La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Posts Tagged ‘réchauffement climatique’

Est-il pertinent d’opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas ?

Posted in Articles on juin 13th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Nous sommes habitués à opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas. On peut d’ailleurs faire remonter cette tendance à Aristote qui dès les premières pages de sa Physique distingue les choses qui existent par nature de celles qui existent par d’autres causes et qu’il qualifie de « produits de l’art », sous-entendant par là que ce qui est produit par l’activité de l’homme n’est pas vraiment naturel, comme si l’homme n’était pas partie prenante de la nature et ne pouvait pas jouer le rôle d’une cause naturelle dans les transformations qu’il produit sur son milieu. Cette distinction a aussi conduit à faire de la nature, ou plus exactement de ce que nous appelons ainsi, une norme et une valeur. Cela a pu donner lieu à des dérives comme la condamnation de certains comportements ou de certains caractères considérés comme déviants. N’a-t-on pas condamné l’homosexualité sous prétexte qu’elle ne serait pas naturelle ?

Mais cette distinction a-t-elle un sens ? Ne serait-il pas plus judicieux de considérer qu’à partir du moment où une chose est possible, elle est naturelle au sens où les lois de la nature n’entrent pas en contradiction avec sa réalisation ? Néanmoins, dans ces conditions, dire qu’une chose est naturelle ne signifie pas qu’elle est nécessairement bonne pour tous les éléments qui composent ce que nous appelons la nature. Ainsi, la nature produit des virus qui ne sont pas bons pour ceux qu’ils infectent et au dépens desquels ils se développent.

De plus, cette distinction entre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, n’est-elle pas à l’origine des problèmes environnementaux que nous connaissons aujourd’hui ?

D’où vient-elle en effet ? De ce que l’être humain, parce qu’il est doué de conscience a pris, principalement dans la civilisation occidentale, ses distances relativement à ce qu’il appelle le monde extérieur et de là est née la distinction sujet / objet. L’être humain se perçoit alors comme « sujet », celui qui agit, et il considère la nature comme son autre, comme son objet –ce qui est jeté devant lui – qui doit subir son action. C’est ainsi que nous avons oublié cette donnée que nous a fort heureusement rappelé Spinoza au XVIIe siècle, mais dont nous n’avons pas encore saisi toute la portée, c’est-à-dire que l’’être humain n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire ». L’être humain n’est pas dans la nature comme un état dans l’état, il n’est pas régi par d’autres lois que celles de la nature elle-même, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a pu agir sur celle-ci au point de produire cette nouvelle ère géologique dans laquelle nous sommes tristement entrés et que certains scientifiques ont appelé anthropocène. L’homme agit comme une cause naturelle sur la nature au point d’en modifier l’évolution au même titre que les forces telluriques ou astronomiques. Cela dit, ce n’est pas parce que l’être humain est une force naturelle que tout ce qu’il fait est bon pour lui et pour les autres vivants auxquels il est indissociablement lié. Au même titre que la collusion d’une météorite avec notre planète pourrait détruire toute forme de vie, les erreurs qu’a pu commettre l’humanité sur le plan technique et technologique pourraient très bien remettre en question, sinon la présence de toute vie sur terre, en tout cas celle de la vie humaine de nombreuses autres formes qu’elle peut prendre. Aussi, puisque son action sur son environnement est consciente, est-il de son devoir, s’il veut préserver les conditions d’une vie valant la peine d’être vécue sur cette planète, qu’il se soucie des conséquences de ses actes et qu’il prenne conscience de la solidarité qui l’unit aux autres vivants.

C’est précisément parce qu’ils ont distingué le naturel du non-naturel que certains êtres humains se sont perçus comme étrangers à la nature et se sont imaginés qu’ils pouvaient la considérer comme un réservoir de ressources inépuisables, sans avoir à subir les conséquences de leurs actions sur celle-ci.

Cessons donc d’opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, cessons de nous penser comme en-dehors de la nature et d’adopter une position de surplomb relativement à l’univers dont nous faisons partie et prenons ainsi conscience de notre responsabilité devant tous les vivants et principalement envers les générations futures auxquelles nous allons léguer ce monde.

Éric Delassus

Descartes est-il responsable du réchauffement climatique ?

Posted in Articles, Billets on novembre 6th, 2019 by admin – Commentaires fermés

Il est souvent reproché à Descartes d’être à l’origine des problèmes environnementaux que nous rencontrons aujourd’hui. À l’origine de cette critique adressée à celui qui est considéré comme l’un des pères de la modernité, il y a cette fameuse formule de la VIe partie du Discours de la méthode par laquelle Descartes affirme que la collaboration des sciences et des arts – art devant être ici compris au sens de technique – pourrait nous rendre « comme maître et possesseur » de la nature ».

Ainsi, le plus souvent, ceux qui se réfèrent à cette formule font de Descartes l’initiateur du processus d’arraisonnement de la nature dénoncé par Heidegger. L’être humain en entrant dans l’ère de la technique ne percevrait plus la nature que comme un stock de matières premières et d’énergies dont il pourrait user à sa guise. La raison scientifique et technique serait donc soumise à une volonté dominatrice qui serait elle-même livrée à l’hubris, à la démesure et à l’oubli des exigences auxquelles nous devons répondre, en tant que nous faisons intégralement partie de cette nature sur laquelle nous agissons.

Cependant, si on lit attentivement le texte de Descartes, on peut s’autoriser à percevoir dans la critique qui lui est adressée une certaine injustice. En effet, Descartes ne dit pas que l’homme peut tout se permettre dans son action sur la nature. On peut même considérer que se dégage de cette réflexion sur les rapports entre la science et la technique une certaine éthique qui pourrait nous inciter à faire preuve d’une plus grande prudence dans la manière dont nous agissons sur notre milieu.

À l’origine de cette formule, il y a le souci de Descartes de faire en sorte que les découvertes de la physique moderne naissante puisse contribuer au bien de l’humanité. Alors qu’avant lui, la science de la nature évoluait de manière totalement autonome et n’était reliée d’aucune manière à de quelconques applications pratiques, Descartes envisage la possibilité de faire collaborer sciences et technique, de faire en sorte que la connaissance de la nature puisse donner lieu à une action plus efficace.

Si la science était restée jusque-là séparée de la technique, c’est au moins pour deux raisons, l’une sociale et culturelle, l’autre plutôt d’ordre épistémologique.

La première raison tient en ce que pour les anciens, la science était avant tout une activité à l’homme libre, c’est-à-dire à celui qui appartient à une certaine élite qui ne travaille pas et qui n’est pas soumise à la nécessité des choses. Par conséquent, la science est à elle-même sa propre fin et ne peut être soumise à des impératifs utilitaires. Le monde de la technique et du travail étant celui des esclaves ou des catégories considérées comme inférieures, il ne pouvait rencontrer celui de la science.

La seconde raison tient en ce que la connaissance de la nature, avant la renaissance, relevait principalement de la spéculation intellectuelle et ne procédait pas de la démarche expérimentale qui verra le jour grâce à des savants qui, comme Galilée, seront à l’origine de la science moderne. Puisque l’on peut agir expérimentalement sur les phénomènes naturels pour en percer les secrets et en identifier les causes, pourquoi ne pourrions-nous pas également agir sur eux pour rendre la vie plus facile aux êtres humains. C’est dans cette perspective que Descartes envisage une collaboration possible entre science et technique, afin de contribuer au bonheur de l’humanité. Faut-il voir dans ce projet la source de tous les excès dont nous sommes victimes aujourd’hui et dont le réchauffement climatique est l’un des effets les plus inquiétants ?

En réalité, si l’on s’en tient à la lettre du texte, ainsi qu’à son esprit, à aucun moment on ne peut y trouver l’idée selon laquelle l’homme pourrait tout se permettre en agissant sur la nature.

Tout d’abord, il convient de souligner que Descartes ne dit pas que l’homme est en passe de devenir « maître et possesseur de la nature », il place devant cette expression la conjonction de subordination « comme » qui relativise considérablement le sens de la formule employée. L’homme n’est pas considéré comme identique à un quelconque maître de la nature, il lui est simplement comparable, il s’agit plus ici d’un rapport d’analogie que d’un rapport d’identité. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant puisque, pour Descartes, il n’y a qu’un seul « maître et possesseur de la nature », il s’agit de son créateur : Dieu, qui est également l’auteur des lois qui la régissent et sur lesquelles l’homme n’a aucun pouvoir. Par conséquent, l’homme ne peut pas user de la nature à sa guise, il doit, avant d’agir sur elle, tenir compte de ses lois pour prévoir et prévenir les conséquences de son action. Descartes a bien conscience, comme son contemporain Francis Bacon que l’on « ne commande à la nature qu’en lui obéissant ».

De plus, la philosophie pratique que Descartes appelle de ses vœux, en souhaitant l’union de la science et des arts des artisans, n’a pas pour but de satisfaire la volonté de puissance des hommes. Il s’agit uniquement de faire un bon usage du savoir pour apaiser les souffrances humaines. La preuve en est, l’exemple auquel se réfère Descartes et qui est celui de la médecine. Il ne s’agit pas tant comme il le précise de s’attacher à « l’invention d’une infinité d’artifices, qui feroient qu’on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent », mais de contribuer à « la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». Aussi, au lieu de rechercher à satisfaire une quelconque volonté de puissance sur la nature, il s’agit avant tout de répondre à une exigence éthique, car garder pour soi ces connaissances « fort utiles à la vie » sans avoir le souci d’en faire profiter le genre humain serait une faute, ce serait « pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes ». Il y a dans cette exigence éthique soulignée par Descartes, l’expression d’une mise en garde contre toute démesure et contre toute absence de prudence dans l’action de l’homme sur la nature.

Par conséquent, si on lit attentivement ces quelques lignes de l’auteur du Discours de la méthode, on s’aperçoit, que les erreurs et les fautes qui ont conduit à la situation plus que préoccupante que nous connaissons aujourd’hui, ne sont pas le fruit d’une conception des rapports entre l’homme et la nature que la pensée cartésienne aurait contribué à faire apparaître. Cette manière d’appréhender les rapports de l’homme à son milieu procède plutôt d’une mésinterprétation résultant d’une mauvaise lecture de sa pensée, soit pour justifier l’hubris de certains apprentis-sorciers, soit pour accuser le philosophe français de tous les maux de la terre.

Éric Delassus