La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

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Sur la puissance de la connerie

Posted in Articles on mars 8th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Dans l’un de ses romans intitulé Chien blanc, Romain Gary caractérise la connerie d’une manière tout à fait originale, pour ne pas dire géniale. Pour ceux qui ne l’auraient pas lu, ce roman, en grande partie autobiographique se déroule aux États-Unis, plus exactement à Beverly Hills, en 1968, alors que Romain Gary a rejoint sa femme, l’actrice Jean Seberg qui y tourne un film et y soutient également activement la lutte des noirs pour conquérir leurs droits. Romain Gary, quant à lui, adopte plutôt la position du spectateur au regard désabusé, parfois agacé par la bonne conscience de certains blancs soutenant la cause noire, tout en continuant de vivre confortablement leur vie de blancs privilégiés. Ceux-là, Gary les qualifie en anglais américain de « phony californien », terme qu’il traduit en français par « faisan », autrement dit escroc, désignant ainsi, je cite, « ces progressistes indignés par notre société de consommation qui vous empruntent de l’argent pour faire de la spéculation immobilière ». Ce qui nous donne déjà un bel exemple d’une des formes que peut prendre la connerie en ce monde. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont Gary la présente à propos du racisme dont elle est une des manifestations les plus déplorables et les plus inhumaines. Et si Gary adopte cette posture de spectateur désabusé face aux efforts de son épouse pour soutenir la cause noire, c’est qu’il désespère de voir un jour le racisme disparaître. Voici d’ailleurs ce qu’il écrit à ce sujet :

Je suis en train de me dire que le problème noir aux États-Unis pose une question qui le rend pratiquement insoluble : celui de la Bêtise. Il a ses racines dans les profondeurs de la plus grande puissance spirituelle de tous les temps, qui est la Connerie.

Je dois avouer que cette qualification de la connerie comme « plus grande puissance spirituelle de tous les temps » m’est toujours apparue comme l’une des expressions les plus grandioses et les plus géniales du talent littéraire de Romain Gary, même si comme nous le verrons ensuite, je me permettrai de la remettre quelque peu en question. Mais je n’anticiperai pas plus pour ménager le suspens.

Ce qui est intéressant dans cette citation, c’est la qualification de la connerie comme puissance et comme puissance apparemment invulnérable qui, à l’instar de la chouette de Minerve qui symbolise la sagesse, renaît toujours de ses cendres. La connerie serait un peu l’image inversée de cette sagesse, mais tout aussi puissante. Par conséquent, la question se pose de savoir d’où vient cette puissance, car c’est là le cœur du problème de la connerie : comment se fait-il qu’il soit si difficile d’en venir à bout, car il semblerait que même vaincue, elle dispose des ressources nécessaires pour repartir de plus belle, comme si la défaite la nourrissait et lui donner encore plus de force.

Que la connerie soit puissante, personne n’en doute, à moins d’être soi-même victime inconsciente de cette puissance. Car cette puissance, c’est en soi-même qu’on la rencontre le plus souvent, même si on est suffisamment sous son emprise pour faire preuve de la plus complète mauvaise foi et refuser de le voir. Cela dit, il faut se rassurer, la connerie est aussi très présente chez les autres et nous permet fort heureusement de faire notre ce mot de Talleyrand « quand je me contemple, je me désole, mais quand je me compare, je me console ». Cette puissance de la connerie, c’est, par exemple, celle du petit chef qui empêchera ses subordonnés de prendre des initiatives de peur de voir s’affaiblir ce qu’il croit être son autorité, c’est celle de la bureaucratie qui nous demande régulièrement de lui fournir des renseignements dont elle dispose depuis des années. C’est celle des gens trop certains d’eux-mêmes et qui n’écoutent jamais les autres, celle de ceux qui sont incapables de se remettre en question et s’imaginent tellement qu’ils sont quelqu’un qu’ils en arrivent à se prendre pour quelque chose parce que leur esprit de sérieux les transforme en ces « gros plein d’être » dont parle Jean-Paul Sartre pour désigner ceux qui ont tellement peur d’être libre qu’ils s’enferment dans une identité dont ils sont incapables de sortir. Et l’on pourrait encore trouver une multitude d’exemples de cette puissance dévastatrice, comme ces hommes politiques ou ces célébrités que finissent par tellement s’identifier aux personnages qu’ils se sont créés ou auquel ils voudraient ressembler, qu’ils en deviennent, pour reprendre une formule empruntée à Nietzsche, « les singes de leur idéal ». On le voit bien, la connerie est protéiforme et c’est certainement cela qui fait sa force. Il convient donc de s’interroger sur l’origine d’une telle force, d’où vient-elle et comment s’y opposer ?

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Pourquoi ne peut-on penser à rien ?

Posted in Articles on février 25th, 2020 by admin – Commentaires fermés

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« Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose. »

E. Husserl, Méditations cartésiennes, Méditation 2.

 

Il nous arrive parfois, lorsque nous sommes obsédés par les problèmes que nous rencontrons dans notre travail, dans notre vie familiale ou sentimentale d’aspirer à ne penser à rien, à faire, comme on dit, le vide en son esprit. Cependant, on aura beau essayer, ça ne marche pas. On remarquera même que plus on essaie de ne penser à rien, plus les pensées nous assaillent et nous obsèdent. Nous découvrons ainsi que nous ne sommes pas totalement maîtres de nos pensées. La conscience n’est donc pas synonyme de maîtrise et de contrôle, il semblerait qu’elle obéisse à un mode de fonctionnement autonome qui échappe parfois à notre volonté.

Nous pouvons certes nous concentrer sur un objet auquel nous avons décidé de nous intéresser. Cependant, si nous pouvons focaliser notre attention sur une chose bien précise, il nous est impossible de chasser de notre esprit toute forme de pensée. Même lorsque nous nous perdons dans la rêverie, il s’écoule en notre conscience un flux de représentations. Il nous est parfois difficile de comprendre leur enchaînement, mais il nous est impossible de les chasser totalement de notre esprit.

Il est donc impossible de ne penser à rien. Cela est dû à une caractéristique de la conscience découverte par le philosophe Allemand Edmund Husserl et qu’il nomme intentionnalité. L’intentionnalité désigne le caractère qu’a la conscience d’être toujours conscience de quelque chose. Cette caractérisation de la conscience résumée dans cette simple formule : « la conscience est toujours conscience de quelque chose », s’oppose pourtant à la manière dont nous nous représentons couramment la conscience. Nous parlons souvent, en effet, de contenu de conscience pour désigner tout ce dont nous pouvons avoir conscience (perceptions, images, idées,…). Nous nous représentons la conscience comme s’il s’agissait d’un contenant susceptible de recevoir certains contenus venant de l’extérieur. Par conséquent, nous en déduisons que ces derniers peuvent ou non l’emplir, comme un vase ou une cruche peuvent être plein ou vide. Or, si l’on décrit sérieusement la manière dont notre conscience procède, nous nous apercevons que celle-ci n’est en rien un réceptacle attendant passivement d’être rempli par des objets qui viendrait occuper un espace laissé vacant. La conscience est, au contraire, toujours en activité, toujours en train de se focaliser sur autre chose qu’elle-même. Cette orientation de la conscience vers ce qui n’est pas elle lui est d’ailleurs vital, sans cela elle n’est rien. N’avoir conscience de rien, c’est ne plus avoir conscience du tout, c’est perdre conscience. Le seul moyen de ne plus penser à rien, c’est de ne plus penser du tout, c’est-à-dire de perdre conscience, de s’évanouir. Mais dès que la conscience s’éveille un tant soit peu, elle devient nécessairement conscience de quelque chose.

Il est d’ailleurs intéressant pour illustrer ce caractère qu’a la conscience d’être toujours conscience de quelque chose, de décrire ce qui se passe lorsque l’on se réveille. C’est toujours autre chose que soi qui fait qu’on se rappelle à soi, qui fait que l’on revient à soi, lorsqu’après une nuit de sommeil, on retrouve le monde et l’on se retrouve par la même occasion. Il peut s’agir du réveil qui violemment par sa sonnerie nous rappelle à l’ordre et nous intime l’ordre de nous lever, mais il peut s’agir aussi, plus doucement, d’un rayon de soleil ou du chant d’un oiseau. La conscience alors s’oriente vers ce monde qui la fait être.

Cette illustration nous aide à mieux comprendre en quoi l’image du contenant et du contenu ne convient pas, car elle a tendance à figer la conscience qui n’est que mouvement vers autre chose qu’elle-même. La conscience est avant tout relation, relation au monde. Il n’y a pas d’un côté la conscience et de l’autre le monde, il y a la conscience du monde. Aussi, l’image qui semblerait mieux convenir pourrait être celle d’un faisceau lumineux qui n’a de réalité que si la source la lumière vise quelque chose sur quoi elle peut se refléter.

La conscience est donc toujours active, toujours en quête de quelque chose à viser, de quelque chose vers quoi s’orienter. Mais dire que la conscience est active ne signifie pas que nous sommes toujours en mesure de contrôler son activité. La conscience est plutôt comme un cours d’eau que l’on peut laisser courir sans jamais le canaliser, mais que l’on peut également tenter de diriger dans une direction qui nous convient. Mais cela ne se fait pas sans effort et souvent la tension se relâche, laissant notre esprit battre la campagne. C’est là toute la difficulté de maintenir son attention, cette tension volontaire de la conscience vers un objet bien précis.

Voilà donc pourquoi, il nous est impossible de ne penser à rien. Les adeptes de la méditation l’ont d’ailleurs bien compris. En effet, l’on s’imagine souvent que méditer consiste à faire le vide en son esprit, mais c’est une erreur. Méditer afin d’être pleinement présent à soi nécessite que l’on fixe son attention sur une seule et unique chose, une coupelle d’eau posée devant soi, un détail sur le mur face auquel on est assis, peu importe. Mais, vouloir ne penser à rien conduit nécessairement à l’échec. L’effort pour ne penser à rien se trouve alors confronté à un flux de pensées, de représentations diverses qui assaillent notre esprit et l’empêche d’aboutir. En revanche, lorsque la conscience vise une seule et même chose, elle contient ce flux et l’endigue pour accéder à une pleine présence à soi.

N’essayons donc plus de faire le vide en notre esprit pour nous retrouver, ne tentons plus de ne penser à rien pour nous détendre, portons plutôt notre attention vers des choses simples, des choses belles, afin de nous retrouver dans la relation que nous entretenons avec le monde, parce que chacun de nous est une conscience qui est toujours conscience de quelque chose.

Éric Delassus

Pourquoi pouvons-nous être intolérants ?

Posted in Articles, Billets on février 11th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Un sauvage n’est pas un être humain à part entière. Je ne pouvais pas non plus décemment lui imposer un nom de chose, encore que c’eût été peut-être la solution de bon sens. Je crois avoir résolu assez élégamment ce dilemme en lui donnant le nom du jour de la semaine où je l’ai sauvé : Vendredi. Ce n’est ni un nom de personne, ni un nom commun, c’est, à mi-chemin entre les deux, celui d’une entité à demi vivante, à demi abstraite, fortement marquée par son caractère temporel, fortuit et comme épisodique…

Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du pacifique.

 

L’intolérance est un fléau dont nous risquons tous un jour ou l’autre d’être victime. Non seulement, nous risquons d’être victime de l’intolérance des autres, mais nous sommes également exposés à devenir nous-même intolérants sans nécessairement nous en apercevoir. Il y a, en effet, comme une tendance naturelle de l’être humain à l’intolérance, à ne pas supporter ce qui est différent, à rejeter ce qui s’écarte trop des normes auxquelles il est habitué à se référer.

Certes, tout n’est pas tolérable, il y a des opinions et des comportements qu’il serait même coupable de tolérer. Le racisme est l’exemple même de l’opinion intolérable, tout simplement parce qu’il est la manifestation de la forme la plus indigne de l’intolérance. Quoi de plus abject que de rejeter un être humain de l’humanité ou de le considérer comme étant par nature inférieure sous prétexte qu’il n’a pas la même couleur de peau que soi ou tout simplement qu’il est étranger. Il est donc clair que lutter contre l’intolérance et œuvrer pour que progresse la tolérance ne signifie pas tout tolérer même l’intolérable.

Néanmoins, affirmer qu’il y a de l’intolérable ne doit pas servir d’alibi pour justifier sa propre intolérance, pour s’autoriser à rejeter l’autre sans autre forme de procès. Pourtant, il arrive souvent à ceux qui prônent la tolérance d’être eux-mêmes intolérants et de ne pas s’en rendre compte. D’où peut venir une telle tendance au rejet de l’autre ?

L’autre, qui est-ce ? L’autre, ce n’est pas ce qui est tout autre. L’autre, c’est mon semblable, c’est-à-dire un autre humain. L’autre, ce n’est pas un objet, une chose. Certes, je peux l’objectiver, mais c’est précisément une manière de le nier comme autre. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si l’animal est un autre pour nous humains. Il est en un sens mon semblable, en tant qu’il est un être sensible, susceptible de jouir et de souffrir, mais il est fort différent de moi dans la mesure où il m’est difficile de communiquer avec lui de la même manière qu’avec un autre être humain.

Nous touchons d’ailleurs là tout ce qui fait l’ambivalence de l’autre et qui est certainement à l’origine de l’intolérance, qui a pu faire d’ailleurs que certains humains aient pu être considérés par d’autres comme des animaux.

L’autre, tout en étant mon semblable est aussi nécessairement différent, il est un autre moi qui n’est pas moi. Il est mon semblable et pas mon identique, jamais sa conscience ne pourra remplacer la mienne et réciproquement. C’est pourquoi d’ailleurs, ceux qui nourrissent le fantasme de se faire cloner pour être immortels font preuve d’une immense naïveté et d’une terrible stupidité, car si un tel jumeau génétique pouvait voir le jour, il resterait pour eux une conscience aussi impénétrable que celle de n’importe quel autre être humain.

Il y a donc une irréductible altérité de l’autre. Cette expression peut être interprétée comme un pléonasme, mais ce n’est pas la même chose que de parler de la circularité du cercle et de l’altérité de l’autre. Le cercle est circulaire et rien d’autre. L’autre précisément parce qu’il est autre n’est pas qu’autre pour moi, il est aussi mon semblable.

Et c’est précisément parce qu’il est à la fois autre et différent qu’il peut faire l’objet de mon intolérance. Pourquoi a-t-on du mal à tolérer ceux qui sont différents ? Non seulement ceux qui pensent différemment de nous, mais aussi ceux qui vivent différemment, qui n’ont pas les mêmes goûts, les mêmes préférences, les mêmes habitudes que nous. Pourquoi, par exemple, certains ressentent-ils une forte hostilité envers ceux qui manifestent des préférences sexuelles qui ne sont pas celles du plus grand nombre ou dont les mœurs ne sont pas celles qui sont considérées comme relevant de la norme commune ?

N’est-ce pas parce que la différence de l’autre nous remet en question que nous avons tendance à la rejeter lorsque cette différence est trop marquée ?

En effet, lorsqu’un autre homme pense différemment et vit différemment de moi, il me signifie que ma façon d’être humain n’est pas la seule possible et qu’elle n’est peut-être pas la meilleure qui soit. Aussi, par sa présence et son existence même, puis-je me sentir fragilisé. Ce que j’avais toujours perçu comme relevant d’une certaine forme d’absolu s’avère relatif et contingent. Peut-être aurais-je pu être autre que je suis ? Si j’étais né dans une autre culture, à une autre époque ou si la complexion de mon corps, mon idiosyncrasie, c’est-à-dire mon tempérament, avaient été différentes.

Cela est insupportable pour qui croit être quelque chose, pour qui s’imagine que tout homme a une essence définitive et définissant ce qu’il est une bonne fois pour toute. Or, le propre de l’être humain n’est pas d’être, mais d’exister, c’est-à-dire pour reprendre une formule empruntée à Jean-Paul Sartre d’être ce qu’il n’est pas et de n’être pas ce qu’il est. L’être humain, parce qu’il est toujours en devenir, parce qu’il est ce que la vie fait de lui et ce qu’il fait de sa vie n’est jamais totalement identique à lui-même. Il n’est pas une chose.

L’intolérant est donc celui qui n’a pas compris cela et qui voudrait que son existence ait la solidité monolithique des choses, il est celui qui ne sait pas apprécier ce qui fait à la fois la fragilité et la richesse de la vie humaine et qui est à la source de sa diversité.

Aussi, pour se garantir contre l’intolérance, non seulement celle des autres, mais aussi pour se préserver de la sienne propre, faut-il comprendre que pour accepter l’autre en tant qu’autre, il faut à la fois le considérer comme semblable et comme différent. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne de l’altérité. Si, en effet, je ne considère l’autre que comme mon semblable, je me donne de bonnes raisons de rejeter de l’humanité ceux qui me semblent trop éloignés de ce que je suis. C’est ainsi qu’ont pu être considérés comme barbares ou comme sauvages ceux dont la culture était trop éloignés de la nôtre. Mais, comme l’écrit Claude Lévi-Strauss, le vrai barbare, c’est d’abord celui qui croit en la barbarie.

De même, si je considère l’autre comme seulement différent, cela sous-entend que j’ai le sentiment de n’avoir rien de commun avec lui et que je n’ai donc aucune raison de le respecter et de le prendre en considération, il m’est alors complètement étranger.

Il est donc nécessaire pour que je puisse accepter l’autre dans sa différence, pour que je puisse accueillir son altérité que je le considère en même temps comme mon semblable.

Ainsi, est-ce à trop vouloir être identique à nous-mêmes que nous pouvons devenir intolérants, oubliant par là qu’il n’y a pas qu’une seule manière d’être humain et que la richesse même de l’humanité tient dans sa diversité.

Éric Delassus

Pourquoi regardons-nous des émissions débiles à la télé ?

Posted in Articles, Billets on janvier 27th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre

Blaise Pascal

Il vous est certainement déjà arrivé, en rentrant chez vous après une journée de travail harassante, de vous jeter dans votre canapé et d’allumer la télévision pour rester « scotché » devant une émission totalement stupide. Vous avez beau vous dire que vous feriez mieux d’éteindre votre récepteur, il n’empêche que vous continuez à suivre le déroulement du programme en vous disant que « on nous passe vraiment n’importe quoi à la télé ! ». Vous auriez pu vous asseoir paisiblement et vous contenter de la tranquillité de ce moment de solitude. Mais non ! Il vous a fallu appuyer sur la télécommande pour mettre en marche ce robinet à images qu’est votre téléviseur. Comme si le fait de vous retrouver face à vous-même vous faisait peur, comme si le silence vous était insupportable.

Si nous ressentons ce besoin de combler le vide de la solitude et du silence, c’est, selon Blaise Pascal, parce que nous avons besoin de nous divertir. On dirait aujourd’hui de « se changer les idées ». Reste à préciser quelles sont ces idées dont nous souhaitons être délivrés. On pourrait croire que ce sont celles qui relèvent de ces soucis quotidiens dont nous parlions plus haut, mais il n’en est rien. Ces soucis-là relèvent eux aussi du divertissement. En effet, aussi paradoxal que cela puisse paraître, si nous travaillons, si nous nous agitons quotidiennement pour diverses raisons que nous feignons de juger importantes, c’est toujours et encore pour nous divertir.

Autant dire que le terme de divertissement n’est pas à prendre ici dans un sens positif, il ne s’agit pas de se livrer à une joie pure, à un plaisir innocent. Se divertir signifie pour Pascal se détourner de l’essentiel, se détourner de ce qui nous angoisse, refuser de regarder en face ce qui est au cœur de la condition humaine.

Si en rentrant chez soi, on préfère allumer la télé plutôt que d’adopter une posture plus méditative dans le silence et la solitude, c’est que nous ne voulons pas nous retrouver face à nous-mêmes et assumer pleinement notre condition. Nous ne voulons pas nous trouver confrontés aux questions qui nous taraudent et que nous chassons régulièrement de notre esprit, parce que nous n’avons pas de réponses immédiates à leur apporter. Ces questions sont celles du sens de la vie, celles qui concernent les buts que nous poursuivons, celles qui concernent la vie et la mort, la finitude d’une existence qui peut sembler absurde. Aussi, préférons-nous nous divertir, pour ne pas trop se poser de questions, pour ne pas avoir à supporter le poids d’une existence dont le sens nous échappe. C’est pourquoi le divertissement tel que le conçoit Pascal déborde largement le temps que nous consacrons aux loisirs. Ceux qui s’investissent excessivement dans le travail, la politique ou tout autre activité, le font également pour se divertir. Même si les tâches auxquelles ils se livrent sont pénibles et éreintantes, elles sont moins difficiles à supporter que le fait de se trouver seul face à soi-même dans le silence.

La condition humaine est celle d’un être fini, d’un être mortel qui sait qu’il va mourir, mais qui ne sait pas si un quelconque salut est possible. Elle est celle d’un esprit qui aspire à l’infini et l’absolu tout en sachant qu’ici-bas, il ne peut l’atteindre et qui craint de ne pouvoir y accéder. C’est en ce sens que l’angoisse indissociable de l’existence humaine. L’angoisse qui n’est pas la peur, car la peur est toujours peur de quelque chose. L’angoisse, en revanche, est une peur sans objet, elle concerne ce vertige que nous ressentons face au néant vers lequel, peut-être, nous risquons de nous trouver plonger après la mort, elle renvoie à ce vide, à cette absence de sens qui nous semble caractériser l’existence humaine. C’est cette angoisse qui nous saisit dès que nous sommes seuls dans une chambre. Pour y échapper, Pascal ne voit rien d’autre que la foi, le pari de l’existence d’un Dieu pouvant donner sens à notre existence. D’autres assument pleinement l’absurde, tel Albert Camus qui imagine Sisyphe heureux. Sisyphe poussant incessamment son rocher en sachant pertinemment qu’il retombera de l’autre côté de la colline, mais qui n’en continue pas moins d’effectuer joyeusement sa tâche.

 

C’est donc parce que nous sommes tous des Sisyphe incapables d’assumer leur condition que nous pouvons nous surprendre parfois à regarder des émissions débiles à la télé. Ceux qui qualifient ces programmes de divertissant ne savent pas si bien dire, ils font du Pascal sans le savoir, comme Monsieur Jourdain fait de la prose.

La prochaine fois que vous rentrerez chez vous et que vous vous jetterez sur votre canapé prêt à saisir la télécommande de votre téléviseur, attendez un peu avant d’appuyer sur le bouton et pensez à Pascal ou à Camus. Essayez d’assumer au moins quelques instants votre condition. Peut-être parviendrez-vous, tel Sisyphe, à la vivre un peu plus heureusement.

Autorité et autoritarisme

Posted in Articles on janvier 18th, 2020 by admin – Commentaires fermés

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L’autorité n’a pas toujours bonne presse de nos jours. C’est qu’elle est souvent confondue avec l’autoritarisme. Or, si l’on y regarde de près, il n’y a rien de plus éloigné de l’autorité que l’autoritarisme. On peut même aller jusqu’à affirmer qu’ils sont l’opposé l’un de l’autre. L’autoritarisme, c’est l’autorité dévoyée, l’autorité corrompue, l’autorité renversée en son contraire.

 

Celui qui fait preuve d’autoritarisme exerce un pouvoir qui est pour lui source d’une jouissance perverse, il prend un malin plaisir à soumettre ceux qu’il imagine être plus faibles que lui parce qu’ils occupent une position institutionnelle inférieure à la sienne. Aussi, essentialise-t-il cette position pour maintenir en situation de faiblesse ceux qu’il peut tyranniser. Son pouvoir est donc toujours restrictif, répressif, directif. L’autoritariste ordonne, interdit ou sanctionne. Quasiment jamais, à proprement parler, il n’autorise. Pourtant, n’est-ce pas cela la nature même de l’autorité ? Le pouvoir d’autoriser, de permettre, d’ouvrir le champ des possibles à ceux que l’on doit diriger. Diriger ne signifie plus alors uniquement commander, mais aussi et surtout orienter, accompagner, aider. Alors que l’autoritarisme est toujours négatif, l’autorité est quant à elle essentiellement positive. Elle n’est pas là pour nier, mais pour affirmer, pour affirmer la liberté de ceux sur qui elle s’exerce et non pour la limiter. Car autoriser, n’est-ce pas finalement faire en sorte que l’autre deviennent l’auteur des actions qu’il effectue et des démarches qu’il entreprend ? C’est pourquoi là où l’autoritarisme impose, l’autorité permet, là où l’autoritarisme contraint, l’autorité libère. Alors que la première attitude ne peut susciter que la crainte, la seconde inspire le respect, c’est-à-dire la reconnaissance de la valeur morale de celui qui fait autorité. Celui-là, n’exerce pas le pouvoir pour diminuer la puissance de l’autre, bien au contraire, il fait tout pour l’augmenter, pour aider celui dont il a la responsabilité à développer ses aptitudes.

L’image qui est probablement la plus évocatrice du rapport d’autorité est celle de la relation entre le maître et son élève. On n’emploie plus guère aujourd’hui ces beaux mots de maître et d’élève, car on confond généralement le couple maître / élève et le couple maître/esclave, oubliant que le terme maître n’a pas le même sens dans les deux expressions et que par conséquent les seconds termes de la relation ne peuvent être assimilés. En effet, dans la relation maître/esclave, le maître est le dominus, celui qui domine, celui qui soumet et qui maintient l’autre dans la servitude. En revanche, dans la relation maître/élève, le maître est le magister, celui qui aide l’autre à s’élever – comme l’indique, mais on a oublié de l’entendre, le terme d’élève. Le maître est donc ici celui qui fait preuve d’autorité pour aider l’autre à prendre de la hauteur, à viser l’excellence, non pour dépasser et écraser l’autre, mais pour toujours faire mieux afin de mieux servir ses semblables. Si l’esclave est au service de son maître dans le rapport de servitude, dans la relation pédagogique, c’est le maître qui est au service de son élève, ce qui l’oblige à être d’une extrême exigence envers celui dont il forme l’esprit.

 

Il ne faut donc pas avoir peur de faire preuve d’autorité lorsque l’on exerce des fonctions qui le nécessite. Le professeur ou le manager ne deviennent pas des tyrans parce qu’ils font usage de l’autorité qui est consubstantielle à leurs fonctions. La faute serait au contraire de ne pas en user pour inciter l’autre à faire croître ses aptitudes, de ne pas l’exercer pour l’aider à s’épanouir.

Mais pour cela, il faut faire un bon usage de l’autorité dont on est dépositaire, et avoir toujours conscience qu’elle n’est pas un privilège dont on peut user pour servir ses propres intérêts et en tirer une jouissance égoïste. L’autorité est d’abord une responsabilité qu’il faut assumer et nous devons en répondre vis-à-vis d’autrui au service de qui nous l’exerçons.

 

Qu’est-ce qu’entreprendre ?

Posted in Articles, Billets on décembre 30th, 2019 by admin – Commentaires fermés

Éric Delassus

La notion d’entreprise est souvent abordée d’un point de vue sociologique ou juridique en termes d’organisation. La pertinence d’une telle approche n’est certainement pas à remettre en question, mais est-elle la seule possible ? La notion de start-up, très en vogue aujourd’hui, peut probablement nous inviter à la penser selon un autre angle. Une fois dépassées les réticences liées au côté un peu trop « tendance » de l’expression et aux clichés qui l’accompagnent, une fois dégagé de toutes les idées simplistes auxquelles elle a donné lieu, il faut la prendre à la lettre et y retrouver l’un des sens du verbe entreprendre que l’on a parfois tendance à oublier.

Entreprendre signifie tout d’abord commencer, initier un processus. Ainsi, lorsque l’on entreprend, par exemple un voyage, que fait-on ? Sinon, initier une démarche par laquelle on va organiser son départ, préparer ses bagages, élaborer son itinéraire et définir les différentes étapes du périple qu’on entreprend.

Or, en abordant l’entreprise uniquement comme une organisation, ne risque-t-on pas d’occulter cette dimension ? Une entreprise, si l’on prend ce terme à la lettre, est en un certain sens un commencement permanent. L’expérience nous montre d’ailleurs que si elle se réduit à n’être qu’une organisation, une institution, une entreprise risque fort de se trouver confrontée à ce travers propre à toute institution de chercher à reproduire indéfiniment sa structure sans pour autant évoluer. Ce qui a le plus souvent pour conséquence de contribuer à son affaiblissement, voire de la faire disparaître. Fort heureusement, nombre d’entrepreneurs saisissent intuitivement le sens et l’essence de l’acte d’entreprendre et ont compris que pour donner vie à une entreprise, il faut régulièrement initier de nouveaux projets et être animé par le goût de l’innovation.

Entreprendre signifierait donc, dans ces conditions, avoir le goût de l’initiative et le souci de l’innovation.

Envisager ainsi l’entreprise débouche sur une conception du management donnant une grande place à l’initiative laissée au personnel pour entretenir et développer la vie de l’entreprise. Laisser ceux qui contribuent à la vie de l’entreprise, à tous les niveaux, prendre des initiatives même modestes, c’est précisément s’inscrire dans ce qui fait l’esprit même de l’acte d’entreprendre. C’est autoriser chacun à entreprendre une démarche, à initier une action visant à faire évoluer cette organisation qu’est l’entreprise. Envisager ainsi le management, c’est définir pour chacun une marge de manœuvre suffisante pour être en mesure d’innover, mais c’est aussi accorder à chacun un droit à l’erreur, car si entreprendre c’est commencer, ce n’est pas toujours réussir et il n’y a d’entreprise que là où il y a risque. Mais pour que le risque ne paralyse pas ceux qui tentent quelque chose, il ne faut pas qu’ils aient le sentiment qu’est suspendue au dessus d’eux une épée de Damoclès qui tombera comme un couperet si leur entreprise échoue.

Cela ne signifie pas, bien évidemment, qu’il faut laisser chacun faire n’importe quoi. Une entreprise est aussi une réalité sociale dont les membres collaborent ensemble, par conséquent une forme de régulation doit être mise en place pour évaluer projets et propositions de telle sorte que ceux qui vont s’investir dans leur réalisation puissent le faire en toute confiance et sentent soutenus dans leur démarche.

Autrement dit, entreprendre ne doit pas seulement être le privilège du chef d’entreprise, mais doit aussi consister dans une liberté laissée à tous ceux qui participent à la vie de l’entreprise. Sans cette marge de liberté permettant l’initiative individuelle, il n’y a pas d’entreprise véritable.

Descartes et le test de Turing

Posted in Articles, Billets on décembre 11th, 2019 by admin – Commentaires fermés

Descartes est probablement l’un des premiers philosophes a avoir souligné en quoi l’identification de l’autre comme semblable pose problème. Ainsi, dans la seconde des Méditations métaphysiques, il s’interroge sur ce qui lui fait dire que lorsqu’il regarde les passants se promenant sous ses fenêtres, il s’agit d’êtres humains, alors qu’il ne voit que des chapeaux et des manteaux.

C’est qu’en effet l’autre ne se livre pas en tant que tel à notre conscience, nous ne pénétrons pas sa conscience et ne percevons que des signes extérieurs qui nous font présager de son humanité.

Le même Descartes, dans la Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, s’interrogeant sur les raisons qui nous conduisent à juger que lorsque nous sommes face à un autre être humain, nous en inférons généralement qu’il s’agit de l’un de nos semblables et non d’un automate, conclue que cela vient de ce que cet autre est en mesure d’entretenir avec nous une conversation sensée :

Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion.

Cette remarque n’est pas sans rappeler le test imaginé par le mathématicien Alan Turing en 1950, afin de juger si une machine est réellement intelligente. Selon Turing, si un être humain mis en situation d’échanger avec un ordinateur n’est pas en mesure de déterminer s’il a affaire à une machine ou à un autre être humain, on peut en conclure que la machine a réussi le test et qu’elle peut être considérée comme intelligente. En d’autres termes, pour parler comme Descartes, si la machine est en mesure de prononcer des « paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent », elle peut être considérée comme intelligente.

De nombreuses machines sont aujourd’hui en capacité de passer ce test avec succès. Devons-nous en conclure en suivant le raisonnement de Descartes que l’on peut trouver en elle « une âme qui a des pensées » ? Il serait prématuré de répondre positivement à cette question. Nous pouvons supposer que pour le moment l’intelligence artificielle ne fait que mimer les signes extérieurs de la pensée consciente.

Néanmoins, en remettant en question l’argument de Descartes, l’intelligence artificielle ouvre un champ d’interrogation et de réflexion qu’il est urgent d’investir si nous ne voulons pas être dépassés par le développement des technologies que nous mettons en œuvre et dont le développement obéit à une logique qui le plus souvent nous échappe.

On peut désormais se demander si les machines ne deviendront pas un beau jour conscientes. Leur conscience ne sera certainement pas en tout point comparable à celle de l’intelligence humaine, mais elle n’en devra pas moins être prise en considération dans les relations que nous entretenons avec elles. Faudra-t-il leur accorder des droits ? Aurons-nous des devoirs envers elles ? Seront-elles en capacité de ressentir des émotions, comme HAL9000 (CARL500 dans la version française), l’ordinateur du roman de Arthur C. Clarke, 2001 l’Odyssée de l’espace, qui a peur de mourir lorsque l’astronaute du vaisseau qu’il est censé diriger fait le nécessaire pour le mettre hors de fonction, parce que ce dernier n’obéit plus au programme pour lequel il a été conçu ?

Ne doit-on pas se demander si à force de faire mimer à ces machines tous les signes extérieurs de l’intelligence consciente, nous n’allons pas finir par faire apparaître en elles quelque chose qui pourrait relever d’un esprit qui émergerait de la complexité de leur organisation ?

Éric Delassus

La délibération Pluridisciplinaire

Posted in Articles on décembre 3rd, 2019 by admin – Commentaires fermés

Éric Delassus

5e journée Régionale des lieux de Réflexion Éthique

Apprendre à travailler en pluridisciplinarité en éthique

Le 03 Décembre 2019

Salle Polyvalente – Centre Hospitalier – BLOIS

Introduction

La pratique médicale fait partie sans conteste de celles qui donnent lieu à des prises de décision fréquentes qui nécessitent de la part des praticiens constituant les équipes soignantes un travail de réflexion constant. Les équipes doivent prendre, sinon la bonne décision, en tout cas la moins mauvaise, dans des situations parfois dramatiques et ne permettant pas toujours d’accorder beaucoup de temps à cette démarche réflexive qui précède la décision et que l’on a coutume de désigner par le terme de délibération. Il s’agit d’opérer un choix et il ne peut y avoir de choix véritable qu’à l’issue d’une délibération.

Aristote, dans Éthique à Nicomaque, distingue d’ailleurs le choix de l’opinion, en considérant que le choix se définit comme ce qui a été prédélibéré. Autrement dit, le choix, qui relève d’une décision volontaire et non simplement d’une inclinaison spontanée, nécessite préalablement une délibération.

Par délibération, on entend, en effet, le plus couramment, la réflexion individuelle ou collective au cours de laquelle, pour reprendre une expression commune, « on pèse le pour et le contre », afin de prendre une décision, c’est-à-dire avant de s’engager dans le réel d’une manière qui est, le plus souvent, irréversible. En effet, une fois la décision prise, il n’est pas toujours possible de revenir en arrière, ni même d’interrompre le processus engagé. Aussi, faut-il éviter de décider à la légère, et c’est pourquoi la délibération est un moment essentiel dans toute décision et tout particulièrement dans la décision médicale. En effet, l’issue de toute délibération nous engage et nous conduit à assumer la responsabilité des conséquences de nos choix, même si ces conséquences sont apparemment sans rapport avec les objectifs poursuivis.

Il importe donc, pour bien décider, de bien délibérer et pour bien délibérer de savoir précisément ce que l’on fait, et surtout pourquoi on le fait. Aussi, n’est-il pas inutile de réfléchir, comme nous allons le faire, sur ce qu’est véritablement une délibération et sur la manière de la conduire, lorsqu’elle faire intervenir, comme c’est le cas en médecine, plusieurs disciplines.

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Concurrence ou émulation ?

Posted in Articles, Billets on novembre 24th, 2019 by admin – Commentaires fermés

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Faut-il mettre ses personnels en concurrence pour les faire progresser ? Cette manière de procéder prétend renforcer la motivation de ceux qui contribuent au développement d’une entreprise ou d’une organisation. En instaurant ce mode de fonctionnement, certains managers pensent qu’ils vont redynamiser leurs équipes, qu’ils vont insuffler une énergie nouvelle et faire naître chez ceux dont ils ont la responsabilité une volonté de réussite salutaire et efficace. Cependant, une telle méthode de management ne risque-t-elle pas de produire des effets pervers humainement inacceptables et, de plus, totalement contre-productifs en termes d’efficacité ?

Si l’on entend par concurrence, le fait de mettre en compétition les différents acteurs d’une entreprise, afin de faire en sorte que chacun soit animé du souci d’être meilleur que les autres, ne s’expose-t-on pas au danger de voir les équipes se diviser et de créer en leur sein un climat délétère de méfiance.

C’est la question du rapport à l’autre qui est ici posée. Il y a, en effet, au moins deux manières de percevoir l’autre. Soit je le considère comme celui qui peut me venir en aide, soit je le considère comme une menace. En d’autres termes, les autres peuvent être perçus comme ceux dont la puissance d’agir peut se joindre à la mienne et me rendre de ce fait plus puissant, mais ils peuvent à l’inverse être perçus comme ceux dont la puissance limite la mienne. Dans ce dernier cas de figure, l’autre est nécessairement perçu comme un ennemi, comme celui qu’il faut, sinon abattre, en tout cas affaiblir pour préserver sa propre puissance. Cela fait qu’au bout du compte, on risque fort de donner lieu à une culture de l’impuissance, le sujet passant plus de temps à s’efforcer de vaincre la puissance de l’autre et à tout faire pour l’affaiblir, au lieu de chercher à cultiver réellement ses aptitudes pour développer une puissance susceptible de se mettre au service de tous.

Le recours à la concurrence pour manager les personnels incite donc à percevoir l’autre comme une source de faiblesse et ne peut donc générer que des affects de tristesse, voire de haine. Selon Spinoza, la tristesse désigne l’affect qui exprime une diminution de ma puissance d’être et d’agir et la haine n’est rien d’autre qu’une tristesse accompagnée de l’idée de sa cause extérieure. Il semblerait donc que la tristesse soit au cœur même de la concurrence et qu’elle ne puisse faire régner qu’un climat mortifère dans les relations de travail.

Dans la mesure où, dans une situation de concurrence, il faut être le meilleur, il s’avère nécessaire non seulement de chercher à se dépasser, mais également de diminuer les capacités d’autrui. Une telle situation conduit à confondre puissance et pouvoir, à chercher à exercer sur l’autre un pouvoir pour limiter sa puissance. N’est-ce pas une marque d’impuissance que de sentir puissant uniquement en exerçant un pouvoir sur autrui pour réduire son champ d’action ?

Ne serait-il pas souhaitable de préférer l’émulation à la concurrence ? Les deux mots peuvent, il est vrai, être parfois utilisés l’un pour l’autre et certains dictionnaire en font même des synonymes. Il n’empêche que lorsque l’on parle d’une saine émulation à l’intérieur d’un groupe, on n’entend pas par là une compétition généralisée et sauvage entre tous ses membres, mais plutôt une situation dans laquelle ceux qui sont parvenus à développer au mieux leurs aptitudes contribuent à faire progresser les autres en les entraînant dans leur sillage.

Ainsi, l’enseignant qui s’efforce de faire régner ce climat dans sa classe s’efforcera de créer les conditions pour que les meilleurs de ses élèves contribuent à faire progresser ceux qui rencontrent plus de difficultés, à ce qu’ils leur viennent en aide pour que ces difficultés finissent par être résolues.

L’émulation, comprise en ce sens, permet donc d’établir un rapport à autrui plus positif et plus joyeux – au sens ou la joie est le contraire de la tristesse, c’est-à-dire l’affect correspondant à une augmentation de puissance -, car chacun en augmentant ses aptitudes et en les mettant en œuvre contribue à l’augmentation de la puissance d’agir de tous. En ce sens, l’émulation repose sur l’indispensable solidarité qui doit unir ceux qui poursuivent un même objectif et doivent se rendre utiles les uns aux autres.

Alors que la concurrence impose un impératif de performance en exerçant sur chacun une pression parfois insupportable, l’émulation tout en développant l’esprit de solidarité cultive le goût de l’excellence. Il ne s’agit pas d’être meilleur que l’autre et de le dépasser par tous les moyens, il s’agit plutôt de donner le meilleur de soi, de développer ses aptitudes pour les mettre au service d’autrui et de contribuer à la réalisation d’un projet commun.

À l’heure où est de plus en plus préconisé un management fondé sur la bienveillance et où sont valorisées les démarches collaboratives, il est souhaitable de créer les conditions d’une telle émulation et de renoncer au culte de la concurrence sans limite.

Éric Delassus

 

Éloge de l’égoïsme

Posted in Articles, Billets on novembre 17th, 2019 by admin – Commentaires fermés

La statue d’Aristote à Stagire, en Grèce

L’égoïsme n’a pas bonne presse dans notre culture et cela se comprend, si l’on entend par là celui qui ne voit que ce qu’il juge être son intérêt personnel et qui jamais ne se soucie du bien de ses semblables. Aussi, nous avons tendance à lui préférer l’altruisme – c’est en tout cas ce que nous prétendons -, c’est-à-dire le souci de l’autre qui n’est jamais tant valorisé que lorsqu’il se manifeste sous la forme de l’oubli, voire du sacrifice, de soi. Mais peut-on véritablement se soucier d’autrui sans se soucier de soi. « Aime ton prochain comme toi-même » nous dit la Bible. Cela sous-entend qu’il n’y a pas d’amour de l’autre sans amour de soi. Qui ne s’aime pas, méprise en lui-même ce qu’il devrait apprécier en l’autre. Il y a là une insurmontable contradiction que l’on peut également remarquer dans l’attitude inverse, celle de celui qui n’aime que soi et déprécie en l’autre ce pour quoi il nourrit une haute estime en lui-même. Il y a dans l’abnégation, comme dans l’égoïsme exclusif une incohérence qui est souvent la marque d’une certaine misanthropie qui ne s’assume pas.

Mais s’il faut s’aimer soi-même, se soucier de soi, comment procéder pour le faire avec bonheur ? Il ne s’agit pas de toute évidence de rechercher son intérêt immédiat et de s’accaparer ce que l’on juge être des biens en en privant les autres. Celui qui agit ainsi ne peut vivre dans la joie véritable, car il vit toujours seul, même lorsqu’il est entouré. Souvent d’ailleurs, ce que recherche cet égoïste, ce sont les biens les plus ordinaires qui soient, des biens qui n’en sont d’ailleurs pas vraiment si on les recherche pour eux-mêmes. Ce sont les biens identifiés par de nombreux moralistes pour montrer en quoi leur poursuite a tendance à faire le malheur de ceux qui voient en eux la seule source du bonheur. Celui dont l’existence se limite à la recherche des biens matériels, des honneurs et des plaisirs sensibles cultive sans s’en rendre compte l’insatisfaction, car il ne perçoit pas que ces biens ne sont que des moyens créant les conditions de la vie heureuse, mais n’en constituent pas l’essence véritable. Aussi, celui qui agit ainsi, bien qu’égoïste, finalement, se connaît mal et n’est que l’artisan de son propre malheur. Il court après son bonheur comme celui qui voudrait rattraper son ombre, s’essouffle et se découvre vite fatigué de vivre. Ne pensant qu’à lui, oubliant les autres, il finit par ne plus se supporter.

Cet égoïsme-là est l’égoïsme vulgaire que dénonce Aristote dans son Éthique à Nicomaque. Il souligne qu’à juste titre de tels individus sont objet de réprobation, ce sont de tristes personnages incapables de promouvoir ce qu’il y a de meilleur en eux. En revanche, nous dit Aristote, il y a une autre forme d’égoïsme, et c’est peut-être là l’égoïsme véritable, celui qui consiste à développer le souci de soi indissociable du souci des autres. Cet égoïsme est celui de l’homme vertueux, de l’homme qui cherche le meilleur pour lui-même et qui a compris que ce qu’il y a de mieux ne se situe pas dans la seule jouissance des biens ordinaires, mais dans dans le développement de ce qu’il y a de plus élevé en chacun, c’est-à-dire de ce qui fait le propre de l’homme et qui s’enracine principalement dans la pensée et dans une manière d’agir qui en découle. Ainsi, celui qui cultive le courage, la générosité, le sens de la justice, celui-là est le véritable égoïste. Certes, comme l’écrit Aristote, nul ne serait tenté de qualifier cet homme d’égoïste. Pourtant, précise-t-il, « un tel homme peut sembler, plus que le précédent, être un égoïste : du moins s’attribue-t-il à lui-même les avantages qui sont les plus nobles et le plus véritablement des biens ; et il met ses complaisances dans la partie de lui-même qui a l’autorité suprême et à laquelle tout le reste obéit ».

Un tel égoïsme ne s’oppose pas à l’altruisme, il en est même la condition. Il consiste dans la culture de ce qu’il y a d’humain en l’homme. Car ce qui fait l’homme n’est pas totalement inné, mais résulte d’un effort de culture. Or, qu’est-ce que la culture, sinon l’acte de prendre soin, prendre soin de soi et des autres, prendre soin de soi pour les autres et prendre soin des autres pour soi. Pour bien comprendre le rapport entre la culture et le soin, il suffit de prendre l’exemple de l’agriculture. Qui cultive un champ ou son jardin, et le fait avec application, en prend grand soin. Cicéron l’a bien compris qui écrit dans ses Tusculanes :

Et, pour continuer ma comparaison, je dis qu’il en est d’une âme heureusement née, comme d’une bonne terre : qu’avec leur bonté naturelle, l’une et l’autre ont encore besoin de culture, si l’on veut qu’elles rapportent.

Être égoïste, au sens noble et vertueux de ce terme, consiste donc à prendre soin de l’humanité qui est en soi. Être humain ne signifie pas, en effet, appartenir à une espèce biologique, mais c’est tout d’abord savoir faire preuve d’humanité, ce à quoi nous ne sommes pas toujours spontanément disposés. S’efforcer par la connaissance, la réflexion, de cultiver la force d’âme qui peut nous permettre de modérer ou de réorienter les affects qui nous incitent à nous soumettre à l’égoïsme vulgaire, c’est probablement la meilleure voie à emprunter pour devenir un égoïste vertueux au sens où l’entend Aristote.

Cessons donc de demander à nos collaborateurs de faire preuve d’abnégation et de se donner tout entier aux autres ou à l’organisation pour laquelle ils travaillent. Incitons-les plutôt à l’égoïsme, à cultiver ce noble souci de soi qui contribue à nous rendre meilleurs.

Éric Delassus

 

Exigence et bienveillance

Posted in Articles on novembre 11th, 2019 by admin – Commentaires fermés

 

Par Éric Delassus

Aujourd’hui, la mode est à la bienveillance, et c’est tant mieux. Que ce soit en pédagogie ou dans la manière de manager les personnels, il est toujours préférable de veiller au bien de ceux dont on la charge. Trop longtemps, les relations humaines ont reposé sur la méfiance, sur l’idée que les personnes dont on a la responsabilité sont nécessairement réticentes à exercer les tâches qui leur sont dévolues. Or, cette attitude est le plus souvent celle de la minorité. Généralement, la majorité est animée du désir de bien faire et ce n’est qu’une minorité qui fait preuve de désinvolture ou manifeste ce que l’on a coutume d’appeler de la mauvaise volonté. Il n’empêche que très fréquemment, c’est relativement au comportement de cette minorité que sont élaborés les principes en fonction desquels les personnels seront dirigés. Le management par la bienveillance consiste plutôt à adopter la démarche inverse et à penser l’accompagnement des personnels en partant du principe que chacun à la désir de faire correctement son travail et de progresser dans la maîtrise de ce dernier. Pour cela, il convient de faire en sorte que chacun saisisse le sens de ce qu’il fait et se sente reconnu en fonction des efforts qu’il fournit.

Néanmoins, si ce type de management a le vent en poupe, il n’en prête pas moins le flan à certaines critiques. Il est souvent accusé de faire preuve de naïveté ou de démagogie. Soit on lui reproche de vivre dans un monde imaginaire, comparable à celui des « bisounours » dans lequel tout le monde serait beau et gentil, soit on lui reproche d’en rester au seul niveau des apparences et de revenir à des méthodes plus dures dès qu’un problème se pose. En clair, on resterait bienveillant quand tout va bien, mais dès que les choses tournent au vinaigre, on se soucierait beaucoup moins du bien des gens et l’on adopterait à nouveau l’attitude qui consiste à « gérer » les ressources humaines de la même manière que des choses sans âme.

Ces deux critiques ne sont pas toujours sans fondement, la bienveillance donne parfois lieu au laxisme ou dissimule parfois une pratique des plus hypocrites.

Pour éviter ces deux écueils, il semble nécessaire d’insister sur la nécessaire alliance à établir entre exigence et bienveillance. Cette alliance, bon nombre de managers la mettent en pratique sans l’avoir nécessairement théorisée. Néanmoins, il est toujours bon d’analyser et d’expliquer les choses pour asseoir leur légitimité.

Trop souvent, au nom de la bienveillance, on laisse faire, on tolère quelques manquements au souci d’excellence de l’organisation pour laquelle on travaille. Or, procéder ainsi, n’est-ce pas finalement être malveillant. Malveillant, non seulement pour l’organisation, mais aussi et surtout pour les personnes dont on exige pas qu’elles donnent le meilleur d’elles-mêmes, non seulement pour le bien de l’organisation, mais également pour leur bien propre. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’être exigeant au point de leur demander plus qu’elles ne peuvent. Cette manière de faire serait totalement irresponsable, voire perverse, puisqu’elle n’aurait comme conséquence que de maintenir la personne dans une situation d’échec permanent, ce qui serait d’un point de vue éthique totalement inhumain et d’un point de vue plus technique complètement contre-productif. Une telle manière de procéder relèverait donc, en effet, de la plus totale malveillance.

Faire preuve d’une bienveillance exigeante, c’est demander à l’autre de faire de son mieux, mais c’est aussi est surtout lui signifier que l’on croit en lui, qu’on le sait capable de progresser et que l’on est disposé à tout faire pour l’aider à y parvenir. À l’inverse, se contenter de peu et finalement ne pas permettre à l’autre de progresser et laisser s’installer des conditions le contraignant à stagner et se maintenir dans une certaine médiocrité, c’est aussi de la malveillance, c’est le signe d’un grand mépris. Être bienveillant, veiller au bien de l’autre, demande beaucoup d’attention et d’espoir envers l’autre, pour l’aider à développer ses aptitudes. La bienveillance n’est authentique que si elle s’accompagne de respect. Le respect consiste dans le sentiment que m’inspire la reconnaissance de la valeur de l’autre. Cette valeur, lorsqu’elle est affirmée, lorsqu’elle est reconnue, ne demande alors qu’à s’exprimer. Cela se manifeste dans le gouvernement des hommes à tous les niveaux. C’est pourquoi l’exigence bienveillante ou la bienveillance exigeante sont également un remède contre la démagogie ou l’hypocrisie. Il ne s’agit pas de « raconter des histoires », car être exigeant vis-à-vis d’autrui, c’est refuser de se dissimuler, c’est au contraire montrer à l’autre ce que l’on attend de lui tout en lui montrant ce dont il est capable.

Ainsi, l’élève en qui l’on croit et dont on exige beaucoup, s’il perçoit que l’on croit en lui, finira le plus souvent par progresser. C’est donc la confiance qui fait progresser les hommes et qui est partie prenant de la bienveillance. Avoir confiance, avoir foi en l’autre, c’est là le secret d’une collaboration fructueuse et respectueuse des aptitudes de chacun. Aussi, si la bienveillance est une exigence morale, elle se doit pour être pleinement elle-même d’être une bienveillance exigeante, c’est-à-dire espérant dans la capacité de l’autre à donner le meilleur de lui-même.

Alain a écrit à ce sujet un très beau texte que je ne peux que vous inviter à lire pour conclure cet article :

« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux; mais elles vont leur train. D’où je vois bien que ma prière est d’un nigaud. Mais quand il s’agit de mes frères les hommes, ou de mes soeurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l’amour, de même. Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j’aime, des vertus qu’elle n’a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable; estimez-le, il s’élèvera. La défiance a fait plus d’un voleur; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait? Il faut donner d’abord. ».

ALAIN , Propos d’une normand, I,

Gallimard, 1952, Propos CXX, pp. 226-228.

 

 

Descartes est-il responsable du réchauffement climatique ?

Posted in Articles, Billets on novembre 6th, 2019 by admin – Commentaires fermés

Il est souvent reproché à Descartes d’être à l’origine des problèmes environnementaux que nous rencontrons aujourd’hui. À l’origine de cette critique adressée à celui qui est considéré comme l’un des pères de la modernité, il y a cette fameuse formule de la VIe partie du Discours de la méthode par laquelle Descartes affirme que la collaboration des sciences et des arts – art devant être ici compris au sens de technique – pourrait nous rendre « comme maître et possesseur » de la nature ».

Ainsi, le plus souvent, ceux qui se réfèrent à cette formule font de Descartes l’initiateur du processus d’arraisonnement de la nature dénoncé par Heidegger. L’être humain en entrant dans l’ère de la technique ne percevrait plus la nature que comme un stock de matières premières et d’énergies dont il pourrait user à sa guise. La raison scientifique et technique serait donc soumise à une volonté dominatrice qui serait elle-même livrée à l’hubris, à la démesure et à l’oubli des exigences auxquelles nous devons répondre, en tant que nous faisons intégralement partie de cette nature sur laquelle nous agissons.

Cependant, si on lit attentivement le texte de Descartes, on peut s’autoriser à percevoir dans la critique qui lui est adressée une certaine injustice. En effet, Descartes ne dit pas que l’homme peut tout se permettre dans son action sur la nature. On peut même considérer que se dégage de cette réflexion sur les rapports entre la science et la technique une certaine éthique qui pourrait nous inciter à faire preuve d’une plus grande prudence dans la manière dont nous agissons sur notre milieu.

À l’origine de cette formule, il y a le souci de Descartes de faire en sorte que les découvertes de la physique moderne naissante puisse contribuer au bien de l’humanité. Alors qu’avant lui, la science de la nature évoluait de manière totalement autonome et n’était reliée d’aucune manière à de quelconques applications pratiques, Descartes envisage la possibilité de faire collaborer sciences et technique, de faire en sorte que la connaissance de la nature puisse donner lieu à une action plus efficace.

Si la science était restée jusque-là séparée de la technique, c’est au moins pour deux raisons, l’une sociale et culturelle, l’autre plutôt d’ordre épistémologique.

La première raison tient en ce que pour les anciens, la science était avant tout une activité à l’homme libre, c’est-à-dire à celui qui appartient à une certaine élite qui ne travaille pas et qui n’est pas soumise à la nécessité des choses. Par conséquent, la science est à elle-même sa propre fin et ne peut être soumise à des impératifs utilitaires. Le monde de la technique et du travail étant celui des esclaves ou des catégories considérées comme inférieures, il ne pouvait rencontrer celui de la science.

La seconde raison tient en ce que la connaissance de la nature, avant la renaissance, relevait principalement de la spéculation intellectuelle et ne procédait pas de la démarche expérimentale qui verra le jour grâce à des savants qui, comme Galilée, seront à l’origine de la science moderne. Puisque l’on peut agir expérimentalement sur les phénomènes naturels pour en percer les secrets et en identifier les causes, pourquoi ne pourrions-nous pas également agir sur eux pour rendre la vie plus facile aux êtres humains. C’est dans cette perspective que Descartes envisage une collaboration possible entre science et technique, afin de contribuer au bonheur de l’humanité. Faut-il voir dans ce projet la source de tous les excès dont nous sommes victimes aujourd’hui et dont le réchauffement climatique est l’un des effets les plus inquiétants ?

En réalité, si l’on s’en tient à la lettre du texte, ainsi qu’à son esprit, à aucun moment on ne peut y trouver l’idée selon laquelle l’homme pourrait tout se permettre en agissant sur la nature.

Tout d’abord, il convient de souligner que Descartes ne dit pas que l’homme est en passe de devenir « maître et possesseur de la nature », il place devant cette expression la conjonction de subordination « comme » qui relativise considérablement le sens de la formule employée. L’homme n’est pas considéré comme identique à un quelconque maître de la nature, il lui est simplement comparable, il s’agit plus ici d’un rapport d’analogie que d’un rapport d’identité. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant puisque, pour Descartes, il n’y a qu’un seul « maître et possesseur de la nature », il s’agit de son créateur : Dieu, qui est également l’auteur des lois qui la régissent et sur lesquelles l’homme n’a aucun pouvoir. Par conséquent, l’homme ne peut pas user de la nature à sa guise, il doit, avant d’agir sur elle, tenir compte de ses lois pour prévoir et prévenir les conséquences de son action. Descartes a bien conscience, comme son contemporain Francis Bacon que l’on « ne commande à la nature qu’en lui obéissant ».

De plus, la philosophie pratique que Descartes appelle de ses vœux, en souhaitant l’union de la science et des arts des artisans, n’a pas pour but de satisfaire la volonté de puissance des hommes. Il s’agit uniquement de faire un bon usage du savoir pour apaiser les souffrances humaines. La preuve en est, l’exemple auquel se réfère Descartes et qui est celui de la médecine. Il ne s’agit pas tant comme il le précise de s’attacher à « l’invention d’une infinité d’artifices, qui feroient qu’on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent », mais de contribuer à « la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». Aussi, au lieu de rechercher à satisfaire une quelconque volonté de puissance sur la nature, il s’agit avant tout de répondre à une exigence éthique, car garder pour soi ces connaissances « fort utiles à la vie » sans avoir le souci d’en faire profiter le genre humain serait une faute, ce serait « pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes ». Il y a dans cette exigence éthique soulignée par Descartes, l’expression d’une mise en garde contre toute démesure et contre toute absence de prudence dans l’action de l’homme sur la nature.

Par conséquent, si on lit attentivement ces quelques lignes de l’auteur du Discours de la méthode, on s’aperçoit, que les erreurs et les fautes qui ont conduit à la situation plus que préoccupante que nous connaissons aujourd’hui, ne sont pas le fruit d’une conception des rapports entre l’homme et la nature que la pensée cartésienne aurait contribué à faire apparaître. Cette manière d’appréhender les rapports de l’homme à son milieu procède plutôt d’une mésinterprétation résultant d’une mauvaise lecture de sa pensée, soit pour justifier l’hubris de certains apprentis-sorciers, soit pour accuser le philosophe français de tous les maux de la terre.

Éric Delassus

 

Se reconnecter au monde

Posted in Articles, Billets on octobre 27th, 2019 by admin – Commentaires fermés

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Lorsque l’on évoque la notion d’inconscient, bon nombre de personnes vont immédiatement penser à Freud et à la psychanalyse. Or, s’il est vrai que la théorie psychanalytique a été à l’origine d’une révolution considérable dans la représentation que nous nous faisons de nous-même, Freud n’est pas pour autant le premier a avoir contesté l’idée selon laquelle la vie de l’esprit se limiterait à celle de la conscience. D’autres avant lui ont mis en évidence un certain nombre d’aspects de notre vie mentale dans lesquels la conscience n’est pas celle qui opère en premier lieu. C’est le cas de Leibniz, lorsqu’il étudie ce qu’il désigne par le terme de petites perceptions. Certes les opérations inconscientes de l’esprit dont nous parle ce philosophe du XVIIe siècle sont très éloignées des thèses avancées par la psychanalyse, mais elles n’en sont pas moins riches d’enseignement. En effet, lorsque Leibniz utilise le terme d’inconscient, il continue de l’utiliser comme un adjectif qualifiant certaines opérations de l’esprit, tandis que Freud en fera un substantif désignant une instance active du psychisme. De plus, alors que Freud identifiera des conflits ou des ruptures entre conscience et inconscient, Leibniz fera quant à lui référence à des opérations inconscientes de l’esprit pour défendre le principe de continuité selon lequel « la nature ne fait pas de saut » et s’organise selon le principe de l’harmonie préétablie en fonction duquel Dieu crée « le meilleur des mondes possibles ».

Ce que Leibniz qualifie d’inconscient, ce sont certaines perceptions sans lesquelles aucune perception consciente ne serait possible. Pour préciser sa pensée Leibniz présente ces « petites perceptions » comme des perceptions sans aperception. Il arrive, en effet, que nous percevions certaines choses sans nous en apercevoir, il est même nécessaire que nous les percevions de la sorte pour que nous puissions ensuite nous apercevoir que nous les percevons.

Par perception, il faut entendre ici toute affection du corps ou de l’esprit, c’est-à-dire toute modification provenant de leur relation avec une réalité qui leur est extérieure. Aussi, lorsque ces modifications se produisent sans que nous en ayons conscience, nous avons affaire à ce que Leibniz nomme des perceptions sans aperception, l’aperception désignant la perception consciente. Comment se fait-il que nous puissions percevoir certaines choses sans être en mesure de nous apercevoir que nous les percevons ? Et comment prouver que nous les percevons puisque nous n’en avons pas conscience ?

Plusieurs facteurs interviennent pour expliquer le caractère conscient ou non de certaines perceptions et la possibilité que nous avons de pouvoir parfois en prendre conscience.

Parmi ces facteurs, nous en retiendrons deux principaux, la taille de ces perceptions et l’attention que nous leurs portons. Certaines perceptions sont tellement petites, elles nous modifient si peu que nous ne pouvons les saisir consciemment, d’autres sont tellement fréquentes ou se produisent lorsque nous sommes si peut vigilants que notre attention ne se porte plus sur elles. Pour ces dernières, Leibniz prend l’exemple de celui qui vit à proximité d’une chute d’eau et qui au bout d’un certain temps n’entend plus ce bruit, n’est pas dérangé par lui. Ce bruit appartient tellement à son univers qu’il ne porte plus son attention sur lui.

Quant aux petites perceptions, comment pouvons-nous être certains de les ressentir ?

Ce qui fait que ces perceptions s’avèrent réelles, n’est autre que la nécessité de leur présence pour rendre possible d’autres perceptions constituées par l’assemblage de toutes ces petites perceptions. Pour illustrer ce phénomène, Leibniz prend l’exemple du bruit de la mer lorsque nous nous promenons sur le rivage et entendons le mugissement des vagues venant mourir sur la plage ou les rochers. Ce bruit de la mer est constitué de la composition des sons résultant du bruit de chaque vague. Or, si je ne puis être affecté consciemment par le bruit d’une seule vague, je prendrai nécessairement conscience de celui provoqué par des centaines ou des milliers de vagues. Comme l’écrit très justement Leibniz, il faut bien que je perçoive le bruit de chaque vague pour percevoir le bruit de cent mille vagues. En effet, si je ne percevais pas chacune d’entre elle, je ne pourrai percevoir le bruit de leur somme, puisque « cent mille riens ne saurait faire quelque chose ». On pourrait aussi prendre un autre exemple, celui du bruit que fait la pluie lorsque chaque goutte tombe sur le sol. Nous ne percevons pas consciemment le bruit d’une goutte d’eau s’écrasant à nos pieds, mais nous ne pouvons dire que nous ne le percevons pas du tout, sinon nous pourrions percevoir celui d’une averse.

Pour ce qui concerne notre vigilance et notre attention, un autre exemple peut-être convoqué, celui du réveil qui nous pousse hors du lit chaque matin. Lorsque nous dormons, la vigilance de notre conscience est diminuée, mais nous ne pouvons pas en conclure que nous sommes indifférents au monde extérieur, car il faut bien qu’étant endormi nous commencions par percevoir la sonnerie du réveil sans en avoir conscience pour nous apercevoir ensuite que nous percevons cette sonnerie et nous réveiller totalement.

 

Que conclure de ces remarques de Leibniz sur nos perceptions inconscientes ? Peut-être que ces petites perceptions sont le signe du lien que nous entretenons avec l’Univers dont nous sommes parties-prenantes. Aussi, en nous efforçant de prendre conscience de cette manière d’être affectés par la nature dont nous faisons totalement partie, peut-être parviendrons-nous à nous reconnecter avec elle, à prendre conscience qu’elle n’est pas un simple réservoir de ressources, mais un réseau de liens dont chacun doit prendre soin, s’il veut continuer à jouir des bienfaits qu’elle nous procure.

En nous efforçant de saisir consciemment certaines de ces petites perceptions, en ouvrant notre esprit aux bruissements du monde, peut-être parviendrons-nous à nous réconcilier avec un écosystème que nous avons trop longtemps négligé, oubliant qu’il nous faut y préserver un certain équilibre grâce auquel se maintient une relative harmonie – même si celle-ci n’est peut-être en rien préétablie comme le pensait Leibniz – qui est la condition de notre survie en son sein.

Éric Delassus

 

L’intelligence et les mains

Posted in Articles on octobre 21st, 2019 by admin – Commentaires fermés

L’homme est doté de l’intelligence et des mains. Cette improbable coïncidence, qui relève d’un quasi-miracle, a conduit Aristote à affirmer, contre Anaxagore, pour qui l’homme est intelligent parce qu’il a des mains, qu’au contraire la nature a donné à l’homme les mains pour qu’il puisse faire usage de son intelligence. Fidèle à sa conception finaliste de la nature, Aristote pense que l’homme a des mains parce qu’il est intelligent. Sans vouloir clore ce débat et prendre parti pour l’une ou l’autre position, l’extraordinaire fécondité de cette conjonction apparaît comme incontestable. Comme le souligne Aristote, elle fait de l’homme le mieux loti des animaux. En effet, contrairement à Platon qui affirme dans le mythe du Protagoras, que l’homme dans la nature est nu et démuni et qu’il ne doit son salut qu’à Prométhée qui est allé voler le feu et le secret des arts aux dieux, Aristote ne considère pas que la technique provient d’une origine divine, mais qu’elle s’inscrit dans la nature même de l’homme du fait de cette conjugaison de l’intelligence et des mains. Sans aller jusqu’à considérer que celle-ci résulte d’une intention de la nature, on peut tout aussi bien y voir l’effet des hasards de l’évolution du vivant qui a produit cette espèce qu’est l’humanité, capable de s’adapter d’une manière tout à fait singulière à son milieu. C’est qu’il y a, en effet, quelque chose d’extraordinairement étonnant dans cette présence de l’intelligence et des mains en un seul et même organisme. Imaginons un instant un reptile doué des mêmes aptitudes intellectuelles que l’homme, qu’en ferait-il ? Comment parviendrait-il à fixer ce que sa pensée est parvenue à élaborer, comment pourrait-il concrétiser et faire avancer les produits de son activité intellectuelle ? Ces derniers resteraient évanescents et ne dépasseraient pas l’état d’une sommaire ébauche. De même, nos cousins primates, dotés de mains, ne sont pas parvenus à en faire un usage équivalent de celui qu’en font les humains.

L’intérêt de ces remarques est en premier lieu de montrer en quoi la distinction souvent établie entre travail manuel et activité intellectuelle est totalement aberrante et erronée. Il n’y a pas de travail manuel qui ne fasse appel à l’intellect et à l’inverse pas d’œuvre de l’esprit qui ne nécessite l’usage de la main. Nous sommes tous des travailleurs manuels et intellectuels. L’artisan, l’ouvrier, s’ils ne pensent pas ce qu’ils font le feront mal. Beaucoup de nos contemporains qui se piquent d’être des intellectuels seraient, pour certains d’entre eux, bien en peine de se mesurer à l’excellence du plombier, de l’électricien, de l’ébéniste ou du tourneur fraiseur et surtout de comprendre précisément toutes les tâches qu’ils effectuent et les domaines dans lesquels ils évoluent. Personnellement, je suis toujours émerveillé par la rapidité avec laquelle un garagiste détecte une panne sur une automobile et par sa compréhension de la mécanique de plus en plus complexe qui préside au bon fonctionnement des véhicules d’aujourd’hui. De même, l’intellectuel pur n’existe pas. Si je veux que ma pensée prenne corps, il faut bien que je l’écrive, que je produise ce qui a le beau nom de manuscrit, c’est-à-dire « écrit à la main ». Parfois même, c’est la main qui guide la pensée. Lorsque nous devons rédiger un rapport, un courrier ou un article, il nous faut prendre la plume – ou aujourd’hui le clavier -, c’est-à-dire faire travailler nos mains, pour que la pensée se mette en place, qu’elle s’ordonne et que les idées s’engendrent les unes à la suite des autres. Que l’on cesse donc de séparer l’intelligence et la main et de considérer la première comme plus noble que la seconde. Notre cerveau serait un bien piètre outil, s’il n’était secondé des mains et ces dernières seraient bien malhabiles si l’intelligence ne pouvait s’incarner en elle.

 

Faut-il voir dans le hasard de cette rencontre le fait d’une bonne ou d’une mauvaise fortune ? Il s’agit là d’une question au sujet de laquelle des positions fort divergentes ont pu être avancées.

On peut y voir, comme Descartes, ce qui a permis à l’homme de se rendre « comme maître et possesseur de la nature », mais il est possible de considérer, comme Jean-Jacques Rousseau, qu’elle participe de ce « funeste hasard » qui permit aux hommes d’inventer l’agriculture et la métallurgie qui sont à l’origine de la propriété, elle-même la principale source, selon Rousseau, de notre corruption.

Cette collaboration est à l’origine de la technique et de tous ses progrès qui ont donné lieu aux technologies contemporaines. Ces technologies, nous pouvons désormais le constater, sont comparables au pharmakon des anciens Grecs, à la fois remède et poison. Elles peuvent nous libérer de nombreuses contraintes et nous rendre la vie moins pénible, mais elles peuvent également être la cause de nouvelles servitudes et produire des effets opposés aux fins qu’elles poursuivent.

Mais peut-être nous faut-il redécouvrir l’indissociable union de l’intelligence et des mains pour tenter d’évoluer vers une nouvelle manière d’appréhender la technique et notre rapport à la nature et à l’humain. Les problèmes sociétaux, sociaux, économiques et surtout écologiques auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, ne sont-ils pas finalement le fruit d’une intelligence par trop désincarnée, d’une intelligence qui oublie que, de même que la main n’est pas étrangère à l’intelligence dont elle est est partie intégrante, l’homme n’est pas étranger à la nature et ne doit pas en arriver à tout objectiver y compris lui-même. Contre cette intelligence séparatrice qui se nie elle-même, il nous faut revenir à ses sources mêmes, intelligare, établir des liens, vivre ces liens. En redécouvrant en quoi l’union de l’intelligence et des mains fait de nous des êtres reliés, reliés aux autres, reliés au monde ; en comprenant en quoi nous sommes tout autant des corps spirituels que des esprits incarnés, peut-être trouverons-nous la voie salutaire qui nous permettra d’éviter l’effondrement auquel certains se préparent déjà. Il faudrait pour cela faire coïncider deux temporalités, et c’est là toute la difficulté de la tâche, celle de l’urgence face aux problèmes qu’il nous faut résoudre et celle, beaucoup plus lente de l’évolution des mentalités et des représentations. L’urgence des dangers qui nous menacent accélérera-t-elle le second processus ? Nous n’avons d’autre choix que de l’espérer.

Éric Delassus

 

 

Perfectibilité et progrès

Posted in Articles on octobre 8th, 2019 by admin – Commentaires fermés

La notion de perfectibilité a été principalement développée par Jean-Jacques Rousseau dans Le discours sur l’origine et les fondements de l ’inégalité parmi les hommes. Grâce à ce concept, Rousseau parvient à expliquer comment l’être humain a pu sortir de l’état de nature pour devenir l’homme civilisé que nous connaissons aujourd’hui. Si l’homme a pu acquérir certaines facultés qui ne se manifestent pas spontanément dans la nature, c’est en raison de cette faculté de se perfectionner, qu’il est apparemment le seul à posséder. Aussi, ne faut-il pas confondre la perfectibilité et la perfection. C’est au contraire en raison de son imperfection que l’être humain doit avoir recours à cette faculté qui lui permet d’acquérir toutes les autres facultés, car la perfectibilité est principalement une faculté d’adaptation permettant à l’être humain d’évoluer dans des conditions différentes de celles dans lesquelles il a pu vivre auparavant. Ainsi, l’homme qui est, dans la nature, selon les mots de Rousseau lui-même, « un animal stupide et borné », est en mesure, si les circonstances l’exigent de développer des facultés auxquelles il n’avait pas eu à recourir jusque-là. Ainsi en va-t-il de la rationalité ou de la sociabilité, qui ne sont pas selon Rousseau des caractéristiques inscrites dans la nature humaine, mais qui vont apparaître lorsque les conditions naturelles ne vont plus permettre à l’homme de mener une vie solitaire, la nature lui étant devenue plus hostile et ne lui permettant plus de trouver aisément les moyens de sa subsistance. Ainsi, en fonction des circonstances et des besoins qui leur sont liées, l’être humain développe grâce à sa perfectibilité des facultés lui permettant de s’adapter. Elle est donc à l’origine des techniques que l’homme invente et utilise pour survivre dans un environnement hostile, c’est elle également qui rend possible le développement du langage et plus généralement de ce qui relève de la culture.

La perfectibilité peut donc être considérée comme la faculté des facultés, celle qui permet d’acquérir toutes les autres. C’est elle qui, sans conteste, fait la différence entre l’homme et l’animal, lui permettant de vivre sous toutes les latitudes, quel que soit le milieu ou le climat. Cependant, si cette faculté présente de nombreux avantages, elle n’est pas sans inconvénient. D’une part, parce qu’elle n’est qu’une faculté d’acquisition, l’homme risque toujours de perdre les capacités qu’il a développées au cours de sa vie. D’autre part, elle peut conduire l’homme à aller au-delà de ce que demandent les nécessités de la vie et le conduire à mettre en œuvre des aptitudes qui peuvent le conduire à sa perte. Dans une certaine mesure, elle est l’une des principales causes de la corruption humaine. Comme l’écrit Rousseau, elle est à l’origine de ses lumières et de ses erreurs, de ses vices et de ses vertus.

Cette perfectibilité va incontestablement être sollicitée dans les décennies qui viennent pour nous permettre de nous adapter aux changements qui vont avoir lieu en raison des progrès scientifiques et techniques dont elle est d’ailleurs à l’origine. Si la perfectibilité permet à l’homme de s’acclimater à l’évolution naturelle de son milieu, elle est aussi ce qui rend possible son adaptation aux modifications qui résultent de la manière dont il affecte son environnement tant social que naturel.

 

Aussi, en ces temps de révolution technologique marqués par l’arrivée de l’intelligence artificielle et de la robotique, l’humanité va devoir recourir à des compétences qu’elle n’avait probablement pas beaucoup sollicitées. Il va cependant falloir accompagner ce recours à notre perfectibilité d’une grande prudence afin de ne pas se laisser entraîner dans un hubris, une démesure, qui risquerait de nous faire renoncer à ce qui fait notre humanité. Les problèmes climatiques et environnementaux que nous rencontrons aujourd’hui nous montrant bien en quoi le progrès technologique que cette perfectibilité rend possible ne produisent pas toujours des conséquences qui nous sont favorables et ne sont pas toujours la source d’un réel progrès humain.

Le désir est l’essence de l’homme

Posted in Articles on septembre 30th, 2019 by admin – Commentaires fermés

Conférence donnée le 28/09/2019 à l’I.S.G. De Paris

https://www.isg.fr/blogs/grande-ecole-master/2019/09/conference-desir-samedi-28-septembre/

Résumé

« Le désir est l’essence de l’homme » écrit Spinoza dans l’Éthique. Il faut comprendre par là que l’homme est désir et qu’il s’affirme en exprimant pleinement la puissance qui le caractérise. Cette approche positive rompt avec l’idée selon laquelle le désir ne serait que manque et marquerait l’imperfection humaine. Cette conception du désir est au cœur d’une éthique de la joie s’appuyant sur la nécessité d’une réflexion par laquelle le désir, s’efforçant de mieux cerner sa véritable nature, s’oriente vers ce qui augmente sa capacité d’agir. En quoi cette éthique conduit-elle à se rendre utile aux autres hommes ? C’est la question à laquelle tentera de répondre cette intervention.

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Penser l’intelligence artificielle

Posted in Articles on septembre 18th, 2019 by admin – Commentaires fermés

Parce que l’intelligence artificielle, ou ce que l’on désigne par ce terme, est en train d’envahir nos vies selon un processus de développement qui apparaît comme irréversible, il devient urgent de s’interroger sur ce que désigne réellement cette expression, autrement dit de penser l’intelligence artificielle. Cette nécessité est principalement due au fait que celle-ci fait l’objet de nombreux fantasmes, c’est-à-dire de représentations imaginaires fortement chargées d’affects. Si l’on se réfère à la définition que donne du fantasme Élisabeth Roudinesco dans son Dictionnaire amoureux de la psychanalyse : « Production de l’imaginaire, scénario, fiction ou rêve diurne, le fantasme représente de façon déformée une réalité », nous avons précisément affaire à ce type de représentation dans l’imaginaire collectif, lorsque nous parlons d’intelligence artificielle. D’autant que ces représentations présentent toute l’ambivalence du fantasme, elles peuvent être à l’origine d’impulsions créatrices féconde, comme elles peuvent nourrir des peurs paralysantes. C’est sur ce point d’ailleurs que se situe le problème posé par cette manière d’appréhender l’intelligence artificielle, car le fantasme relève généralement d’une réaction spontanée plutôt que d’une véritable pensée.

Penser ne signifie pas simplement avoir des idées. Penser signifie d’abord réfléchir, c’est-à-dire procéder à un retour sur soi de la pensée qui permet, pour parler comme Spinoza, de produire des idées de ses idées. Aussi, penser l’intelligence artificielle consiste tout d’abord à s’efforcer d’en produire une idée adéquate, c’est-à-dire une idée qui exprime pleinement ce qu’elle est, à partir d’une interrogation sur les représentations que nous en avons et qui peuvent tout aussi bien être source de fascination et de séduction que de répulsion ou de rejet.

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Le bonheur au travail : un exemple de mauvaise foi managériale ?

Posted in Articles on mai 21st, 2019 by admin – Commentaires fermés

Résumé :

L’idée du bonheur au travail traverse depuis quelques années la pensée managériale. S’agit-il d’une réelle innovation ou n’y a-t-il pas derrière l’association de ces deux mots : « bonheur » et « travail », une erreur d’appréciation qui chercherait à rendre compatibles des concepts inconciliables pour produire une idée fictive et finalement aussi impensable que celle d’un cercle carré ? Mais ne s’agit-il que d’une erreur ? Ne faut-il pas voir derrière une analyse conceptuelle insuffisante, une forme de mauvaise foi, un mensonge à soi-même bien commode, car il nous empêche de regarder la vérité du travail en face ? Cette « mode » du bonheur au travail ne révèle-t-elle pas le rapport problématique de certains managers à la vérité, ainsi qu’une certaine vérité du management ?

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Lionel Astesiano, Joie et Liberté chez Bergson et Spinoza, 2016, CNRS Éditions, lu par Eric Delassus.

Posted in Articles on mai 10th, 2019 by admin – Commentaires fermés

Il peut sembler étonnant de vouloir rapprocher Bergson et Spinoza. En effet, nous avons du côté de Spinoza, une pensée systématique et déterministe et chez Bergson une philosophie qui s’oppose à toute forme de dogmatisme et de systématicité pour s’intéresser à la vie de l’esprit et aux données immédiates de la conscience. Alors que Spinoza prétend rendre compte des affects comme un géomètre, Bergson rejette le parallélisme psychophysiologique, arguant qu’il n’est pas possible d’appliquer le modèle mathématique à la vie de l’esprit dans la mesure où l’on ne peut traduire en termes quantitatifs ce qui est d’ordre qualitatif.

Cependant, si Bergson se réfère dans ses œuvres à des philosophes comme Leibniz ou Spinoza pour souligner les limites d’un rationalisme, à ses yeux, trop systématique, il présente, dans ses cours, Spinoza sous un jour plus favorable et ne cache son attachement envers ce penseur dont il lira régulièrement les œuvres tout au long de sa vie. Envisagée sous cet angle, on pourrait donc aller jusqu’à penser que l’œuvre de Bergson est, sous certains de ses aspects, un dialogue implicite avec la pensée de Spinoza. Ainsi, l’éloignement apparent qui semble les rendre incompatibles l’un à l’autre demande à être nuancé et interrogé.

C’est à cette interrogation que procède Lionel Astesiano dans ce livre, lorsque, après avoir souligné les différences qui les séparent, il met en évidence la communauté d’intuition qui les réunit et que Bergson lui-même n’a pas manqué de percevoir. Soulignant une certaine proximité entre l’intuition initiale de la pensée de Spinoza et celle des Alexandrins, Bergson y perçoit une dimension d’ordre mystique qui serait comme en partie dissimulée par l’exposé mathématique et systématique de la pensée de Spinoza, qu’il faut distinguer du spinozisme qui réduirait justement cette philosophie à sa systématicité.

Lionel Astesiano s’efforce donc dans ce livre, sans jamais tomber dans le piège de privilégier l’une aux dépens de l’autre, d’établir des passerelles entre ces deux pensées. Aussi, sans nier leurs irréductibles différences, il nous permet de mieux comprendre ce qu’entend Bergson lorsqu’il affirme que tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza.

On pourrait ne voir dans cette formule que l’affirmation selon laquelle Spinoza se situerait totalement du côté de l’intelligence et de sa tendance éléatique à nier le mouvement et la durée, tandis que Bergson se situerait du côté d’une intuition et renouant avec une approche plus vivante de la réalité. Cependant, cette approche est trop simpliste et se trouve remise en question dans le livre de Lionel Astesiano qui ne peut manquer, pour ce faire, d’évoquer les travaux de Gilles Deleuze.

Mais c’est principalement autour des notions de joie et de liberté va s’élaborer cette étude, afin de mettre en évidence leur indissoluble lien, notre joie étant d’autant plus intense que notre liberté s’accroît, elle nous dispose à faire effort pour être de plus en plus libres.

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Michel Chabot, Réflexion sur Qu’est-ce que les lumières ? de Kant, Editions Bréal, 2017, 158 pages, lu par Eric Delassus

Posted in Articles on avril 10th, 2019 by admin – Commentaires fermés

Loin d’être un commentaire de l’opuscule de Kant, le livre de M. Chabot se veut être une réflexion sur notre situation contemporaine à partir de la pensée de Kant.

Si Qu’est-ce que les Lumières ? est un texte daté qui fut rédigé dans un contexte historique et politique bien précis, peut-être est-il néanmoins en mesure de nous aider à mieux penser notre présent ? C’est d’ailleurs ce qui fait toute la puissance d’un texte que de pouvoir dépasser les conditions historiques de son élaboration pour nourrir une réflexion sur des questions qui ne sont pas de son époque.

La première partie du livre présente les grandes lignes de la position kantienne.

La question, qui est au cœur de ce livre, est celle de la manière dont un peuple peut accéder à la démocratie, car le problème est que trop souvent les peuples qui se révoltent contre des tyrans abandonnent un peu trop vite la liberté pour laquelle ils se sont soulevés en installant un pouvoir autoritaire à la place du précédent, remplaçant ainsi un despote par un autre. Ne faut-il pas voir dans ce paradoxe la conséquence, non seulement d’une précipitation dans la conquête de la liberté, mais aussi et surtout d’un manque de « lumières » chez ces peuples qui auraient certainement dû être plus à l’écoute du message kantien et faire preuve d’une plus grande prudence ? La prudence que M. Chabot présente d’ailleurs comme le leitmotiv de la pensée politique de Kant.

S’initiant dans une période de despotisme éclairée, cette pensée a dû subir les contraintes d’une certaine censure lorsque la Prusse est revenue vers un absolutisme plus affirmé. S’efforçant sans relâche de combattre l’obscurantisme, il lui a fallu affronter l’opposition à l’idéal des Lumières du Sturm und Drang qui remettait en cause l’universalisme et la puissance de la raison. La complexité des conditions dans lesquelles se construit la pensée politique de Kant est certainement l’une des raisons expliquant la prudence dont il fait preuve dans ses écrits sans pour autant faire de concessions au sujet des valeurs qu’il défend.

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