La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

Like a rolling stone

Nous connaissons tous cette célèbre chanson de Bob Dylan qui s’adresse à une femme qui, après avoir connu des jours fastes, se retrouve victime des revers de la fortune et perd toute sa superbe, se retrouvant dans la situation de ceux qu’elle méprisait et traitait jusque-là avec une grande condescendance.

 

Cette personne qui croyait maîtriser sa vie se retrouve soudain « comme un pierre qui roule », c’est-à-dire comme un vagabond errant au hasard et guidé par les circonstances. Ainsi, celle qui se croyait libre lorsque le sort lui était favorable découvre qu’elle est soumise au jeu des circonstances, qu’elle n’est pas l’auteure de sa vie, mais que c’est la vie qui, après l’avoir fait grimper très haut, l’a laissé tristement retomber.
Nous ne sommes que le produit des circonstances. Finalement, quoi qu’il nous arrive, nous sommes tous des pierres qui roulent, des pierres soumises à la gravitation qui nous orientent parfois dans des directions qui nous sont favorables – et nous aimons alors imaginer que nous sommes les artisans de notre destin –, parfois aussi nous tombons bien bas et c’est alors que nous pestons contre la fortune dont nous nous estimons être la victime. Au bout du compte, dans un cas comme dans l’autre, sommes-nous vraiment libres ? C’est plus que douteux !

La vraie liberté est libre nécessité

Cette histoire de pierre, si j’y fais ici référence, c’est qu’elle m’en rappelle une autre que nous raconte Spinoza dans sa correspondance. C’est, en effet, en imaginant une pierre qui roule, ou qui tombe, que Spinoza illustre sa remise en question de la conception de la liberté comme libre arbitre pour défendre l’idée que la vraie liberté est libre nécessité. Dans une lettre à Schuller d’octobre 1674, Spinoza demande à son correspondant d’imaginer une pierre, dont on pourrait dire qu’elle est « en chute libre ». L’expression est d’ailleurs ici amusante, puisqu’en réalité, une pierre qui tombe n’est pas libre de tomber où elle veut, elle ne peut suivre qu’une seule trajectoire, celle qui est déterminée selon les lois de la gravitation universelle. Spinoza demande ensuite un effort supplémentaire d’imagination à son lecteur. Il lui demande de feindre de croire que cette pierre pense, et qu’elle pense consciemment, mais d’une conscience partielle. C’est-à-dire que cette pierre aurait conscience du mouvement qui l’oriente dans une certaine direction, tout en ignorant la cause qui a déterminé son mouvement. Aussi, aurait-elle le sentiment que l’impulsion qui détermine sa trajectoire vient d’elle seule et qu’elle tombe, ou qu’elle roule, librement. En réalité, ce que décrit ici Spinoza, ce n’est rien d’autre que notre condition : « Et voilà cette fameuse liberté humaine que tous se vante d’avoir ! Elle consiste uniquement dans le fait que les hommes sont conscients de leurs appétits et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. »[1]

LA GRANDE LEÇON DE SPINOZA EST DE NOUS FAIRE COMPRENDRE QU’IL EST POSSIBLE DE PENSER LA LIBERTÉ À L’INTÉRIEUR DU DÉTERMINISME

Et l’on redécouvre ici ce que Spinoza développe dans son Éthique, c’est-à-dire que l’homme n’est pas dans la nature comme « un État dans l’État » et qu’il est, comme toute chose, déterminé par la loi commune de la nature. Bref, nous sommes tous des Rolling Stones, des pierres qui roulent, plus ou moins bien, dans une direction qui nous satisfait plus ou moins. Belle blessure narcissique que nous inflige ici Spinoza ! Surtout, lorsque nous croyons avoir réussi nos vies. Nous croyons alors être les auteurs de nos succès, nous nous imaginions avoir su faire un bon usage de notre liberté pour devenir les artisans de nos victoires. Mais, finalement, nous découvrons que nous ne sommes ce que nous sommes que parce que les circonstances nous ont mené là où nous sommes. Pas de quoi être fiers ! C’en est fini du self-made-man, de celui qui croit s’être fait tout seul, nous ne sommes que ce que la vie a fait de nous. Faut-il en conclure pour autant qu’aucune liberté n’est possible ? Faut-il en déduire que la liberté n’est qu’illusion ? Non ! La grande leçon de Spinoza est de nous faire comprendre qu’il est possible de penser la liberté à l’intérieur du déterminisme. Mais il ne s’agit plus alors d’un libre arbitre. Il ne s’agit plus de s’imaginer cause première de ses actes ou de ses pensées. Il s’agit d’une libre nécessité. L’expression peut sembler curieuse, sa signification est pourtant d’une grande richesse.

C’est un fait que nous sommes déterminés, différemment de la pierre, certes, car notre structure est éminemment plus complexe que la sienne. Nous ne sommes pas seulement soumis à la gravitation, des causes externes d’ordre biologique, social, culturel, historique, et peut-être d’autres encore agissent sur nous et déterminent notre manière d’être. Néanmoins, nous sommes en mesure, lorsque les circonstances nous déterminent à le faire, de comprendre ce qui nous arrive, d’identifier les causes qui agissent sur nous.
Si les êtres humains se croient détenteurs d’un libre arbitre parce que, comme l’écrit Spinoza dans l’appendice de la première partie de l’Éthique, ils ont conscience de leurs désirs, mais ignorent les causes qui les déterminent, il est permis de penser que la connaissance de ces causes peut, non seulement dissiper une illusion, mais également aider celui qui progresse vers cette connaissance à s’engager sur le chemin de la libre nécessité. Cette connaissance n’empêchera pas les déterminations, qu’elles soient naturelles ou sociales de s’exercer sur nous. Néanmoins, parce que nos idées ne sont pas des « peintures muettes sur un panneau », lorsque nous comprenons la manière dont les causes externes nous déterminent, leur action sur nous n’est plus la même et nous en devenons alors plus libres par la compréhension rationnelle des choses, la raison étant l’expression et la manifestation de la nécessité de notre propre nature.
Je puis, par exemple, être le jouet d’une campagne publicitaire qui insidieusement m’incite, sans que j’en ai la moindre conscience, à consommer tel ou tel produit que j’imagine avoir choisi librement. Dans ces conditions, je me crois libre, alors que je suis en état de servitude. En revanche, si une cause – toujours externe, une expérience, une personne qui m’alerte – me fait découvrir que le choix, que je crois avoir fait librement, n’a, en réalité, rien d’autonome, je vais me mettre à réfléchir et la réflexion pourra modifier mon comportement de consommateur. Alors, au lieu d’être déterminé par des facteurs extérieurs, j’agirai de manière plus rationnelle et raisonnable, c’est-à-dire selon la seule nécessité de ma nature. Je serai toujours comme une pierre qui roule, c’est-à-dire déterminé, mais je serai aussi une pierre qui pense et qui ne pense pas qu’à moitié, comme la pierre dont parle Spinoza dans la lettre à Schuller. Je serai la pierre qui connaît les causes qui la détermine.

La liberté à laquelle on accède par la connaissance n’est pas un libre arbitre illusoire, nous ne la possédons pas de manière innée. Il s’agit d’une liberté qui s’acquiert, qui se conquiert patiemment par la réflexion qui nourrit le désir de comprendre et qui s’en nourrit. Cette conquête ne se fait pas seul, mais avec les autres, dont certains nous incitent plus que d’autres à la réflexion. C’est pourquoi l’instruction est fondamentale, car c’est elle qui nous invite, ou devrait nous inviter, à réfléchir, c’est elle qui s’oppose à la servitude et qui nous aide à conquérir pas à pas notre véritable liberté s’appuyant sur la connaissance, c’est elle qui nous donne les outils pour comprendre et donc pour devenir plus libres. Pour que chacun de nous ne se sente pas simplement « like a rolling stone », mais pour qu’il sente la connaissance et la raison le guider « like a thinking stone ».

 

[1] Spinoza, « Lettre 58 à Schuller », Correspondance, présentation et traduction par Maxime Rovere, Garnier Flammarion, p. 319.

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