de l’agriculture aujourd’hui, il est clair qu’on ne peut pas uniquement demander aux agriculteurs – et principalement à ceux qui travaillent dans les secteurs les moins rémunérateurs – de prendre sur eux tous les efforts sans que les pouvoirs publics, la grande distribution et les consommateurs y prendre leur part. Comme le fait remarquer Michel Serres dans l’entretien déjà cité, les agriculteurs sont ceux dont la mission est de nous nourrir et pour cette raison dit-il « manger est un acte politique », c’est-à-dire un acte qui engage l’organisation de la société tout entière. C’est pourquoi cela concerne chaque citoyen qui est aussi un consommateur. Le problème, c’est que beaucoup oublient qu’ils sont aussi citoyens en devenant consommateurs. Certes, certaines populations fortement défavorisées ne peuvent se nourrir en consommant des produits locaux et de qualité supérieure, mais pour le reste de la population, on ne peut pas exiger une agriculture plus souveraine, plus locale et plus écologique et se ruer sur les produits les moins chers en faisant le jeu d’une grande distribution qui, sous prétexte de lutter contre la vie chère, privilégie les profits à court terme – en nous trompant parfois : il ya peu dans une émission télévisée traitant de la crise agricole un député est venu sur le plateau avec deux plaquette de beurre de même marque française, conditionnées de manière identique et dont l’une était moins chère que l’autre. La différence de prix venait de ce que l’on pouvait lire en tout petits caractères sur la moins chère qu’elle était issue de lait irlandais.

La crise de civilisation que nous connaissons aujourd’hui, et à laquelle participe grandement la crise de l’agriculture, ne pourra se résoudre que par une évolution des mentalités de part et d’autre. Ce changement se fera de toute façon, mais soit il se fera par un processus de régulation auquel tous prendront part, soit il se fera de lui-même parce que « nécessité fera loi », il se fera alors sans accompagnement et par conséquent il se fera de manière violente et dans la douleur. Aussi, pour en revenir à la citation de René Char à laquelle j’ai fait référence en introduction, c’est à nous d’écrire le testament de notre héritage, afin de le transmettre aux générations futures qui seront les acteurs de ce monde nouveau.

Éric Delassus

Mobilis in mobile

Posted in Articles on avril 9th, 2024 by admin – Commentaires fermés

Qu’est-ce que la mobilité ? Si pour débuter, nous commençons par interroger la signification littérale de ce terme, nous pouvons dire qu’il peut se comprendre de deux manières distinctes et complémentaires. Tout d’abord, la mobilité est une caractéristique, puisqu’elle désigne le caractère de qui est en mouvement. Néanmoins, si on prend le terme dans un autre sens, il peut aussi désigner une potentialité, c’est-à-dire la possibilité pour un objet de se mettre en mouvement. Ainsi, un objet peut-il être considéré comme faisant preuve de mobilité sans pour autant être en mouvement, il suffit qu’il puisse se mettre en mouvement pour être qualifié comme tel. Dans un certain sens, on pourrait considérer qu’il y a une mobilité qui désigne le mouvement en puissance – la capacité de se mettre en mouvement – et une mobilité qui désigne le mouvement en acte – le caractère de ce qui est en mouvement. Cependant, si l’on se réfère à ce qu’en dit Aristote, le mouvement concerne finalement le passage de la puissance à l’acte, c’est-à-dire le processus par lequel se réalise une potentialité. Ainsi, pour que l’arbre qui est dans la graine puisse se développer, il est nécessaire qu’un mouvement ait lieu, autrement dit un processus de changement. Aristote définit d’ailleurs dans sa métaphysique le mouvement comme « la réalisation de ce qui est en puissance ». C’est pourquoi la notion de mouvement est, souvent chez lui, associée à celle de changement. Toute transformation, toute modification est toujours, d’une manière ou d’une autre associée à l’idée de mouvement. Ainsi, Aristote distingue-t-il plusieurs types de mouvement :

- Le mouvement local qui correspond au sens que nous lui donnons couramment et qui renvoie à la catégorie du lieu ainsi qu’au rapport espace / temps.

- L’altération qui renvoie à la catégorie de la qualité.

- L’accroissement qui désigne le mouvement selon la catégorie de la quantité.

- La génération / corruption qui relève de la catégorie de la substance.

Ce qui est intéressant dans cette classification en quatre types de mouvement, c’est qu’elle nous permet de percevoir plus précisément que la notion essentielle qui est au cœur du mouvement, ce n’est pas tant l’espace que le temps. Quant à la mobilité, elle suppose justement un certain rapport au temps qui fait d’ailleurs que l’on ne doit pas la confondre avec le mouvement. Si l’on voulait donner une première définition de la mobilité, on pourrait dire qu’elle est une ouverture au mouvement ou plutôt une disponibilité au mouvement. Dans la mesure où la mobilité peut se caractériser comme une potentialité de mouvement ou un mouvement potentiel, on peut très bien envisager la possibilité d’une mobilité immobile, prête à se mettre en mouvement, mais attendant l’instant propice pour le faire, guettant le moment opportun – que les Grecs de l’antiquité désignaient par le terme de kairos – pour agir et opérer le changement nécessaire, apporter la réponse qui s’impose à la situation singulière qui se présente. Être mobile, ce n’est pas être en mouvement pour être mouvement, comme si le mouvement avait en lui-même, en tant que mouvement une vertu, ce que laisse un peu entendre une certaine tendance contemporaine consistant à valoriser par principe ce qui est en mouvement. Or, ce que ne perçoive pas ce qui « aime que ça bouge », comme ils disent, c’est qu’ils confondent le mouvement et l’instabilité et qu’ils prennent l’agitation pour de l’action. Pour que le mouvement ait un sens, il faut que justement, il s’ancre sur quelque chose de stable et qu’il s’efforce sans cesse tout en le rompant de rétablir un certain équilibre. Le mouvement n’a de sens que par rapport au repos et réciproquement. Peut-être pourrait-on d’ailleurs considérer que la mobilité se manifeste le plus souvent par un mouvement en repos.

Aussi, la notion de mobilité peut-elle être envisagée comme une sorte de synthèse du mouvement et du repos, permettant de résoudre leur opposition telle qu’elle a pu se constituer tout au long de l’histoire de la philosophie.

En effet, le mouvement n’a pas toujours eu bonne presse auprès des philosophes, en tout cas de certains. On pourrait, dans une certaine mesure, classer les philosophes selon deux catégories. D’un côté, ceux qui privilégient l’immobilité et l’identité à soi et qui y voit une marque de perfection, alors que le mouvement est pour eux un signe et un facteur de corruption et de l’autre, ceux qui voient dans le mouvement l’expression même de la vie, ainsi qu’un facteur d’évolution et de progrès.

Cette opposition, nous la rencontrons dès la naissance de la philosophie, chez ces deux philosophes présocratiques que sont Parménide et Héraclite.

Pour le premier l’être n’est parfait que s’il est un et toujours identique à lui-même, tandis que pour le second, l’harmonie naît de l’union des contraires. En d’autres termes, Héraclite oppose à la métaphysique de l’être de Parménide, qui est en un sens une métaphysique de l’immobilité, une métaphysique du devenir, c’est-à-dire une métaphysique du mouvement.

Ainsi, est-il écrit dans le poème de Parménide au sujet de l’être :

Restant le même et dans le même état, il est là, en lui-même, et demeure ainsi immuablement fixé au même endroit ; car la contraignante Nécessité, le maintient dans les liens d’une limite qui l’enserre de toute part1.

Tandis qu’à l’inverse pour Héraclite :

Ceux qui descendent dans les mêmes fleuves, se baignent dans le courant d’une eau toujours nouvelle2.

Pourquoi devenir et mouvement ont pu être perçus de manière négative par certains philosophes ?

Si devenir et mouvement n’ont pas obtenu grâce aux yeux de certains penseurs, comme Parménide ou Platon, c’est qu’ils y voyaient une forme d’irrationalité dans la mesure où le devenir est toujours un mélange d’être et de non-être. Devenir, changer, être en mouvement, c’est toujours n’être plus et n’être pas encore. Or, pour ces philosophes, l’être dans sa perfection se caractérise par l’identité à soi. Cela se retrouve d’ailleurs dans la logique aristotélicienne avec les principes d’identité et du tiers-exclus, un être est toujours identique à lui-même (a=a) et il n’y a pas de moyen terme entre le vrai et le faux, entre l’être et le non-être.

C’est pourquoi, comme le fait remarquer Aristote dans sa Métaphysique, Platon opérera une sorte de synthèse entre Parménide et Héraclite, puisque le mouvement, le changement et l’imperfection vont caractériser chez lui le monde sensible, le monde des ombres projetées sur les parois de la caverne, tandis que l’immobilité, le repos et la perfection caractériseront le monde intelligible, monde des idées éternelles et toujours identiques à elles-mêmes.

Et même Aristote qui remettra en question cette séparation entre monde sensible et monde intelligible établira une nouvelle séparation privilégiant le repos par rapport au mouvement, l’immobilité par rapport à la mobilité, puisqu’il distinguera entre le monde sublunaire qui est le lieu de la contingence et le monde supralunaire, celui du mouvement des astres, qui est celui de la régularité, c’est-à-dire d’un mouvement immuable déterminé par l’action d’un premier moteur qui meut sans être mû.

Néanmoins, si le repos peut être signe de perfection, de stabilité et d’équilibre, le mouvement a aussi ses vertus, car il est caractéristique de la vie. En effet, dans la mesure où la vie est une permanente adaptation à son milieu, elle ne peut rester en repos, elle se doit de se mouvoir, de se transformer et de changer pour précisément préserver son équilibre et sa relative stabilité. Le repos pour la vie, s’il perdure, est synonyme de mort. C’est le repos éternel. Cependant, le mouvement peut aussi l’épuiser. Une trop grande agitation est pour la vie une consommation inutile d’énergie qui peut aussi la détruire. C’est pourquoi la vie n’est pas perpétuellement en mouvement, mais est mobile au sens où elle est en capacité de se mouvoir, disponible au mouvement lorsque cela est nécessaire. C’est l’exemple de l’animal qui peut rester tapi des heures en guettant sa proie sans effectuer le moindre mouvement, mais qui, dès que celle-ci se présente, peut soudain fondre sur elle en quelques dixièmes de secondes. On retrouve ici l’idée grecque du kairos, du moment opportun, de l’instant qui convient pour agir de manière appropriée.

C’est en ce sens que la mobilité ne présuppose pas nécessairement le mouvement en acte, mais est principalement un mouvement potentiel. C’est pourquoi, il peut très bien exister une mobilité immobile, une mobilité en repos, une mobilité inactive. Cette mobilité est une mobilité en attente et peut correspondre à des temporalités différentes. Temporalité de l’espoir, de l’affût, de celui qui guette le moment opportun pour agir. Mais aussi, temporalité de la réflexion pour celui qui doit prendre une décision et déterminer ainsi l’orientation de son mouvement.

Ainsi, se mobiliser, ce n’est pas nécessairement se mettre immédiatement en mouvement. Comme le dit la formule consacrée,« la mobilisation n’est pas la guerre ». Elle permet juste de se préparer à agir lorsque la nécessité se présente où lorsque les circonstances sont favorables pour atteindre l’objectif que l’on s’est fixé.

Nous avons souvent du mal à cultiver cette mobilité patiente qui suppose parfois plus de repos que de mouvement, parce que nous vivons dans une civilisation qui privilégie la vitesse et l’accélération et qui a fait de ces modes d’action et d’existence un impératif incontournable. Comme le fait remarquer le philosophe allemand Hartmut Rosa, nous vivons dans des sociétés qui ne peuvent se maintenir et perdurer que dans et par l’accélération3. Non seulement, il faut toujours être en mouvement, mais il faut en plus que ce mouvement s’accélère. Cela est vrai pour nos déplacements dans l’espace, mais l’est encore plus pour la communication, l’évolution technique et scientifique ou la politique. Cela fait que le temps de la réflexion, de la méditation, de la contemplation a tendance à se réduire, voire à disparaître. On pourrait prendre l’exemple de la bicyclette pour illustrer les thèses de Rosa, mais cette comparaison serait encore insuffisante, car si pour rester en équilibre sur une bicyclette, il faut toujours pédaler et avancer, cela peut se faire à vitesse constante. Or, le mode de fonctionnement de nos sociétés est tel qu’il nous faut toujours avancer de plus en plus vite, d’où le caractère stressant et épuisant d’un tel régime dont on peut supposer qu’il risque fort de nous conduire à notre perte. D’où d’ailleurs son caractère paradoxal puisque pour éviter l’effondrement nous avançons à une allure toujours croissante que nous risquons fort de ne pas pouvoir tenir dans la durée.

Pour remédier aux effets de cette accélération, et principalement à l’aliénation qu’elle entraîne, Rosa propose comme remède de se reconnecter différemment au monde en entrant en résonance4 avec lui, autrement dit, en ne demandant plus à celui-ci de se soumettre à un rythme que nous lui imposons, mais en acceptant de vibrer au rythme de ce monde qui est peut-être aussi fondamentalement le nôtre.

Il s’agit d’entrer en contact avec la nature et avec les autres dans un mouvement qui n’est pas forcé, selon une mobilité qui est celle d’un monde devenu à nouveau indisponible. Notre frénésie de mouvement vient principalement de ce que nous cherchons à rendre le monde disponible, nous vivons comme si nous pouvions disposer à notre guise de ce monde que nous avons tendance à objectiver et dont nous nous désolidarisons pour en faire quelque chose d’autre que nous, un monde extérieur, oubliant que nous en sommes parties prenantes. Rendre le monde indisponible, entrer en résonance avec lui, c’est justement s’installer dans cette mobilité qui n’a rien à voir avec le mouvement perpétuel ou avec la frénésie d’agitation propre au monde de l’accélération. C’est épouser le temps du monde, le temps de ce que nous appelons la nature, le temps des choses, le temps des autres. C’est rendre le monde indisponible pour se rendre disponible au mouvement pertinent, au mouvement judicieux, au mouvement qui vibre au rythme de la terre et des hommes avec lesquels nous entrons en résonance.

Dans l’argument de cette journée, il est écrit que les pédopsychiatres ont de plus en plus souvent affaire à des enfants et à des adolescents en souffrance psychique. Peut-être est-il permis d’émettre l’hypothèse selon laquelle cette souffrance pourrait être due à cette accélération à laquelle nous sommes soumis ainsi qu’à cette impossibilité, ou du moins cette difficulté, d’entrer en résonance avec le monde. Les raisons qui sont identifiées comme pouvant être la source de cette souffrance (pandémie, guerre, éco-anxiété, écran, I. A., éducation, etc.) correspondent à cette difficulté à laquelle nous sommes confrontés de ne pouvoir nous inscrire dans une mobilité qui soit réellement la nôtre, qui entre en résonance avec le monde auquel nous appartenons. En voulant imposer à ce monde une allure qui n’est pas la sienne, nous ne l’avons pas soumis pour autant à un rythme qui serait réellement le nôtre, mais nous nous sommes également séparés de nous-mêmes, nous nous sommes imposés une mobilité qui nous est étrangère, car nous avons posé ce monde, la nature, la société, les autres comme des extériorités. En objectivant ainsi le monde, nous nous en sommes d’une certaine manière désolidarisés et notre mobilité n’est plus en phase avec la mobilité du monde. Si l’on prend l’exemple de l’éco-anxiété, nous nous apercevons qu’elle provient de la sensation que nous éprouvons à ne plus faire corps avec l’environnement naturel dont nous faisons intégralement partie et donc, en nous coupant de ce milieu sans lequel nous ne pourrions vivre, nous nous sommes coupés de nous-mêmes.

Nous pourrions également établir un diagnostic comparable avec l’entrée de l’I. A. dans nos vies, entrée qui s’effectue à une vitesse fulgurante et qui a tendance à nous sidérer, c’est-à-dire à nous surprendre au point que nous en sommes comme paralysés, c’est-à-dire rendus immobiles par un mouvement d’une inimaginable rapidité qui remet en question le sens même de notre existence en ce monde. Jusqu’à présent, nous croyions que nous étions, nous les êtres humains, les seuls à disposer d’une puissance intellectuelle supérieure. Or, cette puissance n’a apparemment rien trouvé de mieux que de produire une « intelligence artificielle » qui lui donne l’impression d’être définitivement dépassée, au point que nous craignons désormais que cette intelligence vienne supplanter l’esprit humain et rende ainsi, comme l’avait anticipé Gunter Anders, l’être humain obsolète. En effet, selon ce philosophe, le danger qui menace l’être humain s’inscrit dans ce qu’il désigne par l’expression de « honte prométhéenne », c’est-à-dire par le sentiment éprouvé par l’être humain contemporain d’être inférieur à ses propres productions techniques. Comme s’il était dépassé par son propre mouvement et qu’à force d’avoir cherché à rendre le monde disponible, il n’était plus lui-même disponible au mouvement du monde. Cette accélération permanente, dont parle Hartmut Rosa a certainement pour conséquence une incapacité à s’adapter, car s’adapter demande le plus souvent de s’inscrire dans un temps long. Aussi, lorsque le mouvement s’accélère en permanence, nous n’avons plus le temps de nous adapter. Ce qui fait que nous avons toujours un , voire plusieurs temps de retard par rapport à l’état de la société dans laquelle nous vivons, par apport aux bouleversements sociétaux, aux évolutions technologiques. Nous avons beau avancer de plus en plus rapidement, nous ne sommes jamais en phase avec les évolutions que nous produisons, mais qu’en même temps nous subissons. Tout se passe comme si nous courrions de plus en plus vite pour tenter de dépasser notre ombre. Ce mouvement frénétique et permanent de nos sociétés contemporaines, mouvement qui n’a rien à voir avec la mobilité patiente qui n’est pas le mouvement, mais la disponibilité au mouvement, met aussi le désir à l’épreuve. Ces jeunes que vous rencontrez et que j’ai moi-même côtoyé en tant qu’enseignant pendant de nombreuses années sont de plus en plus agressés par un déferlement médiatique d’injonctions à se conformer à des normes qui changent constamment, ils sont soumis à des tentations constante liées à la société de consommation, tentations exacerbées par le développement des réseaux sociaux – dont le caractère réellement social reste fort discutable – qui cultive la dimension la plus pauvre du désir. Nous vivons dans une civilisation étrange qui cultive les injonctions paradoxales et qui nous impose de suivre en permanence des mouvements contraires. On nous parle du travail comme valeur tout en cultivant un désir de jouissance immédiate et permanente, nous vivons dans une société d’abondance qui produit des quantités considérables de biens matériels, mais qui ne peut fonctionner qu’en cultivant le manque sous sa forme la plus pauvre et la plus triste. Il suffit pour s’en convaincre de voir les queues qui se forment devant les Apple Store à la sortie d’un nouvel iPhone.

 

Aussi, si nous voulons nous mobiliser pour tenter de remédier aux inquiétudes que suscite notre civilisation en accélération permanente, il nous faut réapprendre à prendre notre temps et principalement prendre le temps du soin, le soin qui se fait patiemment et qui suppose que l’on soit disposé à attendre de l’autre qu’il se mobilise pour écouter et être écouté. Apprendre à prendre soin de soi, des autres, de la nature à laquelle nous appartenons – ce que nous avons malheureusement oublié – à prendre soin peut-être aussi du temps qui passe pour savoir parfois s’arrêter et écouter, écouter le silence, écouter la vie, pour regarder, regarder les choses simples, comme la danse des branches et des feuilles des arbres lorsqu’elles sont balayées par le vent. Certains d’entre vous ont peut-être vu récemment le dernier film de Wim Wenders Perfect day qui nous invite à suivre la vie quotidienne d’un homme employé pour nettoyer les toilettes publiques de Tokyo et qui sait prendre le temps de tout transformer en source de joie. Ainsi, transforme-t-il son travail en rituel en l’accomplissant avec une perfection quasi religieuse, le sublimant de telle sorte qu’il en fait apparaître toute la dignité. Mais aussi, sait-il s’arrêter pour s’émerveiller devant la beauté des choses les plus infimes, un brin d’herbe, le vent dans les arbres. Il semble justement avoir acquis une mobilité qui parvient à se distancier du mouvement frénétique et en perpétuelle accélération de la société dont il fait néanmoins partie.

« Mobilis in mobile », être mobile dans l’élément mobile, cela ne signifie pas imposer un mouvement qui n’est pas le sien au milieu dans lequel on évolue, cela ne signifie pas non plus se soumettre à un mouvement qui est en décalage par rapport à sa propre mobilité, c’est plutôt être disposé à se mouvoir en s’efforçant de saisir les points de rencontre entre sa mobilité et celle du monde, afin d’entrer en résonance avec lui. Cela suppose donc de ne pas se mettre précipitamment en mouvement, mais de mettre sa mobilité en repos pour apprendre à saisir le moment opportun et inventer avec ceux qui en ont besoin des chemins qui permettent de se distancier de temps à autre de la frénésie dans laquelle nous sommes trop souvent plongés pour trouver le bon rythme, la bonne respiration qui nous évitera l’essoufflement et l’épuisement.

Éric Delassus


1  Parménide, Le poème, présenté par Jean Beaufret, PUF, collection Épiméthée,1955, 2e édition 1984, p. 85.

2 Héraclite d’Éphèse, frgment 15, in Trois présocratiques, Yves Batistini, nrf, Gallimard, collection Idées, 1968, p. 31.

3  Hartmut Rosa, Aliénation et accélération: Vers une théorie critique de la modernité tardive,La Découverte, 2014.

4  Hartmut Rosa, Résonance: Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2021.

Peut-on séparer laïcité et hospitalité ?

Posted in Articles on avril 9th, 2024 by admin – Commentaires fermés

Conférence donnée le 24/11/2023 dans le cadre du colloque Hospitalité et laïcité : Mieux accueillir la différence dans un climat hospitalier organisé à l’IMS de Pessac par l’ERENA en partenariat avec l’IMS Académie, centre de formation continue du CHU de Bordeaux.

 

Il y a plusieurs manières de poser la question du rapport entre laïcité et hospitalité et qui ne sont pas toutes dépourvues de présupposés qui méritent d’être interrogés.

- La première pourrait être de se demander ce que pourrait être une laïcité hospitalière, ce qui laisserait sous-entendre qu’il pourrait y avoir une laïcité inhospitalière et qui conduirait à aborder la question de la laïcité sous l’angle de ce que Catherine Kintzler1 appelle une laïcité adjectivée. Approche qui pose problème dans la mesure où elle présuppose que le principe de laïcité n’est pas autosuffisant et nécessite que lui soit adjoint d’autres principes pour qu’il puisse jouer pleinement son rôle.

- La seconde pourrait consister à se demander ce que pourrait être une hospitalité laïque, ce qui sous-entendrait que certaine forme d’hospitalité non-laïque pourraient exister. Mais que faudrait-il entendre par là ? S’agirait-il d’une hospitalité qui ne s’appliquerait qu’aux seuls membres d’une religion, qui ne vaudraient que pour ceux qui partagent les mêmes croyances ou les mêmes opinions en excluant tous les autres ? La question se pose alors de savoir si une telle hospitalité exclusive serait encore véritablement de l’hospitalité ? Question qui nous invite à nous demander s’il n’y a pas finalement un fond de laïcité dans toute forme d’hospitalité. Car s’il peut exister des formes d’hospitalité propres à certaines confessions et qui ne se réduisent pas à accorder l’asile uniquement à ceux qui partagent la même foi, mais aussi à accueillir les croyants d’autres religions comme les non-croyants, on peut se demander si elles ne deviennent pas réellement hospitalières qu’en s’imposant à elle-même une obligation s’appuyant sur un principe qui ne serait pas totalement étranger à l’idée de laïcité.

- La troisième approche possible, et c’est celle que je choisis, consiste plutôt à se demander si laïcité et hospitalité ne sont pas consubstantielles l’une à l’autre. La laïcité n’est-elle pas une condition de l’hospitalité ? Une véritable hospitalité ne suppose-t-elle pas le respect d’exigences qui seraient de même nature que celles qu’implique le principe de laïcité ?

Mais préalablement à toute argumentation, il convient en premier lieu de préciser le sens des termes qui vont être au cœur de notre réflexion. Tout d’abord, il faut souligner que laïcité et hospitalité ne sont pas deux notions de même nature. La première est un principe, tandis que l’autre est une vertu.

La laïcité est essentiellement un principe politique fondant notre république tandis que l’hospitalité est une vertu, c’est-à-dire une disposition éthique. Elle est la vertu de celui qui accueille, mais peut-être aussi, nous y reviendrons, de celui qui est accueilli, car il ne faut pas oublier qu’en français l’hôte désigne aussi bien celui qui reçoit que celui qui est reçu. Cela étant dit, il y a aussi une dimension politique, voire juridique, de l’hospitalité puisqu’elle peut faire l’objet d’un droit. C’est ainsi que Kant y fait référence dans son Projet de paix perpétuelle, lorsqu’il affirme qu’elle consiste dans le droit, droit que Kant qualifie de cosmopolitique, pour l’étranger qui arrive dans un pays qui n’est pas le sien de ne pas être traité en ennemi. C’est d’ailleurs ici l’occasion de souligner qu’en français les mots hostilité et hospitalité ont la même racine. Ce qui a conduit Jacques Derrida à forger le mot d’hostipitalité pour souligner l’ambivalence ou l’ambiguïté de la racine étymologique de mot « hôte ».

La laïcité est tout d’abord un principe politique qui consiste en une séparation nette entre le politique et le religieux, entre l’administration des affaires publiques et la vie spirituelle. Elle implique donc de la part de la puissance publique une totale neutralité en matière de croyance ou de non-croyance, le but étant de rendre possible la vie commune entre des citoyens ne partageant pas les mêmes convictions religieuses, entre les croyants de différentes confessions, mais aussi entre les croyants et les non-croyants qu’ils soient agnostiques ou athées. Elle permet aussi l’accueil de ceux qui, bien que n’étant pas citoyens, peuvent résider et vivre dans notre pays tout en restant fidèle à leur conviction en matière de spiritualité. Si l’hospitalité est une vertu, Parce qu’elle est également un droit, elle est aussi, parce qu’il n’existe pas de droit qui n’ait pour corrélat un devoir, une obligation, celle d’accorder l’asile au voyageur, à l’étranger, à celui qui vient d’ailleurs et que l’on ne connaît pas, mais à qui l’on doit l’accueil. Cette hospitalité repose – et je cite à nouveau Emmanuel Kant dans son Projet de paix perpétuelle – dans « le droit qu’a tout étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive2 ». La laïcité peut alors être considérée comme au fondement d’une telle hospitalité dont Kant écrit qu’elle consiste dans le droit de « s’offrir à faire partie de la société, lequel appartient à tous les hommes, en vertu de celui de la possession commune de la surface de la terre3 ». Ce devoir d’accorder l’asile à l’étranger peut être également envisagé comme un impératif inconditionnel, une obligation morale à laquelle il serait interdit de déroger sans aller à l’encontre de ce qui fait notre humanité.

Comme l’écrit Anne Dufourmantelle dans un article intitulé « L’hospitalité, une valeur universelle ? »

La loi d’une inconditionnelle hospitalité apparaît dans toutes les sociétés primitives, depuis les tablettes mésopotamiennes, sans doute parce qu’elle est l’une des lois fondamentales de toute civilisation, avec celle de l’interdit de l’inceste. Cette loi immémoriale nous rappelle la condition première, exilique de l’humanité. La règle d’hospitalité inconditionnelle constitue peut-être ce rappel très concret, très impératif et immédiat du fait que celui qui reçoit peut à son tour, du jour au lendemain, être jeté sur la route et avoir besoin d’asile4.

Certes, l’hospitalité que permet la laïcité n’est pas totalement inconditionnelle, dans la mesure où elle oblige celui qui est reçu à respecter un principe que doivent aussi respecter tous les citoyens de la république et qui consiste à placer la loi commune au-dessus de toute autre loi, même celle que l’on suppose être d’origine divine. Nul ne peut dans un État laïc s’autoriser à désobéir à la loi au nom de ses convictions religieuses. Néanmoins, cette condition est singulière dans la mesure où elle n’est pas une condition imposée à l’hôte qui est reçu par celui qui reçoit, mais une condition qui s’impose à l’un comme à l’autre. Elle n’est pas une condition mise à l’hospitalité par celui qui accueille, elle est la condition de l’hospitalité elle-même. Elle est ce qui permet d’éviter toute hostilité de part et d’autre. L’hostilité est l’inverse de l’hospitalité, mais il ne faut pas oublier que le terme qui la désigne en français est formé sur la même racine que « hôte » et « hospitalité ». Cette condition ne signifie pas que chacun doit faire taire totalement ses convictions, cela signifie simplement qu’il ne peut au nom de celles-ci se soustraire au droit commun.

Dans une république laïque comme la nôtre, l’État n’a pas de religion et la religion n’intervient pas dans la gestion des affaires publiques. Cela entraîne de la part de la puissance publique un certain nombre d’obligations et principalement celle pour ses agents de ne pas manifester ostensiblement ou de manière prosélyte leurs convictions religieuses dans le cadre de l’exercice de leur fonction. La religion reste une affaire privée et ne doit pas interférer dans les domaines d’exercice de la puissance publique. Cela dit, il ne faut pas en conclure que la religion doit s’effacer totalement de l’espace public. Comme le fait remarquer Catherine Kintzler dans son livre Penser la laïcité, il ne faut pas confondre les deux significations du terme public. Si, en effet, il est en cohérence avec le principe de laïcité qu’un agent de l’État ne manifeste pas dans l’exercice de ses fonctions ses croyances et, par exemple, ne porte sur lui aucun signe religieux visible, cela n’interdit pas d’arborer ces signes, par exemple, dans la rue, c’est-à-dire dans l’espace public. Car ce qui se passe dans la rue ne relève pas en totalité de la puissance publique, mais relève tout simplement de la vie sociale. Et ce que certains oublient trop souvent, c’est que dans notre pays, ce n’est pas la société qui est soumis au principe de laïcité, mais l’État. Ce qui signifie que ce dernier doit être neutre pour garantir la liberté de conscience et que les autorités religieuses et les représentants des cultes n’ont aucun pouvoir politique, aucun droit ou privilège liés à leur fonction. Cela implique également que les communautés n’ont pas d’existence juridique, la laïcité considère que l’État n’a affaire qu’à des citoyens considérés comme des individus libres en conscience de pratiquer la religion de leur choix ou de n’en avoir aucune. Comme l’écrit Patrick Weil dans son livre La laïcité en France5 : la laïcité, c’est le droit « d’exister comme citoyen sans identification à la religion ».

Cela ne signifie pas pour autant que la laïcité rejette les communautés et suppose une négation totale de leur existence. Ce qu’elle rejette, c’est le communautarisme, c’est-à-dire une organisation de la société sur la base des communautés et dans laquelle les citoyens se définiraient en premier lieu comme membre d’une communauté. Le principe de laïcité fonde le droit de n’appartenir à aucune communauté, de se dégager de sa communauté d’origine et d’avoir n’importe quelle conviction, tant que cela ne met pas en péril la paix civile. Rien ne m’empêche d’adopter une croyance même si je suis le seul à y adhérer. Comme le fait remarquer Catherine Kintzler avant de garantir le « vivre-ensemble », la laïcité garantit d’abord le droit de vivre séparé. J’irai même jusqu’à dire qu’elle garantit le droit de vivre séparé pour mieux vivre ensemble. En effet, vivre séparé ne signifie pas ici vivre totalement coupé du corps politique et de la société, bien au contraire. Ce que garantit le principe de laïcité ; c’est justement la possibilité de faire intégralement partie du corps politique et du corps social, même pour celui qui adhère à des croyances que personne ne partage. Et c’est certainement là que se situe le lien entre laïcité et hospitalité, car la république laïque parce qu’elle est laïque est en capacité d’accueillir en son sein toute personne quelles que soient ses croyances, à la condition qu’ils n’accomplissent pas au nom de celles-ci des actes qui pourraient mettre en péril la sécurité des citoyens et la paix civile, à la condition qu’il respecte le droit commun.

Il est important de rappeler cela, car il y a aujourd’hui une certaine mécompréhension de ce qu’est vraiment la laïcité qui peut conduire à heurter deux écueils qui pourraient nous conduire à dénaturer ce principe. Ces deux écueils sont soulignés par Catherine Kintzler et pourraient être résumés ainsi :

- D’un côté, il y a ceux qui comme le fait remarquer Patrick Weil dans l’ouvrage précédemment cité, voient dans la laïcité « un catéchisme répétitif vide de sens, voire comme un régime d’interdits discriminatoires. C’est-à-dire rien de ce qu’elle est ». Ceux-là prétendent, soit que la laïcité a besoin d’évoluer et nécessite des accommodements eu égard à l’évolution de la société, soit lui préfère un régime de tolérance qui la viderait de toute sa richesse. La laïcité est certainement moins tolérante sur certains points que certaines formes de communautarisme, mais elle permet à des altérités, des singularités de se retrouver dans un monde commun plutôt que de vivre juxtaposés les unes aux autres.

- De l’autre côté, il y a ce que j’appellerai l’ultra-laïcisme, c’est-à-dire une position qui sous prétexte de défendre la laïcité passe outre ce qui lui donne tout son sens. Cette position est celle de ceux qui, confondant puissance publique et espace public, le privé et l’intime, voudraient que la laïcité ne concerne pas que l’État, mais s’étende à la société tout entière en interdisant l’expression et la manifestation de ses croyances ou non-croyances dans l’espace public, ce qui irait à l’encontre de la liberté d’expression qui est corrélative à la liberté de conscience, deux libertés que garantit la laïcité. Affirmer que la religion est une affaire privée ne signifie pas qu’elle doit rester confinée dans l’intimité de la conscience et être totalement chassée de l’espace public. C’est cet ultra-laïcisme qui fait que la laïcité est souvent perçue comme l’adversaire de la religion. Peut-être d’ailleurs, parce qu’il est parfois, pour ne pas dire souvent, le fait de ceux qui instrumentalisent la laïcité pour en faire une arme contre la religion, voire contre une religion en particulier.

Pour permettre à chacun de croire ou de ne pas croire et d’exercer son droit à une pratique en accord avec ses convictions, il n’est pas nécessaire d’aménager ou d’adjectiver la laïcité, de même que pour s’opposer à des pratiques religieuses qui contreviendraient au droit commun et au principe de laïcité, il n’est pas nécessaire de l’étendre au-delà des limites qui sont les siennes sans le dénaturer.

C’est pour cette raison qu’il me semble que les deux positions précédemment citées sont difficilement compatibles avec la notion d’hospitalité qui suppose l’accueil de l’altérité et de la singularité de chacun non pas à côté de soi, mais chez soi. Elle suppose aussi que je ne demande pas à l’autre qui est accueilli de s’effacer totalement, mais de rester lui-même chez l’autre qui l’accueille. L’hospitalité renvoie finalement à un type de rapport fort complexe à l’altérité. C’est en ce sens qu’il me semble qu’elle est une vertu de l’hôte dans les deux sens de ce terme, vertu de celui qui reçoit et de celui qui est reçu. Car il y a une certaine ambiguïté de l’altérité. Nous connaissons tous la formule consacrée lorsque l’on reçoit ou que l’on est reçu « faites comme chez vous », « fais comme chez toi ». Or, l’expérience nous apprend vite qu’en réalité, la première règle de l’hospitalité et de ne pas faire « comme chez soi », ni pour l’hôte qui reçoit, ni pour l’hôte qui est reçu. Lorsque je reçois, je fais certains efforts pour l’autre que je ne fais pas habituellement, la maison est mieux rangée, je suis plus attentif à la manière dont je m’habille, je mets comme on dit « les petits plats dans les grands », mais pas trop non plus pour ne pas gêner mon hôte. Je ne suis donc plus chez moi comme à l’habitude, je suis aussi en un certain sens chez lui. Comme le fait remarquer Jacques Derrida, il s’opère dans l’hospitalité « un renversement selon lequel le maître de céans, le maître chez soi, l’hôte (host) ne puisse accomplir sa mission d’hôte, donc l’hospitalité, qu’en devenant invité par l’autre chez lui, en étant accueilli par qui il accueille, en recevant l’hospitalité qu’il donne6 ».

De même, lorsque je suis reçu, je m’efforce d’être discret et de me conformer à ce que je perçois comme étant les habitudes de l’autre qui m’accorde l’hospitalité. Cependant, je ne deviens pas pour autant transparent, je ne disparais pas devant celui qui m’accueille, ce qui serait une indélicatesse de ma part également. L’hospitalité est la vertu de celui qui accueille l’étranger en lui accordant chez lui la meilleure place pour qu’il ne se sente plus tout à fait étranger tout en restant lui-même, mais c’est peut-être aussi la vertu de celui qui sait être accueilli et qui sait rester lui-même sans s’imposer à celui qui l’accueille. Savoir accueillir et savoir accueillir l’accueil qui nous est fait, sont certainement les deux facettes de l’hospitalité. L’hospitalité suppose donc que chacun accueille l’autre, tant celui qui reçoit que celui qui est reçu.

Vu sous cet angle, la laïcité est certainement un principe d’hospitalité dans la mesure où l’étranger peut être accueilli au sein de la république tout en restant lui-même à la seule condition qu’il respecte le droit commun. C’est-à-dire qu’il respecte des lois qui ne sont pas faites pour empêcher l’expression des différences, mais plutôt pour permettre à ces différences de s’exprimer dans le cadre d’une vie commune. La laïcité permet de créer un espace commun à l’intérieur duquel les différences peuvent non seulement coexister, mais se rencontrer et dialoguer. C’est d’ailleurs ce qui fait la différence entre la laïcité et la tolérance, terme finalement assez peu heureux puisqu’il sous-entend dans certaines de ses acceptions que je supporte l’autre comme un mal nécessaire, un peu comme le malade tolère un traitement dont il se passerait bien. La laïcité va au-delà de la tolérance puisqu’elle oblige chacun à accepter l’autre dans sa différence et à se sentir lié à lui dans une fraternité qui va au-delà de la fraternité religieuse, puisque je suis lié à l’autre indépendamment de toute appartenance à une communauté autre que la communauté humaine.

Tout cela se décline dans les établissements publics de santé par un certain nombre de règles qui sont en vigueur et qui garantissent l’égal accès aux soins de tous. Ainsi, la charte de la personne hospitalisée précise que :

Aucune personne ne doit être l’objet d’une quelconque discrimination que ce soit en raison de son état de santé, de son handicap, de son origine, de son sexe, de sa situation de famille, de ses opinions politiques, de sa religion, de sa race ou de ses caractéristiques génétiques.

Également, si le principe de laïcité s’applique aux personnels soignants des établissements publics, il ne s’applique pas aux patients de la même manière, ces derniers n’ont pas une obligation de neutralité comparable à celle des soignants :

L’établissement de santé doit respecter les croyances et convictions des personnes accueillies. Dans les établissements de santé publics, toute personne doit pouvoir être mise en mesure de participer à l’exercice de son culte (recueillement, présence d’un ministre du culte de sa religion, nourriture, liberté d’action et d’expression, rites funéraires…). Toutefois, l’expression des convictions religieuses ne doit porter atteinte ni au fonctionnement du service, ni à la qualité des soins, ni aux règles d’hygiène, ni à la tranquillité des autres personnes hospitalisées et de leurs proches.

Tout prosélytisme est interdit, qu’il soit le fait d’une personne hospitalisée, d’un visiteur, d’un membre du personnel ou d’un bénévole7.

Ici encore, nous pouvons souligner que c’est le principe de laïcité qui crée les conditions d’une hospitalité indifférenciée de tous les patients et qui permet le respect de la différence et de la singularité de chacun.

 

C’est donc en respectant le principe de laïcité à la lettre que l’hôpital peut être pleinement hospitalier. Hospitalité et laïcité n’ont donc pas besoin de dispositifs spécifiques pour s’accorder l’une à l’autre dans la mesure où la laïcité est au principe même de l’hospitalité. Elle reconnaît à toute personne membre de la communauté humaine le droit d’être accueilli, quelles que soient les circonstances, mais principalement lorsqu’elle souffre et qu’elle est en difficulté. Il n’est donc pas nécessaire d’adjectiver la laïcité pour la rendre plus hospitalière, elle l’est par définition, à condition qu’elle ne se transforme pas en une idéologie laïciste qui en dénature totalement le contenu.

Aussi, si la laïcité est un principe essentiellement politique, elle n’est pas moins en mesure de déboucher sur une éthique, c’est-à-dire sur une certaine manière d’être et de se comporter face à l’altérité. Avoir face à autrui une attitude s’inspirant de la laïcité consiste à prendre en considération les deux dimensions qui caractérisent. L’autre, l’étranger désigne celui qui est à la fois semblable et différent et il est impossible d’occulter l’une de ces dimensions. Si je ne le considère que comme mon semblable, je nie ce qui fait sa singularité et ce qui constitue, à proprement parler son altérité. À l’inverse, si je ne le considère que comme différent, je rejette toute possibilité d’entrer en relation avec lui puisque que je ne reconnais pas ce que je possède en commun avec lui, c’est-à-dire ce qui fait notre humanité. Aussi, la laïcité, dans la mesure où elle consiste à établir communauté politique d’individus différents, en dépassant ces différences tout en les respectant et en leur permettant de s’exprimer dans leur singularité peut également être au principe d’une éthique de l’altérité, de la singularité et de l’hospitalité puisqu’en son nom chacun peut être accueilli dans la communauté humaine sans devoir abandonner ce qui le différencie des autres auxquels il n’en est pas moins lié.

 

Éric Delassus

 


1 Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2014.

2 Kant, Projet de paix perpétuelle, « Troisième article définitif d’un traité de paix perpétuelle ».

3 Ibid.

4 Anne Dufourmantelle, « L’hospitalité, une valeur universelle ? », dans Insistance 2012/2 (n° 8), pages 57 à 62, Éditions Érès.

5 Patrick Weil, De la laïcité en France, Grasset, 2021.

6 Jacques Derrida, Hospitalité, Volume 1, (séminaire 1995 – 1996), Seuil.

7 Charte de la laïcité dans les services publics.