La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

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Assumer sa vulnérabilité

Posted in Articles on novembre 25th, 2023 by admin – Commentaires fermés

Communication prononcée le 23/11/2023 dans le cadre d’une rencontre organisée par la Chambre d’Agriculture du Cher

Pourquoi venir parler de vulnérabilité devant des représentants du monde agricole ? Peut-être parce que cette notion ne vous est pas si étrangère que ça.

En effet, être vulnérable signifie tout d’abord être exposé : exposé aux blessures, exposé au risque d’être affecté négativement par un facteur extérieur, exposé à toute forme d’altération. Aussi, si l’on y réfléchit bien, votre condition a, depuis le néolithique, c’est-à-dire l’invention de l’agriculture, été celle de la vulnérabilité, dans la mesure où votre dépendance vis-à-vis des conditions naturelles, principalement climatiques et météorologiques, vous expose au risque de voir le fruit de votre travail affecté, voire détruit si les circonstances ne sont pas favorables. A cela, on peut ajouter dans le contexte contemporain un certain nombre de dépendances d’ordre économique qui peuvent également vous exposer au risque de ne pas toujours parvenir à jouir pleinement du résultat de vos efforts.

Comme vous l’avez peut-être remarqué, un terme est revenu fréquemment dans mon propos, en lien avec celui de vulnérabilité, celui de dépendance. En effet, être vulnérable, c’est aussi être dépendant. Ainsi, nous avons l’habitude de ranger dans la catégorie des personnes dites vulnérables, celles qui sont en situation de dépendance : l’enfant, la personne malade, en situation de précarité ou qui a atteint le stade du grand âge. Mais cela signifie-t-il pour autant que tous les autres sont invulnérables ? Certainement pas ! En fait, si nous regardons avec lucidité notre condition, nous sommes tous vulnérables au sens où nous sommes tous dépendants. Nous sommes dépendants de notre environnement naturel. Comme tout être vivant, nous sommes inséparables du milieu dans lequel nous évoluons et si ce milieu ne remplit plus les conditions nécessaires pour rendre notre vie possible, nous sommes exposés à subir de graves déboires. Nous sommes également dépendants de notre environnement social et relationnel. Pour dire les choses plus simplement nous avons tous besoin les uns des autres.

Pour illustrer, cette forme de dépendance, j’ai coutume d’emprunter un exemple à une philosophe américaine, Joan Tronto, qui a travaillé sur la notion de vulnérabilité et qui dans son livre Un monde vulnérable[1] imagine une situation dans laquelle un être humain peut se trouver confronté à une vulnérabilité qu’il avait jusque-là ignorée. Imaginons une personne qui occupe un poste important dans une organisation, un cadre d’entreprise, qui, un matin, arrive à son bureau et s’aperçoit que le ménage n’a pas été fait. Il retrouve son bureau tel qu’il l’avait laissé la veille, la poubelle n’a pas été vidée, peut-être que le gobelet du café qu’il avait bu l’après-midi précédente est toujours sur son bureau… Bref, il ne retrouve pas, pour commencer sa journée son environnement de travail habituel et ne peut pas commencer sa journée dans des conditions optimales. Il découvre soudain qu’il est vulnérable, parce qu’il dépend de quelqu’un dont jusque-là, il ignorait presque l’existence. Il s’aperçoit que ses conditions de travail sont liées à ces travailleurs de la nuit, ces travailleurs invisibles sans lesquels nous ne pourrions pas vivre et travailler dans des conditions satisfaisantes. Et il se sent d’autant plus vulnérable qu’il n’a jamais assumé cette vulnérabilité. Il s’est toujours perçu comme une personne autonome et à la suite de cet événement, somme toute assez banal, il prend conscience qu’il est relié à d’autres qui contribuent à la bonne marche de son existence.

Cette situation est peut-être symptomatique de celle dans laquelle nous trouvons aujourd’hui. En effet, ne sommes-nous pas, tous autant que nous sommes, en train de découvrir ou de redécouvrir que nous sommes vulnérables et que nous le sommes d’autant plus que nous avons nié pendant de nombreuses années cette vulnérabilité parce que nous avons été aveuglés par les succès de notre civilisation au point de ne pas en percevoir les effets négatifs.

Ainsi, nous avions oublié que nous étions dépendants de notre environnement et nous nous sommes rendus encore plus vulnérables du fait de cet oubli. Le dérèglement climatique auquel nous devons faire face en est certainement le signe le plus criant. Emporté par ce que les Grecs de l’antiquité appelaient l’hubris, c’est-à-dire une prétention démesurée à se sentir supérieur au reste de la nature, nous nous sommes laissé aveugler par nos conquêtes scientifiques et technologiques et nous nous sommes imaginés que nous dominions la nature et que nous pouvions lui demander de satisfaire toutes nos demandes sans avoir à subir les conséquences de nos actions. Nous avions oublié l’enseignement du philosophe anglais du XVIIe siècle, Francis Bacon, qui fut pourtant l’un des fondateurs de l’esprit scientifique moderne, et qui écrivit dans l’un de ses ouvrages que l’« on ne commande à la nature qu’en lui obéissant[2] ». Non seulement toute technique, pour être efficace, se doit de respecter un certain nombre de contraintes physiques, mais nous devrions également, avant de la mettre en œuvre, nous interroger sur les conséquences de son usage sur notre milieu, ce que, il faut l’avouer, nous n’avons pas suffisamment fait durant au moins les deux siècles précédents, même s’il est vrai que notre civilisation n’est pas la première dans l’histoire à avoir à subir les conséquences d’un déni de vulnérabilité relativement à notre dépendance vis-à-vis de notre environnement naturel. Comme l’a magistralement montré le scientifique américain Jared Diamond dans son excellent livre intitulé Effondrement[3] de nombreuses civilisations avant nous se sont effondrées du fait de ne pas avoir su s’adapter correctement à leur milieu, du fait certainement de s’être crue invulnérables. C’est par exemple le cas de l’île de Pâques qui à force de déforestation est devenue ce lieu inhospitalier où seules les statues ont survécu, c’est celui des Vikings qui ne sont restés au Groenland que quelques siècles parce qu’ils n’ont pas su s’adapter à ce milieu ou des Indiens Anasazi en sur le continent américain qui ont épuisé leurs terres en pratiquant une agriculture inadaptée. Notre problème, c’est qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus faire ce que faisaient les populations qui constituaient ces civilisations lorsque celles-ci s’effondraient, c’est-à-dire migrer et fonder d’autres civilisations. Aujourd’hui, notre île de Pâques, c’est notre planète et sauf à suivre les fantasmes de certains milliardaires mégalomanes, il est difficile d’en changer. Mais alors que faut-il faire ? Peut-être commencer par assumer notre vulnérabilité, c’est-à-dire assumer notre dépendance les uns envers les autres et apprendre à prendre soin de soi, des autres et de l’environnement dans lequel nous vivons. Apprendre à penser autrement, et surtout apprendre à se percevoir autrement, c’est-à-dire ne plus se percevoir comme invulnérable et totalement autonome et surtout penser autrement la manière dont nous sommes reliés au monde qui nous entoure pour mieux percevoir les modalités selon lesquelles nous sommes reliés aux autres êtres humains et à notre environnement.

L’une des caractéristiques de la modernité est d’avoir fait du monde dans lequel nous vivons un objet, un objet pour la science, un objet pour la technique.

Étymologiquement, l’objet désigne ce qui est jeté devant, ce qui est extérieur. Nous avons ainsi parfois tendance à objectiver autrui, comme nous avons tendance à objectiver la nature dont pourtant nous faisons partie. Un philosophe du XVIIe qui m’est cher, Spinoza, a écrit que « l’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire[4] ». Par-là, il voulait signifier que l’être humain n’est pas un être qui échappe aux lois de la nature, il n’est pas une exception dans la nature et doit prendre en considération le fait qu’il est soumis à ses lois, comme toutes les autres choses qui la constituent. Cette manière qu’a eu l’être humain, principalement dans la civilisation occidentale, de se penser comme extérieur à ce que nous appelons la nature a d’ailleurs donné lieu à la distinction entre nature et culture qui a été théorisée par Claude Lévi-Strauss, mais qui a ensuite été remise en question par l’un de ses élèves qui est aujourd’hui professeur au Collège de France, Philippe De Scola, qui dans son Livre Par-delà nature et culture[5] a montré que cette distinction était elle-même culturelle et que dans beaucoup d’autres civilisations, elle n’existe pas.

Comprendre cela peut permettre d’assumer sa vulnérabilité et de faire de celle-ci une force. C’est également comprendre qu’il nous faut passer du « travailler sur » au « travailler dans » et au « travailler avec ».

L’être humain ne peut pas vivre sans transformer son environnement, pas plus qu’il ne peut vivre sans collaborer avec ses semblables, c’est une donnée incontournable de sa condition. Cependant, cette nécessité ne doit pas nous conduire à en occulter une autre, celle de rester solidaires les uns des autres et solidaires de la nature dont nous faisons partie. La solidarité est certainement l’une des voies les plus à même de nous aider à vivre positivement notre vulnérabilité afin d’en limiter les effets. Si être vulnérable, c’est être exposé et fragilisé par cette exposition au risque, être solidaire, c’est mettre en place un certain type de liens qui nous font littéralement tenir ensemble. Il ne faut pas oublier que dans solidaire, il y a solide. Les agriculteurs l’ont bien compris, eux qui ont mis en place des structures coopératives et qui savent par exemple mutualiser le matériel pour ne pas avoir à subir des coûts insupportables.

Néanmoins, il reste difficile de s’assumer comme vulnérable dans une civilisation qui a longtemps pratiqué l’injonction à l’autonomie, par exemple en cultivant l’image du self-made-man – celui qui s’est fait tout seul. Mais qui peut sérieusement affirmer cela ? Aucun être humain ne peut le prétendre dans la mesure où il est un être de culture, pas au sens où il serait dissocié de la nature, mais au sens où il ne peut devenir pleinement humain qu’en recevant l’héritage des générations précédentes et étant accompagné par un environnement familial et social. C’est-à-dire au sens où, pour devenir pleinement humain, il lui faut recevoir une éducation.

Il n’empêche que cette injonction à l’autonomie nous rend réticents à assumer notre vulnérabilité, car cela est souvent perçu comme un aveu de faiblesse. Or, ne faudrait-il pas plutôt percevoir l’acceptation de la vulnérabilité comme une source de force ? Accepter que nous ayons tous besoin les uns des autres permet de se placer dans des dispositions favorables à l’entraide et à la solidarité. Une telle acceptation aurait pour conséquence de faire taire notre peur de faire appel à l’aide et de considérer ces appels comme une attitude normale. Nous pourrions ainsi devenir les uns pour les autres, les uns avec les autres, les acteurs de notre existence et de nos actions. C’est le principe même du travail en équipe dont j’ai pu constater les vertus dans le monde médical et hospitalier. Dans ce domaine, les équipes qui fonctionnent le mieux sont celles dans lesquelles, d’une part, les médecins et les soignants ne se considèrent pas comme invulnérables face à leurs patients qui seraient seuls à être en situation de vulnérabilité et d’autre part à l’intérieur desquelles règnent une réelle collaboration entre tous les acteurs quelles que soient leurs compétences et leurs qualifications. Dans ces équipes, les médecins n’hésitent pas à écouter les aides soignant.e.s ou les infirmier.e.s, les psychologues ou les praticiens paramédicaux. Les équipes qui fonctionnent le mieux sont celles à l’intérieur desquelles chacun écoute les autres et vient soutenir le travail collectif. Dans ces équipes, grâce à l’acceptation de la vulnérabilité de chacun, règne une solidarité qui permet de mieux s’adapter aux situations imprévues et de mieux gérer les risques qu’elles peuvent présenter ou entraîner. Pour prendre soin des patients, chacun prend soin des autres soignants et est à l’écoute de ses difficultés pour lui apporter l’aide dont il a besoin. Il ne s’agit pas de personnes invulnérables prenant en charge ces personnes vulnérables que sont les patients, mais de personnes vulnérables s’occupant d’autres personnes vulnérables.

Toute la difficulté pour parvenir à une telle acceptation de sa vulnérabilité et de celle des autres tient principalement dans le fait que nous sommes pris dans une temporalité qui nous empêche de nous arrêter pour nous livrer à la méditation et à la réflexion au sujet de notre condition. Comme le prétend le philosophe allemand Hartmut Rosa[6], nous vivons dans des sociétés qui ne peuvent survivre que dans l’accélération, s’arrêter, et même ralentir, c’est prendre le risque de l’effondrement. Il nous faut cependant nous ménager des plages de décélération et apprendre à nous redécouvrir autrement. Pour Hartmut Rosa, cela passe par l’apprentissage de la résonance[7]. Il nous faut réapprendre à regarder le monde et à nous regarder autrement, c’est-à-dire à faire l’expérience de l’indisponibilité du monde[8]. En effet, nous sommes habitués à considérer le monde (ce que l’on appelle communément la nature, les autres, les choses) comme disponible, c’est-à-dire comme une réalité extérieure dont nous pouvons disposer à notre guise. Rendre le monde indisponible, c’est le percevoir, non pour ce que nous pouvons en faire, mais pour ce qu’il est et s’efforcer d’entrer en résonance avec lui. La résonance désigne le phénomène qui se produit lorsque je vibre au même rythme que ce qui m’entoure, lorsque je ne cherche plus à imposer mon rythme au monde, mais que je cherche à épouser le rythme du monde.

Prendre conscience de sa vulnérabilité et l’assumer, c’est peut-être aussi cela, découvrir et comprendre de quelle manière nous sommes reliés à la totalité qui nous entoure et apprendre à vivre en entrant en résonance avec tous ces liens. Peut-être ne serions-nous pas confrontés aux problèmes écologiques et sociaux que nous rencontrons aujourd’hui si nous avions perçu plus tôt cette dimension de notre condition ?

 

On perçoit bien ici en quoi l’acceptation de la vulnérabilité rend plus fort, plus efficace et renforce la solidarité. C’est certainement à ce niveau que se situe l’un des enjeux fondamentaux des tournants que doit prendre notre civilisation. Il nous faut désormais apprendre ou réapprendre à assumer notre vulnérabilité foncière, c’est-à-dire à accepter le fait d’être dépendant en ne percevant plus cette dépendance comme une faiblesse qu’il faudrait vaincre, mais comme un élément constitutif de notre condition. Être humain, être vivant, c’est avant tout être reliés, reliés à un environnement, à une communauté et le meilleur moyen de vivre positivement ces liens, c’est d’en comprendre la véritable nature. Spinoza, philosophe du XVIIe siècle, sur lequel j’ai beaucoup travaillé et auquel j’ai déjà fait référence, écrit dans l’un de ses livres que la sagesse naît de la compréhension des liens par lesquels nous sommes unis à la nature tout entière[9]. Par-là, il n’entend pas que nous devons vivre en accord avec la nature, comme l’entendait certains penseurs de l’antiquité, cet accord existe de fait dans la mesure où nous faisons partie de la nature et ne pouvons nous en détacher. En revanche, ce sur quoi nous pouvons agir, c’est sur notre manière de lui être reliés, c’est sur la façon dont nous sommes reliés à notre environnement et les uns aux autres. Une meilleure compréhension du tissu relationnel dans lequel nous nous inscrivons peut ainsi contribuer à nous rendre pleinement acteurs de ce que nous entreprenons par l’acceptation notre vulnérabilité qui conduit à développer une plus grande solidarité.


[1] Joan Tronto, Un monde vulnérable, éditions La Découverte, 2009.

[2] Francis Bacon (1561-1626), Novum Organum ou Eléments d’interprétation de la nature, (1620).

[3] Jared Diamond, Effondrement, Folio Essais, 2009.

[4] Spinoza, Ethique, Préface de la troisième partie.

[5] Philippe De Scola, Par-delà nature et culture, Folio Essais, 2015.

[6] Hartmut Rosa, Accélération, La Découverte, 2013.

[7] Hartmut Rosa, Résonance, La Découvertes, 2021.

[8] Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020.

[9] Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement.

Est-il pertinent d’opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas ?

Posted in Articles on juin 13th, 2022 by admin – Commentaires fermés

Nous sommes habitués à opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas. On peut d’ailleurs faire remonter cette tendance à Aristote qui dès les premières pages de sa Physique distingue les choses qui existent par nature de celles qui existent par d’autres causes et qu’il qualifie de « produits de l’art », sous-entendant par là que ce qui est produit par l’activité de l’homme n’est pas vraiment naturel, comme si l’homme n’était pas partie prenante de la nature et ne pouvait pas jouer le rôle d’une cause naturelle dans les transformations qu’il produit sur son milieu. Cette distinction a aussi conduit à faire de la nature, ou plus exactement de ce que nous appelons ainsi, une norme et une valeur. Cela a pu donner lieu à des dérives comme la condamnation de certains comportements ou de certains caractères considérés comme déviants. N’a-t-on pas condamné l’homosexualité sous prétexte qu’elle ne serait pas naturelle ?

Mais cette distinction a-t-elle un sens ? Ne serait-il pas plus judicieux de considérer qu’à partir du moment où une chose est possible, elle est naturelle au sens où les lois de la nature n’entrent pas en contradiction avec sa réalisation ? Néanmoins, dans ces conditions, dire qu’une chose est naturelle ne signifie pas qu’elle est nécessairement bonne pour tous les éléments qui composent ce que nous appelons la nature. Ainsi, la nature produit des virus qui ne sont pas bons pour ceux qu’ils infectent et au dépens desquels ils se développent.

De plus, cette distinction entre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, n’est-elle pas à l’origine des problèmes environnementaux que nous connaissons aujourd’hui ?

D’où vient-elle en effet ? De ce que l’être humain, parce qu’il est doué de conscience a pris, principalement dans la civilisation occidentale, ses distances relativement à ce qu’il appelle le monde extérieur et de là est née la distinction sujet / objet. L’être humain se perçoit alors comme « sujet », celui qui agit, et il considère la nature comme son autre, comme son objet –ce qui est jeté devant lui – qui doit subir son action. C’est ainsi que nous avons oublié cette donnée que nous a fort heureusement rappelé Spinoza au XVIIe siècle, mais dont nous n’avons pas encore saisi toute la portée, c’est-à-dire que l’’être humain n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire ». L’être humain n’est pas dans la nature comme un état dans l’état, il n’est pas régi par d’autres lois que celles de la nature elle-même, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a pu agir sur celle-ci au point de produire cette nouvelle ère géologique dans laquelle nous sommes tristement entrés et que certains scientifiques ont appelé anthropocène. L’homme agit comme une cause naturelle sur la nature au point d’en modifier l’évolution au même titre que les forces telluriques ou astronomiques. Cela dit, ce n’est pas parce que l’être humain est une force naturelle que tout ce qu’il fait est bon pour lui et pour les autres vivants auxquels il est indissociablement lié. Au même titre que la collusion d’une météorite avec notre planète pourrait détruire toute forme de vie, les erreurs qu’a pu commettre l’humanité sur le plan technique et technologique pourraient très bien remettre en question, sinon la présence de toute vie sur terre, en tout cas celle de la vie humaine de nombreuses autres formes qu’elle peut prendre. Aussi, puisque son action sur son environnement est consciente, est-il de son devoir, s’il veut préserver les conditions d’une vie valant la peine d’être vécue sur cette planète, qu’il se soucie des conséquences de ses actes et qu’il prenne conscience de la solidarité qui l’unit aux autres vivants.

C’est précisément parce qu’ils ont distingué le naturel du non-naturel que certains êtres humains se sont perçus comme étrangers à la nature et se sont imaginés qu’ils pouvaient la considérer comme un réservoir de ressources inépuisables, sans avoir à subir les conséquences de leurs actions sur celle-ci.

Cessons donc d’opposer ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, cessons de nous penser comme en-dehors de la nature et d’adopter une position de surplomb relativement à l’univers dont nous faisons partie et prenons ainsi conscience de notre responsabilité devant tous les vivants et principalement envers les générations futures auxquelles nous allons léguer ce monde.

Éric Delassus

Descartes est-il responsable du réchauffement climatique ?

Posted in Articles, Billets on novembre 6th, 2019 by admin – Commentaires fermés

Il est souvent reproché à Descartes d’être à l’origine des problèmes environnementaux que nous rencontrons aujourd’hui. À l’origine de cette critique adressée à celui qui est considéré comme l’un des pères de la modernité, il y a cette fameuse formule de la VIe partie du Discours de la méthode par laquelle Descartes affirme que la collaboration des sciences et des arts – art devant être ici compris au sens de technique – pourrait nous rendre « comme maître et possesseur » de la nature ».

Ainsi, le plus souvent, ceux qui se réfèrent à cette formule font de Descartes l’initiateur du processus d’arraisonnement de la nature dénoncé par Heidegger. L’être humain en entrant dans l’ère de la technique ne percevrait plus la nature que comme un stock de matières premières et d’énergies dont il pourrait user à sa guise. La raison scientifique et technique serait donc soumise à une volonté dominatrice qui serait elle-même livrée à l’hubris, à la démesure et à l’oubli des exigences auxquelles nous devons répondre, en tant que nous faisons intégralement partie de cette nature sur laquelle nous agissons.

Cependant, si on lit attentivement le texte de Descartes, on peut s’autoriser à percevoir dans la critique qui lui est adressée une certaine injustice. En effet, Descartes ne dit pas que l’homme peut tout se permettre dans son action sur la nature. On peut même considérer que se dégage de cette réflexion sur les rapports entre la science et la technique une certaine éthique qui pourrait nous inciter à faire preuve d’une plus grande prudence dans la manière dont nous agissons sur notre milieu.

À l’origine de cette formule, il y a le souci de Descartes de faire en sorte que les découvertes de la physique moderne naissante puisse contribuer au bien de l’humanité. Alors qu’avant lui, la science de la nature évoluait de manière totalement autonome et n’était reliée d’aucune manière à de quelconques applications pratiques, Descartes envisage la possibilité de faire collaborer sciences et technique, de faire en sorte que la connaissance de la nature puisse donner lieu à une action plus efficace.

Si la science était restée jusque-là séparée de la technique, c’est au moins pour deux raisons, l’une sociale et culturelle, l’autre plutôt d’ordre épistémologique.

La première raison tient en ce que pour les anciens, la science était avant tout une activité à l’homme libre, c’est-à-dire à celui qui appartient à une certaine élite qui ne travaille pas et qui n’est pas soumise à la nécessité des choses. Par conséquent, la science est à elle-même sa propre fin et ne peut être soumise à des impératifs utilitaires. Le monde de la technique et du travail étant celui des esclaves ou des catégories considérées comme inférieures, il ne pouvait rencontrer celui de la science.

La seconde raison tient en ce que la connaissance de la nature, avant la renaissance, relevait principalement de la spéculation intellectuelle et ne procédait pas de la démarche expérimentale qui verra le jour grâce à des savants qui, comme Galilée, seront à l’origine de la science moderne. Puisque l’on peut agir expérimentalement sur les phénomènes naturels pour en percer les secrets et en identifier les causes, pourquoi ne pourrions-nous pas également agir sur eux pour rendre la vie plus facile aux êtres humains. C’est dans cette perspective que Descartes envisage une collaboration possible entre science et technique, afin de contribuer au bonheur de l’humanité. Faut-il voir dans ce projet la source de tous les excès dont nous sommes victimes aujourd’hui et dont le réchauffement climatique est l’un des effets les plus inquiétants ?

En réalité, si l’on s’en tient à la lettre du texte, ainsi qu’à son esprit, à aucun moment on ne peut y trouver l’idée selon laquelle l’homme pourrait tout se permettre en agissant sur la nature.

Tout d’abord, il convient de souligner que Descartes ne dit pas que l’homme est en passe de devenir « maître et possesseur de la nature », il place devant cette expression la conjonction de subordination « comme » qui relativise considérablement le sens de la formule employée. L’homme n’est pas considéré comme identique à un quelconque maître de la nature, il lui est simplement comparable, il s’agit plus ici d’un rapport d’analogie que d’un rapport d’identité. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant puisque, pour Descartes, il n’y a qu’un seul « maître et possesseur de la nature », il s’agit de son créateur : Dieu, qui est également l’auteur des lois qui la régissent et sur lesquelles l’homme n’a aucun pouvoir. Par conséquent, l’homme ne peut pas user de la nature à sa guise, il doit, avant d’agir sur elle, tenir compte de ses lois pour prévoir et prévenir les conséquences de son action. Descartes a bien conscience, comme son contemporain Francis Bacon que l’on « ne commande à la nature qu’en lui obéissant ».

De plus, la philosophie pratique que Descartes appelle de ses vœux, en souhaitant l’union de la science et des arts des artisans, n’a pas pour but de satisfaire la volonté de puissance des hommes. Il s’agit uniquement de faire un bon usage du savoir pour apaiser les souffrances humaines. La preuve en est, l’exemple auquel se réfère Descartes et qui est celui de la médecine. Il ne s’agit pas tant comme il le précise de s’attacher à « l’invention d’une infinité d’artifices, qui feroient qu’on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent », mais de contribuer à « la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». Aussi, au lieu de rechercher à satisfaire une quelconque volonté de puissance sur la nature, il s’agit avant tout de répondre à une exigence éthique, car garder pour soi ces connaissances « fort utiles à la vie » sans avoir le souci d’en faire profiter le genre humain serait une faute, ce serait « pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes ». Il y a dans cette exigence éthique soulignée par Descartes, l’expression d’une mise en garde contre toute démesure et contre toute absence de prudence dans l’action de l’homme sur la nature.

Par conséquent, si on lit attentivement ces quelques lignes de l’auteur du Discours de la méthode, on s’aperçoit, que les erreurs et les fautes qui ont conduit à la situation plus que préoccupante que nous connaissons aujourd’hui, ne sont pas le fruit d’une conception des rapports entre l’homme et la nature que la pensée cartésienne aurait contribué à faire apparaître. Cette manière d’appréhender les rapports de l’homme à son milieu procède plutôt d’une mésinterprétation résultant d’une mauvaise lecture de sa pensée, soit pour justifier l’hubris de certains apprentis-sorciers, soit pour accuser le philosophe français de tous les maux de la terre.

Éric Delassus