La personne  - Eric Delassus - Editions Bréal
La personne

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Une économie au service de l’être humain

Posted in Articles on novembre 26th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Mettre l’économie au service de l’être humain et non l’être humain au service de l’économie, tel est le défi que tente de relever l’Économie Sociale et Solidaire. Non en entrant en concurrence avec l’économie classique à laquelle il est souvent reproché de mettre l’homme à son service, mais plutôt en se présentant comme une manière complémentaire d’envisager la production et les échanges et probablement aussi comme une source d’inspiration pour les autres formes que peut prendre l’économie. En effet, en plaçant l’utilité sociale et la solidarité au cœur de la vie économique, l’ESS contribue à lui redonner un sens qui lui manque parfois cruellement et qui est souvent réduit à la seule recherche du profit pour lui-même. Il ne s’agit pas ici de remettre totalement en question la notion de profit et de considérer avec une naïveté coupable que la recherche de ce dernier ne joue aucun rôle moteur dans la prospérité d’une société. En revanche, l’ESS nous invite à nous interroger sur la place qu’il doit jouer dans la vie économique à côté de la poursuite d’une autre finalité qui est l’utilité sociale.

Sur ce point, il me semble qu’il est important d’opérer une distinction entre les fins et les conséquences, c’est-à-dire entre les objectifs poursuivis et les effets qui sont produits par la poursuite de ces objectifs. Qu’une activité économique puisse générer du profit, il n’y a là rien d’illégitime, à la seule condition que ce profit soit la conséquence de la production et de la mise sur le marché d’un produit ou d’un service de qualité qui puisse satisfaire le consommateur ou qui présente une réelle utilité sociale, car c’est cela qui donne sens à cette activité et qui devrait constituer sa seule et véritable finalité.

En ce sens, il est permis de considérer que l’ESS peut être à l’origine d’une éthique de l’économie qui ne la concernerait pas seulement, mais qui pourrait être bénéfique pour d’autres secteurs et contribuer au développement d’une économie plus humaine qui s’accorderait avec la liberté et l’esprit d’entreprise. Car il est important d’insister sur le fait que l’ESS est toujours l’expression de la libre volonté des individus qui la font vivre. Reposant sur la notion de libre association, l’ESS génère une solidarité volontaire et librement consentie de tous ceux qui contribuent à son développement.

L’intérêt de l’ESS tient tout d’abord dans sa dimension sociale qui permet de penser l’être humain autrement que comme un homo-economicus, c’est-à-dire comme un individu atomisé qui n’existerait que par lui-même et pour lui-même et qui ne mettrait sa raison qu’au seul service de ses intérêts particuliers. Elle permet plutôt de penser les êtres humains comme des êtres reliés, reliés les uns aux autres, mais aussi reliés à la nature dont ils font partie et qu’ils doivent protéger pour se protéger eux-mêmes. Autrement dit, cette manière d’envisager l’économie nous invite à mieux comprendre que notre vie n’a de sens que si nous nous efforçons de nous rendre utiles les uns aux autres, par notre travail et par toutes les activités par lesquelles nous pouvons contribuer au bien de nos semblables, c’est-à-dire leur permettre de mener une vie vraiment humaine, une vie qui mérite d’être vécue.

Cette dimension sociale appelle également l’autre valeur de l’ESS qui est la solidarité et qui est indissociable de la dimension sociale de l’existence humaine.

En quoi la solidarité est-elle une valeur fondamentale pour la vie en société ?

Tout d’abord, il faut distinguer la solidarité de la générosité qui suppose toujours une asymétrie entre celui qui donne et celui qui reçoit, entre le sujet et l’objet de la générosité. Dans la solidarité, chacun est sujet, chacun est actif, elle suppose réciprocité et action au service d’un intérêt commun. En ce sens, la solidarité constitue ce qui permet à tous les membres d’un groupe, mais plus largement d’une société, de se soutenir et de faire tenir ensemble tous les membres qui la constituent. Des personnes sont solidaires lorsqu’elles sont liées par une responsabilité et des intérêts communs. Cela n’est pas seulement valable pour des groupes particuliers, mais cela vaut également pour une société dans son ensemble, voire pour l’humanité tout entière. On peut d’ailleurs s’autorise à affirmer que tout dysfonctionnement social résulte d’une manière ou d’une autre d’un manque de solidarité. Ainsi, en physique, on considère qu’une structure ne peut tenir debout et fonctionner correctement que si tous les éléments qui la constituent sont solidaires, c’est-à-dire se conviennent et se tiennent les uns aux autres. La solidarité désigne alors le caractère de ce qui est solide, de ce qui tient debout par les liens qui unissent chaque élément de la structure. Ainsi, dans un mécanisme, les pièces qui le composent sont dites solidaires lorsqu’elles sont liées dans un même mouvement. Il en va de même pour une société.

Une société du « chacun pour soi » est nécessairement une société fragile, parce qu’elle oppose les forces qui la constituent au lieu de faire en sorte qu’elles se joignent en vue du bien commun. Concevoir une société comme fonctionnant selon des rapports de force ne signifie pas nécessairement que ces forces s’opposent ou s’affrontent, elles peuvent aussi se conjuguer et coopérer en vue du bien commun.

C’est cette conjugaison des forces sociales en vue du bien commun que vise l’ESS, c’est pourquoi elle est un incontournable facteur de solidarité qui peut insuffler une dynamique positive à tous les secteurs de la vie économique – le souci de la RSE est peut-être le signe d’un frémissement orientant les choses en ce sens -, afin que celle-ci nous permette de mieux tenir ensemble, de mieux vivre les uns avec les autres en étant unis par des liens solides et durables. Pour reprendre une formule empruntée au philosophe Paul Ricœur, on peut s’autoriser à penser que la visée de l’ESS s’accorde avec la visée éthique qui consiste en « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ».

Éric Delassus

 

Manager pour prendre soin

Posted in Articles on octobre 16th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Merci à l’A.F.D.N. de m’avoir invité lors de son congrès annuel à intervenir pour aborder la question du management des personnels soignants.

Il peut sembler incongru de mettre en lien le management et le soin. D’un côté on a le sentiment d’être dans le monde de la rentabilité et de la gestion, tandis que de l’autre on entre dans un domaine dans lequel l’humain est au centre et où la sollicitude est au cœur de toutes les pratiques. Mais cette apparente opposition ne mérite-t-elle pas d’être analysée et remise en question ? Surtout, lorsqu’il s’agit de manager des personnels soignants. Dans le contexte des établissements de soins et de santé la rationalisation d’inspiration fordienne ou taylorienne, l’expérience le montre, ne peut que produire des effets dévastateurs, tant sur les patients que sur les soignants. Aussi, est-il urgent de penser le management autrement et une réflexion sur le management des personnels soignants peut être fondatrice d’une autre forme de management en général. Le management n’est pas de la pure gestion, on administre pas les êtres humains de la même manière que les choses. Les soignants on aussi besoin que l’on prenne soin d’eux, car ils sont confrontés chaque jour à ce qui fait la dimension tragique de la condition humaine, la souffrance et la mort. Aussi, si leurs métiers sont souvent pour eux l’occasion de joies immenses, ils les conduisent également à devoir porter un lourd fardeau. La crise sanitaire que nous venons de traverser l’a d’ailleurs confirmé chaque jour. Les personnels soignants ont donc besoin d’être accompagnés dans cette belle, mais lourde tâche qui est la leur. C’est pourquoi je tenterai de montre qu’il n’est possible de bien manager le soin qu’en introduisant le soin dans le management. Il faut prendre soin des soignants pour leur permettre de bien prendre soin de leurs patients. Il faut donc manager pour prendre soin.

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Eric Delassus : “Le leadership de demain sera basé sur la vulnérabilité.”

Posted in Articles on octobre 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Depuis le confinement, les entreprises ont dû adapter leurs façons de travailler. Pour certaines, il a fallu parier sur le télétravail. Ce dernier a permis aux salariés de jouir d’une plus grande autonomie mais, relève le philosophe et chercheur Eric Delassus, cette tendance est aussi à “double tranchant”. Elle peut induire une perte de repères et, par conséquent, pousser les salariés à s’investir excessivement dans leur travail.

Ce constat illustre bien les bénéfices et risques qui peuvent découler d’un management prenant en considération la vulnérabilité. “Il ne faut pas voir la notion de vulnérabilité en général, et dans le management en particulier, comme une faiblesse ou une fragilité mais plutôt comme une idée de dépendance”, explique Eric Delassus. “Cette notion s’inspire des éthiques du ​care​, venues des États-Unis. Ce terme, intraduisible en français, renvoie à quelque chose qui va bien au-delà du soin. Les éthiques du care remettent en question l’idée de la perception que l’être humain est un individu autonome”. Dans le monde du travail, on les appelle ​self-made man ou ​self-made woman, ces gens dont on prétend qu’ils se sont faits et ont réussi tout seul.

La dépendance à autrui : une force insoupçonnée

Mais selon Eric Delassus, dans la vie comme au travail, “nous sommes tous et toutes dépendantes les uns des autres”. Être vulnérable, c’est s’opposer à ce mythe de la ​self-made personne​ et reconnaître sa dépendance aux autres pour la voir comme “une force et une capacité à enrichir les liens qu’on entretient avec les autres et leur permettre d’être créatifs et innovants. La prise en compte de la vulnérabilité est une source d’enrichissement humain”, souligne le philosophe.

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Qu’est-ce qu’un monde vraiment humain ?

Posted in Articles on octobre 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Le propre de l’être humain est de transformer le monde dans lequel il vit pour se sentir chez lui. Même les peuples, dont le mode de vie nous semble plus proche de la nature que le nôtre, organisent leur espace selon un ordre qui est le leur et à l’intérieur duquel ils se sentent réellement chez eux. Ainsi en va-t-il du village ou même du campement, où tout s’organise autour d’un centre ou d’un type de relation entre les différents éléments qui le composent qui n’est autre que la réalisation d’une idée, une mise en forme du réel dans lequel l’être humain reconnaît la concrétisation de sa pensée. Un monde humain, c’est avant tout cela, un monde dans lequel l’humain se reconnaît. Mettez un être humain au milieu d’une nature restée vierge de toute présence humaine, en plein cœur d’une forêt tropicale par exemple, il ne se sentira pas chez lui. Il pourra même avoir le sentiment de vivre dans un environnement inhumain. En effet, le climat (top chaud, trop froid ou trop humide), les insectes, les prédateurs et tout un ensemble de facteurs qu’il jugera comme hostiles, l’inciteront à se ménager un espace structuré selon un ordre qu’il aura pensé au préalable et dans lequel, non seulement, il se sentira protégé, mais qui lui donnera également le sentiment d’être chez lui parce que dans cet espace, et surtout dans la manière dont il l’a ordonné, il retrouvera la forme de sa pensée. Un monde de pure nature pourrait donc apparaître à beaucoup d’entre nous comme un monde inhumain, comme un monde totalement inadapté aux aspirations légitimes de toute personne humaine.

À l’inverse, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, un monde de pur artifice pourrait également être vécu et perçu comme inhumain. Imaginez un monde qui ne serait constitué que de matériaux de synthèse (béton, métaux résultant d’alliages complexes, plastique, etc.), un monde dans lequel toute trace de nature aurait quasiment disparu : pas un brin d’herbe, pas un oiseau qui chante, pas la moindre présence d’un de ces êtres que nous qualifions couramment de naturel.

Ce sentiment d’inhumanité proviendrait certainement de l’absence de toute autre forme de vie que celle de l’être humain en ce monde. Il s’agirait d’un monde froid, sans âme et sans saveur, d’un univers dans lequel l’être humain aurait le sentiment de n’être pas non plus chez lui, bien qu’il soit pourtant dans un environnement où tout aurait été pensé et fabriqué par l’esprit humain.

Ni pure nature, ni pur artifice, tel doit être le monde adapté à la constitution de l’être humain. Il lui faut un monde dans lequel il reconnaît la marque qu’il imprime aux choses, mais auquel il est aussi attaché par des racines qui lui rappelle qu’il est aussi un vivant parmi les autres et qu’il est issu d’une nature dont il ne peut nier qu’il lui est lié de manière indéfectible.

Pourtant, n’est-ce pas ce monde inhumain que nous risquons de léguer à nos enfants ? Un monde où la vie s’appauvrit du fait de la réduction de la biodiversité, où les ressources naturelles diminuent parce qu’elles sont corrompues par les effets de l’activité humaine, un monde où les conditions matérielles de la vie elle-mêmes risquent de ne plus être remplies.

Les humains ont transformé la nature, ce qu’ils sont certainement poussés à faire en raison de leur propre nature, mais en oubliant qu’ils doivent aussi tenir compte des liens qui les unissent à la nature dans sa totalité. Ils ont cru que leur disposition à la technique et leur désir de se reconnaître dans leur environnement faisait de ce dernier un monde qui leur était totalement étranger, totalement extérieur, un monde d’objet face à eux, les humains, qui se perçoivent comme sujet surplombant le monde. Aussi, ne nous faut-il pas revoir la représentation que nous nous faisons de notre place dans la nature pour tenter de sauver notre monde et de le rendre plus humain qu’il n’est tout en nous rendant nous-mêmes plus humains que nous ne sommes.

Être humain, faire preuve d’humanité, ce n’est pas seulement appartenir à une espèce, c’est aussi s’efforcer de réaliser et de laisser s’exprimer toutes les dispositions qui sont en chaque homme, sans en oublier aucune, sans en éluder aucune. Or, notre civilisation a surtout mis en exergue un certain type de rationalité, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas toujours raisonnable. Cette rationalité purement technique et instrumentale a surtout eu pour souci de rendre plus performant les moyens que nous utilisons pour transformer notre environnement sans véritablement s’inquiéter de la pertinence des fins poursuivies et surtout des conséquences que pouvait entraîner la poursuite de ces fins, conséquences sur l’environnement, mais aussi sur l’être humain lui-même. En effet, en transformant la nature, l’être humain se transforme également. Plus exactement, il se transforme en modifiant son rapport au monde, en laissant se développer une conscience du monde qui lui fait percevoir celui-ci différemment.

En transformant la nature, l’être humain finit par oublier qu’il en est issu. Il occulte donc une part de lui-même, ce qui l’empêche de voir le caractère délétère, voire mortifère de certaines de ces actions.

La station debout n’est certainement pas étrangère à cette perception de la nature comme « monde extérieur », comme objet – étymologiquement ce qui est jeté devant – face à un sujet. En effet, en se relevant l’être humain a modifié sa perception des choses et son monde est devenu différent. Qu’est-ce qu’un monde ? Sinon un horizon de sens, c’est-à-dire une certaine conscience circonscrite et orientée en fonction d’une multitude de points de repères spatiaux, temporels, mais aussi corporels. Par conséquent, le monde humain a changé quand de primate qu’il était, encore penché vers la terre, l’être humain s’est redressé et a pu adopter par rapport au reste de la nature une position de surplomb. Ses mains s’en sont trouvées libérées et ainsi il a pu s’attaquer à la transformation de la nature, à son humanisation. Il s’est alors senti capable de s’extraire de la nature et a donc éprouvé progressivement un sentiment de supériorité vis-à-vis de celle-ci, au point de ne plus percevoir par quelles attaches il lui était lié. Se percevant comme sujet, il a fait de la nature son objet. C’est de cette manière de percevoir les choses qu’il faudrait aujourd’hui nous affranchir pour mieux penser notre rapport à la nature. Ne plus nous penser comme des sujets agissant sur un objet, mais comme les agents internes d’un ensemble qui nous dépasse et dont nous ne sommes qu’une partie. Ainsi, ne plus agir sur la nature, mais agir dans la nature en ayant toujours conscience que nous sommes cette nature et qu’il nous faut faire preuve d’une grande délicatesse à son égard si nous ne voulons pas nous nuire à nous-mêmes et si nous ne voulons pas vivre dans un monde inhumain. Or, ce monde excessivement anthropocentré dans lequel nous vivons aujourd’hui présente certains caractères inhumains, au sens où il repose sur une représentation d’un homme amputé de lui-même, parce qu’il a oublié les liens par lesquels il est uni à la nature tout entière.

Si l’homme a besoin pour se réaliser de transformer la nature, il a également besoin de se sentir uni à elle. Peut-être est-ce cela « avoir les pieds sur terre », éprouver son rapport à la terre et percevoir les connexions entre toutes les autres formes de vie avec lesquelles nous partageons une origine commune.

 

Aussi, pour mieux habiter le monde, nous faut-il retrouver nos racines terrestres. Pour réconcilier notre nature avec la nature ; il nous faut apprendre à transformer le monde sans l’abîmer et, apprendre en premier lieu à réparer un monde auquel nous n’avons pas su donner le sens qu’il mérite en le faisant vraiment humain. Un monde vraiment humain, au sens éthique que l’on peut donner à ce terme, ce n’est pas un monde dominé par l’être humain, ce n’est pas un monde dans lequel l’être humain se place au centre, c’est un monde auquel il se sent lié parce qu’il sent sa présence dans la totalité de son être. Ce monde, il le reconnaît afin de pouvoir mieux se reconnaître en lui, sans pour autant le nier.

Réapprendre à habiter le monde, c’est cela vouloir entretenir un rapport éthique avec la nature. N’oublions pas que le mot éthique vient d’un mot grec qui désigne les mœurs, mais qui désigne aussi l’habitation, le lieu de nos habitudes. Habituons-nous donc à vivre avec l’idée que nous sommes solidaires d’une nature qui nous englobe et nous redonnerons à notre monde un sens vraiment humain.

Éric Delassus

La joie plutôt que le bonheur au travail

Posted in Articles on juillet 8th, 2020 by admin – Commentaires fermés

« Tous les hommes recherchent le bonheur, jusqu’à ceux qui vont se pendre » écrit Pascal dans ses Pensées. On ne peut mieux formuler ce qui caractérise le bonheur humain qui n’est qu’un idéal qui, comme tout idéal, est inaccessible. Tellement inaccessible d’ailleurs, que ceux qui se rendent compte qu’ils ne peuvent l’atteindre finissent par n’avoir d’autre solution que d’aller le chercher au bout d’une corde. Pourquoi en est-il ainsi ? Il me semble qu’il en va ainsi parce que le bonheur n’est qu’un horizon, un point focal qu’il faut viser et qui nous sert de point de repère, mais qui s’éloigne toujours d’autant qu’on s’approche de lui. La sagesse veut donc que l’on vise toujours le bonheur tout en sachant qu’on ne l’atteindra jamais et c’est peut-être très bien ainsi. Le bonheur, en effet, ne nous convient probablement pas autant qu’on pourrait le croire. Si l’on y réfléchit bien et si l’on se réfère à l’étymologie de ce mot, le bonheur évoque l’idée d’un parfait accord avec soi-même et son environnement social et matériel. Le bonheur, c’est la bonne fortune, l’heureuse rencontre, la parfaite convenance entre toutes les composantes de notre existence. Bref, autant dire que ce bonheur jamais ne se concrétise et quand bien même il se réaliserait, nous nous en lasserions très vite et ne serions pas si heureux que ça d’être heureux. La raison en est que cette idée de bonheur correspond à un état qui est en totale contradiction avec ce qui fait notre humanité. Être en accord avec soi-même, pour un être doué de conscience comme l’être humain, c’est tout simplement impossible, car la conscience et le désir auquel elle est corrélée oblige toujours à être en décalage par rapport à soi, à toujours être autre que ce que l’on est et à toujours désirer transformer le monde qui nous entoure. Ce désir doit, bien entendu, être tempéré, modéré, canalisé pour éviter qu’il ne donne lieu à cette hubris dévastatrice, à cette démesure qui a conduit les humains à violenter leur environnement au point d’y rendre la vie de plus en plus difficile, mais il ne peut non plus être totalement étouffé.

C’est pourquoi d’ailleurs l’idée de bonheur au travail a tendance, pour qui analyse de manière un tant soit peu rigoureuse cette expression, à résonner à ses oreilles comme un oxymore. Si nous travaillons, n’est-ce pas justement parce que nous ne sommes pas heureux en ce monde, parce que ce monde ne nous convient pas tout à fait et que nous avons besoin de le transformer pour viser ce bonheur que nous ne pourrons jamais atteindre. Le travail humain, comme le souligne Marx dans Le Capital, est toujours la réalisation d’un projet, c’est-à-dire un acte par lequel le sujet se projette hors de lui-même pour y produire un effet dans lequel il se reconnaît, parce qu’il est la marque même de son action. Aussi, autant dire que travail et bonheur ne font pas toujours bon ménage, quelles que soient les raisons qui nous poussent à travailler.

Pour beaucoup de nos semblables, le travail n’est rien d’autre qu’une activité qui permet de gagner sa vie, c’est-à-dire de pouvoir se procurer les moyens de sa subsistance. Par conséquent, si tous ceux qui travaillent pour cette seule raison pouvaient vivre sans travailler, il choisirait sans sourciller la première solution. Ce qui se comprend très bien, dans la mesure où ce sont le plus souvent ces derniers qui exercent les professions les plus ingrates et dans lesquelles il est peu fait appel à leur créativité ou leur ingéniosité. Ainsi, l’employé qui constitue les colis dans une centrale d’achat en ligne et qui est soumis à des cadences infernales ne peut qu’être dubitatif, lorsqu’on évoque devant lui le sujet du bonheur au travail. Le travail pour ceux qui ne l’exercent que dans le but de gagner leur vie, ce qui est le propre même du travail aliéné et aliénant, n’est guère différent de l’activité animale, comme le fait remarquer Hannah Arendt qui n’y voit qu’une activité répétitive par laquelle ne sont produit que des biens destinés à être consommées, c’est-à-dire détruit. Ce qui nécessite qu’on les produise à nouveau, et cela indéfiniment. De ce travail, il ne reste jamais rien, son produit ne perdure pas.

Mais cette notion ne vaut pas plus pour ceux qui pratiquent des activités plus gratifiantes et exercent des métiers qu’ils aiment et où ils peuvent mettre en pratique leurs talents et leurs aptitudes. Ces derniers peuvent, certes, tirer de grandes satisfactions de leur travail, qui sur certains points se rapprochent plus de ce que Hannah Arendt range dans la catégorie de l’œuvre, mais ces dernières n’ont qu’un rapport très lointain avec l’idée du bonheur, elles se rapprochent plutôt de la joie qui est une notion plus dynamique que le bonheur qui est toujours statique.

En effet, en quoi la joie se distingue-t-elle du bonheur ?

Si l’on se réfère à la définition que Spinoza donne de la joie dans l’Éthique, celle-ci se définit comme l’affect qui est corrélé à une augmentation de ma perfection, c’est-à-dire de ma puissance d’agir :

La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection1.

Par conséquent, la joie ne suppose pas cet accord parfait avec soi-même et le monde, elle nécessite, en revanche, que je sois en mesure d’agir sur ces derniers. Autrement dit, dès que je suis en mesure de produire des effets tant sur moi que sur ce qui m’est extérieur et que je juge ces effets comme positifs, c’est-à-dire comme susceptibles d’augmenter ma puissance et celle d’autrui, je me sens en joie. Si je réussis ce que j’entreprends, si le résultat de mon travail me satisfait, si je me sens créatif et si j’ai le sentiment de faire preuve d’une efficacité utile tant pour moi que pour les autres, je ressens de la joie. Si, pour employer le vocabulaire de Spinoza, je ressens que mon travail contribue aussi bien à l’utile propre qu’à l’utile commun, je vais ressentir de la joie.

Bergson exprime cela de manière très claire dans un article paru dans le recueil L’énergie spirituelle et dont les accents spinozistes dont indéniables. Dans ce texte, Bergson évoque d’ailleurs le fait que le travail ne rend pas heureux et se trouve même être une activité résultant de la résistance que nous oppose la matière lorsque nous nous efforçons de la transformer, de la modifier :

Ainsi la matière distingue, sépare, résout en individualités et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie. D’autre part, la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort.

Mais cette résistance de la matière, par l’effort que nous effectuons pour la vaincre nous permet de mettre en œuvre toutes nos aptitudes et de voir augmenter notre puissance d’agir. C’est donc dans cette inadéquation initiale avec le monde que va naître la joie, de l’effort que nous accomplissons pour vaincre la résistance de la matière :

L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or, cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification. Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée.

Là, peut se trouver la véritable satisfaction que procure le travail lorsqu’il permet à l’homme au travail de se sentir utile, créatif, lorsque dans l’exercice de son activité, il est en mesure de faire preuve d’initiative. Les exemples que cite Bergson pour illustrer son idée vont d’ailleurs dans ce sens :

Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en – raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi.

Cela étant dit, si le travail peut être source de joie, il ne l’est pas toujours et cela ne regarde d’ailleurs que celui qui travaille. Ce qui est gênant dans l’idéologie qui prône le bonheur au travail, c’est qu’elle laisse entendre que c’est à l’organisation dans laquelle je travaille de s’occuper de mon bonheur. Or, le bonheur est l’affaire de chacun et ce n’est pas nécessairement en vue d’être heureux que chacun travaille. Le bonheur, nous l’avons dit, est un idéal, un horizon qui peut nous servir de point de repère, mais que nous n’atteignons jamais. L’une des raisons qui fait que le bonheur n’est jamais pleinement atteint tient en ce qu’il concerne tous les domaines de l’existence. Ainsi, si je viens de rompre douloureusement une relation amoureuse, je ne serai pas heureux au travail, même si je fais un métier qui me plaît. Le travail pourra être pour moi un dérivatif, je pourrai m’y plonger pour oublier mon malheur, mais je ne serai pas pleinement heureux, et même si mon environnement de travail est agréable, je n’atteindrai pas pour autant la béatitude suprême.

Ce qui montre que la faiblesse de l’idéologie du bonheur au travail, c’est qu’elle a tendance à confondre bonheur et bien-être, au sens où ce qui est le plus souvent mis en place sous prétexte de rendre les salariés heureux, ce sont les conditions extérieures dans lesquelles s’exerce le travail, indépendamment de l’activité qui est exercée. C’est certainement très sympathique de travailler dans un environnement aménagé selon les critères du design dernier cri, dans une ambiance conviviale – encore faut-il que celle-ci ne soit pas feinte – et en ayant la possibilité d’aller faire un peu de sport pendant ses temps de pause, mais si cela rend moins pénible le temps passé au travail, cela ne fait pas du travail en lui-même une activité qui rend heureux. On est donc en droit de s’interroger sur la véritable signification de cette idéologie et surtout sur du succès dont elle bénéficie.

Il y a dans cette tendance à vouloir instaurer le bonheur au travail, quelque chose qui serait de l’ordre d’une injonction à être heureux qui peut très rapidement prendre des allures totalitaires. Si la direction de votre entreprise ou de votre administration fait tout pour que vous soyez heureux au travail, vous n’avez plus le droit de dire les jours où vous n’êtes pas très en forme que vous auriez préféré rester chez vous sous la couette, plus le droit de dire que certaines tâches, certes nécessaires, vous ennuie prodigieusement et que vous ne les accomplissez que parce que vous ne pouvez pas faire autrement. Une telle attitude serait le signe de la plus totale ingratitude envers ceux qui ne pensent qu’à votre bien. Elle ne pourrait être interprétée que comme la manifestation d’un esprit négatif qui pourrait d’ailleurs porter atteinte à l’ambiance qui règne dans l’organisation pour laquelle vous devez le meilleur de vous-mêmes, puisqu’elle fait tout pour vous rendre heureux.

On est bien là dans une logique totalitaire : qui n’est pas avec nous est contre nous. Le propre du totalitarisme consiste en ce qu’un pouvoir s’érige en autorité suprême pour administrer ou gérer tous les aspects de la vie des individus et considère comme hostile à l’organisation tous ceux qui ne se plient pas aux injonctions qu’il énonce. On peut donc s’autoriser à qualifier de totalitaire une organisation qui s’estime légitime pour prendre en charge le bonheur des individus. En conséquence, on peut soupçonner l’idéologie du bonheur au travail de servir de caution morale et intellectuelle à une entreprise de contrôle généralisé des individus dans les organisations, une manière insidieuse de renforcer le pouvoir de ces dernières sur les individus en faisant en sorte que ce soit l’individu lui-même qui d’autocontrôle en s’imposant d’avoir l’air heureux. Ce système que la sociologue Eva Illouz et le psychologue Edgar Cabans désignent par le terme d’happycratie2 est d’une redoutable efficacité puisqu’en introduisant le pouvoir de contrôle dans l’intériorité même du sujet, elle en fait le seul responsable des dysfonctionnements auxquels il peut se trouver confronté à l’intérieur de l’organisation. En clair, s’il y a des choses qui ne vont pas dans votre boulot, vous en êtes le seul responsable, puisque votre direction fait tout pour que vous soyez heureux au travail. Si des choses ne vont pas, c’est parce que vous n’adoptez pas une attitude positive. Si vous n’êtes pas heureux avec tout ce qu’on fait pour vous, c’est que vraiment vous y mettez de la mauvaise volonté.

On voit bien ici comment se referme très vite le piège du bonheur au travail chez les employés d’une organisation à quelque niveau que ce soit, du simple exécutant au cadre exerçant des responsabilités managériales, tous sont responsables de leur bonheur et du bonheur de chacun. Par conséquent, c’est à eux de se remettre en question et non à l’organisation de revoir ses structures ou son mode de fonctionnement. Cette idéologie est donc un poison qu’il faut chasser du monde du travail et de la pensée managériale. Mon bonheur ne regarde que moi, il est l’horizon de ma vie et pas plus l’État que l’entreprise n’a à s’en mêler. Certes, les conditions de travail sont une condition de mon bonheur, mais elles n’en sont pas la seule et unique condition. Que l’on ménage de bonnes conditions de travail à chacun pour qu’il puisse être efficace, innovant, inventif dans son travail, mais que l’on n’aille pas plus loin dans la préoccupation de son bonheur. Chacun est bien assez grand pour le faire tout seul.

Ce qu’oublie, ou ce que cherche à dissimuler, l’idéologie du bonheur au travail, c’est le caractère ambivalent du travail, qui est à la fois contrainte et condition de ma liberté. C’est ce qui fait d’ailleurs que, bien que pénible, le travail, lorsqu’il fait sens et qu’il est effectué dans de bonnes conditions peut aussi être source de grandes joies. Aussi, pour vivre pleinement et authentiquement la condition de l’être humain au travail, il faut nécessairement que les deux aspects de celui-ci apparaissent clairement. Mais ce n’est certainement pas dans l’univers aseptisé et « Bisounours » de certaines startups ou des GAFAM dans lesquels règnent en maître les chief happiness officer que l’on y parviendra. Aussi, incontestablement, le travail peut être source de grande joie, mais la joie n’est pas le bonheur et le bonheur n’est l’affaire que des individus et pas des organisations. Que l’on s’efforce donc de réaliser les conditions pour permettre, quand cela est possible, la joie au travail, sans que, pour autant, on en fasse une obligation. Il suffit pour cela de donner à chacun les moyens de faire correctement son travail dans un contexte dans lequel il se sent reconnu et respecté. Mais qu’on laisse chacun se « débrouiller » avec son bonheur, qui n’est l’affaire de personne d’autre que de l’individu lui-même.

 


1 Spinoza, Éthique III, Définition 2 des affects.

2 Edgar Cabans et Eva Illouz, Happycratie – Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.

Philosopher avec les managers

Posted in Articles on juin 21st, 2020 by admin – Commentaires fermés

Les managers ont-ils besoin des philosophes et, si c’est le cas, que peuvent-ils leur apporter ?
Certainement pas de leur apprendre leur métier. Ce serait de la part du philosophe faire preuve d’une incommensurable outrecuidance que de vouloir donner des leçons de management, alors qu’il n’a peut-être lui-même jamais eu à accomplir des tâches de cet ordre. En revanche, si le philosophe n’est pas là pour donner des leçons de management, il peut aider le manager à interroger et à penser sa pratique en lui donnant les outils intellectuels pour le faire.
Le matériau que travaille le philosophe, ce sont les concepts. Son travail consiste à les analyser et à en élucider le sens, voire à les créer pour tenter de penser ce qui ne l’a encore jamais été. Aussi, dans le cadre d’un dialogue entre philosophes et managers peut s’élaborer un travail d’analyse conceptuelle permettant de préciser le sens de la pratique managériale et des concepts qu’elle met en œuvre. Que signifie, par exemple, le management par la bienveillance ? Que faut-il mettre derrière ces termes pour ne pas tomber dans la démagogie ou le laxisme ? Peut-on concevoir le management des personnels autrement que comme un pur travail de gestion des ressources humaines ? Un management éthique est-il possible ? Ce sont des questions de cet ordre que tente de traiter ce livre qui rassemble de nombreux articles ou conférences rédigés par l’auteur au cours des dix dernières années.

Télécharger gratuitement ce livre aux éditions Atramenta

La troisième partie de L’Éthique – Une géométrie des affects

Posted in Articles on juin 12th, 2020 by admin – Commentaires fermés

La théorie des affects, telle qu’elle est exposée dans Éthique III, occupe dans l’économie globale de l’œuvre une position cardinale dans la mesure où, non seulement elle constitue la partie centrale de l’œuvre, mais aussi et surtout parce qu’elle permet le passage de ce qui peut apparaître initialement comme un traité de métaphysique vers un ouvrage dont la signification est essentiellement éthique. C’est, en effet, la théorie des affects qui va permettre de comprendre comment il est possible à l’homme, qui est une partie de ce système de lois qu’est la nature, de conquérir à l’intérieur du déterminisme auquel il est soumis, une liberté qui ne relève pas d’un libre-arbitre illusoire.

https://www.atramenta.net/lire/la-troisieme-partie-de-lethique–une-geometrie-des-affects/81768

La foire aux « pourquoi? »​

Posted in Articles, Billets on mai 26th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Mon dernier livre en libre accès, n’hésitez-pas à télécharger, aimer et partager.

Un petit avant-goût avec le texte d’introduction :

Pourquoi dire « pourquoi ? »

« Pourquoi », ce mot est l’un de ceux que prononcent fréquemment les enfants et qui initie la plupart de leurs questions. Pourquoi le ciel est bleu ? Pourquoi les oiseaux chantent ? Pourquoi faut-il dire bonjour et merci ? Ces questions auxquelles les adultes peuvent parfois répondre de bonne grâce finissent parfois par les agacer au point qu’ils en arrivent souvent à répondre finalement aux enfants « parce que c’est comme ça », laissant entendre qu’il faut se résigner et se soumettre au monde tel qu’il est et ne pas trop se poser de questions. Pourtant, tous ces « pourquoi » méritent certainement d’être toujours pris au sérieux, car ils sont la manifestation d’un étonnement face au monde qui est la source même de la pensée.

Cet étonnement n’est autre que l’étonnement philosophique, c’est-à-dire l’attitude de l’esprit qui considère que rien ne va de soi et qu’il est nécessaire pour bien vivre en ce monde d’expliquer et de comprendre ce que l’on y rencontre. Cet étonnement a été à l’origine des grandes théories philosophiques et de nombreuses découvertes scientifiques. Il est donc nécessaire de le cultiver et non de l’étouffer dans l’œuf, comme trop d’adultes ont parfois tendance à le faire.

Dans une certaine mesure, tous les enfants sont naturellement philosophes et l’erreur de nombreux adultes est d’avoir laissé mourir en eux leurs interrogations premières et leur curiosité, de s’être laissés happés par les nécessités de la vie au point d’en oublier leurs questions d’enfant. Le philosophe, et c’est certainement pour cela qu’il passe parfois pour un extra-terrestre, est au contraire celui qui n’a pas réduit au silence cette soif de connaître et de savoir et pour qui rien n’est évident. En ce sens il est resté enfant, mais pas pour vivre dans un monde coupé du réel, loin de là ! Le philosophe entretient avec la réalité un rapport qui est proche de celui qu’établit avec lui l’enfant par ses « pourquoi », il veut être au plus près du réel et, pour cela, il veut le comprendre et en saisir le sens et la nature.

« Pourquoi » peut, en effet, se comprendre de deux manières. Il peut signifier « dans quel but ? », demander à quelqu’un pourquoi il accomplit une action consiste à lui demander de préciser l’objectif qu’il poursuit en agissant ainsi. Quelle est son intention ? En d’autres termes quel est le sens de son action.

En revanche, se demander pourquoi l’eau bout à 100° peut signifier  : « quelle est la cause de ce phénomène ? ».

Il est d’ailleurs parfois difficile de faire la part entre ces deux significations du mot « pourquoi » et nous avons fréquemment tendance à poser les deux questions en même temps, recherchant à la fois la cause et le sens d’une chose. C’est dans de telles conditions que la rigueur philosophique est indispensable, car elle nous oblige avant de rechercher une réponse à réfléchir au sens de la question que nous posons. Aussi, à chaque fois que nous posons la question « pourquoi ceci ? » ou « pourquoi cela ? », nous devons toujours nous interroger sur le sens que nous donnons au mot « pourquoi ». Signifie-t-il « dans quel but ? », « dans quelle intention ? » ou « en fonction de quelle cause ? » ?

Et nous pouvons réunir les deux questions en faisant appel à ce qu’Aristote appelait la cause finale, c’est-à-dire en supposant que c’est la finalité de la chose qui est la cause de son existence. Ainsi, à la question « pourquoi avons-nous des yeux ? », on peut répondre  : « pour voir ». Cette réponse sous-entend que la vue est la cause de la présence des yeux, que les yeux auraient été conçus en fonction d’une fin qui serait la vue et qui expliquerait leur existence. Tout cela laisserait entendre qu’il y a dans la nature une intelligence organisatrice à l’œuvre. Mais le phénomène de la vue peut être envisagé tout autrement et l’on peut aussi poser la question « pourquoi voyons-nous ? » et y répondre ainsi  : « parce que nous avons des yeux ». Autrement dit, ici, ce n’est plus la vue qui est la cause de la présence des yeux, mais l’existence des yeux qui est la cause de la vue. Ainsi, la cause et l’effet se trouvent inversés selon la manière dont la question est posée.

Mais la question fondamentale est certainement celle de savoir pourquoi cette question « pourquoi ? » vient si spontanément à l’esprit de l’enfant et pourquoi l’adulte a trop souvent tendance à l’évacuer.

Nous pourrions, en effet, ne pas nous soucier du pourquoi des choses et prendre le monde comme il est, sans se poser de questions. Mais il faudrait pour cela que nous collions totalement à ce monde, que nous ne fassions qu’un avec lui au point de ne pouvoir nous en distancier. Or, il n’en va pas ainsi pour l’être humain. Parce qu’il est doué de conscience, parce qu’il sait qu’il existe dans ce monde avec d’autres être humains, eux aussi doués de conscience, il est en mesure de prendre un certain recul par rapport au monde et par rapport à lui-même. C’est dans cet écart que creuse la conscience humaine que naît le désir de connaître et de comprendre et que s’éveille la pensée. Mais prenons garde à ce que cet éveil ne soit que passager et évitons de retomber dans la torpeur des choses sans conscience. Aussi, devons-nous pour cela cultiver l’étonnement et la réflexion, cultiver la pensée qui est aussi nécessaire à la vie de l’esprit que l’est la respiration pour celle du corps. Vivre humainement, c’est vivre en s’interrogeant, en s’étonnant et en confrontant sa pensée à celle des autres hommes. Cette tâche est celle de la philosophie, qui n’est pas seulement une discipline réservée à des spécialistes. Elle est aussi une manière de vivre et d’appréhender le monde.

L’objet de ce livre est de faire en sorte que ne s’endorme pas ou que se réveille cet étonnement source d’un rapport fécond au monde. C’est par le traitement d’une trentaine de questions commençant toute par « pourquoi ? » que tentera de s’accomplir cette initiation à la philosophie. Chaque texte ne prétend pas, bien entendu, donner une réponse définitive aux questions posées, mais il montre néanmoins que si philosopher signifie s’étonner et donc questionner, cela signifie également s’efforcer de trouver des réponses. Si Socrate affirmait que son seul savoir était de se savoir ignorant (« je sais que je ne sais rien »), il ne prétendait pas que la philosophie devait en rester là. Il considérait que par le dialogue et la réflexion, il est possible de progresser vers des réponses possibles. Le but de cet ouvrage est donc d’initier une réflexion que le lecteur pourra poursuivre à sa guise. Le livre peut être lu dans son intégralité, mais il n’y a pas d’ordre obligé, chaque texte est indépendant et rien n’interdit au lecteur de vagabonder d’un chapitre à l’autre au gré de sa fantaisie ou de ses préoccupations du moment.

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Sur la précarité de la vie

Posted in Articles on avril 24th, 2020 by admin – Commentaires fermés

La crise sanitaire que nous sommes en train de vivre nous fait redécouvrir une dimension de notre existence que nous étions tentés d’occulter jusqu’à ces dernières semaines, celle de la précarité de la vie. Nous nous étions imaginés que le progrès des sciences et des techniques allait nous sauver de ce que la nature peut engendrer de forces pouvant nous être néfastes. Nous avions oublié que cette puissance, que l’on appelle la nature, s’exerce en produisant et détruisant ce qui la constitue. Cette puissance ne s’exprime que par l’engendrement de formes diverses, qui naissent de la destruction d’autres formes. C’est ce qui explique l’impermanence des choses.

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POURQUOI LA COLÈRE PEUT-ELLE AVOIR DU BON ?

Posted in Articles, Billets on avril 22nd, 2020 by admin – Commentaires fermés

…c’est une œuvre qui n’est pas aisée que de déterminer avec précision à l’avance, comment, contre qui, pour quels motifs, pour combien de temps, il convient de se mettre en colère ; car tantôt nous devons louer ceux qui restent en deçà et s’abstiennent, et nous disons qu’ils sont pleins de douceur ; tantôt nous ne louons pas moins ceux qui s’emportent, et nous leur trouvons une mâle fermeté. (Aristote, Éthique à Nicomaque).

Un adage prétend que la colère est mauvaise conseillère. Cela est souvent vrai.

La colère, généralement, obscurcit notre jugement. Elle appartient à cette catégorie d’affect que la philosophie classique désigne par le terme de passion. Comme son nom l’indique, une passion nous rend passifs, elle est tout le contraire de l’action. Lorsque nous sommes sous l’emprise d’une passion, nous subissons les effets de facteurs extérieurs sur notre manière de percevoir le monde et nous perdons toute forme de lucidité. Nous n’interprétons plus les événements que nous vivons qu’au travers du prisme de cette passion. Ainsi en va-t-il de la colère. La colère est une variante de la haine, ce sentiment que nous ressentons envers les choses que nous percevons comme nous étant nuisibles. Lorsqu’elle s’empare de nous, nous sommes animés par le violent désir de détruire ces choses, de les anéantir pour mettre fin au mal qu’elles nous causent.

Ainsi, sous l’emprise de la colère, nous sommes incapables de faire preuve d’indulgence, nous sommes dans l’impossibilité d’analyser une situation avec lucidité. Nous ne sommes animés que par l’envie irrépressible d’écraser ce qui nous dérange, ce qui nous fait souffrir, ce qui nuit à la réalisation de nos projets. Parfois, cette nuisance est réelle, mais parfois aussi, elle n’est que le fruit de notre imagination et résulte avant tout d’une erreur de jugement. Nous pouvons, par exemple, voir un ennemi dans l’ami qui veut nous éviter de nous fourvoyer et nous met face à nos erreurs. Nous croyons qu’il s’interpose comme un obstacle entre nos intentions et leur aboutissement, alors qu’en réalité, il ne fait que nous mettre en garde contre un éventuel échec. Il est donc toujours préférable d’attendre que la colère soit apaisée avant de prendre une décision.

Est-ce à dire que, pour autant, il ne faille jamais se mettre en colère ? Est-il toujours judicieux de rester impassible face aux événements et principalement face aux comportements qui peuvent porter atteinte à la dignité humaine ? Doit-on rester indifférent aux insultes et aux humiliations sans répliquer, sans manifester avec véhémence son indignation ?

C’est ici qu’il faut distinguer « colère chaude » et « colère froide ». La colère, telle que nous venons de la décrire, la colère qui s’empare de nous et que nous ne parvenons pas à modérer, s’apparente à ce que l’on peut qualifier de colère chaude. Elle se déclenche comme un embrasement soudain attisé par le vent de la haine et que nul ne parvient à éteindre. Il n’y a alors pas d’autres solutions que d’attendre la fin de la tempête. En revanche, la colère froide concerne la colère maîtrisée, une colère qui sait se modérer et se tenir dans des limites du raisonnable, mais qui sait aussi laisser son empreinte dans l’esprit de ceux contre qui elle se déclenche. Son but n’est pas de détruire ce qu’elle vise. Elle ne s’adresse pas tant aux personnes qu’à leur manière d’être, elle se déclenche plus contre des comportements que contre des individus. En ce sens, elle peut souvent être qualifiée de colère juste. Cette colère ne s’empare pas de celui qui la ressent, il en est l’auteur. Il convient d’ailleurs, sur ce point précis, d’opérer une nouvelle distinction. Il ne faut pas confondre « être sous l’emprise de la colère » et « se mettre en colère », dans le premier cas la colère est une pure passion, dans le second elle contient des éléments actifs qui en font un affect salutaire. La colère froide est une colère réfléchie. On pourrait voir dans cette expression un oxymore, mais il n’en est rien. La colère froide n’est pas une colère feinte, elle est bien réelle et relève d’une certaine capacité d’autoaffection de l’être humain, d’une aptitude à produire en soi certains affects tout en les maîtrisant à la manière dont un cocher retient son attelage, le laissant galoper sans qu’il s’emballe. La colère froide peut être comparée à un cheval fougueux qu’un cocher habile maintient dans les limites du sentier qu’il emprunte.

Elle relève de ce qu’Aristote appelle le juste-milieu, cette médiété qui n’a rien à voir avec de la tiédeur, mais qui désigne la juste mesure entre l’excès et le défaut.

Ainsi, face à l’insulte ou l’humiliation, la passivité peut relever de la lâcheté ou d’une absence de respect de soi, mais la colère violente et incontrôlée ne peut être que le fait d’une brute, d’une personne irréfléchie et irascible. En revanche, la colère froide, celle qui a pour but d’exprimer l’indignation et de souligner la bassesse de celui envers qui elle est destinée, est plutôt un signe de courage, une manifestation de l’estime que l’on se porte à soi-même en tant qu’être humain. Elle se manifeste donc au nom de l’humanité qui est en chacun de nous.

Mais comme le précise Aristote dans Éthique à Nicomaque, il faut savoir se mettre en colère au moment qui convient -le kairos, le moment opportun –  et durant le temps qui convient, afin, comme on dit, de « marquer le coup », de montrer à celui qui nous agresse que l’on n’est pas disposé à se laisser faire, mais que l’on est également capable d’indulgence, si ce dernier revient à de meilleurs sentiments.

Cette colère est celle d’un homme sage. La sagesse dont il est ici question n’est pas la sophia des Grecs qui désigne la science qui concerne la connaissance du général, mais le phronesis, terme qui, selon les traductions, peut désigner la prudence ou la sagacité. Il s’agit d’une certaine capacité de l’esprit à appréhender le singulier, c’est-à-dire ce qui n’a pas son pareil, ce qui ne se produit qu’une fois, ce à propos de quoi on ne peut établir de règle générale. C’est pourquoi, il importe de distinguer le singulier du particulier. Dans un ensemble, tous les éléments sont particuliers, mais ils ne sont pas nécessairement singuliers, car ils peuvent être tous identiques. En revanche, dans un groupe humain, tous les individus qui le composent sont des personnes singulières, c’est-à-dire ayant chacune une identité propre. Dans un tel groupe, aucun individu ne peut être substitué à un autre, chacun d’eux est, dans une certaine mesure, irremplaçable.

Ainsi en va-t-il des relations humaines. Elles concernent toujours des individus singuliers entre lesquels s’établissent des relations singulières. Il faut donc savoir appréhender ces singularités pour adopter face à elles l’attitude, elle-même singulière, qui convient.

Il est donc parfois bon de se mettre en colère, d’une colère froide et réfléchie, mais non-feinte. D’une colère qui permet « de remettre les choses à leur place », de montrer que l’on ne capitule pas devant la violence des gestes ou des mots, d’une colère mesurée par laquelle on manifeste sa dignité d’être humain.

Éric Delassus

 

 

POURQUOI JE RACONTE CE QUI M’ARRIVE À MES MEILLEURS AMIS ?

Posted in Articles on avril 7th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Je vois dans les intrigues que nous inventons le moyen privilégié par lequel nous reconfigurons notre expérience temporelle confuse, informe et à la limite muette. (Paul Ricœur, Temps et récit.)

Dès qu’il nous arrive quelque chose, nous avons besoin d’en parler, de le raconter. Qu’il s’agisse d’un événement heureux ou malheureux, banal ou extraordinaire, il nous faut en faire une histoire. Il arrive parfois d’ailleurs qu’on nous le reproche, qu’on nous accuse de « faire toute une histoire avec rien ». Il est vrai que « faire des histoires » peut signifier dans le langage courant, semer le trouble ou la zizanie, dramatiser à l’excès ce qui est sans importance.

Néanmoins, faire une histoire des moindres événements de notre vie, s’avère souvent relever d’une impérieuse nécessité, d’un besoin irrépressible. Nous pourrions, comme on dit « garder cela pour nous », mais rien n’y fait, il nous faut en parler. Il peut s’agir de sujets intimes, nos déboires familiaux, nos aventures amoureuses, notre vie sexuelle, de l’intrusion dans notre vie de la maladie, voire d’un échec scolaire ou professionnel ou de la perte d’un emploi. C’est d’ailleurs, précisément, toujours lorsqu’il s’agit de choses de cet ordre que nous ressentons encore plus expressément le besoin d’en parler, comme si laisser ces questions emprisonnées dans notre conscience nous condamnait à la rumination et nous imposait de les supporter comme un poids dont nous ne pourrions nous libérer. Il faut donc que nous en parlions, que nous racontions ce qui nous est arrivé à un confident, à quelqu’un en qui nous avons foi et avec qui nous pouvons partager nos secrets.

Nos meilleurs amis sont aussi nos meilleurs confidents. Nous avons confiance en eux, nous avons foi en leur capacité à recevoir nos plus profonds secrets et à les conserver et les protéger comme de précieux trésors. C’est d’ailleurs lorsqu’une telle confiance se trouve trahie, que, le plus souvent, les amitiés se détruisent.

Mais d’où vient ce besoin de raconter, ou plus exactement de se raconter ?

Précisons tout d’abord que les événements qui font l’objet d’un désir aussi impérieux sont souvent ceux qui nous sont arrivés indépendamment de notre volonté. Il s’agit pour paraphraser le philosophe stoïcien Épictète « des choses qui ne dépendent pas nous ». En effet, ce n’est pas se confier que faire le récit de ses exploits, de décrire dans le détail ce que l’on a réussi en attribuant cette réussite à son seul talent. Cela ne relève pas de la confidence, mais de la plus grossière vantardise, de la plus vulgaire fatuité.

Ce que nous racontons à nos amis avec la plus grande authenticité, ce sont, à l’inverse, ces choses qui surviennent dans notre existence et qui sont indépendants de notre volonté, les incidents auxquels on ne s’attendait pas et parfois aussi les accidents funestes, les malheurs que la vie nous inflige. Lorsque de tels événements se produisent, nous prenons conscience que nous ne sommes pas totalement maîtres de nos existences, nous avons même parfois le sentiment que nous perdons la main sur celles-ci, qu’elle nous sont ravies par la fortune, par l’action de facteurs extérieurs qui font intrusion dans nos vies et en prennent le contrôle à notre place.

Face à cette impression de ne plus avoir de prise sur son existence, l’être humain peut se sentir démuni, désappointé, il a alors le sentiment de ne plus être un sujet, de ne plus être celui qui agit pour déterminer le cours de sa vie. Il ne se perçoit plus que comme un objet, une chose jetée dans le monde et contrainte à se laisser porter par les événements comme peut l’être une feuille morte emportée par le vent ou flottant à la surface de l’eau. Néanmoins, à la différence des choses soumises aux causes extérieures, l’homme a la capacité de penser et de penser consciemment. Ainsi, peut-il ressaisir ce qui lui arrive par la pensée, et les outils qui lui permettent d’effectuer cette ressaisie, ce sont les mots. C’est pourquoi il est indispensable pour lui de se raconter, car s’il n’est pas totalement maître son existence, il est en mesure d’être le sujet du récit qu’il en fait. C’est ainsi qu’il parvient à reprendre la main quand survient dans sa vie un événement tragique, lorsque le destin s’acharne sur lui et le laisse impuissant face à l’adversité. Qu’il s’agisse de la maladie, de déboires amoureux ou de tout autre revers de fortune, nous avons toujours le sentiment lorsque nous sommes empêtrés dans un malheureux, voire dramatique, concours de circonstances, que quelque chose se brise en nous, qu’une rupture de notre histoire s’effectue. Il nous faut donc agir pour redonner à notre vie une certaine unité et une certaine continuité.

Aussi, lorsque nous sommes confrontés à de telles situations, nous sentons la nécessité de reconstituer la trame narrative de notre existence. En procédant ainsi, nous introduisons dans un récit dont nous sommes l’auteur tous ces événements qui ne dépendent pas de nous et ainsi nous nous les approprions. Nous reconstituons par là le fil directeur de notre vie et ainsi nous parvenons à mieux accepter ce que la fortune nous contraint à traverser.

 

Mais il nous faut pour cela une oreille attentive, c’est pourquoi les amis sont toujours ceux à qui nous préférons nous confier. Ils nous aident à redevenir sujet d’une existence qui nous échappe, à lui redonner la cohérence et la consistance qui se trouvent altérées plus ou moins gravement par les accidents, petits ou grands, heureux ou malheureux, qui traversent notre vie.

Éric Delassus

 

 

Pourquoi aimons-nous nos amis ?

Posted in Articles, Billets on mars 27th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Lorsqu’on est bienfaisant et libéral, ce n’est pas pour qu’on le soit à notre égard ; faire le bien n’est pas prêter à usure, c’est suivre un penchant naturel : ainsi nous cherchons dans l’amitié, non pas l’espérance de quelque profit, mais ce qui vient d’elle-même, l’avantage d’aimer et d’être aimé.

Cicéron, De l’amitié.

 

Nous aimons nos amis et nous aimons avoir des amis. L’ami, c’est notre confident, celui à qui l’ont peut livrer ses plus intimes secret, celui dont on sait que l’on peut compter sur lui parce que l’on a la certitude qu’en toute circonstance il nous viendra en aide. Mais il n’y a d’amitié que dans la réciprocité. Autrement dit, les bienfaits dispensés par un ami sont également ceux que nous sommes disposés à lui prodiguer généreusement, et cela, sans espoir de contrepartie. Les amis sont ceux qui se veulent du bien l’un pour l’autre sans espérer un quelconque bien pour eux-mêmes. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous pouvons compter sur nos amis. Nous savons que même dans les pires moments de la vie, ceux durant lesquels, incapables de faire notre bien, nous sommes également dans l’impossibilité de faire celui des autres, ils seront là malgré tout.

L’ami ne l’est pas parce qu’il nous est utile, sinon les amitiés ne durerait que tant que l’autre nous sert à quelque chose. En effet, l’utilité est liée à la servitude. « Être utile » signifie d’abord servir à quelque chose. Or, si l’amitié est conditionnée à l’utilité, cela signifie que lorsque celui que je considère comme mon ami n’est plus en mesure de me rendre service, il n’est plus mon ami. Curieuse conception de l’amitié que celle qui fait de l’autre un vulgaire moyen, un simple instrument pour parvenir à ses fins.

On pourrait aussi considérer que l’ami est celui avec qui je passe de bon moment, celui avec qui je prends du plaisir, mais alors, à nouveau, je conditionne l’amitié à un critère qui lui est extérieur et cette amitié risque fort de s’effondrer lorsque la possibilité de prendre du plaisir avec l’autre disparaît. Comme le fait remarquer Aristote dans Éthique à Nicomaque, les amitiés utiles ou agréables ne sont pas de vraies amitiés, elles sont bien trop fragiles pour cela. Ce qu’il nomme l’amitié vertueuse, l’amitié véritable se doit d’être inconditionnée, elle suppose une foi indestructible en l’autre et le désir d’être avec lui et de lui venir en aide en toute circonstance, même lorsque, trop faible et trop vulnérable, il ne peut nous être utile en rien et n’est plus en mesure de prendre avec nous autant de plaisir qu’auparavant. C’est pourquoi, comme le pense l’opinion commune, qui ici a raison, c’est toujours dans l’adversité que l’on reconnaît les vrais amis, car c’est précisément lorsque l’on est plus en mesure de leur être utile ou que lorsque notre compagnie n’est pas particulièrement agréable (dans la maladie, par exemple) qu’ils restent auprès de nous, qu’ils viennent vers nous, parfois même plus souvent que lorsque tout allait bien.

L’ami désigne d’abord celui en qui nous croyons et qui croit en nous et c’est pour cela que nous aimons nos amis. L’amitié est, en effet, une affaire de foi. Foi en l’autre, foi en soi, foi de chacun en l’autre, car cette foi ne peut qu’être réciproque pour que l’amitié soit authentique. C’est ce que l’on nomme la confiance qui nourrit la fidélité.

Cependant, affirmer que nous aimons nos amis parce que nous croyons en eux, ce n’est qu’apporter une demi-réponse à la question. Il faut aussi s’interroger sur l’origine et les raisons d’une telle foi. C’est là que les choses deviennent plus difficiles, car la nature même de cette foi semble échapper à toute forme de rationalité.

La foi relève d’une certitude qu’aucune raison ne suffit à justifier. Croire, ce n’est pas savoir, il y a toujours dans la foi des raisons de douter, ce qui fait d’ailleurs que la foi relève toujours d’un choix, d’un acte de foi. Le savoir relève de l’évidence intellectuelle ou se prouve par des démonstrations, des raisonnements dont la nécessité ne peut entraîner que l’acquiescement. La foi se prouve par des signes qu’il faut sans cesse renouveler. L’amitié ne se démontre pas, il se montre et se manifeste par des actes, des attentions envers l’autre que l’autre n’attend pas nécessairement, mais qu’on lui signifie nécessairement, non pour lui prouver que l’on est son ami, mais parce que l’on est son ami. La foi, comme l’a montré Pascal, est de l’ordre du pari, et il en va de Dieu comme des amis, croire en eux, c’est parier sur soi et sur eux. La fidélité en amitié consiste, en effet, à parier autant sur soi que sur autrui. Il s’agit de nourrir une espérance, celle de la capacité de l’être humain à agir gratuitement, sans autre raison que de vouloir le bien de l’autre et sans attendre de telles actions aucune récompense. Parce qu’il relève d’une telle gratuité, l’amitié semble inexplicable. Tout se passe comme si vouloir en rendre raison serait lui faire rendre gorge, autrement dit la détruire. Il faut donc pour qu’une amitié subsiste lui ménager une part de mystère, admettre qu’il y a en elle quelque chose d’irréductible à un certain type de rationalité.

S’il en va ainsi, c’est qu’il n’y a pas de règle en amitié. Il n’y a aucune loi générale qui puisse rendre compte du lien privilégié qui préside à la joie qu’éprouvent deux amis à se trouver l’un avec l’autre. Les amitiés sont toujours singulières, car elles sont le fruit de la rencontre de deux individualités elles-mêmes singulières. Le singulier désigne ce qui n’a pas son pareil. C’est d’ailleurs en cela qu’il se distingue du particulier. Le particulier désigne ce qui caractérise les parties d’un tout, mais ces parties peuvent toutes être identiques. En revanche, ce qui est singulier désigne ce qui n’existe qu’à un seul exemplaire, or chaque être humain est différent de ses semblables et s’avère d’ailleurs pour cela irremplaçable, ce qui fait sa valeur absolue. Aucune personne humaine ne peut se substituer à une autre, aucune personne humaine n’est indiscernable d’une autre personne humaine.

Le secret de l’amitié se situe probablement dans cette singularité humaine. Le lien d’amitié n’est autre que celui qui se tisse entre deux êtres singuliers qui s’agencent harmonieusement l’un à l’autre, comme peuvent le faire les deux parties du sumbolon – qui est à l’origine du mot « symbole » – qui désignait dans la Grèce antique un tesson de poterie brisé en deux et dont la correspondance entre les deux parties était un signe de reconnaissance entre deux contractants. Rien ne peut permettre de prévoir les contours qu’adopteront les parties brisées, rien n’explique la forme qu’elles prendront et qui fera qu’elles s’agenceront parfaitement l’une à l’autre. Deux amis, ce sont deux individus dont les esprits prennent des formes qui se combinent dans une certaine harmonie et qui se reconnaissent l’un l’autre comme les deux parties du sumbolon.

 

Aussi, n’y a-t-il d’autre réponse à la question : « Pourquoi aimons-nous nos amis ? », que celle que donne Montaigne, écrasé de douleur après la perte de son ami Étienne de La Boétie, pour expliquer le lien qui l’unissait à lui : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Éric Delassus

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Renforcer son courage managérial

Posted in Articles, Billets on mars 21st, 2020 by admin – Commentaires fermés

Mon interview dans Management Magazine

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La puissance du désir

Posted in Articles on mars 19th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Éric Delassus

Résumé :

« Le désir est l’essence de l’homme » écrit Spinoza dans l’Éthique. Il faut comprendre par là que l’homme est désir et qu’il s’affirme en exprimant pleinement la puissance qui le caractérise. Cette approche positive rompt avec l’idée selon laquelle le désir ne serait que manque et marquerait l’imperfection humaine. Spinoza va donc s’attacher à le présenter positivement, non plus comme le sentiment d’une absence, mais comme la puissance par laquelle se manifeste notre perfection. Le désir ainsi défini n’exprime pas ce qui nous fait défaut, mais ce que nous sommes. Mais s’il est en premier lieu l’expression de notre puissance d’être et d’agir, la question se pose de savoir ce que désire le désir. Peut-être rien d’autre que contribuer à l’augmentation de cette puissance qui le caractérise ?

Cette conception du désir est au cœur d’une éthique de la joie s’appuyant sur la nécessité d’une réflexion par laquelle le désir, s’efforçant de mieux cerner sa véritable nature, s’oriente vers ce qui augmente sa capacité d’agir. En quoi cette éthique conduit-elle à se rendre utile aux autres hommes ? C’est la question à laquelle tentera de répondre cette intervention.

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Pourquoi aimons-nous faire des choses et les montrer aux autres ?

Posted in Articles on mars 19th, 2020 by admin – Commentaires fermés

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Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité.

Hegel, Esthétique.

Souvent, lorsque les petits enfants rentrent de l’école, ils aiment montrer à leurs parents ce qu’ils y ont fait, un dessin, par exemple. Ils aiment qu’on leur demande de commenter leur réalisation et apprécie d’être complimentés pour la qualité de leur création.

Cette attitude n’est pas propre à l’enfant, les adultes aiment également soumettre au regard d’autrui les productions issus de leur travail ou de leurs loisirs. De l’artiste à l’ingénieur, de l’artisan à l’ouvrier en passant par le bricoleur du dimanche, chacun aime que l’on reconnaisse la valeur des œuvres auxquelles il donne le jour par son activité, qu’elle soit manuelle ou intellectuelle. Cette distinction entre le travail de la main et celui de l’esprit est d’ailleurs fort peu pertinente, car il n’y a que peut d’activités proprement humaines qui ne font appel qu’à l’une ou l’autre de ces capacités. L’artisan et l’ouvrier pensent autant que le scientifique ou l’écrivain qui ont besoin de leurs mains pour rédiger et écrire les résultats de leurs recherches et de leurs cogitations. D’où, d’ailleurs, ce très beau mot de « manuscrit » qui désigne ce que la main et l’esprit adossés l’un à l’autre ont pu engendrer. Mais, si l’on excepte le journal intime que l’on garde pour soi – et encore peut-être espère-t-on secrètement ou inconsciemment en le rédigeant qu’un jour ceux à qui on n’a pas osé dire ce que l’on y écrit le liront – lorsque nous composons un texte, c’est toujours pour être lu pour le soumettre au jugement d’autrui.

Il y a dans ce désir de montrer aux autres ce que l’on fait, la manifestation d’un puissant désir de reconnaissance, d’un intense appétit de se sentir exister et de voir confirmer ce sentiment d’existence.

Cette confirmation s’accomplit à deux niveaux, celui individuel de la création et de la reconnaissance de soi par soi et celui plus social de la reconnaissance par autrui.

Ce désir est d’abord satisfait par l’action elle-même, c’est ce que Hegel nomme dans son Esthétique, la prise de conscience de soi pratique, qu’il distingue de la prise de conscience de soi théorique. Prendre conscience de soi théoriquement consiste à saisir sa propre existence par la seule réflexion, il s’agit donc d’une prise de conscience toute intérieure et purement subjective. J’existe et par la réflexion, je me retourne sur moi-même et j’acquière le savoir de cette existence. J’en prends donc conscience. Or, cette prise de conscience ne suffit pas, c’est pourquoi l’être humain a besoin de construire un monde qui soit le produit de sa pensée consciente d’elle-même. Ainsi, l’enfant qui réalise un dessin, l’artisan qui fabrique son ouvrage, chacun pense également cette production avant et pendant sa réalisation. Une fois ce travail effectué, une fois l’objet produit, chacun a devant lui une preuve objective de son existence en tant qu’esprit, car la chose réalisée, celle qui se trouve devant lui – et n’oublions pas qu’étymologiquement « l’objet » désigne « ce qui est jeté devant » – ne serait pas là, si elle n’avait pas été conçue auparavant en son esprit. Ce second processus correspond à ce que Hegel appelle le prise de conscience de soi pratique, c’est-à-dire par l’action, par une opération qui permet à l’être humain de produire des effets dont il est la seule cause, hors de lui-même.

Mais nous ne sommes ici qu’au premier niveau du processus de reconnaissance. À ce stade, il est encore incomplet. Il a besoin pour s’accomplir pleinement du regard d’autrui.

En effet, tant que je me reconnais dans ce que j’ai fait, je reste malgré tout dans le cadre d’une relation de soi à soi, de soi à sa propre création ou production. Pour que le processus de reconnaissance s’accomplisse complètement, il est nécessaire qu’une autre conscience vienne corroborer cette première confirmation objective de ma propre existence.

Pour bien comprendre cela, il convient de préciser le sens à donner au terme de « reconnaissance ». Si l’on prend ce mot à la lettre, il désigne l’acte de connaître une seconde fois – re-connaître -, c’est bien d’ailleurs ce qui se produit lorsque nous reconnaissons quelqu’un dans la rue. C’est parce que nous le connaissons déjà que nous pouvons le reconnaître. Nous apercevons une silhouette, elle évoque pour nous une personne connue et lorsque cette forme se précise, nous re-connaissons cet autre que nous connaissions antérieurement.

Se sentir reconnu repose sur un processus identique. Il s’agit de sentir exister en tant qu’être humain par d’autres humains, de percevoir que d’autres, qui ont une certaine intuition de ce qui fait la spécificité de l’humanité, identifient en nous et dans nos œuvres cette humanité présente au plus profond de notre être.

L’être humain est un être de désir, c’est-à-dire animé d’une puissance créatrice qui ne demande qu’à s’exprimer hors de lui-même. Cette puissance fait la force d’un être qui n’aspire qu’à se sentir exister et à recevoir de l’extérieur des marques de reconnaissance. La tradition philosophique (de Platon à Freud) a souvent défini le désir comme manque, mais c’est là une vision appauvrie de cette force de vie qui nous anime. Le désir se perçoit comme manque lorsqu’il échoue et ne parvient pas atteindre ce qu’il vise ou lorsqu’il se trompe d’objet et confond l’avoir et l’être, s’imaginant qu’il sera assouvi par la possession d’objets, alors que c’est principalement dans l’action qu’il s’accomplit.

Sans désir, nous devenons apathiques, nous n’avons plus envie de rien, nous n’agissons plus et ne réalisons plus rien. L’absence de désir est le propre de la dépression, c’est-à-dire d’une diminution de notre puissance d’être et d’agir. Cette diminution, Spinoza la nomme tristesse, alors qu’à l’inverse, son augmentation n’est autre que la joie.

Si nous aimons faire des choses et les montrer, c’est donc parce que nous aspirons à la joie, c’est parce que la dynamique du désir est de sentir augmenter son intensité. Cette dynamique se trouve redoublée lorsqu’elle est perçue par d’autres dans le produit de nos actions, c’est pourquoi nous aimons leur montrer nos réalisations pour qu’ils deviennent les témoins confirmant ce sentiment d’exister qui nous met en joie.

 

Peut-on manager la connerie ?

Posted in Articles on mars 9th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Poser ainsi, cette question peut apparaître comme le cas typique d’une question à la con. Question à laquelle on a spontanément envie de répondre : « si c’était possible, ça se saurait ». Or, précisément, ça ne se sait pas. C’est donc qu’il y a un problème.

Aussi, comme la philosophie peut se caractériser comme l’art de poser les problèmes, c’est ce problème que nous allons tenter ensemble de poser et, peut-être, à défaut de le résoudre, auquel nous allons tenter d’apporter des éléments de solution.

Pourquoi est-il, en effet, si difficile de supporter la connerie, et surtout d’y remédier, dans la vie en général et, plus particulièrement, dans le monde du travail ?

On pourrait, pour répondre à cette question, commencer par essayer de définir la connerie. Seulement voilà, c’est là que ça commence à coincer. On a l’impression que la connerie est indéfinissable, qu’entre deux cons, il n’y a rien de commun, sinon qu’ils sont cons. Par exemple, dans le film « le dîner de cons », on a affaire à une bande de sales cons qui régulièrement se paient la tête de quelques pauvres cons, mais entre les uns et les autres difficiles de trouver des caractères communs, sinon qu’ils sont cons.

C’est probablement là la première difficulté à laquelle on est confronté face à la connerie, son caractère indéfinissable et donc apparemment insaisissable.

Cependant, même si on ne parvient pas à définir la connerie, on sait ce que c’est, on en voit tous les jours les manifestations. Aussi, est-ce peut-être mal appréhender le problème de la connerie que de vouloir à tout prix la définir pour tenter d’y remédier. On ne viendra peut-être pas à bout de la connerie sous toutes ses formes – et Dieu qu’elle peut prendre d’insoupçonnables aspects – mais ce qui compte, c’est de pouvoir régler les problèmes qu’elle pose au quotidien sous ses formes les plus fréquentes. Et pour cela, rien ne vaut l’expérience.

Quelles sont donc les formes de connerie que l’on rencontre le plus fréquemment dans le monde du travail ? Une fois identifiées des formes de conneries particulièrement toxiques dans cet environnement, on sera probablement mieux à même d’envisager comment y répliquer efficacement. Et pour cela, il nous faudra essayer d’en identifier les causes. Toute la question est finalement de savoir ce qui rend con et comment faire pour se préserver de tous les facteurs de connerie auxquels nous sommes régulièrement exposés. Bref, pour bien lutter contre la connerie, il faut peut-être essayer de la comprendre. Ici, on pourrait appliquer ce principe emprunté à Spinoza et qui nous recommande « de ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire, mais seulement les comprendre ». Rassurez-vous ! Il est toujours possible de rire de certaines de nos conneries ou même de celle des autres, mais ce que veut nous faire comprendre ici Spinoza, c’est que ce n’est pas en stigmatisant les hommes en raison de leurs défauts que l’on parvient à les en libérer. C’est d’ailleurs pour cette raison que je traiterai plus ici de la connerie que des cons, car la connerie est un phénomène qui ne concerne pas une catégorie bien particulière d’individus. Il n’y a pas de cons de nature. J’aurais plutôt tendance à penser que l’on ne naît pas con, mais qu’on le devient en raison d’un certain nombre de causes extérieures qui nous affectent et qui nous font réagir d’une manière pour le moins peu appropriée aux circonstances. Par conséquent, s’il y a des causes extérieures qui peuvent nous rendre plus ou moins cons, il est possible de rechercher les causes susceptibles d’inverser le processus.

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Ne pas confondre les fins et les conséquences

Posted in Articles, Billets on mars 8th, 2020 by admin – Commentaires fermés

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Il m’arrive souvent de dire à mes élèves ou à mes étudiants qu’ils ne poursuivent par leurs études pour obtenir un diplôme. Ils sont généralement étonnés que leur professeur puisse leur tenir ce genre de discours. Cependant, si l’on y réfléchit bien, la finalité des études n’a jamais été l’obtention d’une quelconque parchemin, mais l’acquisition du savoir, l’accès aux connaissances et le développement des aptitudes de l’esprit. Ensuite, l’examen n’est qu’un moyen d’évaluation par lequel les enseignants peuvent juger que ces objectifs ont été atteints et le diplôme un document attestant que cette finalité a bien été réalisée. Il s’ensuit donc que son obtention est la conséquence de ce que les fins poursuivies ont été atteintes. Cet exemple montre bien en quoi fin et conséquence ne désignent pas les mêmes choses. Tandis que la fin désigne ce que vise une intention, la conséquence correspond à un effet produit par une cause selon une nécessité qui n’est pas guidée par une volonté.

 

Cette confusion caractérise également un certain discours sur l’économie et plus particulièrement sur la finalité des entreprises. Ainsi, dans un article publié en 1970 dans le New York Times, Milton Friedman affirme qu’« il y a une et une seule responsabilité sociale des entreprises – utiliser ses ressources et s’engager dans des activités visant à augmenter ses profits tant qu’il reste dans les règles du jeu, c’est-à-dire, qu’il s’engage dans une compétition ouverte et libre sans tromperie ni fraude ». Le problème, c’est que lorsque l’on ne vise que l’augmentation des profits, on risque fort de faire passer au second plan le respect des règles et la loyauté envers les concurrents.

N’y a-t-il pas également, dans cette manière de voir les choses, une confusion entre fin et conséquence ? Il ne s’agit pas ici de prétendre que le profit n’est pas une donnée fondamentale de l’entreprise, ce qui serait absurde, mais de replacer cette notion à sa juste place, c’est-à-dire à la place où, fort heureusement, de nombreux entrepreneurs la situent. Qu’il y ait des dirigeants d’entreprise qui ne visent que le profit, c’est également certain, mais cela ne signifie pas pour autant que cette manière de faire est la plus pertinente et la plus sensée. De même que la fin des études n’est pas l’obtention d’un diplôme, mais la conquête du savoir ; la fin de l’entreprise n’est pas le profit, mais la production de biens et de services de qualité. Le profit n’est plus alors que la conséquence de la réalisation de cette fin.

Aussi, même s’il est vrai que de nombreuses firmes parviennent encore à engranger des bénéfices considérables en diffusant sur le marché des produits médiocres, ce qui semble contredire la thèse que je m’efforce de défendre ici, il n’en reste pas moins que l’activité entrepreneuriale ne prend son véritable sens que lorsqu’elle est conduite avec un souci du travail bien fait comparable à celui qui anime encore certains de nos artisans dans l’exercice de leur métier.

On peut d’ailleurs se demander si la vision de ceux qui ne recherchent que le profit pour lui-même n’est pas un peu trop court-termiste, au point de devenir rapidement contre-productive. Ces entreprises sont d’ailleurs souvent celles dans lesquelles règne une certaine souffrance au travail. Les travailleurs étant souvent soumis à des dilemmes insurmontables entre la réalisation des objectifs qui leur sont fixés et les valeurs morales dans lesquelles ils se reconnaissent. Lors du dieselgate, ou du scandale du Médiator, bon nombre des salariés des entreprises incriminées ont dû ressentir une intense souffrance en prenant conscience de la portée des pratiques de leur entreprise auxquelles ils avaient dû collaborer, consciemment ou à leur insu.

Un travailleur, quelle que soit sa place d’ans l’entreprise, qu’il soit cadre ou simple employé, ne peut s’épanouir dans son travail que s’il peut lui donner un sens auquel il adhère pleinement.

 

L’enjeu de ce siècle, qui est confronté au risque de l’effondrement d’une civilisation mondialisé, est de redonner à nos activités un sens pleinement humain. Cela passe par un effort pour remettre sur pied ce qui a trop longtemps été envisagé à l’envers. Éviter les confusions comparables à celles que nous venons de dénoncer, c’est certainement la tâche de ceux qui, pour reprendre la belle formule d’Albert Camus, ne cherchent pas à refaire le monde, mais s’efforcent de tout mettre en œuvre pour « empêcher que le monde ne se défasse ».

 

 

Sur la puissance de la connerie

Posted in Articles on mars 8th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Dans l’un de ses romans intitulé Chien blanc, Romain Gary caractérise la connerie d’une manière tout à fait originale, pour ne pas dire géniale. Pour ceux qui ne l’auraient pas lu, ce roman, en grande partie autobiographique se déroule aux États-Unis, plus exactement à Beverly Hills, en 1968, alors que Romain Gary a rejoint sa femme, l’actrice Jean Seberg qui y tourne un film et y soutient également activement la lutte des noirs pour conquérir leurs droits. Romain Gary, quant à lui, adopte plutôt la position du spectateur au regard désabusé, parfois agacé par la bonne conscience de certains blancs soutenant la cause noire, tout en continuant de vivre confortablement leur vie de blancs privilégiés. Ceux-là, Gary les qualifie en anglais américain de « phony californien », terme qu’il traduit en français par « faisan », autrement dit escroc, désignant ainsi, je cite, « ces progressistes indignés par notre société de consommation qui vous empruntent de l’argent pour faire de la spéculation immobilière ». Ce qui nous donne déjà un bel exemple d’une des formes que peut prendre la connerie en ce monde. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont Gary la présente à propos du racisme dont elle est une des manifestations les plus déplorables et les plus inhumaines. Et si Gary adopte cette posture de spectateur désabusé face aux efforts de son épouse pour soutenir la cause noire, c’est qu’il désespère de voir un jour le racisme disparaître. Voici d’ailleurs ce qu’il écrit à ce sujet :

Je suis en train de me dire que le problème noir aux États-Unis pose une question qui le rend pratiquement insoluble : celui de la Bêtise. Il a ses racines dans les profondeurs de la plus grande puissance spirituelle de tous les temps, qui est la Connerie.

Je dois avouer que cette qualification de la connerie comme « plus grande puissance spirituelle de tous les temps » m’est toujours apparue comme l’une des expressions les plus grandioses et les plus géniales du talent littéraire de Romain Gary, même si comme nous le verrons ensuite, je me permettrai de la remettre quelque peu en question. Mais je n’anticiperai pas plus pour ménager le suspens.

Ce qui est intéressant dans cette citation, c’est la qualification de la connerie comme puissance et comme puissance apparemment invulnérable qui, à l’instar de la chouette de Minerve qui symbolise la sagesse, renaît toujours de ses cendres. La connerie serait un peu l’image inversée de cette sagesse, mais tout aussi puissante. Par conséquent, la question se pose de savoir d’où vient cette puissance, car c’est là le cœur du problème de la connerie : comment se fait-il qu’il soit si difficile d’en venir à bout, car il semblerait que même vaincue, elle dispose des ressources nécessaires pour repartir de plus belle, comme si la défaite la nourrissait et lui donner encore plus de force.

Que la connerie soit puissante, personne n’en doute, à moins d’être soi-même victime inconsciente de cette puissance. Car cette puissance, c’est en soi-même qu’on la rencontre le plus souvent, même si on est suffisamment sous son emprise pour faire preuve de la plus complète mauvaise foi et refuser de le voir. Cela dit, il faut se rassurer, la connerie est aussi très présente chez les autres et nous permet fort heureusement de faire notre ce mot de Talleyrand « quand je me contemple, je me désole, mais quand je me compare, je me console ». Cette puissance de la connerie, c’est, par exemple, celle du petit chef qui empêchera ses subordonnés de prendre des initiatives de peur de voir s’affaiblir ce qu’il croit être son autorité, c’est celle de la bureaucratie qui nous demande régulièrement de lui fournir des renseignements dont elle dispose depuis des années. C’est celle des gens trop certains d’eux-mêmes et qui n’écoutent jamais les autres, celle de ceux qui sont incapables de se remettre en question et s’imaginent tellement qu’ils sont quelqu’un qu’ils en arrivent à se prendre pour quelque chose parce que leur esprit de sérieux les transforme en ces « gros plein d’être » dont parle Jean-Paul Sartre pour désigner ceux qui ont tellement peur d’être libre qu’ils s’enferment dans une identité dont ils sont incapables de sortir. Et l’on pourrait encore trouver une multitude d’exemples de cette puissance dévastatrice, comme ces hommes politiques ou ces célébrités que finissent par tellement s’identifier aux personnages qu’ils se sont créés ou auquel ils voudraient ressembler, qu’ils en deviennent, pour reprendre une formule empruntée à Nietzsche, « les singes de leur idéal ». On le voit bien, la connerie est protéiforme et c’est certainement cela qui fait sa force. Il convient donc de s’interroger sur l’origine d’une telle force, d’où vient-elle et comment s’y opposer ?

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Pourquoi ne peut-on penser à rien ?

Posted in Articles on février 25th, 2020 by admin – Commentaires fermés

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« Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose. »

E. Husserl, Méditations cartésiennes, Méditation 2.

 

Il nous arrive parfois, lorsque nous sommes obsédés par les problèmes que nous rencontrons dans notre travail, dans notre vie familiale ou sentimentale d’aspirer à ne penser à rien, à faire, comme on dit, le vide en son esprit. Cependant, on aura beau essayer, ça ne marche pas. On remarquera même que plus on essaie de ne penser à rien, plus les pensées nous assaillent et nous obsèdent. Nous découvrons ainsi que nous ne sommes pas totalement maîtres de nos pensées. La conscience n’est donc pas synonyme de maîtrise et de contrôle, il semblerait qu’elle obéisse à un mode de fonctionnement autonome qui échappe parfois à notre volonté.

Nous pouvons certes nous concentrer sur un objet auquel nous avons décidé de nous intéresser. Cependant, si nous pouvons focaliser notre attention sur une chose bien précise, il nous est impossible de chasser de notre esprit toute forme de pensée. Même lorsque nous nous perdons dans la rêverie, il s’écoule en notre conscience un flux de représentations. Il nous est parfois difficile de comprendre leur enchaînement, mais il nous est impossible de les chasser totalement de notre esprit.

Il est donc impossible de ne penser à rien. Cela est dû à une caractéristique de la conscience découverte par le philosophe Allemand Edmund Husserl et qu’il nomme intentionnalité. L’intentionnalité désigne le caractère qu’a la conscience d’être toujours conscience de quelque chose. Cette caractérisation de la conscience résumée dans cette simple formule : « la conscience est toujours conscience de quelque chose », s’oppose pourtant à la manière dont nous nous représentons couramment la conscience. Nous parlons souvent, en effet, de contenu de conscience pour désigner tout ce dont nous pouvons avoir conscience (perceptions, images, idées,…). Nous nous représentons la conscience comme s’il s’agissait d’un contenant susceptible de recevoir certains contenus venant de l’extérieur. Par conséquent, nous en déduisons que ces derniers peuvent ou non l’emplir, comme un vase ou une cruche peuvent être plein ou vide. Or, si l’on décrit sérieusement la manière dont notre conscience procède, nous nous apercevons que celle-ci n’est en rien un réceptacle attendant passivement d’être rempli par des objets qui viendrait occuper un espace laissé vacant. La conscience est, au contraire, toujours en activité, toujours en train de se focaliser sur autre chose qu’elle-même. Cette orientation de la conscience vers ce qui n’est pas elle lui est d’ailleurs vital, sans cela elle n’est rien. N’avoir conscience de rien, c’est ne plus avoir conscience du tout, c’est perdre conscience. Le seul moyen de ne plus penser à rien, c’est de ne plus penser du tout, c’est-à-dire de perdre conscience, de s’évanouir. Mais dès que la conscience s’éveille un tant soit peu, elle devient nécessairement conscience de quelque chose.

Il est d’ailleurs intéressant pour illustrer ce caractère qu’a la conscience d’être toujours conscience de quelque chose, de décrire ce qui se passe lorsque l’on se réveille. C’est toujours autre chose que soi qui fait qu’on se rappelle à soi, qui fait que l’on revient à soi, lorsqu’après une nuit de sommeil, on retrouve le monde et l’on se retrouve par la même occasion. Il peut s’agir du réveil qui violemment par sa sonnerie nous rappelle à l’ordre et nous intime l’ordre de nous lever, mais il peut s’agir aussi, plus doucement, d’un rayon de soleil ou du chant d’un oiseau. La conscience alors s’oriente vers ce monde qui la fait être.

Cette illustration nous aide à mieux comprendre en quoi l’image du contenant et du contenu ne convient pas, car elle a tendance à figer la conscience qui n’est que mouvement vers autre chose qu’elle-même. La conscience est avant tout relation, relation au monde. Il n’y a pas d’un côté la conscience et de l’autre le monde, il y a la conscience du monde. Aussi, l’image qui semblerait mieux convenir pourrait être celle d’un faisceau lumineux qui n’a de réalité que si la source la lumière vise quelque chose sur quoi elle peut se refléter.

La conscience est donc toujours active, toujours en quête de quelque chose à viser, de quelque chose vers quoi s’orienter. Mais dire que la conscience est active ne signifie pas que nous sommes toujours en mesure de contrôler son activité. La conscience est plutôt comme un cours d’eau que l’on peut laisser courir sans jamais le canaliser, mais que l’on peut également tenter de diriger dans une direction qui nous convient. Mais cela ne se fait pas sans effort et souvent la tension se relâche, laissant notre esprit battre la campagne. C’est là toute la difficulté de maintenir son attention, cette tension volontaire de la conscience vers un objet bien précis.

Voilà donc pourquoi, il nous est impossible de ne penser à rien. Les adeptes de la méditation l’ont d’ailleurs bien compris. En effet, l’on s’imagine souvent que méditer consiste à faire le vide en son esprit, mais c’est une erreur. Méditer afin d’être pleinement présent à soi nécessite que l’on fixe son attention sur une seule et unique chose, une coupelle d’eau posée devant soi, un détail sur le mur face auquel on est assis, peu importe. Mais, vouloir ne penser à rien conduit nécessairement à l’échec. L’effort pour ne penser à rien se trouve alors confronté à un flux de pensées, de représentations diverses qui assaillent notre esprit et l’empêche d’aboutir. En revanche, lorsque la conscience vise une seule et même chose, elle contient ce flux et l’endigue pour accéder à une pleine présence à soi.

N’essayons donc plus de faire le vide en notre esprit pour nous retrouver, ne tentons plus de ne penser à rien pour nous détendre, portons plutôt notre attention vers des choses simples, des choses belles, afin de nous retrouver dans la relation que nous entretenons avec le monde, parce que chacun de nous est une conscience qui est toujours conscience de quelque chose.

Éric Delassus

Pourquoi pouvons-nous être intolérants ?

Posted in Articles, Billets on février 11th, 2020 by admin – Commentaires fermés

Un sauvage n’est pas un être humain à part entière. Je ne pouvais pas non plus décemment lui imposer un nom de chose, encore que c’eût été peut-être la solution de bon sens. Je crois avoir résolu assez élégamment ce dilemme en lui donnant le nom du jour de la semaine où je l’ai sauvé : Vendredi. Ce n’est ni un nom de personne, ni un nom commun, c’est, à mi-chemin entre les deux, celui d’une entité à demi vivante, à demi abstraite, fortement marquée par son caractère temporel, fortuit et comme épisodique…

Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du pacifique.

 

L’intolérance est un fléau dont nous risquons tous un jour ou l’autre d’être victime. Non seulement, nous risquons d’être victime de l’intolérance des autres, mais nous sommes également exposés à devenir nous-même intolérants sans nécessairement nous en apercevoir. Il y a, en effet, comme une tendance naturelle de l’être humain à l’intolérance, à ne pas supporter ce qui est différent, à rejeter ce qui s’écarte trop des normes auxquelles il est habitué à se référer.

Certes, tout n’est pas tolérable, il y a des opinions et des comportements qu’il serait même coupable de tolérer. Le racisme est l’exemple même de l’opinion intolérable, tout simplement parce qu’il est la manifestation de la forme la plus indigne de l’intolérance. Quoi de plus abject que de rejeter un être humain de l’humanité ou de le considérer comme étant par nature inférieure sous prétexte qu’il n’a pas la même couleur de peau que soi ou tout simplement qu’il est étranger. Il est donc clair que lutter contre l’intolérance et œuvrer pour que progresse la tolérance ne signifie pas tout tolérer même l’intolérable.

Néanmoins, affirmer qu’il y a de l’intolérable ne doit pas servir d’alibi pour justifier sa propre intolérance, pour s’autoriser à rejeter l’autre sans autre forme de procès. Pourtant, il arrive souvent à ceux qui prônent la tolérance d’être eux-mêmes intolérants et de ne pas s’en rendre compte. D’où peut venir une telle tendance au rejet de l’autre ?

L’autre, qui est-ce ? L’autre, ce n’est pas ce qui est tout autre. L’autre, c’est mon semblable, c’est-à-dire un autre humain. L’autre, ce n’est pas un objet, une chose. Certes, je peux l’objectiver, mais c’est précisément une manière de le nier comme autre. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si l’animal est un autre pour nous humains. Il est en un sens mon semblable, en tant qu’il est un être sensible, susceptible de jouir et de souffrir, mais il est fort différent de moi dans la mesure où il m’est difficile de communiquer avec lui de la même manière qu’avec un autre être humain.

Nous touchons d’ailleurs là tout ce qui fait l’ambivalence de l’autre et qui est certainement à l’origine de l’intolérance, qui a pu faire d’ailleurs que certains humains aient pu être considérés par d’autres comme des animaux.

L’autre, tout en étant mon semblable est aussi nécessairement différent, il est un autre moi qui n’est pas moi. Il est mon semblable et pas mon identique, jamais sa conscience ne pourra remplacer la mienne et réciproquement. C’est pourquoi d’ailleurs, ceux qui nourrissent le fantasme de se faire cloner pour être immortels font preuve d’une immense naïveté et d’une terrible stupidité, car si un tel jumeau génétique pouvait voir le jour, il resterait pour eux une conscience aussi impénétrable que celle de n’importe quel autre être humain.

Il y a donc une irréductible altérité de l’autre. Cette expression peut être interprétée comme un pléonasme, mais ce n’est pas la même chose que de parler de la circularité du cercle et de l’altérité de l’autre. Le cercle est circulaire et rien d’autre. L’autre précisément parce qu’il est autre n’est pas qu’autre pour moi, il est aussi mon semblable.

Et c’est précisément parce qu’il est à la fois autre et différent qu’il peut faire l’objet de mon intolérance. Pourquoi a-t-on du mal à tolérer ceux qui sont différents ? Non seulement ceux qui pensent différemment de nous, mais aussi ceux qui vivent différemment, qui n’ont pas les mêmes goûts, les mêmes préférences, les mêmes habitudes que nous. Pourquoi, par exemple, certains ressentent-ils une forte hostilité envers ceux qui manifestent des préférences sexuelles qui ne sont pas celles du plus grand nombre ou dont les mœurs ne sont pas celles qui sont considérées comme relevant de la norme commune ?

N’est-ce pas parce que la différence de l’autre nous remet en question que nous avons tendance à la rejeter lorsque cette différence est trop marquée ?

En effet, lorsqu’un autre homme pense différemment et vit différemment de moi, il me signifie que ma façon d’être humain n’est pas la seule possible et qu’elle n’est peut-être pas la meilleure qui soit. Aussi, par sa présence et son existence même, puis-je me sentir fragilisé. Ce que j’avais toujours perçu comme relevant d’une certaine forme d’absolu s’avère relatif et contingent. Peut-être aurais-je pu être autre que je suis ? Si j’étais né dans une autre culture, à une autre époque ou si la complexion de mon corps, mon idiosyncrasie, c’est-à-dire mon tempérament, avaient été différentes.

Cela est insupportable pour qui croit être quelque chose, pour qui s’imagine que tout homme a une essence définitive et définissant ce qu’il est une bonne fois pour toute. Or, le propre de l’être humain n’est pas d’être, mais d’exister, c’est-à-dire pour reprendre une formule empruntée à Jean-Paul Sartre d’être ce qu’il n’est pas et de n’être pas ce qu’il est. L’être humain, parce qu’il est toujours en devenir, parce qu’il est ce que la vie fait de lui et ce qu’il fait de sa vie n’est jamais totalement identique à lui-même. Il n’est pas une chose.

L’intolérant est donc celui qui n’a pas compris cela et qui voudrait que son existence ait la solidité monolithique des choses, il est celui qui ne sait pas apprécier ce qui fait à la fois la fragilité et la richesse de la vie humaine et qui est à la source de sa diversité.

Aussi, pour se garantir contre l’intolérance, non seulement celle des autres, mais aussi pour se préserver de la sienne propre, faut-il comprendre que pour accepter l’autre en tant qu’autre, il faut à la fois le considérer comme semblable et comme différent. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne de l’altérité. Si, en effet, je ne considère l’autre que comme mon semblable, je me donne de bonnes raisons de rejeter de l’humanité ceux qui me semblent trop éloignés de ce que je suis. C’est ainsi qu’ont pu être considérés comme barbares ou comme sauvages ceux dont la culture était trop éloignés de la nôtre. Mais, comme l’écrit Claude Lévi-Strauss, le vrai barbare, c’est d’abord celui qui croit en la barbarie.

De même, si je considère l’autre comme seulement différent, cela sous-entend que j’ai le sentiment de n’avoir rien de commun avec lui et que je n’ai donc aucune raison de le respecter et de le prendre en considération, il m’est alors complètement étranger.

Il est donc nécessaire pour que je puisse accepter l’autre dans sa différence, pour que je puisse accueillir son altérité que je le considère en même temps comme mon semblable.

Ainsi, est-ce à trop vouloir être identique à nous-mêmes que nous pouvons devenir intolérants, oubliant par là qu’il n’y a pas qu’une seule manière d’être humain et que la richesse même de l’humanité tient dans sa diversité.

Éric Delassus